Con Dolcezza. Réflexions sur l’idée de douceur dans la vie politique romaine. Le cas de mansuetudo et de lenitas

   

Yasmina Benferhat

 

On considère souvent la Rome antique comme un lieu où se déchaînaient la violence – si bien étudiée par A. Lintott[1] – et la cruauté : rares sont ceux qui, comme P. Grimal[2], ont souligné le caractère essentiel de la clémence et de la douceur. Nous aimerions continuer ici dans cette direction, puisque se pose la question de l’influence de la Grèce : la douceur est-elle une importation grecque ?

Nous partirons d’une constatation de J. Hellegouarc’h dans sa thèse sur le vocabulaire latin des relations et des partis politiques sous la République[3], à la rubrique « clementia » : « Ce mot, dont le sens général est “douceur” est employé avec quelques autres dont le sens premier est à peu près semblable : mansuetudo et lenitas : “douceur de caractère” ; misericordia : “pitié inspirée par le malheur d’autrui”, pour exprimer une attitude indulgente et compréhensive à l’égard d’une autre personne. » Si clementia et misericordia ont fait l’objet d’une grande attention, il n’en va pas de même de lenitas et de mansuetudo, présentées ailleurs par J. Hellegouarc’h comme des « notions annexes »[4]. Ce sont précisément ces mal-aimées que nous allons tâcher de mettre en lumière, en posant une question naïve, forcément naïve : si ce sont des synonymes, alors pourquoi César n’emploie-t-il le terme mansuetudo que dans le De Bello Gallico, et lenitas (dans son sens figuré) uniquement dans le Bellum ciuile ?[5]

 

 

Mansuetudo désigne-t-il la douceur de caractère ? Une première réponse est donnée par l’étymologie : elle est négative. Selon A. Ernout et A. Meillet[6], le mot désigne tout d’abord le domptage (sens rare), puis la douceur, la mansuétude (sens ordinaire). Il s’agit donc de la douceur des animaux apprivoisés, ou des hommes devenus civilisés, pas d’une attitude innée. C’est peut-être là que se trouve la raison de l’emploi très modéré de mansuetudo par les auteurs latins : on ne trouve que 75 occurrences de ce terme, à peu près également réparties entre la période républicaine et le Haut-Empire. Il est en particulier frappant de relever la totale absence de mansuetudo dans l’œuvre conservée de Tite-Live. Pour Cicéron, au contraire, le mot ne semble poser aucun problème. Premier exemple, évoquant les débuts de l’humanité, il décrit l’évolution suivante (Sest. 91)[Cic.Sest.91][7] :

Qui igitur primi uirtute et consilio præstanti exstiterunt, ii perspecto genere humanæ docilitatis atque ingeni dissupatos unum in locum congregarunt eosque ex feritate illa ad iustitiam atque ad mansuetudinem transduxerunt.

Donc, les premiers, qui l’ont emporté par la supériorité de leur valeur et de leur intelligence, ayant pleinement saisi la docilité spécifique de l’être humain, rassemblèrent en un seul endroit les êtres qui vivaient disséminés, et ils les amenèrent de leur état de sauvagerie primitive à une vie de justice et de douceur.

On notera la tournure atque qui met en valeur mansuetudo.

Autre exemple, emprunté cette fois à l’histoire mythique de Rome qui a le bon goût de ressembler à l’enseignement des Stoïciens exposé dans l’exemple cité précédemment (Rép. 2, 27)[Cic.Rep. 2, 27][8] :

Quibus rebus institutis ad humanitatem atque mansuetudinem reuocauit animos hominum studiis bellandi iam immanis ac feros.

Grâce à ces institutions, il ramena à des sentiments humains et à la douceur des hommes que l’amour de la guerre avait rendus cruels et sauvages.

Scipion Émilien évoque ici l’œuvre du deuxième roi de Rome, Numa Pompilius. Nous sommes toujours dans un contexte fortement marqué par la Stoa, du fait des liens qui existaient entre Scipion, ses amis, comme Lælius, et le philosophe Panétius. Néanmoins il y a une différence, contenue dans le verbe reuocare : il ne s’agit pas de civiliser les hommes, mais de les faire revenir à leur état antérieur de douceur, après l’épisode du règne guerrier de Romulus. Ce que l’on constate, c’est que, là encore, Cicéron n’emploie pas mansuetudo en premier : il choisit humanitas, probablement parce que le contexte est philosophique. Mais la douceur en tant que fruit de la civilisation apparaît comme encore plus précieuse que les sentiments humains.

Sous la République, les Romains revendiquaient cette vertu : la mansuetudo est la douceur du peuple romain, du Sénat et de leurs représentants. Pas la douceur d’un individu. Le premier auteur que nous citerons à l’appui de cette thèse est César, parce qu’il est bien souvent au centre des recherches sur la douceur en politique et parce qu’il est passé maître dans l’emploi du vocabulaire politique. Or, il n’emploie mansuetudo que dans la Guerre des Gaules, jamais dans le Bellum ciuile (Gal. 2, 14 ; 2, 31)[Caes.B.G.2,14][Caes.B.G.2,31] :

Petere non solum Bellouacos, sed etiam pro his Haeduos, ut sua clementia ac mansuetudine in eos utatur.

Non seulement les Bellovaques, mais aussi les Héduens, parlant en faveur de ces premiers, lui demandèrent de les traiter avec la clémence et la bonté qui étaient les siennes.

Unum petere ac deprecari : si forte pro sua clementia ac mansuetudine, quam ipsi ab aliis audirent, statuisset Atuatucos esse conseruandos, ne se armis despoliaret.

Ils ne faisaient qu’une demande, une prière : si César, dont ils entendaient vanter la clémence et la bienveillance, décidait de ne pas anéantir les Atuatuques, qu’il ne les privât pas de leurs armes.

Que se passe-t-il en général avec ces deux extraits ? On se précipite sur clementia, et on ignore mansuetudo ; or, à notre avis du moins, les deux sont indissociables : il s’agit d’une formule toute faite, du vocabulaire des relations internationales, entre Rome et un peuple étranger. Les deux substantifs renvoient à une qualité du peuple romain représenté en la circonstance par le dux César[9]. La mansuetudo est ici la douceur de Rome en quelque sorte déléguée avec le commandement. On retrouve cette formule dans les Verrines(Verr. 2, 5, 115)[Cic.Verr.2,5,115] :

Hic cuncti Siculi, fidelissimi atque antiquissimi socii, plurimis adfecti beneficiis a maioribus nostris, grauiter commouentur et de suis periculis fortunisque omnibus pertimescunt : indigne ferunt illam clementiam mansuetudinemque nostri imperi in tantam crudelitatem inhumanitatemque esse conuersam [...].

Alors tous les Siciliens, nos plus fidèles et anciens alliés, gratifiés de très nombreuses faveurs par nos ancêtres, sont profondément émus et le danger couru par leurs personnes et leurs biens les pénètre d’effroi : ils s’indignent de ce que la modération et la douceur caractéristiques du pouvoir romain soient transformées en une si grande cruauté et barbarie[...].

Les Siciliens se plaignent ici de Verrès, un magistrat romain, représentant de l’État et de ses vertus en théorie : on a ici la formule complète qui précise bien le caractère institutionnel de la mansuetudo.

Une autre formule tout aussi figée vient renforcer cette analyse, nous semble-t-il : mansuetudo et misericordia. Elle apparaît à quatre reprises dans la Conjuration de Catilina, d’une manière qui mérite que l’on s’y arrête. Salluste l’emploie une première fois dans la réponse du proconsul Q. Marcius Rex[10] aux conjurés qui ont tenté de le gagner à leur cause(Cat. 34, 1)[Sall.Cat.34,1] :

Ad haec Q. Marcius respondit, si quid ab senatu petere uellent, ab armis discedant, Romam supplices proficiscantur : ea mansuetudine atque misericordia senatum populi Romani semper fuisse, ut nemo umquam ab eo frustra auxilium petiuerit.

À cela Q. Marcius répondit que, s’ils avaient quelque requête à présenter au Sénat, ils devaient d’abord déposer les armes, et se rendre à Rome en suppliants ; le Sénat du peuple romain avait toujours fait preuve d’une telle bienveillance et d’une telle compassion que jamais personne ne lui avait demandé secours en vain.

C’est un refus que nous avons ici, enrobé de ce que nous appellerions à notre époque une parfaite langue de bois : puisque les conjurés invoquaient son aide et celle du Sénat, le proconsul les renvoie à ce dernier. Précisément, c’est le caractère officiel de cette réponse qui nous intéresse, avec la référence à l’auxilium et à la mansuetudo : Marcius s’adresse à des concitoyens, ce qui explique l’emploi de misericordia à la place de clementia, ce dernier vocable appartenant au lexique des « relations internationales ».

Mansuetudo et misericordia font leur réapparition dans le discours de Caton lors de la séance au Sénat du 5 décembre 63(Cat. 52, 11)[Sall.Cat.52,11] :

Hic mihi quisquam mansuetudinem et misericordiam nominat ?

Et l’on viendra me parler de douceur et de pitié !

L’indéfini quisquam est une allusion rageuse au discours de César : ce qui est à relever ici, c’est justement le fait que César n’a parlé que de la misericordia – entre sénateurs, entre membres de grandes familles, c’est le terme qui s’impose[11] – et que Caton choisit d’employer la formule officielle. Nous aurions tendance à penser que c’est un effet de l’exaspération : un renvoi ironique en somme, mais pas seulement... Caton a parfaitement compris que César revendiquait pour lui la fidélité au mos maiorum, à une douceur faisant partie des traditions romaines, d’où son emploi de la formule officielle[12]. Il la réutilise comme un rappel rhétorique un peu plus loin dans son discours (Cat. 52, 26-27)[Sall.Cat.52,26-27] :

Misereamini, censeo : deliquere homines adulescentuli per ambitionem ; atque etiam armatos dimittatis ; ne ista uobis mansuetudo et misericordia, si illi arma ceperint, in miseriam conuertat.

Ayez pitié d’eux, soit : ce sont de tout jeunes gens que l’ambition a égarés ; renvoyez-les même en leur laissant leurs armes ; mais prenez garde, s’ils prennent les armes, que cette douceur et cette compassion ne vous mènent tout droit à votre perte.

L’impératif est une allusion ironique à la misericordia césarienne, le terme adulescentuli renforçant cet effet ironique puisque les conjurés avaient largement dépassé la tranche d’âge correspondante[13]. L’ironie se nourrit enfin de l’allitération en « m » – misereamini, mansuetudo, misericordia, miseria – qui fait glisser les auditeurs jusqu’à une mise en garde en complète opposition avec le début de la phrase.

Il faut, selon nous, avoir ces trois occurrences en tête pour comprendre ce dernier extrait qui provient du portrait croisé de César et de Caton[14] (Cat. 54, 2)[Sall.Cat.54,2] :

Caesar beneficiis et munificentia magnus habebatur, integritate uitae Cato. Ille mansuetudine et misericordia clarus factus, huic seueritas dignitatem addiderat.

César devait son prestige à ses largesses et à sa munificence, Caton, à l’intégrité de sa vie. Le premier s’était rendu célèbre par sa douceur et sa pitié, le second avait conquis le respect par sa sévérité.

Il pourrait paraître en contradiction avec ce que nous avons tenté de démontrer jusqu’à présent – à savoir que la mansuetudo est une douceur « institutionnelle » – puisqu’il semble y avoir une opposition entre la douceur de caractère et la seueritas. Nous pensons qu’il y a en fait un transfert, préparé par les emplois précédents : Salluste réutilise de manière métaphorique la formule officielle pour caractériser César[15]. Autrement dit, on est ici au deuxième degré : au premier degré, la mansuetudo est bien une vertu « institutionnelle ».

 

L’expression mansuetudo et misericordia se retrouve dans la péroraison de deux discours de Cicéron, qui sont très proches dans le temps : il s’agit du pro Murena et du pro Sulla. Nous ne citerons ici que le dernier (Sull. 93)[Cic.Sull.93] :

In quo ego uos, iudices, quantum meus in uos amor postulat, tantum hortor ut communi studio, quoniam in re publica coniuncti sumus, mansuetudine et misericordia nostra falsam a nobis crudelitatis famam repellamus.

En ces circonstances, c’est moi, juges, qui vous demande, au nom de toute l’affection que je vous porte, de joindre vos efforts aux miens, puisque nous sommes associés dans la gestion des affaires publiques, pour nous délivrer, grâce à votre douceur et à votre compassion, d’une injuste réputation de cruauté.

Au terme de son discours, Cicéron fait appel à la bienveillance des juges, de plusieurs manières, mais il choisit de conclure ici en employant le vocabulaire de la douceur institutionnelle : nous sommes ici de nouveau dans un contexte de formules officielles, comme le montre la tournure in re publica coniuncti sumus. Le possessif nostra indique bien qu’il s’agit de la douceur du peuple romain. Sulla, tout comme les complices de Catilina, était un concitoyen, qui plus est faisant partie d’une grande famille : la situation n’est pas sans faire penser au 5 décembre 63, et Cicéron comme Salluste parle donc de la mansuetudo associée à la misericordia. Les juges, tout comme les gouverneurs de province, ou les sénateurs, sont des représentants de l’État romain, et doivent faire preuve de cette douceur institutionnelle.

Si dans ses discours Cicéron se réfère constamment à la mansuetudo du peuple romain, ou de ses représentants, en revanche on pourra nous objecter que la correspondance présente un exemple qui paraît ruiner notre hypothèse. Il se trouve dans une lettre à Atticus de l’année 49, concernant la politique de César (Att. 10, 8, 6)[Cic.Att.10,8,6] :

Nullo enim modo uideo stare istum diutius quin ipse se etiam languentibus nobis concidat, quippe qui florentis [simus] ac nouus rex, septem diebus ipsi illi egenti ac perditae multitudini in odium acerbissimum uenerit, qui duarum rerum simulationem tam cito amiserit, mansuetudinis in Metello, diuitiarum in aerario.

Selon moi il est totalement impossible que cet individu puisse se maintenir bien longtemps sans s’écrouler de lui-même, quand bien même nous resterions inertes : ne l’a-t-on pas vu, malgré ses succès éclatants et tel un nouveau roi, devenir en sept jours un objet de haine sans merci, auprès de cette foule indigente et dépravée elle-même, lui qui a perdu en si peu de temps deux faux-semblants, celui de la clémence dans le cas de Metellus, celui de la richesse dans l’affaire du Trésor public ?

Serait-ce, enfin, la clémence de César ? La réponse sera normande : oui et non. Oui, parce que Cicéron fait ici allusion à un épisode du début de la guerre civile où César tenta en effet de se montrer magnanime : devant le refus de Metellus de le laisser puiser dans le trésor public, il menaça le tribun, mais sans aller plus loin[16]. Non, parce que Cicéron emploie mansuetudo encore une fois à contre-emploi, cette fois par indignation pensons-nous : il n’est pas de situation plus contraire à la légalité que celle décrite ici, or mansuetudo est la douceur des représentants légaux du peuple romain. Lorsque Cicéron emploie ce terme pour qualifier la conduite de César, c’est un cadeau empoisonné, ainsi dans l’exorde du pro Marcello[17](Marc. 1)[Cic.Marcell.1] :

Tantam enim mansuetudinem, tam inusitatam inauditamque clementiam, tantum in summa potestate rerum omnium modum, tam denique incrediblem sapientiam ac paene diuinam tacitus praeterire nullo modo possum.

En effet, une telle bienveillance, une clémence si inhabituelle et si nouvelle, une si grande maîtrise de soi au faîte d’un pouvoir si absolu, une sagesse enfin si incroyable, quasiment divine, voilà ce que je ne pourrais en aucune manière passer sous silence.

Tout s’annonce bien avec mansuetudo en tête, alors que justement César tentait de rester dans la légalité, mais immédiatement après arrive clementia, qui est la douceur d’un roi : G. Voi a bien montré[18] que l’emploi de ce terme dans les discours « césariens » de Cicéron était tout sauf un compliment, bien plutôt une méchanceté. L’expression potestas rerum omnium n’est guère plus avantageuse, rappelant la tournure rerum potiri « s’emparer du pouvoir ». Il s’est écoulé trois ans entre l’affaire Metellus et le discours pour Marcellus : trois longues années au cours desquelles certaines ambiguïtés se sont dissipées. En 49, Cicéron se livre à l’indignation ; en 46, il choisit froidement ses termes de façon à nuire au dictateur.

 

 

 

César lui-même ne se sert jamais de mansuetudo dans le Bellum ciuile. Et pour cause, puisqu’il est en pleine illégalité. En revanche, il fait référence plusieurs fois à sa lenitas[19], la première occurrence de ce mot apparaissant au cours de la guerre en Espagne contre Afranius et Petreius, soit en 49 : nous nous permettons de renvoyer notre lecteur au commentaire que nous avons fait de ce passage dans un article à paraître[20], et passerons directement à la seconde occurrence, à la fin du Bellum ciuile, après la bataille de Pharsale[21] (Ciu. 3, 98, 2)[Caes.B.C.3,98,2] :

Quod ubi sine recusatione fecerunt passisque palmis proiecti ad terram flentes ab eo salutem petiuerunt, consolatus consurgere iussit et pauca apud eos de lenitate sua locutus, quo minore essent timore, omnes conseruauit militibusque suis commendauit, nequi eorum uiolaretur, neuquid sui desiderarent.

Lorsqu’ils l’eurent fait sans protestation, et que, les mains étendues, ils se furent jetés à terre pour demander grâce en pleurant, César les rassura, les fit se relever, leur dit quelques mots de sa clémence pour diminuer leur effroi, leur laissa la vie à tous, et recommanda à ses soldats qu’il ne leur fût fait aucune violence, et qu’on ne leur enlevât rien de ce qui leur appartenait.

La lenitas de César a le dernier mot : on voit bien ici que le terme remplace clementia qui serait mal pris, mais il s’agit de pardonner et d’accorder la vie sauve aux vaincus. On pourrait objecter que lenitas n’apparaît somme toute que deux fois dans l’œuvre de César avec ce sens. Ce qui prouve qu’il s’agissait d’une pièce essentielle de la propagande césarienne, c’est sa présence chez les continuateurs de César ou chez Cicéron. Malheureusement, on ne saurait dire quand ce mot commence à s’imposer dans le camp césarien, du fait de l’impossibilité de dater en particulier le Bellum ciuile, dans l’état actuel de nos connaissances.

Lenitas se trouve dans le livre 8 du De bello Gallico achevé par Hirtius. Cette douceur s’applique aux Gaulois vaincus, mais de toute évidence il faut lire ce passage à la lumière de la guerre civile à Rome[22] (Gal. 8, 44, 1)[Hirt.B.G.8,44,1] :

Caesar, cum suam lenitatem cognitam omnibus sciret neque uereretur ne quid crudelitate naturae uideretur asperius fecisse, neque exitum consiliorum suorum animaduertere si tali ratione diuersis in locis plures consilia inissent, exemplo supplicii deterrendos reliquos existimauit.

César savait que sa bonté était connue de tous et qu’il n’avait pas à redouter de paraître agir de façon particulièrement rigoureuse sous l’effet d’une cruauté naturelle ; comme, d’autre part, il ne voyait pas la réalisation de ses projets si plusieurs se lançaient dans des entreprises de ce genre en des lieux variés, il décida de terroriser les autres par un châtiment exemplaire.

Plus intéressant à nos yeux est le Bellum Africanense parce que l’auteur, quel qu’il soit, note au jour le jour ce qu’il voit : on peut ainsi affirmer sans trop de risque que, fin 47, la lenitas faisait partie intégrante de la propagande césarienne. Le terme n’est jamais prononcé seul, mais toujours associé à un autre mot qui précise son sens et l’affine en fonction des publics concernés. Ainsi, César invoque sa lenitas devant des soldats indisciplinés[23] (B. Af. 54, 2)[B.Af.54,2] :

Maxime uellem, inquit, homines suae petulantiae nimiaeque libertatis aliquando finem fecissent meaeque lenitatis, modestiae patientiaeque rationem habuissent.

J’aurais bien voulu, leur dit-il, que l’on cessât une bonne fois de se conduire avec insolence et d’en prendre trop à son aise, et que l’on me sût gré de mon indulgence, de ma modération, de ma patience.

Il est à relever que l’invocation de la lenitas n’est pas de bon augure pour ceux auxquels s’adresse César, tout comme ce fut le cas pour les Gaulois privés de leurs mains : c’est parce que sa douceur est bien connue que César peut se permettre une grande sévérité. L’exaspération transparaît dans l’emploi de l’irréel, l’opposition entre le champ lexical de l’abus – petulantia, nimia – et celui de la patience, enfin dans l’accumulation de substantifs qualifiant la conduite de César selon un crescendo assez menaçant.

Lenitas est associée à clementia lorsqu’il s’agit des Pompéiens, après Thapsus (B. Af. 86, 2)[B.Af.86,2] :

Deinde ipse Vergilium appellauit inuitauitque ad deditionem suamque lenitatem et clementiam commemorauit.

Ensuite, il appela lui-même Vergilius, l’invita à se rendre et lui rappela sa douceur et sa clémence.

De nouveau, le contexte est assez tragique : les survivants de l’armée de Scipion viennent de se faire massacrer jusqu’au dernier sous les yeux de César par ses vétérans. L’intérêt de la Guerre d’Afrique réside sans doute dans le contraste existant entre une guerre de plus en plus cruelle et la clémence proclamée. À peine la bataille de Thapsus gagnée se met en place le tableau de la douceur du vainqueur, de toute évidence une belle opération de propagande pour régler le plus vite possible – et surtout à moindre frais pour ce qui est des hommes engagés – les détails du nouvel ordre mis en place. César essaie ainsi de convaincre Vergilius de se rendre pour s’éviter des opérations militaires supplémentaires, puis il se rallie les chefs des tribus[24].

Cicéron réutilise à son compte cette propagande dans deux des discours prononcés devant César, le pro Marcello déjà cité, mais aussi le pro Ligario, ce qui nous prouve qu’en septembre 46 lenitas était toujours un mot d’ordre césarien[25] (Lig. 15)[Cic.Lig.15] :

Si in tanta tua fortuna lenitas tanta non esset, quam tu per te, per te, inquam, obtines – intellego quid loquar –, acerbissimo luctu redundaret ista uictoria. Quam multi essent de uictoribus qui te crudelem esse uellent, cum etiam de uictis reperiantur ! quam multi qui cum a te ignosci nemini uellent, impedirent clementiam tuam, cum hi quibus ipsis ignouisti, nolint te esse in alios misericordem !

Si ta fortune n’avait pour égale ta douceur, que tu es seul, seul je dis bien, à exercer – je m’entends –, ta victoire serait source du plus grand des deuils. Combien y en aurait-il parmi les vainqueurs qui voudraient que tu sois cruel, quand on en trouve même parmi les vaincus ! Combien voudraient que tu ne pardonnes à personne et feraient obstacle à ta clémence, quand ceux à qui justement tu as pardonné ne veulent pas que tu montres de la pitié envers les autres !

Que l’on nous pardonne une aussi longue citation : nous avons choisi ce découpage parce qu’il nous paraît bien mettre en lumière les intentions de Cicéron. Le passage est encadré par deux emprunts au vocabulaire de César : la fortuna et la lenitas, puis à la fin misericors. Mais au centre se trouve... la clementia qui renvoie au pouvoir d’un roi ou d’un tyran. Il est toujours amusant de suivre Cicéron dans ses méandres, mais en l’occurrence, nous voulons surtout montrer que lenitas est reconnue comme partie intégrante de la propagande césarienne : sa présence à côté de fortuna, autre grand thème césarien, ne laisse pas de doute.

 

La question serait de savoir pourquoi César a choisi ce mot. Lenitas est un substantif formé à partir de l’adjectif lenis « doux »[26] : il désigne une douceur naturelle. Ce terme apparaît plutôt à la période républicaine (environ 70 occurrences sur 120 environ au total, en comptant Tite-Live) ; sous le Haut-Empire il tend à se confondre avec dulcedo pour désigner la douceur d’une chose, surtout chez Pline, mais il ne disparaît pas après lui[27], puisque les auteurs de l’Histoire Auguste s’en servent à plusieurs reprises pour décrire la conduite de certains empereurs[28]. Chez les Comiques, il désigne la douceur instinctive des pères envers leurs enfants[29]. À la fin de la République, lenitas désigne la douceur de la voix[30] ; César s’en sert dans le De Bello Gallico pour décrire un fleuve au cours particulièrement paisible (Gal. 1, 12, 1)[Caes.B.G.1,12,1] :

flumen est Arar [...] incredibili lenitate [...]

Il est un cours d’eau, la Saône […] au cours incroyablement paisible […]

Mais ce terme est également employé en politique : Cicéron l’emploie pour désigner la douceur des lois, en opposition à la dureté des supplices[31]. Néanmoins, on s’en douterait, c’est l’emploi de lenitas appliqué à une personne qui nous intéresse le plus : or, à côté des textes en lien avec la propagande césarienne, qui datent des années 40, c’est l’œuvre de Cicéron qui offre le plus d’occurrences et plus particulièrement des discours et des lettres – à Quintus – des années 63-60. Tout se passe comme si la lenitas était le propre des chevaliers, des homines noui, face aux membres des grandes familles, ainsi dans le deuxième discours prononcé contre Catilina. Il n’est pas indifférent de se rappeler que ce discours fut adressé par le consul au peuple, autrement dit à ses électeurs :

Ne illi uehementer errant, si illam meam pristinam lenitatem perpetuam sperant futuram. (Cat. 2, 6)[Cic.Cat.2,6]

Ils se trompent complètement, s’ils espèrent que ma douceur passée sera éternelle. (Cat. 2, 6)[Cic.Cat.2,6]

Non est iam lenitati locus : seueritatem res ipsa flagitat. (Cat. 2, 4, 6)[Cic.Cat.2,4,6]

Il n’y a plus de place désormais pour la douceur ; c’est la rigueur que la situation même exige. (Cat. 2, 4, 6)[Cic.Cat.2,4,6]

Mea lenitas adhuc si cui solutior uisa est, hoc exspectauit ut id quod latebat erumperet.[32] (Cat. 2, 27)[Cic.Cat.2,27]

Si jusqu’à présent ma douceur a pu paraître à quelqu’un trop indulgente, c’est qu’elle attendait que les menées secrètes apparaissent au grand jour.[32] (Cat. 2, 27)[Cic.Cat.2,27]

Sed si uis manifestae audaciae, si impendens patriae periculum me necessario de hac animi lenitate deduxerit, illud profecto perficiam, quod in tanto et tam insidioso bello uix optandum uidetur, ut neque bonus quisquam intereat paucorumque poena uos omnes salui esse possitis.[33] (Cat. 2, 28)[Cic.Cat.2,28]

Mais si la violence d’un coup d’audace en plein jour, si un danger menaçant l’État m’obligeait à me détourner de ma douceur naturelle, j’obtiendrai assurément ce résultat, qui dans une guerre si grande et aussi pleine d’embûches paraît à peine imaginable : aucun homme de bien ne perdra la vie et grâce au châtiment d’un petit nombre vous tous pourrez être sauvés. [33](Cat. 2, 28)[Cic.Cat.2,28]

Nous aurions tendance à penser que Cicéron se justifie ici d’avoir attendu pour réagir contre les menées de Catilina par son vocabulaire : il rappelle au peuple sa position inconfortable d’homo nouus face à un patricien. De même qu’il exalte une vertu en complète opposition avec la superbia des nobiles. Ce passage résonne pour nous à la fois comme une autodéfense et une revendication[34].

Ce n’est donc pas un hasard si lenitas réapparaît dans le pro Murena, peu de temps après les Catilinaires. Un homme nouveau défend un autre homme nouveau[35] face à deux nobiles, Ser. Sulpicius Rufus et Caton : lenitas est ici comme le mot d’ordre d’une catégorie sociale, tantôt face à l’un tantôt face à l’autre. Cicéron s’en sert comme d’une pique contre Sulpicius en évoquant la préture de Murena[36] : il emploie les expressions aequabilitas decernendi et lenitas audiendi. Mais c’est surtout contre Caton que la lenitas est invoquée (Mur. 6)[Cic.Mur.6] :

Ego autem has partis lenitatis et misericordiae quas me natura ipsa docuit semper egi libenter, illam uero grauitatis seueritatisque personam non appetiui, sed ab re publica mihi impositam sustunui, sicut huius imperii dignitas in summo periculo ciuium postulabat.

En ce qui me concerne, j’ai toujours joué volontiers ce rôle de douceur et de compassion que la nature elle-même m’a enseigné ; quant à ce rôle de rigueur et de sévérité, je ne l’ai pas recherché, mais une fois qu’il me fut imposé par l’État je l’ai soutenu, comme la dignité de mon consulat l’exigeait au milieu du danger immense couru par mes concitoyens.

Cet extrait est intéressant à plus d’un titre, ne serait-ce que pour le champ lexical de la comédie : retenons la mise en place d’une opposition qui va en quelque sorte structurer le pro Murena, lenitas contre seueritas. Elle annonce la caricature faite plus loin de Caton. Mais la lenitas est aussi un écho des Catilinaires auxquelles il est fait allusion[37].

De la défensive, Cicéron passe à l’offensive, en reprochant à Caton de manquer de cette douceur (Mur. 64)[Cic.Mur.64] :

Hos ad magistros si qua te fortuna, Cato, cum ista natura detulisset, non tu quidem uir melior esses nec fortior nec temperantior nec iustior – neque enim esse potes – sed paulo ad lenitatem propensior.

Si quelque hasard t’avait donné ces hommes pour maîtres, Caton, avec le caractère qui est le tien, tu ne serais assurément pas meilleur, ni plus courageux, ni plus tempérant, ni plus juste – et de fait, tu ne le pourrais pas – mais tu serais quelque peu plus porté à l’indulgence.

Le reproche est amené de façon plaisante, et accompagné de compliments, mais c’était un reproche que Cicéron fit souvent à Caton, en particulier dans ces années qui suivirent l’affaire Catilina : il l’accusait de ruiner la bonne entente entre chevaliers et sénateurs[38].

Cicéron se sert de lenitas de façon encore plus marquée dans le pro Sulla sans doute afin de trouver une réponse au problème suivant : comment faire pour défendre un accusé indéfendable ? En se mettant en avant. La lenitas sert donc tout d’abord à valoriser l’action de Cicéron consul[39] ; elle sert également à créer une connivence avec le jury, composé de chevaliers, d’où l’évocation de cette douceur dès l’exorde, associée au thème des boni uiri – et les membres du jury ne pouvaient sans doute que se sentir concernés – et dans la péroraison (Sull. 92)[Cic.Sull.92] :

Vt ego quid de me populus Romanus existimaret, quia seuerus in improbos fueram, laboraui et, quae prima innocentis mihi defensio est oblata, suscepi, sic uos seueritatem iudiciorum quae per hos menses in homines audacissimos facta sunt lenitate ac misericordia mitigate.

De même que moi je me suis soucié de ce que le peuple romain pensait à mon sujet, parce que je m’étais montré sévère envers des malfaisants, et que j’ai saisi la première occasion qui se présentait à moi de défendre un innocent, de même, vous, adoucissez par votre indulgence et votre compassion la rigueur des jugements qui ont été rendus ces derniers mois contre des hommes d’une audace extrême.

La lenitas est cette fois la douceur attendue de la part des membres du jury : le balancement ut ego..., sic uos... associe Cicéron à ces derniers qui font partie de la même catégorie et partagent les mêmes valeurs politiques. Mais c’est aussi une douceur qui les distingue de la morgue de Torquatus l’accusateur, membre d’une grande famille, et là réside aussi l’intérêt de se référer à la lenitas.

Si la lenitas est la douceur des homines noui, alors on comprend mieux pourquoi Cicéron emploie de façon récurrente[40] ce terme dans la très longue lettre adressée en 59 à son frère Quintus élu préteur pour lui donner des conseils politiques : Quintus est lui aussi un homo nouus. On peut ajouter évidemment qu’il avait fort mauvais caractère, et que la douceur était donc recommandée dans son cas, mais Cicéron a une lecture politique surtout dans cette lettre.

 

On perçoit mieux ainsi, pensons-nous, pourquoi César a fait de lenitas un élément-clé de sa propagande. On dira qu’il n’était pas un homo nouus : certes non, mais d’une part il avait dans son camp des homines noui, des chevaliers, d’autre part il avait contre lui des nobiles connus pour leur irascibilité. Par conséquent, la lenitas pouvait tant rallier des partisans que servir à dénoncer la superbia et la crudelitas des adversaires. Hirtius oppose clairement la lenitas à la crudelitas au livre 8 du De bello Gallico[41]. C’est la douceur d’un individu, d’une personnalité, tout comme la clémence, mais sans les connotations négatives de la royauté, au contraire. Il importe peu, finalement, que César ait été un patricien et qu’un certain nombre de ses partisans aient été des membres de grandes familles[42] : ce qui compte, dans un contexte de guerre psychologique, n’est pas ce que l’on est, mais ce que l’on veut être et ce qu’on l’on veut faire croire au sujet de ses adversaires.

Le choix de lenitas est également le fruit d’une révolution lexicale accomplie en parallèle avec la révolution des institutions : chaque ordre nouveau en politique est déclencheur, puis porteur d’une nouvelle façon de parler. On pourrait dire de manière cynique qu’à chaque régime correspond une langue de bois qui lui est propre : G. Orwell parle de la « novlangue » dans son roman 1984. Ce que l’on constate ici, c’est un bouillonnement, une évolution en cours, mais non achevée, avec des conséquences diverses : une première étape se dessine du vivant de César, où coexistent des termes, selon les intentions des uns et des autres : dans le camp césarien, on ne peut guère employer le terme républicain mansuetudo, tandis que misericordia ne correspond qu’à une des situations où la douceur peut s’appliquer, et enfin clementia est à proscrire. Une deuxième étape se profile entre les Ides de Mars et la victoire d’Octave : période où la politique de douceur tente aussi bien les héritiers de César que ses ennemis politiques, provoquant la rage de Cicéron qui se décide à suivre la ligne opposée, celle de Caton, celle de la seueritas. On se limitera à trois exemples[43] (Att. 14, 19, 2)[Cic.Att.14,19,2] :

M. Antonius ad me tantum de Cloelio rescripsit, meam lenitatem et clementiam et sibi esse gratam et mihi uoluptati magnae fore.

M. Antoine vient juste de me répondre au sujet de Cloelius : ma douceur et ma clémence lui seraient agréables et devraient me procurer beaucoup de plaisir.

L’association des termes lenitas et clementia est typiquement césarienne : mais Antoine s’est bien gardé de l’employer dans la lettre où il demandait à Cicéron son accord pour le retour de Cloelius, et Cicéron de même lui a répondu[44] en employant le mot humanitas. En l’absence de la réponse d’Antoine, on a le choix entre imaginer que ce dernier a employé volontairement cette expression ou considérer que Cicéron s’en sert dans un mouvement d’amertume, pour souligner que l’ordre politique créé par César continue sous son lieutenant : cette dernière hypothèse a nos faveurs, quand on connaît un peu le caractère de l’orateur.

Le deuxième exemple nous renforce d’ailleurs dans cette idée. Cicéron s’adresse à Brutus tenté à son tour par une politique de clémence pour le lui reprocher[45] (Br. 2, 5, 5)[Cic.Brut.2,5, 5] :

Video te lenitate delectari et eum putare fructum esse maximum ; praeclare quidem, sed aliis rebus, aliis temporibus locus esse solet debetque clementiae.

Je vois que tu fais tes délices de la douceur et que tu penses en retirer un très grand avantage ; belle conduite assurément, mais c’est pour d’autres affaires, dans d’autres circonstances qu’il y a d’ordinaire et qu’il doit y avoir place pour la clémence.

Que fait-il pour rappeler son jeune ami à l’ordre ? Il emploie à dessein le langage politique du camp césarien : lenitas, et si cela ne suffisait pas, clementia, la douceur d’un tyran que l’on reprochait justement à César.

C’est la même opération de réemploi de la « novlangue » du parti adverse pour mieux s’opposer à ce dernier qui se répète dans une œuvre de l’année 43, le De Officiis (Off. 1, 88)[Cic.Off.1,88] :

Et tamen ita probanda est mansuetudo atque clementia ut adhibeatur rei publicae causa seueritas sine qua administrari ciuitas non potest.

Et cependant il ne faut approuver la douceur et la clémence qu’à cette condition, que pour le bien de l’État on emploie la sévérité sans laquelle il n’est pas possible de gouverner la cité.

Ce passage nous paraît essentiel : nous avons ici l’équivalent du portrait croisé de César et de Caton par Salluste, avec d’une part mansuetudo atque clementia – la douceur de César – et seueritas qui était la caractéristique de Caton. On relèvera cependant que Cicéron fait passer cette fois la mansuetudo avant la clementia, comme dans la formule mansuetudo et misericordia : pourquoi ? Probablement parce qu’on n’est pas ici dans un contexte de relations internationales : il s’agit cette fois de la clémence vis-à-vis de concitoyens. On a d’abord la douceur institutionnelle, légale, et ensuite la douceur d’un seul homme au-dessus des autres.

Donc, Cicéron, au soir de sa vie, donne le dernier mot à la seueritas de Caton. Mais en réalité, c’est bien entendu Octave qui eut le dernier mot, sur l’orateur mais aussi sur César : clementia. À partir du moment où cette dernière était inscrite sur le clupeus, c’est ce terme qui l’a emporté sur tous les autres. Et le bouillonnement s’est arrêté, pour au moins une génération.

 

 

 

Nous espérons donc avoir répondu à la question initiale : César ne se sert de mansuetudo que dans la Guerre des Gaules, et de lenitas au sens figuré dans le Bellum ciuile seul, parce que la situation, sa situation d’hors-la-loi le lui a imposé. Mais nous avons aussi voulu montrer que la douceur était un enjeu politique essentiel à la fin de la République : la propagande césarienne l’impose comme un thème majeur avant et après la mort de César. La clementia apparaît en fait comme un ultime avatar d’un problème plus vaste, mettant en cause la façon dont les Romains se voyaient, comment ils concevaient l’histoire de leur État et administraient les affaires publiques. La fortune de la clementia est d’abord celle d’Octave qui a trahi César, d’une certaine manière, en employant ce mot, pour mieux pérenniser une attitude politique. Mais à côté du mot clementia, il y a misericordia, mansuetudo, lenitas, on pourrait ajouter placabilitas, liberalitas, etc. Enfin, et surtout, nous espérons avoir convaincu notre auditoire des valeurs particulièresattribuéesà mansuetudoetàlenitas :nousavionsévoquélestravauxdeA. Lintotten introduction,enayant en fait à l’esprit un article surle vocabulaire de la cruauté dans l’Antiquité[46]. Selonlui,ilestliéauxdifférentsgradesdela dignitas. Nous pensons que le vocabulaire de la douceur renvoie lui aussi à des réalités sociales, à un rang dans la société.



[1] Voir A. Lintott, Violence in Republican Rome, 1999.

[2] Voir P. Grimal, « La clémence et la douceur dans la vie politique romaine », CRAI, 1984, p. 466-478.

[3] J. Hellegouarc’h, Le vocabulaire latin des relations et des partis politiques sous la République, 1972, p. 261.

[4] Ibid., p. 263, note 10.

[5] Nous voudrions remercier ici Messieurs les Professeurs P.-M. Martin, E. Malaspina et J.-F. Thomas pour leurs conseils et suggestions. Les fautes qui demeurent sont nôtres.

[6] Voir Dictionnaire étymologique de la langue latine, 1985, p. 385.

[7] Éd. CUF. À rapprocher de Cic. Inv. 1, 2[Cic.Inv.1,2].

[8] On peut penser que cette apologie de Numa qui va de pair avec une discrète critique de Romulus et des rois guerriers en général, puisque suit Tullus Hostilius, n’est pas sans arrière-pensées de la part d’un Cicéron qui exaltait la toge aux dépens du glaive.

[9] Ce caractère officiel a été bien vu par A. Campi, « La “clementia”di Cesare nel Bello Gallico », in M. Sordi (éd.), Amnistia, perdono e vendetta nel mondo antico, 1997, p. 253-270 ; mais il ne s’intéresse dans cette contribution qu’à la clementia, voir p. 269, note *, pour mansuetudo. Voir également M. Griffin, « Clementia after Caesar », in F. Cairns et E. Fantham (éd.), Caesar against Liberty ? Perspectives on his Autocracy, 2003, p. 157-182 et en particulier p. 160.

[10] Voir RE 92 et MRR, 2, 169.

[11] Voir J. Hellegouarc’h, Le vocabulaire latin …, op. cit., p. 261-263.

[12] On peut également se demander si César n’était pas connu au Sénat pour employer très souvent cette formule : Caton se montrerait ici très ironique.

[13] L’emploi de censeo est probablement aussi ironique : Caton se sert de la formule traditionnelle que devaient employer les sénateurs au moment de donner leur avis pour créer un effet comique.

[14] CUF. Voir à ce sujet R. Syme, Salluste, 1982, p. 96-102, et A. La Penna, Sallustio e la « rivoluzione » romana, 1968, p. 138-146 et en particulier p. 140, note 235.

[15] Ceux qui s’intéressent aux rapports entre Salluste historien et César trouveront sans doute ici une clé : Salluste replace César du côté de la légalité républicaine, en se refusant à employer lenitas. Il prend manifestement ses distances avec la propagande césarienne.

[16] Voir Caes. Civ. 1, 33, 3-4[Caes.B.C.1,33,3-4].

[17] CUF. Voir au sujet de ce discours D. Lassandro, « La Pro Marcello ciceroniana e la Clementia Caesaris » in M. Sordi (éd.), L’immagine dell’uomo politico : vita pubblicha e morale nell’antichità, 1991, p. 195-200. De même H. C. Gotoff, Cicero’s Caesarian Speeches. A Stylistic Commentary, 1993, p. 15.

[18] Voir G. Voi, « “Clementia” e “lenitas” nella terminologia e nella propaganda cesariana » in M. Sordi (éd.), Contributi delleIstituto di storia antica, 1972, p. 121-125.

[19] Voir G. Voi, « “Clementia” e “lenitas” nella terminologia e nella propaganda cesariana », op. cit., et également M. Griffin, « Clementia after Caesar », in Caesar against Liberty ? Perspectives on his Autocracy, op. cit., p. 160.

[20] Voir Y. Benferhat, « D’iniuria à lenitas dans le Bellum ciuile », Vita Latina, 173, décembre 2005.

[21] CUF.

[22] Voir au sujet de ce passage P. A. Brunt, « Laus imperii », in P. D. A. Garnsey et C. R. Whittaker (éd.), Imperialism in the Ancient World, 1978, p. 159-191 et en particulier p. 178-184.

[23] CUF.

[24] Voir B. Af. 92, 4[B.Af.92,4].

[25] CUF.

[26] Voir A. Ernout-A. Meillet, Dictionnaire étymologique de la langue latine, op. cit., p. 351.

[27] Ibid.

[28] Voir Hist. A ug. Pescennius Niger 12, 3[Hist.Aug.PescenniusNiger12,3] ;CAPIT. Max.Balb. 2, 7[Capit.Max.Balb.2,7] ; VOP. Aur. 23, 1[Vop.Aur.23,1].

[29] Voir Tér. Ad. 390[Ter.Ad.390]. Cicéron fait allusion à cette caractéristique des pères de comédie en parlant de son frère et de son neveu, cf. Cic. Att. 10, 4, 6[Cic.Att.10,4,6]. Cf. enfin Val. Max. 5, 8, pr.[Val.Max.5,8,pr.]

[30] Voir Cic. de Orat. 2, 182[Cic.deOrat.2,182].

[31] Voir Cic. Rab. 10[Cic.Rab.10].

[32] CUF. Ce passage se situe juste avant la péroraison.

[33] CUF.

[34] On peut nous opposer le fait que Cicéron parle dans la troisième Catilinaire de la lenitas du Sénat, cf. Cic. Cat. 3, 14[Cic.Cat.3,14]. Assurément, mais dans ce discours qui est de nouveau adressé au peuple, lenitas est à replacer dans un contexte particulier : Cicéron fait le compte rendu des décisions du Sénat, en commençant par les félicitations qui lui furent adressées, et en finissant par évoquer les prières qui seront faites en son nom. Autrement dit, le passage est selon nous codé : en employant lenitas pour le Sénat, Cicéron laisse entendre que c’est lui qui a influencé les décisions de ses pairs.

[35] Voir RE 123 et MRR, 2, 172-173. Voir R. Syme, La révolution romaine, 1967, p. 96.

[36] Voir Cic. Mur. 41[Cic. Mur.41].

[37] Voir Cic. Sull. 8[Cic.Sull.8] où l’on retrouve la même tentative d’autojustification.

[38] Voir au sujet de Caton E. Fantham, « Three Wise Men and the End of the Roman Republic », in F. Cairns et E. Fantham (éd.), Caesar against Liberty ? Perspectives on his Autocracy, p. 96-117 et en particulier p. 98-106.

[39] Voir supra, note 33.

[40] Voir Cic. Q. fr. I, 1, 11 ; 13 ; 21 ; 22[Cic.Q.fr.I,1,11;13;21;22].

[41] Voir 8, 44, 1[Hirt.B.G.8,44,1].

[42] Voir R. Syme, La révolution romaine, op. cit., p. 73-75.

[43] CUF.

[44] Voir Cic. Att. 14, 13b, 3[Cic.Att.14,13b,3].

[45] Mai 43.

[46] Voir A. Lintott, « Cruelty in the Political Life of the Ancient World », in T. Viljamaa, A. Timonen et C. Krötzl (éd.), Crudelitas. The Politics of cruelty in the Ancient and Medieval World, 1992, p. 9-27.

 


 

Citer cet article : Yasmina Benfehrat, « Con Dolcezza. Réflexions sur l’idée de douceur dans la vie politique romaine », Interférences Ars Scribendi, numéro 4, article mis en ligne le 9 mai 2006,
http://ars-scribendi.ens-lsh.fr/article.php3?id_article=39&var_affichage=vf

 

 

 

 


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