Composantes grecques de l’annalistique moyenne

   

Catherine Sensal

 

Adoptée au cours du vaste mouvement de transfert culturel qui intervient au IIIe siècle avant J.-C., l’écriture de l’histoire à Rome constitue une « interpretatio romana de l’historiographie grecque », rattachant les représentations romaines du sens et de la fonction du passé au genre grec de la prose historique[1].

Si les auteurs de l’annalistique ancienne (Fabius Pictor, Cincius Alimentus, Postumius Albinus et Gaius Acilius) entretiennent avec l’historiographie grecque des rapports à la fois obligés et conflictuels en raison des fonctions politiques et propagandistes assignées à l’écriture de l’histoire romaine au IIIe siècle avant J.-C.[2], les auteurs de l’annalistique moyenne du IIe siècle avant J.-C., dite aussi « annalistique de transition », semblent vouloir rompre, pour certains, avec la tradition de leurs prédécesseurs. Les raisons qui précipitent ces transformations dans l’historiographie de l’époque sont connues de longue date[3] : bouleversements dans la politique intérieure romaine, nécessité caduque de justifier l’hégémonie romaine sur le monde méditerranéen, parution des Origines de Caton, rédigées en latin, pénétration de la pensée philosophique grecque et de l’enseignement rhétorique, influence de l’œuvre de Polybe, voire développement des études grammaticales, alors que l’intérêt pour la langue se double d’une curiosité antiquaire[4].

L’une des particularités de ces auteurs est qu’ils s’expriment en latin : ils s’adressent en effet à un public différent de celui de leurs prédécesseurs, en ce sens qu’ils écrivent désormais surtout pour leurs concitoyens et se concentrent en outre davantage sur la politique intérieure romaine. Les auteurs de l’annalistique moyenne n’en conservent pas moins des liens essentiels et serrés avec l’historiographie grecque contemporaine, voire même bien antérieure.

Ces contacts ne se limitent pas aux récits mythologiques, légendaires et historiques qui constituent les sources de leurs propres textes. L’influence des historiens grecs se fait sentir aussi dans la conception même que certains de ces auteurs se font de l’écriture de l’histoire[5]. Les pages qui suivent vont tenter une synthèse des éléments de la pensée historiographique – voire aussi philosophique – grecque présents dans quelques textes de l’historiographie romaine anté-cicéronienne de langue latine. Cette recherche est stimulée entre autres par la parution de deux importantes éditions des fragments des annalistes romains : celle de Martine Chassignet publiée dans la « Collection des Universités de France » à Paris, et celle de Hans Beck et Uwe Walter publiée dans la « Texte zur Forschung » à Darmstadt[6].

Premier parmi les annalistes romains à écrire en latin, L. Cassius Hemina montre des signes évidents d’intérêt pour la culture grecque en générale, à un point tel qu’il n’hésite pas à citer uerbatim la source grecque à laquelle il se réfère dans sa discussion sur l’origine des Pénates [Heminafrg6Peter=7aSantini=ARfr.7=Serv.adVerg.Aen.1,378] :

Alii autem, ut Cassius Hemina, dicunt deos penates ex Samothraca appellatos θεοὺς μεγάλους, θεοὺς δυνατούς, θεοὺς χρηστούς. [7]

D’autres cependant, comme Cassius Hemina, disent que les dieux Pénates qui viennent de Samothrace ont été appelés « Grands Dieux, Dieux puissants, Dieux bons ». (traduction M. Chassignet)

La provenance exacte de cette citation grecque ne semble pas pouvoir être identifiée, mais celle-ci donne une indication générale sur l’origine des sources d’Hemina concernant l’histoire primitive de Rome. Peu après Hemina, Varron quant à lui préférera citer l’épiclèse dans sa version latine[8][Varron=Prob.adVerg.Buc.6,31].

Hemina respecte en outre une chronologie dont les repères sont encore grecs, et non romains[HeminaFr.8Peter=9Santini=ARII12] :

[…] de Homero et Hesiodo inter omnes fere scriptores constitit […] utrumque tamen ante Romam conditam uixisse Siluiis Albae regnantibus annis post bellum Troianum, ut Cassius in primo Annalium de Homero atque Hesiodo scriptum reliquit, plus centum atque sexaginta, ante Romam autem conditam, ut Cornelius Nepos in primo Chronicorum de Homero dixit, annis circiter centum et sexaginta.[9]

Pour ce qui est d’Homère et d’Hésiode, presque tous les auteurs s’accordent à dire que […] tous deux ont cependant vécu avant la fondation de Rome, pendant le règne des Siluii à Albe, plus de cent soixante ans après la guerre de Troie selon le témoignage de Cassius au livre I de ses Annales à propos d’Homère et d’Hésiode, environ cent soixante ans avant la fondation de Rome selon les dires de Cornelius Nepos au livre I de ses Chroniques à propos d’Homère. (traduction M. Chassignet)

Il est intéressant de constater ici, comme dans le fragment précédent, les changements qui s’effectuent dans la période qui suit celle de l’annaliste, et plus précisément dans ce cas-ci dans l’usage de repères différents.

Contemporain des premières ambassades des philosophes grecs à Rome, Hemina témoigne dans un fragment de sa familiarité avec la philosophie grecque, tout au moins avec certains de ses lieux communs[10][HeminaFr.24Peter=fr.26Santini=ARIIfr.27=FRHIfr.27] :

Quae nata sunt, ea omnia denasci aiunt.[11]

Ce qui est né, tout cela, disent-ils, dépérit. (traduction M. Chassignet)

Certains critiques veulent y voir une influence du pythagorisme[12], mais on trouve des pensées semblables chez des philosophes d’autres obédiences, comme le stoïcien Panétius[13], le sceptique Carnéade[14], qui se trouvaient tous les deux à Rome du temps d’Hemina, de même que chez Épicure[15]. Cette philosophie de la décadence est exprimée aussi par des historiens, notamment grecs : par le contemporain d’Hemina, Polybe, dans un passage célèbre [Polyb.6,51,4]:

L’évolution de tout individu, de toute société politique, de toute entreprise humaine est marquée par une période de croissance, une période de maturité, une période de déclin […][16], (traduction D. Roussel)

mais aussi, bien avant lui, par Thucydide dans un discours de Périclès[17]. Il y aurait lieu de s’interroger aussi sur l’origine philosophique – stoïcienne ? – de la réflexion exprimée dans le fragment suivant[18] [HeminaFr.35Peter=37aSantini=ARIIfr.38=FHRIfr.38]:

Qua fine omnes res atque omnis artis humanitus [quae] aguntur ?[19]

Dans quel but toutes les choses et toutes les activités, conformément à la nature humaine, sont-elles faites ? (traduction M. Chassignet)

Il n’aura pas échappé que le terme finis est celui-là même que choisira Cicéron pour rendre le sens philosophique du mot grecτέλος. Humanitus rappelle quant à lui le concept de natura. La formulation de la question dans ce fragment semble appeler une réponse stoïcienne : la fin est ce en vue de quoi tout est fait et consiste à vivre en accord avec la nature[20]. Panétius, qui contribua à la propagation de la doctrine à Rome, disait en effet que la fin était de vivre en accord avec les tendances que nous a données la nature[21].

Dans ses considérations antiquaires, dans ses réflexions philosophiques, Hemina recourt aux productions de la pensée grecque. Dans sa conception de l’histoire aussi [HeminaFr.28Peter=fr.30Santini=ARIIfr.31=FRHfr.31]:

Homo mere litterosus.[22]

Un homme réellement lettré. (traduction M. Chassignet)[23]

Litterosus est un hapax, sans doute créé pour exprimer un sens péjoratif[24].Quant au sens qu’il faut accorder à mere, il n’est pas si évident : faut-il traduire « authentiquement, réellement » ou « seulement, uniquement ». Nous possédons en effet une citation de Varron[Varron=Nonius344,9L] :

Diogenem postea pallium solum habuisse, et habere Vlixem meram tunicam[25],

dans laquelle le sens de l’adjectif meram est déduit grâce au parallélisme établi avec solum. Dans le cas qui nous occupe, la traduction de l’adverbe mere par « seulement, uniquement » marquerait encore davantage le jugement négatif et la polémique suggérés par l’emploi de litterosus. Car il est possible en effet de voir dans ce fragment un écho des attaques formulées par Polybe contre Timée de Tauromenium[26] [Polyb.12,27,1-4]:

Mais Timée a pris, pour s’informer, la plus agréable et la moins sûre de ces deux voies[27]. 3. Jamais il ne s’est servi de ses yeux pour se renseigner. Il ne s’est servi que de ses oreilles. De plus, alors qu’il y a deux façons de s’informer par ouï-dire, il s’est contenté de puiser dans les livres [ὑπομνημάτων] et il ne s’est guère soucié de recueillir des témoignages oraux […]. 4. Il est facile de comprendre les raisons pour lesquelles il a choisi cette méthode. On peut recueillir sans péril et sans peine des informations dans les livres [βιβλίων] […].[28] (traduction D. Roussel)[29]

La critique qui oppose l’homme de cabinet, qui ne possède qu’une connaissance livresque des événements, au politicien ou au soldat, est une critique récurrente dans l’historiographie antique. Il est possible qu’ici Hemina polémique lui aussi avec Timée[30]. C’est un fait que Hemina suit une tradition différente de celle de Timée concernant certains points de la légende énéenne : par exemple, selon Hemina[HeminaFr.6Peter=fr.7aSantini=ARIIfr.7], les Pénates provenaient de Samothrace, alors que chez Timée, elles provenaient de Troie[31]. Mais Hemina, qui mentionne l’homme mere litterosus au livre 3 de ses Annales, peut aussi viser aussi un autre historien grec au sujet des événements de la première guerre punique[32]. Le fragment est en tout cas révélateur de l’adhésion que pouvait apporter Hemina à la conception polybienne du travail historiographique qui repose sur l’expérience personnelle acquise dans l’action et dans l’épreuve[33][Polyb.12,28a,5].

Ainsi, que ce soit dans le domaine antiquaire, philosophique ou pour critiquer une source ou un prédécesseur, Cassius Hemina est ouvertement tributaire de l’héritage grec et ne semble ni le refuser ni l’exclure. Ses successeurs, en particulier Calpurnius Pison, Tuditanus, Cn. Gellius, poursuivront la tradition antiquaire en faveur dans l’historiographie grecque d’époque hellénistique et notamment alexandrine[34].

C’est avec Cœlius Antipater, puis avec Sempronius Asellio, qu’apparaît véritablement une « cassure » dans l’histoire de l’historiographie romaine[35]. Antipater crée à Rome un genre nouveau, la monographie, et plus précisément ce que Charles Fornara appelle la « war monography »[36]. Son œuvre, outre qu’elle innove au plan de la forme et du contenu, marque comme une professionalisation de l’écriture historiographique par la critique des sources et l’importance prise par les recherches personnelles[37]. Uwe Walter[38] a montré comment Antipater a cherché à établir l’autorité de son œuvre sur deux piliers : d’une part, des principes esthétiques, connus par Cicéron[39], et d’autre part, une réflexion méthologique et une certaine prudence heuristique qui évoquent des précédents grecs.

Le premier fragment d’Antipater en constitue un exemple [CœliusAntipaterFr.1Peter=fr.2Herrmann=ARIIfr.1=FRHIIfr.1]:

[…]ex scriptis eorum qui ueri arbitrantur.[40]

[…] d’après les écrits de ceux qui passent pour dire la vérité. (traduction M. Chassignet)

Cette exigence concernant les sources garantes de la vérité est une sorte de topos historiographique depuis Hécatée[41], Hérodote[42] et surtout Thucydide[43]. L’une des sources principale d’Antipater est une source grecque, à savoir le récit du procarthaginois Silenos, représentant typique de l’historiographie hellénistique[44]. Antipater semble non seulement l’avoir suivi pour le fond, mais aussi s’en être inspiré pour atteindre une certaine qualité littéraire qui lui vaudra l’estime, mesurée, de Cicéron[45]. Le problème qui s’est posé à notre auteur fut, comme le souligne Wilhelm Kierdorf[46], que, tout en se servant de Silenos, il devait contrer l’image que ce dernier avait donnée de Rome. Ce premier fragment souligne donc une tension particulière dès le début de l’œuvre entre la recherche de la vérité et la conviction fondamentale que Rome est dans son droit.

La méthode d’Antipater apparaît plus clairement dans le récit qu’il fait de la mort de Marcellus, consul en 208 avant J.-C. [CœliusAntipaterFr.29Peter=fr.34Herrmann=ARIIfr.36=FRHIIfr.36]:

Vt omittam alios, Cœlius triplicem gestae rei memoriam edit, unam traditam famam, alteram scriptam in laudatione filii, qui rei gestae interfuerit, tertiam quam ipse pro inquisita ac sibi comperta affert.[47]

Cœlius pour sa part donne trois récits des faits : le premier est la version transmise par la tradition, le second est le texte de l’éloge prononcé par son fils, qui avait participé à l’action, le troisième est le fruit de sa propre enquête et de ses découvertes. (traduction M. Chassignet)

Ce passage construit en une gradation ascendante qui souligne la primauté de la méthode d’Antipater laisse entendre que ce dernier transmet au sujet de la mort de Marcellus en premier lieu la tradition, et il faut peut-être comprendre ici la tradition orale. Dans un second temps, il a recours à une source écrite, qui surpasse la première source puisqu’elle émane d’un témoin de l’événement, le propre fils de Marcellus. On reconnaît là des accents thucydidiens. Mais Antipater ne s’en tient pas là et mène sa propre enquête qui lui permet de se démarquer de ses prédécesseurs[48]. Les mots inquisita et comperta évoquent, dans une forme d’hendiadyn, le proème d’Hérodote, ἱστορίης ἀπόδεξις, à un point tel que l’on serait tenté de dire qu’ils y renvoient.

La réflexion sur l’écriture de l’histoire la plus complète et la plus célèbre de toute l’annalistique romaine est celle de Sempronius Asellio, qui aura sur la « jüngere Annalistik » des répercussions durables [SemproniusAsellioFr.1-2Peter=ARIIfr.1-2=FRHIIfr.1-2]:

1. « Verum inter eos », inquit, « qui annales relinquere uoluissent, et eos qui res gestas a Romanis perscribere conati essent, omnium rerum hoc interfuit. Annales libri tantummodo quod factum quoque anno gestum sit, ea demonstrabant, id est quasi qui diarium scribunt, quam Graeci ἐφημέριδα uocant. Nobis non modo satis esse uideo, quod factum esset, id pronuntiare, sed etiam quo consilio quaque ratione gesta essent demonstrare ». 2. « Nam neque alacriores » inquit, « ad rempublicam defendundam, neque segniores ad rem perperam faciundam Annales libri commouere quicquam possunt. Scribere autem bellum initum quo consule et quo confectum sit, et quis triumphans introierit et eo libro quae in bello gesta sint iterare id fabulas non praedicare aut interea quid senatus decreuerit aut quae lex rogatioue lata sit neque quibus consiliis ea gesta sint iterare : id fabulas pueris est narrare, non historias scribere ».[49]

1. Mais entre ceux qui ont voulu laisser des annales et ceux qui se sont efforcés de raconter en détail les hauts faits du peuple romain, la différence essentielle était la suivante : les livres d’Annales se contentaient de montrer ce qui s’était passé chaque année, à la manière de ceux qui écrivent un journal, ce que les Grecs appellent une éphéméride. Pour nous, j’estime qu’il ne suffit pas de porter à la connaissance du public ce qui s’est passé mais qu’il faut également montrer dans quel but et de quelle manière ces actions ont été accomplies. 2. De fait, les livres d’Annales ne peuvent en rien rendre quelqu’un plus empressé à défendre la République ni moins prompt à faire le mal. Écrire sous quel consul une guerre a commencé, sous lequel elle s’est terminée, qui est rentré avec le triomphe, et, dans ce livre, ne pas mentionner ce qui a été accompli au cours de la guerre, ce que le Sénat a décrété ou quelle loi a été proposée ou votée, et ne pas répéter dans quels buts ces actions ont été accomplies : c’est raconter des histoires aux enfants et non écrire l’histoire. (traduction M. Chassignet)

Les commentateurs de ce texte, et ils sont nombreux[50], associent volontiers les idées exprimées par l’annaliste au concept d’histoire pragmatique développé par Polybe. Le rapprochement n’est pas faux si l’on entend bien « histoire pragmatique » au sens d’« histoire politique ». Un mot du texte d’Asellio paraît important et rappeler une autre notion polybienne : c’est le verbe demonstrare. Celui-ci revient par deux fois dans le texte d’Asellio. Ce dernier ne vise pas tant le style annalistique, il ne polémique pas tant contre le principe annalistique : il parle plutôt en terme de contenu historique véritable et d’exigences intellectuelles de l’ouvrage historique. Le mot demonstrare rappelle l’expression d’Hérodote mentionnée plus haut, ἱστορίης ἀπόδεξις, mais aussi, et surtout, un concept important chez Polybe : celui d’ἀποδεικτικὴ ἱστορία[51]. Ainsi au livre 4, 40, 1 :

[…] il ne faut rien laisser dans l’ombre et, au lieu de nous en tenir à de simples affirmations, comme font la plupart des auteurs, nous devons procéder par démonstration [ἀποδεικτικὴ διήγησις] afin de répondre à toutes les questions que peuvent se poser les lecteurs d’esprit curieux. (traduction D. Roussel)

Deux autres passages de Polybe corroborent cette lecture du texte d’Asellio. Ce sont des extraits des livres 11, 19a et 12, 25b.

11, 19a, 1-3 : 1. De quel profit peuvent être pour les lecteurs des récits de guerres et de batailles, avec des sièges de villes et des populations réduites en esclavage, si on ne leur expose pas en outre les causes [τὰς ἀιτίας ἐπιγνώσονται] qui, dans chaque cas, expliquent le succès des uns et l’échec des autres ? 2. Celui qui raconte simplement comment telle entreprise s’est terminée peut tout au plus captiver son auditoire, mais ce qui est vraiment utile pour les esprits curieux, c’est l’étude [ἐξεταζόμεναι], menée comme il convient, des intentions qui sont à l’origine de cette entreprise. 3. Et, plus que tout, c’est en expliquant [ἐπιδεικνύμενος] dans le détail comment chaque opération a été menée que l’on peut offrir des leçons aux lecteurs attentifs […].

12, 25b, 1-4 : 1. Il appartient à l’historien, en premier lieu, de se renseigner sur les discours tels qu’ils ont été effectivement prononcés et ensuite de rechercher les raisons [τὴν ἀιτίαν πυνθάνεσθαι] pour lesquels ce qui a été fait ou dit a échoué ou réussi. 2. Car, en racontant tout uniment ce qui s’est passé, on peut sans doute toucher le lecteur, mais on ne fait pas œuvre utile [ὠφελεῖ δ’οὐδέν]. L’étude de l’histoire n’est fructueuse que si l’on prend en considération les causes. 3. Ainsi seulement, quand nous y trouvons des situations qui, étant analogues, peuvent être transposées dans le temps où nous vivons, nous en tirons des indications et des modèles qui nous permettent de prévoir l’avenir et, tantôt de prendre certaines précautions, tantôt de nous référer au passé pour affronter avec plus d’assurance les tâches qui nous attendent. 4. Celui qui passe sous silence aussi bien les paroles réellement prononcées que les causes et qui met à la place des argumentations imaginaires longuement développées supprime ce qui est le propre même de l’histoire. (traductions D. Roussel)[52]

Dans tous ces textes, les champs lexicaux de la connaissance, de la démonstration, de l’explication sont très présents. La même importance est accordée au principe de causalité comme caractéristique essentiel de l’historien sérieux, la même conviction concernant l’utilité de l’histoire est partagée : il ne suffit pas seulement d’aligner les faits, mais encore faut-il éclairer les causes, les motivations et les décisions qui y ont mené.

Asellio établit une corrélation entre conception de l’histoire et but de l’historien : il veut appliquer l’explication historique à l’amélioration du futur[53]. Ainsi, pour Polybe comme pour Asellio, la véritable historiographie joue un rôle pédagogique dans un contexte politique[54].

Il apparaît donc que, bien qu’Asellio ait défini une nouvelle forme d’écriture de l’histoire confinée à l’histoire contemporaine, sa polémique ne traite pas tant de la constitution et de la différence de genres entre les annales et les res gestae, sur lesquelles on s’attarde trop souvent, mais bien plutôt de la mission, du devoir de l’historien. L’écriture de l’histoire doit encourager les citoyens à l’action au service de l’état. La défense de l’État vise tout autant les dangers émanant de l’intérieur que les adversaires de l’extérieur. De là, une distanciation possible avec le modèle polybien de l’historiographie pragmatique à laquelle, comme il a été dit, on rattache souvent ce texte. La dimension morale et parénétique qui domine chez Asellio semble apparaître avec moins de clarté chez Polybe[55]. Polybe et Asellio viseraient-ils des publics différents ? Ce n’est pas si sûr : l’insistance mise sur la causalité, sur la valeur didactique de l’histoire, voire sur l’exemplarité, cette fonction éducative de l’histoire sont manifestement destinées dans les deux cas à la communauté politique.

Si pendant longtemps – et fort heureusement, c’est de moins en moins le cas – l’annalistique romaine a été considérée comme une engeance qui ne pouvait rien produire de bon au regard des grands historiens postérieurs, il faut reconnaître que sans la réflexion historiographique de ces pionniers, sans leur connaissance aiguë des œuvres de leurs prédécesseurs – et notamment celle de Polybe dont on a vu qu’elle avait influencé non seulement Asellio, mais aussi Hemina –, sans l’assimilation et la diffusion de concepts grecs qui sont au fondement de l’écriture de l’histoire et qui constituent les bases du nouveau mouvement historiographique romain, la reconnaissance de l’utilité de l’histoire, dont Cicéron et Salluste se feront les chantres, aurait peut-être été plus tardive encore à Rome.



[1] U. Eigler et U. Gotter, « Einleitung », in U. Gotter, N. Luraghi et U. Walter (éd.), Formen römischer Geschichte von den Alfängen bis Livius. Gattungen. Autoren. Kontexte, Darmstadt, Wissenschaftlische Buchgesellschaft, 2003, p. 11 et 31.

[2] Si l’on a longtemps considéré que les annalistes de cette période écrivaient principalement pour un public étranger, surtout grec, afin notamment de justifier la conquête romaine, des études récentes remettent en cause cette seule explication : les annalistes romains de langue grecque ont pu aussi écrire pour une audience romaine, plus précisément pour la noblesse romaine, lui procurant un nouveau modèle d’expression de ses valeurs. Voir notamment H. Beck, « “Den Ruhm nicht teilen wollen”. Fabius Pictor und die Anfänge der römischen Nobilitätsdiskeuses », in U. Eigler, U. Gotter et N. Luraghi (éd.), Formen römischer Geschichte von den Anfängen bis Livius. Gattungen. Autoren. Kontexte, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 2003, p. 73-92. Voir aussi dernièrement A. Mehl, Römische Geschichtsschreibung. Grundlagen und Entwicklungen. Eine Einführung, Stuttgart, Verlag W. Kohlhammer, 2001, p. 17-22 ; Die Frühen Römischen Historiker, t. I : Von Fabius Pictor bis Cn. Gellius, H. Beck et U. Walter (éd.), Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 2001, p. 57-60 ; W. Kierdorf, Römische Geschichtsschreibung der republikanischen Zeit, Heidelberg, Universitätsverlag Winter, 2003, p. 15 ; M. Ledentu, « Studium scribendi ». Recherches sur les statuts de l’écrivain et l’écriture à Rome à la fin de la République, Louvain-Paris-Dudley (MA), Éditions Peeters, 2004, p. 35-36.

[3] Voir par exemple, parmi les dernières parutions, G. Forsythe, « The roman historians of the second century B.C. », in C. Brunn (éd.), The Roman Middle Republic. Politics, Religion and Historiography c.  00-133 B.C., Rome, 2000, p. 11 ; A. Mehl, Römische Geschichtsschreibung…, op. cit., p. 49 ; W. Kierdorf, Römische Geschichtsschreibung der republikanischen Zeit, op. cit., p. 3-34.

[4] Voir notamment E. Rawson, « The first latin annalists », Latomus, 35, 1976, p. 689-717 et particulièrement p. 689 ; W. Kierdorf, Römische Geschichtsschreibung der republikanischen Zeit, op. cit., p. 34. Sur les liens entre études grammairiennes et antiquariat à Rome, voir C. Moatti, La raison de Rome. Naissance de l’esprit critique à la fin de la République, Paris, Seuil, 1997, p. 137-141. Cet intérêt a-t-il pu de développer sous l’influence des travaux de Denys de Thrace ? Voir M. Baratin et F. Desbordes, L’analyse linguistique dans l’Antiquité classique, t. I : Les théories, Paris, Klincksieck, 1981, p. 34-37 et 56-57.

[5] Sur la conception de l’histoire en général dans l’historiographie romaine antérieure à Cicéron, voir M. Chassignet, « La conception de l’histoire dans l’historiographie romaine anté-cicéronienne », in G. Lachenaud et D. Longrée (dir.), Grecs et Romains aux prises avec l’histoire. Représentations, récits et idéologie, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2003, vol. 1, p. 63-83.

[6] L’annalistique romaine, t. I : Les annales des Pontifes et l’annalistique ancienne (fragments), M. Chassignet (éd.), Paris, Les Belles Lettres, 1996 (noté ensuite AR I) ; L’annalistique romaine, t. II : L’annalistique moyenne (fragments), M. Chassignet (éd.), Paris, Les Belles Lettres, 1999 (noté ensuite AR II) ; Die Frühen Römischen Historiker, t. I : Von Fabius Pictor bis Cn. Gellius, H. Beck et U. Walter (éd.), Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 2001 (noté ensuite FRH I) ; Die Frühen Römischen Historiker, t. II : Von Cœlius Antipater bis Pomponius Atticus, H. Beck et U. Walter (éd.), Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 2004 (noté ensuite FRH II). Dans la délimitation du corpus, je m’en suis tenue à la division des différentes périodes de l’annalistique romaine telle qu’elles sont définies dans l’édition de Martine Chassignet : ancienne, moyenne, récente. Voir AR I, p. XX-XXIII. La tradition allemande adopte quant à elle une division différente en deux périodes seulement, ancienne et moderne.

[7] Fr. 6 Peter = 7a Santini = AR II fr.7 = Serv. ad Verg. Aen. I, 378. Macrobe, Sat. 3, 4, 9[Macr.Sat.3,4,9] a la variante θεοὺςμεγάλους, θεοὺςχρηστούς, θεοὺςδυνατούς.

[8] Varron ap. Prob. ad Verg. Buc. 6, 31 : Di Magni, Potentes et Valentes.

[9] Fr. 8 Peter = 9 Santini = AR II 12. Sur l’attribution de ce fragment à l’annaliste, voir AR II ad loc. note 3.

[10] E. Rawson, art. cité, p. 690-691.

[11] Fr. 24 Peter = fr. 26 Santini = AR II fr. 27 = FRH I fr. 27.

[12] S. Mazzarino, Il pensiero storico classico, t. II, 4e édition, Rome-Bari, Editori Laterza, 1997, p. 106 et 113-114. E. Rawson, art. cité, p. 691, note 6 est plus réservée.

[13] Cic. Tusc. 1, 79[Cic.Tusc.1,79].

[14] Cic. De nat. 3, 32[Cic.Denat.3,32].

[15] Lucr. 3, 455-459[Lucr.3,455-459] ; 5, 240-243[Lucr.5,240-243].

[16] Polyb., 6, 51, 4.

[17] Thuc., 2, 64, 3-4[Thuc.2,64,3-4]. L’idée sera reprise par la suite par Salluste, [Sall.BJ2,3]BJ 2, 3.

[18] E. Rawson, art. cité, p. 693, dans un passage sur les préoccupations étymologiques de Cassius Hemina, se demande si ce dernier n’a pas subi l’influence des Stoïciens dans ce domaine.

[19] Fr. 35 Peter = 37a Santini = AR II fr. 38 = FHR I fr. 38.

[20] Stobée 2, 77, 16-27[Stob.2,77,16-27].

[21] Ap. Clément d’Alexandrie Stromates 2, 21, 129, 4-5[ClemAlex.Strom.2,21,129,4-5].

[22] Fr. 28 Peter = fr. 30 Santini = AR II fr. 31 = FRH I fr. 31.

[23] FRH I fr. 31 : « ein wirklicher homme des lettres ».

[24] AR II ad loc. note 1.

[25] Varron ap.Nonius 344, 9 L cité par A. Ernout-Meillet, Dictionnaire étymologique de la langue latine : histoire des mots, Paris, Klincksieck, 1985, 4e édition, p. 400.

[26] E. Rawson, art. cité, p. 691 et 700.

[27] À savoir la vue et l’ouïe.

[28] Polybe 12, 27, 1-4. La traduction reprise est Polybe, Histoire, édition publiée sous la direction de F. Hartog, texte traduit, annoté et présenté par Denis Roussel, Paris, Gallimard, 2003.

[29] P. Pédech, dans la Collection des Universités de France, traduit également les deux mots grecs par « livres ».

[30] ARIIadloc. note 1 ;E. Rawson,art. cité, p. 690-691.

[31] Fr. 6 Peter = fr. 7a Santini = AR II fr. 7.

[32] E. Rawson, art. cité, p. 691 et 700.

[33] Pol. 12, 28a, 5.

[34] Voir par exemple pour Pison : AR II fr.1 et note ad loc. ; Tuditanus : AR II fr. 1 et note ad loc. ; Gellius : AR II fr. 2b et note ad loc., avec renvoi au fr. 2 de Fabius Pictor et au fr. 1 de Cincius Alimentus (AR I).

[35] D. Timpe, « Erinnerung als Lebensmacht und Geschichte als Literatur : Bilanz und Ausblick », in U. Eigler, U. Gotter et N. Luraghi (éd.), Formen römischer Geschichte von den Anfängen bis Livius…, op. cit., p. 297.

[36] C. W. Fornara, The Nature of History in Ancient Greece and Rome, Berkeley, University of California Press, 1983, p. 32.

[37] FRH II, p. 36 ; M. Ledentu, « Studium scribendi »…, op. cit., p. 42.

[38] U. Walter, « Opfer ihrer Ungleichzeitigkeit. Die Gesamtgeschichten im ersten Jahrhundert v.Chr. und die fordauernde Attraktivität des “annalistischen Schemas” », in U. Eigler, U. Gotter et N. Luraghi (éd.), Formen römischer Geschichte von den Anfängen bis Livius..., op. cit., p. 141-143.

[39] Cic. De or. 2, 62[Cic.Deor.2,62]. Plusieurs auteurs avaient traité le sujet de la seconde guerre punique avant Antipater (Pictor, Caton, Alimentus, Ennius). Le choix de la monographie lui impose une nouvelle position : elle exige qu’il se démarque de ses prédécesseurs sur le plan qualitatif. Voir FRH II, p. 40 ; M. Ledentu, Studium scribendi…, op. cit., p. 42.

[40] Fr. 1 Peter = fr. 2 Herrmann = AR II fr. 1 = FRH II fr. 1.

[41] FGrH 1 F 1[Hecatée=FGrH1F1].

[42] Hérodote, 2, 99[Hdt.2,99].

[43] Thuc., 1, 22, 1-2[Thuc.1,22,1-2].

[44] AR II fr. 11 ; voir A. Mehl, Römische Geschichtsschreibung…, op. cit., p. 56-57 ; U. Walter, « Opfer ihrer Ungleichzeitigkeit. Die Gesamtgeschichten im ersten Jahrhundert v.Chr. und die fordauernde Attraktivität des “annalistischen Schemas” », in U. Eigler, U. Gotter et N. Luraghi (éd.), Formen römischer Geschichte…, op. cit., p. 135-156 et particulièrement p. 142, note 26 ; W. Kierdorf, Römische Geschichtsschreibung der republikanischen Zeit, op. cit., p. 37.

[45] Cic. De or. 2, 54 [Cic.Deor.2,54]; Brut. 102[Cic.Brut.102] ; De leg. 1, 2, 6[Cic.Leg.1,2,6].

[46] W. Kierdorf, Römische Geschichtsschreibung der republikanischen Zeit, op. cit., p. 37.

[47] Fr. 29 Peter = fr. 34 Herrmann = AR II fr. 36 = FRH II fr. 36.

[48] FRH II 66.

[49] Fr. 1-2 Peter = AR II fr. 1-2 = FRH II fr. 1-2.

[50] Outre AR II et FHR II, et pour ne mentionner que les contributions les plus récentes, voir D. Flach, Einführung in die römische Geschichtsschreibung, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1985, p. 82-87 ; F. Cavazza, « Sempronius Asellio fr. 2 Peter », Orpheus, 9, 1988, p. 21-37 ; G. P. Verbrugghe, « On the meaning of Annales, on the meaning of annalist », Klio, 133, 1989, p. 192-230 et particulièrement p. 216-222 ; U. W. Scholz, « Annales und Historia(e) », Hermes, 122, 1994, p. 64-79 et particulièrement p. 70-76 ; A. Mehl, Römische Geschichtsschreibung…, op. cit., p. 57-58 ; U. Gotter, N. Luraghi et U. Walter (éd.), Formen römischer Geschichte von den Anfängen bis Livius…, op. cit., p. 33-36 ; U. Walter, « Opfer ihrer Ungleichzeitigkeit. Die Gesamtgeschichten im ersten Jahrhundert v.Chr. und die fordauernde Attraktivität des “annalistischen Schemas” », in U. Eigler, U. Gotter et N. Luraghi (éd.), Formen römischer Geschichte…, op. cit., p. 138-141 ; M. Ledentu, « Studium scribendi »…, op. cit., p. 43-45 ; E. Ruschenbusch, Die frühen römischen Annalisten. Untersuchungen zur Geschichtsschreibung des 2. Jahrhundert v. Chr., Wiesbaden, Harrassowitz Verlag, 2004, p. 27-33.

[51] F. Cavazza, art. cité, p. 29, note 22 ; G. Lachenaud, Promettre et écrire. Essais sur l’historiographie des Anciens, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2004, p. 58, note 148.

[52] Voir aussi Pol. 1, 1, 2[Polyb.1,1,2] ; 1, 4, 1-11[Polyb.1,4,1-11] ; 3, 31, 12[Polyb.3,31,12].

[53] C. W. Fornara, The Nature of History…, op. cit., p. 69.

[54] FRH II 22 ; M. Ledentu, « Studium scribendi »…, op. cit., p. 45.

[55] FRH II 88 ss.

 


 

Citer cet article : Catherine Sensal, « Composantes grecques de l'annalistique moyenne», Interférences Ars Scribendi, numéro 4, mis en ligne le 23 novembre 2006, http://ars-scribendi.ens-lsh.fr/article.php3?id_article=47&var_affichage=vf

 

 

 

 


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