La poétique romaine comme hybridation féconde. Les leçons de la greffe (Virgile, Géorgiques, 2, 9-82)

   

Séverine Clément-Tarantino

 

Introduction [*]

L’exposé que Virgile consacre à la greffe au début du chant 2 des Géorgiques a frappé des générations de commentateurs par son manque d’orthodoxie : prenant le contre-pied de la tradition agronomique qui avait traité le sujet, le poète se laisse aller à ce que Servius identifie comme une ingens phantasia[1], en faisant fi de la loi qui, à Rome, avait été ré-énoncée par Varron[2] et qui veut que les seuls croisements possibles – susceptibles d’être durablement féconds – se fassent entre arbres appartenant à un même genre ou, au moins, à une même famille botanique[3]. Des sept exemples de greffes que Virgile place sous nos yeux, deux seulement remplissent cette dernière condition[4] : le premier de la première série, greffe du pommier sur le poirier (vers 32-34)[5] et le troisième de la seconde série (vers 69-72), greffe du châtaignier sur le hêtre[6].

Et saepe alterius ramos impune uidemus
uertere in alterius mutatamque insita mala
ferre pirum
et prunis lapidosa rubescere corna.(Virgile, Géorg. 2, 32-34[Verg.G.2,32-4])

Et nous voyons souvent les branches de l’un se muer sans dommage en branches de l’autre, le poirier métamorphosé donner sur greffe des pommes et des cornouilles pierreuses rougir sur des pruniers. (Virgile, Géorg. 2, 32-34[Verg.G.2,32-4])

Inseritur uero et fetu nucis arbutus horrida
et steriles platani malos gessere ualentis ;
castaneae fagus, ornusque incanuit albo
flore piri, glandemque sues fregere sub ulmis. (Virgile, Géorg. 2, 69-72[Verg.G2,69-72])

Mais on greffe le rejeton du noyer sur l’arbousier épineux, les platanes stériles ont porté de robustes pommiers ; le hêtre a blanchi de la fleur argentée du châtaignier, l’orne, de celle du poirier et, sous les ormes, les porcs ont croqué des glands. (Virgile, Géorg. 2, 69-72 [Verg.G2,69-72])

Rendues douteuses par le fait qu’elles impliquent des arbres complètement dissemblables, les cinq autres greffes frôlent, certes, l’extravagance : substituer des « cornouilles pierreuses » à des prunes ne présente pas d’intérêt et l’idée de faire porter des fruits à des arbres infertiles (platanes, hêtres, ornes, ormes) suppose, au contraire, un désir excessif de rentabilité. En tenant compte du rôle de premier plan que ce cultus joue dans la sorte de plaidoyer en faveur du labor que constitue le double développement formé par les vers 9-34 et 47-72, on a pu déduire que ce plaidoyer ne devait pas être pris à la lettre du fait que les greffes données en exemple par Virgile sont des « mensonges »[7]. En cela, ces greffes seraient emblématiques d’une œuvre au discours ambigu, qui ne valoriserait le labor qu’en apparence ou partiellement. Elles favoriseraient même la mise au jour des déviances auxquelles ce « labeur acharné » (Géorg., 1, 45-6)[Verg.G.1,145-6] est susceptible de conduire : non content de seconder ou d’améliorer la nature, l’homme qui recourrait à une telle technique agirait en effet « contre la volonté » de la nature[8] pour ne créer que des monstres[9]. Pareille monstruosité se trouverait, enfin, implicitement dénoncée dans l’image qui clôt le passage (vers 80-82), où miratur exprimerait l’étonnement rempli d’effroi de l’arbre que la greffe a rendu comme étranger à lui-même – qu’elle a dénaturé[10] :

[…] nec longum tempus, et ingens
exiit ad caelum ramis felicibus arbos
miratastque nouas frondes et non sua poma. (Virgile, Géorg., 2, 80-82[Verg.G.2,80-82])

[…] en peu de temps, déjà, l’arbre, grandi, a percé vers le ciel de ses branches fertiles et s’est étonné de porter un feuillage nouveau et des fruits qui ne sont pas les siens. (Virgile, Géorg., 2, 80-82[Verg.G.2,80-82])

Pour qui ne souscrit pas complètement à l’interprétation « pessimiste »[11] que je viens d’évoquer, le problème posé par la greffe reste entier – à moins, peut-être, d’être envisagé à un autre niveau, comme cela a été récemment tenté. Cette tentative est celle de J. Pucci, qui a consacré à la greffe dans les Géorgiques une section d’un chapitre de son ouvrage The full-knowing reader, allusion and the power of the reader in the western literary tradition[12]. Pour aller au-delà des contradictions auxquelles on se heurte en s’attachant à la signification « littérale » du passage – et, en particulier, des vers consacrés à la greffe –, J. Pucci considère la possibilité que ceux-ci aient une signification dite « allégorique ». L’allégorie en cause tiendrait à ce que, en décrivant la greffe, Virgile décrirait un procédé poétique correspondant à ce que nous appelons aujourd’hui l’« allusion littéraire ». L’idée que J. Pucci défend dans ce chapitre est, en somme, que si l’allusio ne constitue pas, dans l’Antiquité, une « catégorie rhétorique », les œuvres des Anciens, des poètes en particulier, ne fournissent pas moins des descriptions métaphoriques du procédé que nous, « modernes », identifions par ce nom[13].

Globalement convaincante, la réflexion menée par cet auteur est d’autant plus intéressante, me semble-t-il, que nous, modernes, avons aussi l’habitude de recourir à l’image de la greffe pour parler de la façon dont un texte s’insère dans un autre texte et de ses effets. Parmi ceux-ci, figure notamment la métamorphose que le texte greffé subit pour s’intégrer au nouveau texte[14] et/ou, inversement, la métamorphose subie par le texte qui porte la greffe – le texte qui fait allusion. C’est sur ce second type de métamorphose que Virgile pourrait, de fait, attirer notre attention. Lus dans l’optique que je viens de présenter, les derniers vers du passage rendent en effet assez bien compte du sentiment d’altérité produit par l’insertion dans un texte du « plant » d’un autre texte et du supplément de sens éventuellement apporté par cet autre texte, lorsqu’il est repéré et interprété – par le lecteur qui, dans les termes de J. Pucci, a le « pouvoir » de le faire[15].

La manière dont il a orienté l’ensemble de son enquête fait que J. Pucci se concentre, à juste titre, dans l’analyse qu’il fait de ce passage des Géorgiques, sur le rôle du lecteur et sur le type de lecteur que réclame et construit cette greffe qu’est l’allusion. Sa démonstration me paraît cependant être affaiblie par le fait que : 1) il se soucie relativement peu des allusions effectivement produites par ce texte ; 2) il considère la greffe indépendamment de son contexte, alors que l’ensemble de la « leçon » – agricole et poétique – dans laquelle la greffe prend place présente à mon sens un intérêt.

Le but de mon étude est d’apporter quelques remèdes à ces deux manques ; pour ce faire, j’organiserai mon propos selon les trois directions suivantes. 1) En re-parcourant brièvement l’ensemble du passage, je re-considérerai la place et le rôle qui sont dévolus à la greffe dans le cadre de la démonstration qui y est menée,mais aussi, et surtout, dans le cadre de la réélaboration – et même, de la métamorphose – à laquelle Virgile soumet celui qui a été identifié comme le principal modèle de cette section des Géorgiques, Théophraste, au début du livre 2 de l’Histoire des Plantes[16]. 2) Après avoir examiné la, voire les greffes poétiques que Virgile a opérées sur ce modèle, je m’intéresserai à celle(s) qu’il paraît opérer sur son propre texte dans les vers qu’il a « insérés »[17] au milieu de celui-ci : la double adresse aux cultivateurs et à Mécène, qui contribue non seulement à légitimer la lecture « allégorique » du passage prônée par J. Pucci, mais aussi à mettre au jour la ou les formes d’hybridation dont les Géorgiques sont le « fruit ». 3) En replaçant la greffe dans son contexte, je m’interrogerai enfin sur la possibilité que l’ensemble du passage abrite une réflexion sur le labor poétique ou sur cette poétique du labor que constituent la poétique virgilienne, en particulier dans les Géorgiques, et la poétique romaine que cette dernière a vocation à illustrer[18].

 

1. Métamorphose d’un modèle (Théophraste, H. P. 2, 1).. Greffage et contaminatio

La première « leçon » du livre 2 des Géorgiques se compose de deux développements de 26 vers (9-34 et 47-72), répartis de chaque côté de l’adresse aux agricolae et à Mécène. De contenu similaire, leur structure interne repose sur une distinction – entre pousse naturelle des arbres et pousse stimulée par la culture – que Virgile trouvait clairement énoncée dans les premières lignes du livre 2 de l’Histoire des Plantes de Théophraste[Thphr.H.P.2,1,1]. La priorité de ce « modèle », en particulier sur le chapitre correspondant de Varron, est assurée par l’insistance avec laquelle Virgile use de ladite distinction et, ponctuellement, par le fait que les trois premiers modes de reproduction naturelle qu’il évoque (sponte sua, de semine, ab radice, vers 11, 14, 17) correspondent aux premiers termes de l’énumération effectuée par le savant grec[19] :

Αἱ γένεσεις τῶν δένδρων καὶ ὅλως τῶν φυτῶν ἢ αὐτόματοι ἢ ἀπὸ σπέρματος ἢ ἀπὸ ῥίζης ἢ ἀπὸ παρασπάδος ἢ ἀπὸ ἀκρεμόνος ἢ ἀπὸ κλωνὸς ἢ ἀπ’ αὐτοῦ στελέχους εἰσίν - ἢ ἔτι τοῦ ξύλου κατακοπέντος εἰς μικρά· καί γὰρ οὕτως ἔνια φύεται. Τούτων δὲ ἡ μὲν αὐτόματος πρώτη τις, αἱ δὲ ἀπὸ σπέρματος καὶ ῥίζης φυσικώταται δόξαιεν ἄν· ὥσπερ γὰρ αὐτόματοι καὶ αὐταί, διὸ καὶ τοῖς ἀγρίοις ὑπάρχουσιν· αἱ δὲ ἄλλαι τέχνης ἢ δὴ προαιρέσεως.

Les arbres et les plantes en général se reproduisent soit par génération spontanée, soit à partir d’une graine, d’une racine, d’un rejet, d’une branche, d’un rameau, du tronc même – ou encore du bois éclaté en menus morceaux : certaines espèces vont jusqu’à se multiplier ainsi. La génération spontanée peut passer pour un de ces procédés, le plus primaire, la reproduction par graine et par racine pour le plus naturel, car elle est, elle aussi, en un sens, spontanée, ce qui permet aux plantes sauvages d’en disposer ; les autres sont affaire de technique ou bien même de choix.

L’aspect le plus visible de la réélaboration à laquelle Virgile a soumis le texte de Théophraste réside dans l’amplification d’un matériau qui est en outre réorganisé selon une disposition recherchée : les exemples voués à illustrer chaque mode de reproduction réapparaissent en effet dans le second développement (vers 47-72) dans l’ordre inverse de celui où ils apparaissaient dans le premier (vers 9-34), en sorte de former, chaque fois ou presque, un chiasme avec lui[20]. Ce chiasme contribue à indiquer que, d’un développement à l’autre, malgré l’apparente répétition d’un même contenu, le propos s’est en fait précisé, au point, parfois, d’être renversé.

Le changement le plus notable réside probablement dans la radicalisation d’un discours qui n’est plus descriptif mais prescriptif et qui vise maintenant à démontrer, sinon à imposer, la nécessité d’une soumission systématique des arbres aux techniques (cf. vers 61-62) et la supériorité de leurs productions. Cette radicalisation est rendue sensible par certaines généralisations, telles celle des vers 49-52[Verg.G.2,49-52] qui tend, il est vrai, à rendre « équivoque »[21] la mission de l’homme acteur du labor, en en faisant une œuvre d’acculturation plus encore que d’éducation[22] :

Tamen haec quoque, si quis
inserat aut scrobibus mandet mutata subactis,
exuerint siluestrem animum cultuque frequenti
in quascumque uoles artis haud tarda sequentur. (Virgile, Géorg., 2, 49-52[Verg.G.2,49-52])

Pourtant, ces arbres aussi, si on les greffe, ou si, transplantés, on les confie à des fosses bien ameublies, auront tôt fait de dépouiller leur âme sauvage et grâce à des soins assidus, ils se plieront sans tarder à tous les procédés que tu voudras. (Virgile, Géorg., 2, 49-52[Verg.G.2,49-52])

Ce durcissement trouve toutefois un corollaire et un élément de justification dans le « portrait » qui est fait de la nature dans ce second développement. Le vers 48 donne tout de suite le ton : il semblerait en effet qu’« en chemin », cette nature qui était d’abord présentée comme un mode de reproduction « varié » (vers 9), sûr et autonome ait tout de même compromis ses talents de création. Il ne s’agit pas seulement de constater, en effet, que les arbres qui poussent d’eux-mêmes sont des arbres « inféconds » :

Sponte sua quae se tollunt in luminis oras
infecunda quidem, sed laeta et fortia surgunt. (Virgile, Géorg., 2, 47-48 [Verg.G.2,47-48])

Les arbres qui s’élèvent d’eux-mêmes jusqu’aux rives de la lumière sont, certes, inféconds, mais ils poussent prospères et vigoureux.(Virgile, Géorg., 2, 47-48 [Verg.G.2,47-48])

Les vers 55-60, présentant des spectacles antithétiques de ceux auxquels les vers 4-19 nous avaient fait assister, aggravent ce constat en ajoutant l’idée que, livrée à elle-même, la nature risque de devenir l’envers d’elle-même en se faisant, de source de vie, source de dégénération et de mort. L’arbre qui, aux vers 17-19, répandu « en dense frondaison à partir de la racine » avait l’heur de pouvoir se blottir « tout petit à l’ombre immense de sa mère », se voit ici, « maintenant » (nunc, vers 55), étouffé par cette même mère, qui, proliférant, l’empêche de croître et de donner ses fruits :

nunc altae frondes et rami matris opacant
crescentique adimunt fetus uruntque ferentem. (Virgile, Géorg., 2, 55-56[Verg.G.2,55-56])

maintenant, les hautes frondaisons et les rameaux de sa mère l’étouffent de leur ombre, le privent de fruits quand il croît, quand il essaie de les produire, le dessèchent. (Virgile, Géorg., 2, 55-56[Verg.G.2,55-56])

Et celui qui avait « poussé de graines au vent jetées » (vers 57), oublieux de son premier et vigoureux jaillissement (surgunt, vers 14), tarde désormais à croître, mettant en péril sa descendance et privant ses fruits de goût :

tarda uenit seris factura nepotibus umbram
pomaque degenerant sucos oblita priores. (Virgile, Géorg., 2, 58-59)[Verg.G.2,58-59]

il vient lentement donner de l’ombre à de lointains neveux et ses fruits dégénèrent, oubliant leur saveur première.(Virgile, Géorg., 2, 58-59)[Verg.G.2,58-59]<

De telles remarques rendent plus légitime l’extension du domaine du labor revendiqué dans cette seconde section : en éduquant la nature, l’homme n’a donc pas que pour but de la rendre plus productive qu’elle seule ne saurait l’être ; il a sur elle une action salutaire du moment que, abandonnée à elle-même, celle-ci risque de voir sa vigueur et sa prospérité premières se dégrader en une sauvagerie et une luxuriance potentiellement funestes.

Quelle place la greffe occupe-t-elle au sein d’une telle « leçon » ? ou plutôt, est-elle aussi « déplacée » qu’on a bien voulu le penser ? Ce qui est sûr est que Virgile prête à cette technique une attention extraordinaire : tandis que la description du résultat de sept opérations de greffage couronne l’un et l’autre développements (vers 32-34, vers 69-72), des mentions plus techniques du procédé encadrent en particulier le second : elle est la première technique à être rappelée lorsque la description de départ se mue en démonstration (vers 50) et est encore assez importante pour qu’un appendice lui soit consacré (vers 73-82), au-delà des vingt-six vers de cette section. La distinction entre la greffe en fente et en écusson culmine elle-même (cf. vers 80-82, cités en introduction) sur l’évocation du résultat merveilleux de l’opération – et de sa réussite ! Nettement souligné, ce caractère merveilleux bénéficie pourtant de l’autorité du poète (cf. saepe uidemus, vers 32), de sorte que ce summum mirum paraît, en fait, conçu pour renforcer la conviction de ses destinataires. D’une manière qui fait sans doute davantage appel aux sens qu’à la raison de ces derniers, la greffe paraît bien, dès lors, servir à indiquer que le labor n’est pas seulement utile, voire nécessaire, mais qu’il peut aussi être la source de spectacles à la beauté prodigieuse. Je voudrais en outre souligner que la façon dont les unions données en exemples aux vers 32-34 et vers 69-72 sont suggérées, plus encore que décrites, l’accent mis sur les couleurs, l’attention portée au choix et à la place des mots, le refus de toute notation trop technique[23] incitent, en effet, à (re-)prendre au sérieux la possibilité qu’en donnant ces « exemples douteux », Virgile ait privilégié des critères esthétiques, en étant lui-même guidé par des « raisons poétiques », comme l’a récemment écrit M. Bovey[24]. Ces raisons poétiques exigent toutefois d’être explicitées.

Pour ce faire, et pour en rester avec la place que la greffe occupe dans les deux développements, je mettrai d’abord à profit une observation que R. F. Thomas fait à son sujet : l’emploi que Virgile fait de la greffe pour couronner et conclure chaque section de son exposé rappelle celui qu’il réserve à maints endroits de l’œuvre aux exempla, comparaisons ou excursus mythologiques[25]. Anodine en apparence, cette observation l’est moins, une fois mise en relation avec une des caractéristiques dominantes du passage et de la réécriture dont il est le produit : en plus d’être développée, dupliquée et enrichie par le chiasme qu’on a vu, la distinction-cadre (natura/usus) fournie par Théophraste est aussi traduite et interprétée dans des termes évocateurs des deux âges mythiques évoqués par le poème, ceux de Jupiter et de Saturne[26]. Particulièrement sensible dans les formules de transition des vers 10-11 et 22, cette « mythologisation » du matériau technique affleure aussi dans la seconde série d’exemples de greffes : avec le premier et le dernier d’entre eux, les fruits typiques de la vie sous Saturne sont inéluctablement soumis à l’évolution ouverte par l’invention des artes, en étant, pour le premier (l’arbouse), remplacé par un autre (la noix), tandis que le second (les glands) change de destinataire – ce ne sont plus les hommes, mais les porcs qui les « croquent » désormais – sous des ormes ! La greffe rend ainsi sensible un aspect important de la transformation du texte – en prose – de Théophraste en texte poétique : elle contribue à rendre présent le mythe dans les termes et les images duquel le matériau technique fourni par ce modèle a été réécrit ; par la place qu’elle occupe ainsi que, préciserais-je, par son caractère impossible, « fictif » – sinon « mensonger » –, elle tient le lieu d’un exemplum mythologique que Virgile aurait ajouté à ce matériau pour l’illustrer et l’embellir.

Le terme « ajout » est d’autant plus juste que la technique de la greffe n’est pas décrite dans le texte de Théophraste sur lequel le poète a choisi de s’appuyer : remis à plus tard à la fin du chapitre 1 du livre 2 de l’Histoire des Plantes, c’est au chapitre 6 du livre 1 du traité sur les Causes des Plantes que figure cet exposé[27]. À partir de là, on pourrait se contenter de dire que Virgile a « contaminé » deux passages d’un même modèle[28]. Les vers 32-34, où sont produits les premiers exemples de greffes et les vers suivants – les premiers vers de l’adresse aux agricolae – révèlent toutefois la présence d’une autre forme de contaminatio ; il apparaît en effet que la métamorphose du texte de Théophraste est aussi liée à la greffe que Virgile y a pratiquée de « plants » qui lui étaient étrangers.

La greffe littéraire la plus considérable est celle que Virgile effectue aux vers 35-36, dans le cadre de l’exhortation qu’il adresse aux cultivateurs. Au travers du premier exemple de greffe, pommier sur poirier, les vers 33-34 sont moins le lieu d’une greffe – i.e. d’une allusion faite à un texte – que d’une « mise en débat » allusive de plusieurs textes[29]. Préparée par l’emploi de l’adverbe generatim au vers 35[30], l’allusion que le vers 36 (agricolae, fructusque feros mollite colendo) produit au texte de Lucrèce[Lucr.5,1368-1369] a été régulièrement relevée :

Quare agite o proprios generatim discite cultus,
agricolae, fructusque feros mollite colendo. (Virgile, Géorg. 2, 35-36[Verg.G.2,35-36])

Aussi, cultivateurs, apprenez chaque technique selon chaque espèce et adoucissez, par vos soins, les fruits sauvages. (Virgile, Géorg. 2, 35-36[Verg.G.2,35-36])

Inde aliam atque aliam culturam dulcis agelli
temptabant, fructusque feros mansuescere terra
cernebant indulgendo blandeque colendo. (Lucrèce 5, 1367-1369[Lucr.5,1367-1369])

Et puis ils tentèrent une culture après l’autre
sur leur cher lopin de terre, et l’on vit des fruits sauvages
s’adoucir par les soins d’un tendre jardinage.[31](Lucrèce 5, 1367-1369[Lucr.5,1367-1369])

Ce qui, curieusement, a moins été noté est qu’il est aussi question de greffe dans la section du De rerum natura V où ces deux vers prennent place : l’insitio est présentée comme un des premiers progrès que les hommes, suivant l’exemple de la nature, firent dans la culture du sol[32].

Ce rappel me conduit d’abord à constater que la « greffe » que Virgile opère sur le texte de Théophraste en évoquant une technique qui n’y était pas analysée (sc. la greffe) se double de cette autre forme de greffe qu’est l’allusion au passage de Lucrèce où il est question d’insitio. Ce recours à la poésie lucrétienne me semble en outre avoir pour premier effet de parachever et de sanctionner la « conversion » (cf. uertere, vers 32) du texte de Théophraste en texte poétique – et en latin[33]. Cela m’inciterait même à admettre que les mots que Virgile emprunte à Lucrèce puissent être détachés de leur contexte d’origine ; dans une exhortation où le poète et l’agricola ne feraient qu’un, Virgile pourrait s’en servir pour mettre au jour la ressemblance entre le projet de son prédécesseur et le sien : là où Lucrèce s’était employée à atténuer, par le miel de sa poésie, l’amertume d’un breuvage philosophique, Virgile se proposerait d’adoucir la nature « sauvage » d’un « fruit » grec – par trop – technique[34].

Réservant cette hypothèse[35], je voudrais souligner cependant un autre aspect de la greffe que je viens de considérer : bien que, tout au long du passage, l’attention du poète se concentre davantage sur la métamorphose subie par l’arbre porte-greffe – ou par celui qui est transplanté, les deux méthodes étant liées aux vers 49-52 –, il apporte néanmoins la précision, à propos de la greffe en écusson, que l’élément greffé (en l’occurrence, le « bouton », germen) est lui-même transformé par une opération qu’il assimile encore à une éducation :

[…] angustus in ipso
fit nodo sinus : huc aliena ex arbore germen
includunt udoque docent inolescere libro. (Virgile, Géorg., 2, 76-77[Verg.G.2,76-77])

[…] on fait en plein nœud une entaille étroite : c’est là qu’on introduit le bouton d’un arbre différent et on lui enseigne à se développer dans le liber humide. (Virgile, Géorg., 2, 76-77[Verg.G.2,76-77])

Le greffon doit, autrement dit, apprendre à se développer selon les règles de l’arbre qui l’a accueilli et qui, désormais, le nourrit.

Or une telle observation pourrait tout à fait s’appliquer au texte « greffé » de Lucrèce, qui n’est pas non plus laissé intact par l’opération subie : tandis que, en pratiquant leurs greffes, les hommes du De rerum natura ne faisaient que se conformer à l’exemple donné par la nature, « créatrice des choses », et que les soins qu’ils lui prodiguaient étaient « tendres » (cf. indulgendo blandeque colendo)[36], c’est, en général, à une culture nettement moins « tendre » que sont censés s’adonner les cultivateurs de Virgile, qui sont en outre incités, dans le cas précis de la greffe, à forcer la nature et à violer ses lois. Employé tout de suite après le premier exemple de greffe intergénérique aberrante – les cornouillers unis à des pruniers –, l’adverbe generatim se charge d’une ironie[37] qui pourrait surtout traduire la distance prise à l’égard d’un modèle lucrétien chez qui une telle « confusion des genres » eût été inconcevable[38].

 

2. Cent bouches pour un refus : les Géorgiques au/comme croisement de deux styles et/ou de deux traditions

L’ironie qui se manifeste au début de la double adresse insérée aux vers 35-49 se retrouve, j’y viendrai sous peu, à la fin de cette dernière, lorsque le poète en vient à corroborer d’un ultime refus ce qui, dès l’Antiquité, a été identifié comme une recusatio. Au travers d’images repérables, héritées de la poétique alexandrine, ce refus de l’épopée est cependant compliqué par un certain nombre d’éléments. De fait, dans un premier mouvement, le poète paraît se laisser emporter par son enthousiasme, au point d’appliquer au poème en cours une image – celle de la haute mer (pelago, vers 41) – qui pourrait certes signifier qu’il est au cœur de sa navigation poétique[39], mais qui évoque aussi la grande œuvre épique[40]. Cette seconde signification est confortée a posteriori par les vers 44-45 où, après rejet de cet appel du grand large, il s’emploie à faire admettre à Mécène son choix de poursuivre sa navigation côtière, autrement dit, la composition d’un poème « humble », d’ascendance callimachéenne. La netteté de cette résolution est cependant, à son tour, quelque peu perturbée par la forme que prend, entre ces deux mouvements, la recusatio :

Non ego cuncta meis amplecti uersibus opto ;
non, mihi si linguae centum sint oraque centum,
ferrea uox. (Virgile, Géorg., 2, 42-44[Verg.G.2,42-4])

Je ne veux pas dans mes vers embrasser toutes choses ; non, eussé-je cent voix, cent bouches, une voix de fer. (Virgile, Géorg., 2, 42-44[Verg.G.2,42-4])

Les quelques modifications formelles que Virgile y a apportées ne gênent pas la reconnaissance du topos épique, d’origine homérique, des centum ora – ou, plutôt, des « bouches innombrables ». Relevant la première de ces modifications, la substitution de l’idée d’un non vouloir (nonopto) à l’idée d’incapacité qu’on attendait (sur le modèle du non possim d’Én., 6, vers 627[Verg.A.6,627], cf. Il., 2, vers 488[Hom.Il.2,488]), R. F. Thomas souligne son importance en commentant : « Virgile a converti un lieu commun homérique en morceau de poétique callimachéenne. » Il est de fait vrai que, par cette insertion d’un seul mot lourd de sens, Virgile n’a pas seulement apporté une énième « correction »[41] à la forme de l’hypotexte homérique à l’origine du topos ; il a détourné, métamorphosé, « dénaturé » – le « code » de – ce topos au point de lui faire exprimer le contraire de ce qu’il avait vocation à exprimer : au lieu du choix, le refus de l’épopée[42].

Sans renoncer à cette interprétation, je suis toutefois tentée de considérer la possibilité que la « dynamique » de cette réécriture soit à double sens : par un simple déplacement de point de vue, on peut en effet considérer que Virgile a greffé un topos épique sur un « lieu » commun aux œuvres mineures bâties sur un refus de l’épique, et se demander dans quelle mesure ce lieu ne s’en trouve pas modifié (et ce refus atténué). En l’occurrence, on peut surtout se demander si le principal effet de cette greffe d’un topos de l’épopée héroïque sur le texte géorgique n’est pas : 1) de dévoiler la « grandeur » cachée d’une œuvre qui, aussi humble qu’elle se veuille, ne se situe pas au moins au croisement de deux esthétiques, sinon de deux styles ; 2) de réconcilier les deux « styles » en question (le style de la grande œuvre épique / le style des œuvres soi-disant mineures) en montrant, précisément, qu’ils ne sont pas aussi étrangers l’un à l’autre qu’on[43] le prétend – qu’ils ne le sont pas, en tout cas, au point de rendre leur « hybridation » inféconde. Les Géorgiques en sont la preuve.

Je conclurai sur ce point par une précision : si la réussite de l’hybridation dont je viens de parler paraît assurée par le fait que les Géorgiques, « en tant que chant d’Ascra romain » (cf. Géorg., 2 , vers 176)[Verg.G.2,176], ne sont pas véritablement « bâties sur un rejet de l’épique », l’importance de la greffe du topos des « innombrables bouches » n’en est pas pour autant diminuée. En l’insérant dans son « humble épopée » didactique, Virgile pourrait confirmer que cette dernière n’est pas fermée à la tradition de la grande épopée héroïque que les cent bouches sont à mêmes de désigner. Le chant 4 témoigne notamment d’une telle ouverture. Il est en outre probable que ce soit le souvenir d’Homère que ces dernières évoquent en premier et en particulier[44] ; s’il pouvait cependant être démontré que Lucrèce avait lui-même donné sa version du topos à quelque endroit de son épopée[45], et que c’est avec cette version que Virgile dialogue ici en particulier (quitte à la contester, cf. la note de Servius au vers 42[Serv.adG.2,42] : Lucretii uersus ; sed ille aerea uox ait, non ferrea),son insertion à cet endroit des Géorgiques contribuerait à conforter l’importance d’un modèle lucrétien appelé à devenir le modèle dominant de ce chant – et du suivant –, mais, surtout, à réunir les deux « versants » de la tradition épique, et/ou à faire d’Homère le point de départ de la tradition didactique de l’épopée[46].

 

3. Un « long exorde » et ses leçons : une « acculturation » en quête de « légitimité »

La poésie virgilienne se donne comme résolument intertextuelle et dialogique. Mais il ne suffit pas, comme l’ont fait les études de sources, d’origines et d’influences, de repérer et de nommer les textes qui s’y lisent en filigrane : il s’agit plutôt d’y observer une acculturation active et consciente qui cherche sa légitimité.
(A. Deremetz, Le Miroir des Muses, p. 310)

L’analyse que j’ai menée jusqu’ici avait pour but d’approfondir le contenu de la leçon poétique dont les étranges greffes virgiliennes sont susceptibles d’être porteuses. Encore ces greffes me paraissent-elles surtout constituer un exemple, peut-être limite, de la « leçon », plus large, qui sous-tend l’ensemble du passage. La possibilité de lire ce dernier comme étant le lieu d’une réflexion poétique implicite nous est notamment donnée, me semble-t-il, par les derniers vers de l’adresse que je viens de considérer :

[…] non hic te carmine ficto
atque per ambages et longa exorsa tenebo. (Virgile, Géorg. 2, 45-46[Verg.G.2,45-6])

[…] je ne te captiverai pas ici avec un poème imaginé, en te faisant passer par des détours, de longs exordes. (Virgile, Géorg. 2, 45-46[Verg.G.2,45-6])

Ce qui est ainsi énoncé, ce sont, à première vue, trois caractéristiques de cet épique à l’appel duquel le poète vient de renoncer. Mais cette re-formulation aboutit aussi à donner une définition par la négative du type de poésie que ce poème est censé représenter et que le poète a décidé de continuer à « cultiver » : une « poésie de la terre et de la réalité »[47] qui exclut les fictions – et/ou les inventions –, les détours, les longs exordes[48].

Aux yeux de certains commentateurs, le non hic qui ouvre cette déclaration comporterait cependant une part d’ironie, du fait que ce que le poète refuse de faire ici se trouve bien « là », i.e. ailleurs dans le poème et en particulier dans ce chant 2, réputé pour ces « détours » et ces « fictions » que tendent à constituer les trois éloges de l’Italie, du printemps et de la vie rustique[49]. Pour d’autres lecteurs, auxquels je m’associe, ce non hic serait partiellement[50] à prendre comme une antiphrase, dans la mesure où les notions de carmen fictum, d’ambages et de longa exorsa pourraient aussi s’appliquer au passage dans lequel les vers 39-45 viennent s’intercaler : à travers la greffe, celui-ci fait, en effet, une large place à la « fiction » et il n’est pas dénué d’obscurités, voire d’ambiguïtés[51]. Mais ce qu’on retiendra surtout est la possibilité que le « retardement » de l’adresse à Mécène et son « déplacement » au milieu de l’exposé[52] constituent ce dernier en un « long exorde »[53], où il soit autant question d’agriculture que de poésie. Les vers 9-34 et 47-82 ne différeraient, en ce cas, de l’invocation liminaire (à Bacchus, vers 1-8[Verg.G.2,1-8]) que par le type de labor auquel la fabrication du poème se trouverait, chaque fois, assimilée : foulage du raisin d’un côté[54], culture des arbres de l’autre.

Cette seconde assimilation n’est pas, de fait, une inconnue dans l’œuvre de Virgile : le tressage en corbeilles de brins de mauve (Buc., 10, vers 71)[Verg.Ecl.10,71] ou de brins d’osier et de jonc (Buc., 2, vers 71-72)[Verg.Ecl.2,71-72] est une des représentations importantes que le chant bucolique donne de sa propre confection. Comme celle qui met en jeu le tissage, cette représentation contribue à valoriser la « transformation technique maîtrisée » à laquelle le pâtre-chanteur et le poète-artisan soumettent le matériau dont ils disposent, en assemblant, pour l’un, des végétaux, pour l’autre, « les idées, les thèmes, et les mots » dont il a hérité[55]. En dehors de l’œuvre de Virgile, je me permettrai de rappeler que le rapprochement métaphorique de la matière linguistique ou littéraire avec les arbres ou les végétaux est fréquemment établi par les auteurs latins, qu’ils soient linguistes, rhétoriciens ou poètes[56]. Des recours au domaine de l’agriculture voire, plus spécifiquement, de l’arboriculture sont en outre faits par Cicéron[57] et Horace[58], lorsqu’ils assignent, pour le premier, à l’apprenti orateur, pour le second, au « bon » poète, la tâche d’éviter ou d’arrêter toute « luxuriance » dans leur travail d’« imitatio » ou dans leur travail sur les mots.

La réunion de ces divers éléments, auxquels je joindrai les observations faites au sujet de la greffe, renforce la possibilité que le labor auquel le poète-agricola prescrit de soumettre les arbres au début de la deuxième Géorgique est un reflet du labor que lui-même accomplit – et qu’il prescrit peut-être à d’autres d’accomplir[59] –, en tant que poète, sur la matière – mots, modèles – dont il dispose. Il est vrai que ce labor n’a pas seulement pour but d’améliorer les produits que la nature avait antérieurement donnés, en les rendant meilleurs, en les dépouillant de tout ce qu’ils pouvaient avoir de « sauvage » – ou de « sylvestre » – ou en régulant leur reproduction. N’épargnant aucune variété (vers 61) ni aucune terre (vers 37), il vise aussi à faire porter à la nature des arbres inouïs qu’on la croyait incapable de porter. Ce double but recoupe bien, cependant, celui des Géorgiques qui, en se présentant comme le fruit de la transplantation et de la « conversion », en terre et en langue latines (Romana per oppida), d’un produit de la terre grecque (Ascraeum… carmen), se présentent aussi comme un fruit que cette même terre latine, aussi riche soit-elle, n’avait encore jamais donné (cf., dans ces mêmes vers, Géorg., 2, vers 175-176[Verg.G.2,175-176], l’audace du poète rouvrant les sources sacrées)[60].

Ces dernières remarques me conduisent, enfin, à proposer que si un reflet du poème géorgique devait être trouvé dans l’image qui clôt le passage, c’est du côté des feuilles, « nouvelles », et des fruits, « autres », que cet arbre greffé s’étonne de porter qu’il faudrait le chercher : comme cet arbre, le chant géorgique, chant « grec-romain »[61] et chant tenuis-grande, procède lui-même d’une acculturation et d’une hybridation dont la légitimité pourra toujours être questionnée. Il reste que si, en dépit de la tradition, du bon sens, des apparences, le poète nous demande de ne pas voir dans le produit de la greffe un monstre invraisemblable (cf. non hic te carmine ficto), mais d’y admirer (miratur) le produit d’un travail légitime (impune), accompli selon les règles (generatim) et promis au succès, c’est, peut-être, parce que cette technique recouvre un trait essentiel de la poétique virgilienne et de l’ars romaine que cette dernière a vocation à illustrer[62] : à cette ars, capable de maîtriser et de croiser efficacement des matériaux que leur provenance ou leur nature rendaient potentiellement incompatibles, l’éloge de l’Italie ne tardera d’ailleurs pas à opposer la nature orientale et une certaine poétique grecque, nourricière de « vrais » monstres et autres carmina ficta[63].

 

Conclusion

C’est par un prolongement que je conclurai mon propos. En cherchant à vérifier si les traitements ultérieurs du motif de la greffe des arbres comportaient une signification métalittéraire similaire à celle qu’il a dans la deuxième Géorgique, j’ai été particulièrement intéressée par la réécriture des vers 80-82 qu’offrent les vers 40-41 de la deuxième Bucolique de Calpurnius Siculus[Calp.Ecl.2,40-41]. À Idas qui vient de se flatter d’être maître en l’art d’élever un troupeau (notamment en faisant naître des agnelles dont les deux couleurs rappellent celles de chacun de leurs parents), Astacus répond qu’il possède, lui, l’art de transformer les arbres en les greffant :

Non minus arte mea mutabilis induit arbos
ignotas frondes et non gentilia poma. (Calpurnius Siculus, Bucolique 2, 40-41[Calp.Ecl.2,40-41])

Mon habileté ne me permet pas moins de rendre l’arbre changeant en lui faisant revêtir des feuillages inconnus et des fruits étrangers.[64](Calpurnius Siculus, Bucolique 2, 40-41[Calp.Ecl.2,40-41])

Ignotas précisant le sens de l’adjectif nouas auquel il se substitue, on peut se demander s’il en va de même, et à quel point, pour non gentilia (dans l’édition de J. Amat[65]) remplaçant non sua dans le même vers 82 du passage virgilien[Verg.G.2,82]. La proximité de gens et de genus invite d’abord à comprendre que l’adjectif réfère à la dissemblance des arbres que le poète s’apprête à marier (pommiers et poiriers, pruniers et pêchers, vers 42-43, cf. infra), en tant qu’ils n’appartiennent pas à la même espèce (cf. la traduction par « d’une espèce étrangère » de J. Amat et le paragraphe 4 de l’article gentilis du dictionnaire Gaffiot). À partir de là, on peut aussi considérer qu’il renvoie au croisement littéraire et stylistique que Virgile avait accompli dans les Géorgiques[66] et à celui que Calpurnius lui-même est en train d’effectuer, en greffant, en quelque sorte, ces mêmes Géorgiques sur ses Bucoliques et en faisant dialoguer, de manière originale, les règnes végétal et animal[67]. Mais, à mon sens, non gentilia introduit surtout la possibilité de concevoir l’altérité du fruit de la greffe comme une affaire de « nationalité » : ces fruits sont véritablement « étrangers », ils ne correspondent pas à la nature de l’arbre qui leur a donné naissance ou de la terre natale qui les porte. La prise en compte de cette signification nous confronte dès lors à deux options : soit on conçoit que, interprétant le propos de Virgile, Calpurnius le déforme ou le radicalise (l’œuvre romaine issue de la métamorphose d’un modèle grec lui devient fondamentalement « étrangère » / l’œuvre romaine issue de la métamorphose d’un modèle grec conserve et revendique sa part irréductible d’« étrangeté »[68]), soit on se limite à savourer l’illustration que Calpurnius fournit, d’une part, des mutations auxquelles il a en effet soumis, par son ars, l’« arbre » virgilien, d’autre part, de ce non gentilia même, lorsqu’il choisit de donner comme second exemple de greffe la substitution « subreptice » à des prunes, non plus de cornouilles, comme en Géorg., 2, vers 34, mais des « fruits de la Perse », persica :

Ars mea nunc malo pira temperat et modo
cogit insita praecoquibus subrepere persica prunis. (Calpurnius Siculus, Bucolique 2, 42-44[Calp.Ecl.2,42-4])

Mon habileté, tantôt, combine la poire à la pomme, tantôt, contraint les pêches greffées à prendre subrepticement la place des prunes hâtives. (Calpurnius Siculus, Bucolique 2, 42-44[Calp.Ecl.2,42-4])



[*] Je remercie les membres du GDR de m’avoir permis de présenter cet exposé, Jacqueline Dangel et Alain Deremetz de m’avoir encouragée à approfondir l’analyse d’un texte pour lequel mon intérêt n’a cessé de croître depuis la première analyse que j’en fis dans le cadre de ma maîtrise. Je remercie également Catherine Fréchet pour les relectures attentives et attentionnées qu’elle a faites de ce texte.

[1] Encore faut-il préciser que cette remarque incisive de Servius (Seruii Grammatici qui feruntur in Vergilii carmina commentarii, rec. G. Thilo et H. Hagen, vol. III, fasc. 1, Leipzig, Teubner, 1887) ne concerne que la personnification sur laquelle le passage se clôt (l’arbre stupéfait par la métamorphose de ses feuilles et de ses fruits, vers 80-82). Certains commentateurs me semblent forcer la position de Servius en s’autorisant de cette phrase dans leur lecture « pessimiste ». À l’exception d’un seul, qui continue de poser un problème de texte(castaneae fagos, au vers 71, que Servius construit d’abord avec le verbe gessere du vers précédent : cf. infra, n. vi), le grammairien ne conteste aucun des exemples de greffes donnés par Virgile. Cf. le début de son commentaire au vers 70[Serv.adG.2,70] :

dicit quid in quam arborem debeamus inserere : in arbuto nucem, in platano malum, in fago castaneam, in orno pirum.

Il dit ce que nous devons greffer et sur quel arbre : sur l’arbousier le noyer, sur le platane le pommier, sur le hêtre le châtaignier, sur l’orne le poirier.

[2] Varron, De r. r., 1, 40, 6[Varr.R.R.1,40,6] (texte établi, traduit et commenté par J. Heurgon, Paris, CUF, 1978) :

in quamcumque arborem inseras, si eiusdem generis est dumtaxat, ut si utraque malus, ita inserere oportet referentem ad fructum, meliore genere ut sit surculus quam est quo ueniat arbor.

Quel que soit l’arbre sur lequel on greffe, pourvu seulement qu’il soit de la même espèce, par exemple si ce sont deux pommiers, il faut, quand on considère le rapport, procéder de manière que le greffon soit d’une meilleure espèce que l’arbre auquel on l’applique.

Il ne fait pas de doutes que Virgile connaissait ce texte ; dans les Bucoliques (Buc., 8, vers 52-53) il avait inclus deux greffes « impossibles » dans une liste d’adynata :

[…] aurea durae
mala ferant quercus, narcisso floreat alnus. [Verg.Ecl.8,52-53]

[…] que les chênes durs produisent des pommes dorées, que le narcisse fleurisse sur l’aune. [Verg.Ecl.8,52-53]

Le greffage de végétaux appartenant à des genres différents contredit une des lois fondamentales de la biologie et, ainsi que me l’a assuré un ami docteur en biologie, Mirko Siragusa, chercheur à l’Université de Palerme, la théorie moderne confirme qu’à long terme, on ne peut éviter le rejet. Il apparaît néanmoins que des résultats surprenants furent et sont encore obtenus dans la pratique par les botanistes ou les jardiniers passionnés. L’expression saepe… uidemus du vers 32 n’implique pas nécessairement, à mon sens, que Virgile a réellement été le témoin, avec d’autres, de pareils résultats. Je la lis avant tout comme un procédé littéraire visant à asseoir l’autorité d’un discours dont le point d’ancrage est à chercher autant dans la littérature que dans la réalité. En admettant qu’elle conserve une valeur référentielle, on pourrait supposer que Virgile fait référence à des tentatives faites par les jardiniers ou arboriculteurs de son temps (Pline l’Ancien affirme en effet qu’à son époque, on ne saurait plus progresser dans le domaine de la greffe, les hommes ayant déjà tout tenté : expertis cuncta hominibus, N. H., 15, 17, vers 57[Plin.Nat.15,57]) ou que sa description résulte de la vision d’arbres enchevêtrés au point de donner l’impression qu’il s’agit d’un arbre greffé (ce cas de production naturelle est désigné comme similaire à celui du greffage par Théophraste, C. P. 5, 5, vers 4[Thphr.C.P.5,5,4]).

[3] Sur la technique de la greffe dans l’Antiquité, voir en particulier les articles de A. S. Pease, « Notes on Ancient Grafting », TAPhA, 64, 1933, p. 66-76 et de J. Pigeaud, « La greffe du monstre », REL, 66, 1988, p. 197-218. Le problème des greffes virgiliennes a été diversement considéré par D. O. Ross, « Non sua poma. Varro, Virgil and grafting », ICS, 5, 1980,p. 63-71 (du même auteur, voir aussi Virgil’s elements. Physics and Poetry in the Georgics, Princeton, Princeton University Press, 1987,p. 104-109) et, plus récemment, par M. Bovey, « La greffe de l’olivier sur le figuier. Columelle, Virgile et la greffe des arbres », REL, 77, 1999, p. 184-204 (le but de cet article est de montrer que, si Columelle, d’une manière qui contredit ses habitudes, se laisse aller à promouvoir l’idée d’une « greffe universelle » – cf. De r. r., V, 11, 2 et De arb., 27, 1 –, c’est dans une volonté de « justifier » et d’accréditer les expérimentations virgiliennes en la matière ; ces expérimentations sont, du reste, perçues par l’auteur comme positives, l’intention de Virgile étant, selon M. Bovey, d’« exprimer », à travers la greffe, « les merveilles que recèle la nature », p. 201).

[4] Voir R. F. Thomas (Virgil. Georgics, vol. 1, Cambridge, 1988), p. 161 (commentaire auxvers 32-34). R. F. Thomas ne parle que de six greffes, ignorant (comme Servius, cf. n. i) l’union du chêne et de l’orme que Virgile suggère, non sans humour (voir la note ad loc. de R. A. B. Mynors, Virgil. Georgics, Oxford, Clarendon Press, 1990, p. 110), dans le dernier vers de la seconde série d’exemples (vers 72 : […] glandemque sues fregere sub ulmis). M. Bovey (art. cité[n. iii], p. 201 et n. 78) affirme que, comme celle du pommier sur le poirier, la greffe du cornouiller sur le prunier était attestée comme possible par la tradition agronomique, mais n’en fournit aucune illustration.

[5] L’attestation de cette greffe par Varron (De r. r., I, 40, 5 : non enim pirum recipit quercus ; neque enim si malus pirum) est rendue incertaine par un problème de texte : J. Heurgon note dans son commentaire (n. 12 p. 167) que la seconde phrase est inachevée et traduit « car le chêne n’accueille pas le poirier ; ce n’est pas une raison parce que le pommier accueille le poirier » ; D. O. Ross (art.cité[n. iii] p. 64) propose, lui, de corriger enim par etiamsi et comprend, au contraire, « et même si c’est un pommier, il n’accueille pas la greffe d’un poirier ». Cette greffe est, en tout cas, attestée par l’auteur du De Plantis qui, après avoir rappelé qu’« il vaut mieux greffer le semblable sur le semblable », admet que le rapport d’analogie unissant certaines plantes « dissemblables » (comme les poiriers et les pommiers) rend leur greffe possible et « rentable » : cf. Aristotle, Minor works, Loeb Classical Library, 820 b 35, cité et commenté par J. Pigeaud, art. cité [n. iii], p. 212.

[6] L’édition utilisée est celle de E. de Saint-Denis (Virgile, Géorgiques, Paris, Les Belles Lettres, 1995, 1re éd. 1957), sauf pour le vers 82, où je retiens miratastque au lieu du présent miraturque. La ponctuation des vers 70-71 dans le texte établi par E. de Saint-Denis diffère de celle que retiennent R. A. B. Mynors et R. F. Thomas, qui mettent une virgule après ualentis et un point-virgule après fagus. R. A. B. Mynors conserve en outre, dans son texte, castaneae fagos [gessere], dont le sens faisait déjà problème pour Servius ; dans son commentaire au vers 71 (p. 109-110), il passe néanmoins en revue toutes les solutions qui ont pu être proposées ; à propos de celle qui a fini par s’imposer (avec la ponctuation retenue par E. de Saint-Denis, et fagos, nominatif singulier ou fagus, nominatif singulier ou pluriel : « le hêtre a blanchi / des hêtres ont blanchi de la fleur du châtaignier »), il émet toutefois un doute quant à la confusion que Virgile aurait ainsi faite entre la blancheur des fleurs du poirier et celle des fleurs du châtaignier.

[7] Le mot « mensonge » est employé par D. O. Ross (op. cit. [n. iii], p. 109 et suiv.), à propos de la greffe et des trois élogesdu chant 2.

[8] Lorsqu’il évoque le premier cas de greffe mentionné par Virgile (pommier sur poirier), Properce (Él., 4, 2, vers  18[Prop.4,2,18]), Properce emploie l’adjectif inuitus pour qualifier le porte-greffe :

insitor hic soluit pomosa uota corona
cum pirus inuito stipite mala tulit.

qui pratique des greffes dépose ici une couronne de fruits pour acquitter ses vœux quand le poirier porte des pommes malgré son tronc.

[9] Sur la monstruosité impliquée par toute greffe, voir J. Pigeaud, art. cité[n. iii], p. 210 et suiv.

[10] Sur ce vers, voir notamment D. O. Ross (art. cité [n. iii], p. 68), qui soutient que miratast et nouas connotent « l’horreur plutôt qu’un émerveillement joyeux ». R. F. Thomas (« Prose into poetry : tradition and meaning in Virgil’s Georgics », HSCP, 91, 1987, p. 229-260) relève, quant à lui (p. 258), le « parallèle peu encourageant » que ce vers trouve aux vers 81-82 de la Ciris[Ciris81-82], où est décrite la réaction de Scylla à la métamorphose qu’elle vient de subir. Sans nier que ces vers (Géorg., 2, vers 80-82) font ressortir le caractère monstrueux, parce qu’hybride (non sua), de l’arbre greffé, ni oublier la méfiance bien connue des Romains vers tout ce qui est (trop) nouveau (nouas), je voudrais cependant souligner que : 1) ce monstrum – qui ne s’avoue pas tel – est dépourvu de toute connotation religieuse (Virgile passe sous silence les interdits et les prodiges relatifs au greffage qu’évoque Pline, N. H., 15, 57[Plin.Nat.15,57], reprenant Varron De r. r. 1, 40, 5[Varr.R.R.1,40,5]) ; 2) interpréter miror dans un sens négatif relève d’un parti pris. Le « parallèle » établi par F. Plessis et P. Lejay (Œuvres de Virgile, Paris, Hachette, 1913, p. 135, note 3) avec l’emploi de miror en Géorg., 1, 103 ([…] et ipsa suas mirantur Gargara messis)[Verg.G.1,103] ne me semble pas, de fait, moins convaincant que celui proposé par R. F. Thomas : comme le Gargare qu’un hiver « poussiéreux » rend étonnamment fertile, l’arbre de Géorg., 2, vers 80-82 peut concevoir une « surprise fière » (Plessis-Lejay) devant la croissance et la fertilité (felicibus) que la greffe lui a rapidement assurées.

[11] Le terme est sans doute réducteur, mais il reste une façon commode de désigner les critiques qui, dans la lignée de l’« école de Harvard », se sont appliqués à dégager les ambiguïtés ou les ambivalences de la poésie virgilienne, souvent pour en tirer des conclusions négatives sur le plan idéologique. Voir cependant la récente mise au point de R. F. Thomas, Virgil and the Augustan Reception, Cambridge, Cambridge University Press, 2001.

[12] New Haven-London, 1998, p. 99-108.

[13] Les deux autres cas étudiés par J. Pucci sont les vers 415 et suiv. des Acharniens d’Aristophane[Aristoph.Ach.415sqq.], où la réutilisation de vers d’Euripide – par Aristophane dans la scène concernée, mais aussi par Euripide lui-même dans l’ensemble de ses tragédies – est assimilée à la réutilisation de vêtements en lambeaux, et les Prologues des comédies de Térence – Andrienne, Héautontimoroumenos et Eunuque en particulier –, où l’emploi récurrent du verbe transferre, en rapport avec les « vols » qui sont reprochés à l’auteur, annoncerait, selon J. Pucci, l’usage virgilien de la greffe comme métaphore de l’allusion. Les liens que J. Pucci établit entre ces trois textes ne me paraissent, en général, pas très probants. Tout en faisant de la contaminatio le cœur de sa réflexion sur les Prologues de Térence, il tend à ignorer que le reproche majeur qui est fait à l’auteur concerne la façon que ce dernier a eu de mélanger des modèles grecs entre eux (cf. Héaut., vers 18-19[Ter.Hau.18-19] ou des modèles grecs à des modèles romains – une « fraude » que Térence nie avoir commise (cf. Eun., vers 30-34[Ter.Eu.30-4], avec les remarques de A. Deremetz, Le Miroir des Muses, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 1995, p. 23). Or c’est ce dernier genre de mélange qui me semble être en cause dans le passage des Géorgiques et qui fait ainsi le lien entre les textes des deux auteurs. Si on voulait établir un lien avec le texte d’Aristophane, c’est du côté du registre métaphorique employé par ce dernier – i. e. le registre vestimentaire – qu’il pourrait, à mon avis, être trouvé : des pièces vestimentaires ou des verbes dénotant une action qui s’applique d’abord aux vêtements sont de fait évoquées ou employés dans le passage de Virgile (cf. notamment coturnis, vers 8 et, peut-être, tunicas, vers 75 ; abscindens, vers 23 – voir Th.L.L., 1, s. u. abscindo, § 1, 1 –, uestire, vers 38, exuerint, vers 51) ; dans leur contexte, le premier et les deux derniers de ces termes en particulier pourraient renvoyer à la transformation que subit un hypotexte lorsqu’il est réécrit – déshabillé puis revêtu.

[14] C’est en mettant l’accent sur cet effet qu’A. Pasco justifie le recours qu’il fait à la métaphore de la greffe dans le titre de son ouvrage consacré à l’allusion : Allusion. A Literary Graft (Charlottesville, Rookwood Press,2002,voir en particulier p. 12).

[15] J. Pucci, op. cit., p. 103: « The point would seem to be that when a reader entertains the presence of an allusion, he must be willing to participate in what is, from the standpoint of “normal” reading, an unnatural act, dividing his attention between two texts and attempting to make sense of the textual “graft” before him. When that graft is given the attention it deserves, it, like the graft of these verses, bears fruit. »

[16] Dans son commentaire du poème, M. Erren (P. Vergilius Maro Georgica, Band 2 : Kommentar, Heidelberg, C. Winter, Wissentschaftliche Kommentare zu griechischen und lateinischen Schriftstellern, 2003, p. 283 et suiv.) valorise plutôt l’influence de Varron. S’il est vrai que les quatre genres de semences que ce dernier distingue (1. naturelles 2. « culturelles » : a. e terra in terram b. ex arboribus in humum c. ex arboribus in arbores, cf. De r. r., 1, 39, 3[Varr.R.R.1,39,3]) se retrouvent dans le texte de Virgile, la structure de ce dernier est plus fidèle à l’« original » fourni par Théophraste. Cf. R. F. Thomas, op. cit., p. 157, note 4. G. Maggiulli (Incipiant siluae cum primum surgere. Mondo vegetale et nomenclatura della flora di Virgilio, Roma, Gruppo editoriale Internazionale, Biblioteca Atena,. 1995, p. 36-39, note 5). affirme même que Virgile est ici indépendant de Varron, tout en restant réservée quant au fait que le poète avait une connaissance directe du texte de Théophraste.

[17] J’emploie à dessein le verbe « insérer » : les deux verbes latins inserere (de sero 1. : « planter » et sero 2. : « tresser ») sont assez proches pour que le second soit employé dans le sens de « greffer » (cf. DELL, s.u. sero). Servius se sent en tout cas en devoir de préciser (ad vers 32)[Serv.adG.32] :

[…] et loquitur de insitione. Sane « insitas » arbores dicimus, « insertas » uero causas et fabulas.

[…]et il parle bien de greffage. «Insitas » s’emploie en effet pour les arbres greffés, tandis qu’« insertas » s’emploie à propos de l’enchaînement des causes et de la composition des récits.

Macrobe (Saturnalia, vol. I, J. Willis [éd.], Leipzig, Teubner, 1998, 1re éd., 1963) emploie plusieurs fois insero 2 à propos de l’insertion par Virgile de mots anciens qui paraissent nouveaux (Sat., 6, 4, 1)[Macr.Sat.6,4,1], de mots grecs (6, 4, 17)[Macr.Sat.6,4,17], de « lieux » homériques (5, 13, 33)[Macr.Sat.5,13,33] ou d’autres emprunts à l’antiquité grecque (6, 1, 1)[Macr.Sat.6,1,1]. Une traduction par « greffer » paraît cependant possible du fait que, pour dire « greffage », Macrobe emploie insertio au lieu d’insitio (Sat., 1, 7, 25)[Macr.Sat.1,7,25].

[18] La supériorité d’une poétique du labor sur ce qui pourrait être défini comme une poétique de l’ingenium est notamment illustrée par les destins croisés d’Aristée, figure de poète laborieux mais triomphant, et d’Orphée, à qui l’amour fait perdre la mémoire (immemor heu !, Géorg., 4, vers 491)[Verg.G.4,491] des préceptes reçus (voir en particulier J. Dangel, « Orphée sous le regard de Virgile, Ovide et Sénèque : trois arts poétiques », REL, 77, 1999, p. 87-117). Pour A. Deremetz (« La terre inspirée et le poète-paysan », Noesis, 4, 2000, p. 155-179, sur ce point p. 168 et suiv.), le labor ainsi valorisé est présenté comme une spécificité de la poétique romaine comparée, sinon opposée, à celle(s) de la Grèce, où l’ingenium prévaut.

[19] L’édition et la traduction de Théophraste utilisées sont ici celles de S. Amigues, Théophraste : recherches sur les plantes, Paris, Les Belles Lettres, vol. 1, livres I et II, 1988. La priorité du modèle théophrastéen sur le modèle varronien est défendue par R. F. Thomas (op.cit., note 16), qui relève en outre que le cas des pousses « du bois éclaté en menus morceaux » est également repris par Virgile au vers 30, dans la première section consacrée à l’usus.

[20] Du côté des pousses naturelles, pousses de semine posito (« tombée à terre », vers 14-16), et ab radice (« de la racine », vers 17-19) réapparaissent respectivement aux vers 57-59 et 53-56 de la seconde section. Du côté des techniques, pousses issues de boutures (vers 23-24), de souches qu’on a enfouies (vers 24-25), de marcottes (26-27), d’une partie du tronc (exemple de la bûche d’olivier, 30-31) se retrouvent, en ordre inversé, aux vers 65-68, 63-64. Cette structure est clairement dégagée par R. F. Thomas, art. cité [n. x] p. 254-256.

[21] Voir M. Bovey, art. cité, p. 202, note 3 ; voir aussi R. Billiard, L’agriculture dans l’Antiquité d’après les Géorgiques de Virgile, Paris, De Boccard, 1928, p. 158.

[22] Pour cette application de la métaphore éducative à l’agriculture, voir J. Pigeaud, « Nature, culture et poésie dans les Géorgiques », Helmantica, 28, 1977, p. 431-473, sur ce point, p. 471.

[23] La façon dont la première série d’exemples est introduite (et saepe alterius […], vers 32) donne l’impression d’une métamorphose naturelle, en plus qu’usuelle ; les nombreuses élisions remarquables aux vers 32-34 et 69, 71, les enjambements des vers 34 et 72 ou, encore, la fréquence des allitérations (cf., e. g., ferre pirum et prunis […] au vers 34) et des assonances (en u aux vers 71-72) suggèrent elles-mêmes l’idée d’une communion entre tous les arbres, au-delà de la simple union de deux. La productivité des arbres greffés n’est pas, enfin, mise constamment au premier plan : de l’hybridation du châtaignier et du hêtre et du poirier et de l’orne, il ne nous est donné à voir que les fleurs (flore, vers 72 ; la nouveauté et l’altérité du produit de la greffe sont en outre, dans ce cas, atténués par le fait que ces fleurs sont supposées être de la même couleur) ; l’aboutissement de la greffe du noyer sur l’arbousier et du pommier sur le platane n’est pas évoqué – un silence que je n’interprète pas comme l’expression d’une réserve ou du pressentiment d’un échec annoncé, mais plutôt comme la preuve que la rentabilité de l’opération n’est pas au cœur des préoccupations du poète.

[24] Art. cite, p. 202, note 3.

[25] Voir R. F. Thomas, art. cité [n. x] n. 48 p. 258.

[26] Voir R. F. Thomas, ibid., p. 256-258.

[27] Encore ce dernier est-il restreint : l’auteur ne juge en effet pas utile de s’attarder sur le greffage, du fait que le procédé est similaire à celui du bouturage (seul le support change : au lieu de transplanter dans la terre, on transplante dans un arbre). Dans le même paragraphe (C. P., 1, 6, 2 : l’édition consultée du De causis plantarum est celle de la Loeb Classical Library, London-Cambridge, 3 vol., 1976-1990)[Thphr.C.P.1,6,2], Théophraste rappelle qu’il vaut mieux greffer entre eux des arbres qui ont la même écorce, « car le changement est moindre entre arbres d’un même genre et ce qui se produit n’est, pour ainsi dire, qu’un changement de position ». Je soulignerai en outre que le paragraphe 5, 4 du livre 5 du même traité[Thphr.C.P.5,5,4] contient la suggestion d’une greffe « universelle » : après avoir évoqué la façon que certaines plantes ont de s’unir spontanément, Théophraste compare l’arbre qui en vient ainsi à porter toutes sortes de fruits à l’arbre greffé de bourgeons prélevés sur plusieurs arbres différents.

[28] Je n’oublie pas que la greffe est le quatrième genre de semences étudié par Varron : le dialogue de Virgile avec Varron est pris en compte dans le compte rendu du « débat » abrité par les vers 33-34 que je présente dans la note suivante.

[29] Les éléments de ce « débat » sont présentés par D. O. Ross (art. cité, note 3) : en décrivant comme possible la greffe du pommier sur le poirier, Virgile prend peut-être le contre-pied de Varron, si on admet la correction apportée par l’auteur à la phrase difficile non enim pirum recipit quercus ; neque enim si malus pirum (cf. supra, note 5).Le débat avec Varron avait, en tout cas, commencé dans la Bucolique 8 (vers 52-53)[Verg.Ecl.8,52-53], où il est question d’une greffe – alors présentée comme impossible (cf. supra, note 2) – du pommier sur le chêne (aurea durae / mala ferant quercus). Mais le choix de cet adynaton botanique constitue alors aussi une « réponse » de Virgile à Théocrite qui avait notamment parlé de pins portant des poires (cf. Thyrsis, Idylles, 1, vers 132-136[Theoc.Id.1,132-136], καίπίτυςὄχνας ἐνείκαι, vers 134). Le dialogue entre les deux chants bucoliques se trouve ainsi résumé et absorbé par les vers 33-34 de la deuxième Géorgique, au travers de l’union du pommier et du poirier. Ainsi que Jacqueline Dangel me l’a fait remarquer, la réflexion sur le croisement des genres littéraires menée dans ce passage pourrait être enrichie par une enquête sur les arbres que Virgile a fait le choix d’unir et sur les genres auxquels ces arbres sont de préférence associés. L’ouvrage de G. Maggiulli (op. cit., note 16) offre quelques pistes à ce sujet.

[30] Generatim est employé onze fois par Lucrèce (De r. n., 1, 20, 227, 229, 563, 584, 597 ; 2, 347, 666, 1089 ; 4, 646 ; 6, 1113).

[31] Texte et traduction de J. Kany-Turpin (Lucrèce. De la nature, Paris, Flammarion, 1997).

[32] De r. n., 5, vers 1361-1362 et 1365-1366[Lucr.5,1361-1362][Lucr.5,1365-1366] :

at specimen sationis et insitionis origo
ipsa fuit rerum primum natura creatrix
[…]
unde etiam libitumst stirpis committere rami
s,
et noua defodere in terram uirgulta per agros

le modèle des semailles, l’origine de la greffe
ce fut la nature elle-même, créatrice des choses
[…]
c’est d’elle aussi qu’ils apprirent à enter de jeunes tiges
à marcotter de nouvelles pousses dans les champs.

[33] Vertere au vers 32 évoque la problématique de la « traduction » ou, plutôt, de la « version » d’un texte grec en latin (par la transformation qu’elle implique, l’idée de « version » ou de « conversion » paraît en effet plus conforme à la pratique des Romains : cf. les remarques de F. Dupont, dans Façons de parler grec à Rome, Paris, Belin, « L’antiquité au présent », 2005, p. 183 et suiv.). Ce que l’opération suppose de transpositions ou de créations avait notamment été affirmé par Lucrèce (cf. De r. n., 1, vers 136-139)[Lucr.1,136-139]. Ce passage des Géorgiques en atteste lui-même, au travers des nombreux termes ou emplois figurés de termes dont il fournit la première attestation (cf., e. g., canentia, vers 13, castaneae, vers 14, pullulat, vers 17, quadrifidas, vers 25, plantaria, vers 26, rubescere, vers 34 ; deripio appliqué à un vêtement, abscindo et trudo appliqués à une plante semblent également participer d’un enrichissement de la langue par Virgile ; outre les notices du DELL, de l’OLD et du ThLL, voir, pour tous ces termes, le commentaire détaillé de M. Erren (op. cit., note  16).

Les premiers vers de ce chant sont déjà le lieu d’un transfert (cf. huc […] ueni, vers 7) et d’une « conversion » (celle d’un dieu grec, Dionysos, en dieu romain, Bacchus ou Liber) qui méritent qu’on y prête attention : si Virgile transcrit et conserve un des noms grecs de Bacchus (Lenaios, vers 4, 7, qu’il est apparemment le premier auteur latin à employer), il lui adjoint cependant le nom pater, usuellement employé à côté de Liber. Mais surtout, il paraît substituer à la signification première de l’adjectif grec une signification étymologique (ἀπὸ τῆς ληνoῦ, cf. Servius ad Georg., 2, vers 4[Serv.adG.2,4]) plus conforme à la réalité romaine qu’il s’apprête à décrire : le dieu du théâtre (présidant aux Lénéennes, Λήναια) n’a rien à faire dans ce contexte (cf. dereptis coturnis, vers 8) et le conducteur des Bacchantes (cf. Λῆναι) cède la place à un dieu vigneron, soumis à la loi du labor (vers 7-8). Cette « conversion » suppose, en somme, l’exclusion d’une partie seulement de la « grécité » de Bacchus, dont une autre partie est conservée au travers de son nom, pater o Lenaee.

[34] Ainsi que je l’ai suggéré dans la note précédente, cette ressemblance est aussi sensible sur le plan du travail d’enrichissement de la langue fourni par les deux auteurs dans leur œuvre de « conversion ».

[35] On aura sans doute du mal à concevoir que Virgile qualifie l’œuvre de Théophraste de « sauvage ». Une telle caractérisation pourrait cependant trouver sa place au sein de la représentation qu’on trouve illustrée un peu plus loin dans le même chant (au début des laudes Italiae) et en vertu de laquelle les productions de l’Orient (et notamment de la Grèce) sont caractérisées par une sauvagerie inquiétante, qui contraste avec la fécondité régulée, plus mesurée et rassurante de l’Occident (i. e. de l’Italie et de Rome). Sur cette représentation, voir A. Deremetz, art.cité, p. 174, note 18. Dans le vers suivant cette exhortation (vers 37), la Grèce est évoquée au travers d’un lieu, Ismaros, illustré par Homère (Od., 9, vers 196-199)[Hom.Od.9,196-199] mais qui, situé en Thrace, au pays des Cicones, connote aussi l’idée de sauvagerie. Cf. la remarque de Servius auvers 37[Serv.adG.2,37] :

et docet posse industriam etiam loca asperrima ad fertilitatem perducere

et il indique qu’un travail assidu permet de rendre fertiles même les lieux les plus âpres.

En Géorg., 4, vers 520 et suiv.[Verg.G.4,520sqq.], ce sont les « mères » de ce pays qui, transformées en Bacchantes, déchiquètent Orphée.

[36] A. Novara (Les idées romaines sur le progrès d’après les écrivains de la République, I, Paris, 1982, p. 358-360) commente l’évolution de la représentation lucrétienne de l’agriculture, art rude au départ, puis caractérisé par la tendresse des soins que les hommes prodiguent à la terre et par l’inventivité de ces derniers.

[37] Voir le commentaire auvers 35 de R. F. Thomas (op. cit., p. 162) : « with pointed irony, in that the previous line contains a (deliberate) error concerning genus – the grafting of cornel onto plum ».

[38] On songe à la réfutation de l’existence des monstres hybrides aux vers 878-924 du chant 5 du De rerum natura[Lucr.5,878-924], à propos desquels J. Pigeaud (art. cité, p. 210, note 3) souligne que la principale raison que Lucrèce donne de l’« impossible iunctura »que représentent, en l’occurrence, les Centaures (cf. vers 883-890), est, précisément, « celle du jardinier ».

[39] R. F. Thomas rappelle que la métaphore de la navigation est à nouveau employée au vers 117 de la Géorgique 4 [Verg.G.4,117], où le poète dit avoir « hâte de tourner [s]a proue vers la terre » (uela traham et terris festinem aduertere proram).

[40] Pour Servius, cette œuvre est celle de Mécène, que Virgile encourage à « voler, à donner des voiles », tout en lui demandant de favoriser l’œuvre « mineure » de qui, comme lui, n’a pas (encore) la veine épique ; le sens des vers 41 et 44-45 tient pour Servius [Serv.adG.2,41] en ces cinq mots :

ingentia scribe ; faue minora scribenti

écris d’immenses choses, mais sois favorable à qui en écrit de moindres.

[41] Sur les corrections successives dont le topos a été l’objet, d’Homère à Perse, voir les pages 34-46 de l’ouvrage de S. Hinds, Allusion and Intertext. Dynamics of Appropriation in Roman Poetry, Cambridge, Cambridge University Press, 1998. La version que Virgile en donne dans l’Énéide a été récemment reconsidérée par E. Gowers : « Virgil’s Sibyl and the ‘many mouths’ cliché », CQ 55 (1), 2005, p. 170-182.

[42] La métamorphose de ce topos me semble trouver un prolongement aux vers 103-108 du même chant [Verg.G.2,103-108]. Constatant que les « espèces ou les appellations » (en l’occurrence, des vins) sont « innombrables », le poète renonce à une tâche qu’il juge n’être pas utile (vers 103-104) :

Sed neque quam multae species, nec nomina quae sint,
est numerus ; neque enim numero comprendere refert.

Mais qu’il s’agisse des espèces ou de leurs noms, elles sont sans nombre ; et, de fait, il n’importe pas de les dénombrer.

Cette œuvre n’aspire résolument pas à l’exhaustivité typique de l’épopée. L’idée d’« indénombrabilité » qui était au cœur du topos est ensuite illustrée par deux comparaisons (avec les grains de sable, vers 105-106, et avec les vagues de la mer déchaînée, vers 107-108) dont les modèles principaux sont respectivement Catulle 7, vers 3-6 [Cat.7,3-6] et Théocrite, Id., 16, vers 60-61 [Theoc.Id.16,60-61] (voir aussi Apollonios de Rhodes, Arg., 4, vers 214-215 [A.R.4,214-215]).

[43] Par « on », j’entends d’abord les poètes romains (élégiaques en particulier) qui ont creusé l’écart entre les genres (épopée/élégie) et les deux « styles » en question (grande/tenuis), mais ce « on » peut également s’appliquer à nous-mêmes, lorsque nous donnons trop de poids à leurs « fictions ».

[44] S. Hinds (op. cit., p. 34, note 61 et p. 42) a raison de souligner que lorsqu’un poète utilise un topos, il fait moins « allusion » à tel ou tel des auteurs l’ayant utilisé avant lui qu’il ne convoque l’ensemble de la tradition générique que ce topos véhicule.Il n’en reste pas moins qu’à chaque nouvelle version du topos des innombrables bouches qu’on rencontre, c’est, me semble-t-il, à son traitement « originel » par Homère qu’on pense en premier et en particulier.

[45] Cette hypothèse est liée à celle de l’existence d’une lacune entre les vers 839 et 840 du chant 6 du De rerum natura. Les éditions modernes n’en tiennent plus compte et le témoignage de Servius est tenu pour contestable. S. Hinds (ibid., p. 36-37) mentionne toutefois cette possible étape lucrétienne en décrivant l’évolution du topos. Stéphane Itic me rappelle qu’en plus de la confusion de copiste usuellement invoquée (l’abréviation Luc.i. étant employée aussi bien pour Lucretii que pour Lucilii), l’appropriation satirique du topos par Perse (Sat., 5, vers 1-4) [Pers.Sat.5,1-4] forme un argument en faveur de la ré-attribution du passage à Lucilius. Deux remarques de Jacqueline Dangel m’amènent à envisager que les vers de Virgile puissent être le lieu d’un débat, voire d’une polémique littéraire relative à la définition du poète ou de la nature de son chant, en fonction de la tradition générique qu’il a choisi d’illustrer : cuncta, dans non ego cuncta meis […], désigne une totalité différente de celle, de l’ordre du totum, qui définit l’épopée ; c’est pourtant totus que Quintilien (I. O., 10, 1, 9) [Quint.I.O.10,1,9] emploie en présentant la satire comme un genre poétique proprement et « entièrement » romain. Ces remarques donnent en tout cas à penser que le débat sur cette étape de l’histoire du topos des bouches innombrables est lui-même loin d’être clos et qu’il mériterait, au contraire, d’être prolongé.

[46] Sur cet aspect de la réécriture de la tradition épique dans les Géorgiques, voir J. Farrell, Vergil’s Georgics and the Traditions of Ancient Epic, New York-Oxford, Oxford University Press, 1991, chapitre 6 « Homer ». Si J. Farrell n’intègre pas le topos à sa démonstration, préférant commenter le caractère à son avis humoristique de l’emploi détourné que Virgile en fait ici, il souligne néanmoins l’enrichissement apporté par la tradition ainsi recomposée (Homère, Ennius et, peut-être, Lucrèce) à un poème qui se présente comme le produit d’une autre tradition, c’est-à-dire comme une « imitation d’Hésiode à la manière alexandrine et néotérique » (p. 234). Sur le « De rerum natura de Virgile » que révèle l’examen du programme allusif des Géorgiques 2 et 3 (centré sur les chants 5 et 6 du poème de Lucrèce), voir chapitre 5, p. 187 et suiv. Indépendamment du topos, la présence de Lucrèce est encore remarquable au début du second développement (vers 47-49) : l’emploi avec le verbe tollere de in luminis oras paraît excéder la simple réminiscence langagière d’une tournure réputée lucrétienne et constituer une authentique allusion aux vers 781-782 du chant 5du De rerum natura (où il est question des premières créatures « portées à la lumière » par les « terres molles » du monde en sa jeunesse)[Lucr.5,781-782].

[47] Voir A. Deremetz, art. cité, p. 175, note 18. Sur cet aspect, voir également les remarques de P. Heuzé, « In tenui labor. Remarques sur la poétique de l’amplification dans les Géorgiques », REL, 73, 1995, p. 115-123, et particulièrement p. 118.

[48] Pour Servius (ad vers 45), carmen fictum et ambages sont caractéristiques de l’Énéide [Serv.adG.2,45] :

non hic […] : id est simpliciter uniuersa describam nec, ut in Aeneide, aliquibus figmentis aut ullis utar ambagibus.

non hic […] : c’est-à-dire, je décrirai sans façons le monde, sans employer, comme dans l’Énéide, aucune fiction ni détour.

[49] Sur cet aspect, voir le commentaire de R. F. Thomas (aux vers 45-46, p. 164-165), qui rappelle en outre (cf.note 53 infra) qu’un « long exorde » caractérise le chant 3 (vers 1-48) [Verg.G.3,1-48].

[50] Cette négation reste pertinente dans le cadre de la recusatio.

[51] Voir notamment J. Pucci, op. cit., p. 102 et p. 105.

[52] Ce « retardement » et ce « déplacement » sont rendus sensibles par comparaison avec les chants 1 et 4 où Mécène est apostrophé dès le deuxième vers. Quoique également retardée par la présence d’une invocation aux divinités tutélaires (Palès et Apollon) et, surtout, d’un « long exorde », l’apostrophe à Mécène se situe bien, au chant 3, en amont du premier développement (vers 40et suiv.).

[53] Le commentaire de R. F. Thomas (aux vers 45-46) tient compte de cette possibilité : « there is only one other book in Virgil’s corpus (Georgics 3), which is still involved in its prelude [exorsa] as late as line 46 ».

[54] « Le poème et le pressoir, manifestement, ne font qu’un, libérant un même suc sous les pieds du poète-foulon et du dieu qui l’inspire et l’assiste, actif à ses côtés. Toute distance est ainsi abolie entre ce dont le poème parle, la manière dont il en parle […] et la représentation qu’il donne de sa propre production » : A. Deremetz, art. cité, p. 173, note 18. Il n’est pas sans intérêt de rappeler que Macrobe (Sat., 5, 17, 4) [Macr.Sat.5,17,4] assimile la création poétique de Virgile, fondée sur l’imitation de nombreux modèles, à une vendange faite sur plusieurs grappes de raisin.

[55] Les termes cités sont d’A. Deremetz, op. cit., p. 310, note 13 (la métaphore du tressage est analysée aux p. 311 et suiv.). L’alliage de bois divers par le poète devenu alors charpentier apparaît comme une des métaphores du texte et/ou de sa fabrication dans l’Énéide : cet aspect a été en partie étudié par R. Hexter à propos du cheval de Troie (« What was the Trojan horse made of ? Interpreting Virgil’s Aeneid », YJC,3 (2), 1990, p. 103-131) ; l’autre exemple significatif est constitué par l’histoire des vaisseaux troyens qui, comme le cheval « lu » par Énée (Én., 2, v. 16, v. 258), mêlent le sapin et le pin (abies, Én., 7, v. 91 ; pinea, 9, v. 85, pinus, 10, v. 230) et en relation avec lesquels sont encore employés les termes robur (Én., 5, 681, cf. Én., 2, v. 186, 230, 260), acernis (l’érable : trabibus […] acernis, Én., 9, v. 87, cf. trabibus […] acernis à propos du cheval « réécrit » par Sinon, Én., 2, v. 112) et picea (le mélèze : Én., 9, v. 87). L’histoire des vaisseaux a en commun avec la greffe de culminer sur une métamorphose qui, dans leur cas, toutefois, n’entraîne pas une totale aliénation par rapport à leur identité première: pins et vaisseaux font, certes, la place à des Nymphes, mais à des Nymphes qui proclament que Cybèle leur a ainsi rendu leur ancien aspect (faciem refecit, Én., 10, v. 234, cf. reddunt se, Én., 9, v. 122, avec le commentaire de E. Fantham, « Nymphas e nauibus esse », Classical Philology, 85, 1990, p. 108, note 19). Si cette histoire est connue pour être une des « inventions » les plus notables de Virgile dans l’Énéide, la représentation du poème qu’elle produit met ainsi moins l’accent sur la différence ou la nouveauté de celui-ci que sur l’idée qu’il fait renaître la tradition dont il a hérité.

[56] La recherche des « racines » des mots amène en particulier Varron à comparer ces derniers à des arbres : cf., e. g., De l. l., 5, 13, 3-6[Varr.L.L.5,13, 3-6], mentionné par J. Pucci, op. cit., p. 101, et De l. l., 7, 1, 4[Varr.L.L.7,1,4]). K. Coleman, Statius, Siluae IV, text, translation and commentary, Oxford University Press, 1988, p. xxii-xxiii, présente une synthèse des emplois métaphoriques de silua dans le sens de materies.

[57] Cicéron, De or., 2, 96[Cic.deOr.2,96] (trad. E. Courbaud) :

Hanc igitur similitudinem qui imitatione assequi uolet, cum exercitationibus crebris atque magnis, tum scribendo maxime persequatur : quod si noster Sulpicius faceret, multo eius oratio esset pressior ; in qua nunc interdum, ut in herbis rustici solent dicere in summa ubertate, inest luxuries quaedam, quae stylo depascenda est.

Cette ressemblance avec le modèle, fruit de l’imitation, il faut de fréquents et laborieux exercices pour l’atteindre ; il faut surtout beaucoup écrire. Si notre ami Sulpicius suivait pareille méthode, il en aurait un style plus serré. Actuellement, comme dans les terres où l’herbe pousse trop drue, on aperçoit chez lui, selon le mot des paysans, une luxuriance qu’il faut livrer en pâture au stylet.

[58] Horace, Ep., 2, 2, v. 122-123[Hor.Epist.2,2,122-123] (trad. F. Villeneuve) :

luxuriantia compescet, nimis aspera sano
leuabit cultu, uirtute carentia tollet.

il arrêtera toute végétation trop luxuriante, polira avec un soin sagement mesuré toute aspérité excessive, relèvera ce qui manque de force.

Les tâches qu’Horace assigne ainsi à l’auteur du « poème légitime »(qui legitimum cupiet fecisse poema, vers 109[Hor.Epist.2,2,109]) recoupent certaines caractéristiques du passage des Géorgiques, dont la « productivité » créatrice de l’usus (adsciscet noua [uocabula : sur les créations lexicales de Virgile dans le texte, voir note 33, supra], quae genitor produxerit usus, vers 119[Hor.Epist.2,2,119]).

[59] Pour J. Dangel, il s’agirait moins d’une prescription que d’une sorte de mise en garde envers une ars qui, à force de raffinement, pourrait re-basculer du côté de l’ingenium, soulevant ainsi le problème de sa régulation et de la possibilité de sa transmission. La réflexion sur l’hybridation littéraire contenue dans ce passage me semble, en tout cas, plus positive que celle qui traverse, dans l’Énéide, le passage qui est au centre de mes recherches, le portrait de Fama. Ce monstre, qui réalise, sur le plan littéraire, le rêve de la poly-greffe, est immédiatement défini comme un « mal » (Fama malum, Én., 4, vers 174)[Verg.A.4,174], qui est, certes, « merveilleux à dire » (mirabile dictu, vers 182), mais aussi « horrible » à voir (horrendum, vers 181)[Verg.A.4,181-182], qui est enfin fécond à en juger par la façon que les auteurs postérieurs auront de consacrer en topos cette célèbre « invention » de Virgile, tout en restant, pour partie, stérile, si on considère qu’aucun de ces auteurs n’a osé ou réussi à décrire Fama comme il l’avait fait.

[60] Ce double but est peut-être également affirmé aux vers 37-38[Verg.G.2,37-38]du passage que j’ai analysé, au travers des plantations que le poète dit « avoir joie » (iuuat) à faire sur l’Ismare et le Taburne : d’un côté, il s’agit d’améliorer les productions d’une terre sauvage mais réputée pour son vin, en même temps que de « cultiver » un lieu illustré par l’épopée grecque d’Homère (cf. note 35 supra ; j’ajouterai que l’emploi de Bacchus pour la vigne est peut-être plus signifiant qu’il n’y paraît : les commentateurs anciens d’Homère s’étaient en effet étonné de ce que le prêtre qu’Ulysse avait épargné à Ismaros et dont il avait reçu le vin qu’il fit boire à Polyphème fût prêtre d’Apollon, et non de Dionysos : cf. sch. ad Od. 9, 198 Dindorf[sch.adOd.9,198] ; en « rétablissant » Bacchus sur l’Ismare, il se pourrait donc que Virgile « corrige » le texte d’Homère auquel il fait allusion) ; de l’autre côté, il s’agit d’implanter dans le Sud de l’Italie des arbres emblématiques de la Grèce (olea), et dont il n’est pas sûr que cette montagne en ait jamais porté (dans son commentaire auvers 37, p. 105, R. A. B. Mynors évoque la possibilité d’une « innovation » de la part de Virgile) : si tel n’était pas le cas, la nouveauté des productions issues du transfert de la matière grecque en Italie pourrait se trouver ainsi soulignée.

[61] J’emploie « grec-romain » (plutôt que gréco-romain ou simplement romain) en référence aux remarques que F. Dupont (op. cit., p. 261, note 33) fait à propos des objets d’art transférés à Rome : pas plus que ces objets, les Géorgiques ne donnent l’idée d’un « style composite » ; et le fameux vers 176 du chant 2 que j’ai rappelé (Ascraeumque cano per oppida Romana carmen) indique que c’est bien d’un « passage d’un contexte à l’autre » qu’il est question (F. Dupont, ibid., note 10). La possibilité que cette œuvre se présente et soit perçue comme « autre » (non sua) s’accorde en outre avec l’idée que la romanité « comporte toujours quelque chose d’étranger » (voir p. 29, la note 85 de l’introduction d’E. Valette-Cagnac au volume sus-cité).

[62] On trouve peut-être ici une illustration de la « récupération » par Virgile des « monstres » qui étaient au centre de l’esthétique du chaos liée aux entreprises révolutionnaires de la fin de la République : cf. G. Sauron, L’histoire végétalisée. Ornement et politique à Rome, Paris, Picard (Antiqua), 2000, chap. VI-VIII ; selon mon interprétation, les hybrides végétaux que Virgile présente sont dépourvus de tout caractère inquiétant, ils sont rendus féconds et ponctuellement associés à un âge d’or qui, comme celui des cultivateurs qui se trouve « loué » aux vers 458 et suiv. du même chant, intègre le labor. Je remercie Aline Estèves de m’avoir rappelé cette référence et permis de faire cette mise en relation.

[63] Voir Géorg., 2, vers 136 et suiv.[Verg.G.2,136sqq.], avec les remarques de A. Deremetz, art. cité, p. 174, note 18 (cf. supra, notes 18 et 35). Les vers 140-142[Verg.G.2,140-142] font très probablement allusion à l’épisode du combat de Jason contre les taureaux et les « autochtones » tel qu’il est traité par Apollonios de Rhodes (cf. la note de R. F. Thomas ad loc. et D. Nelis,Vergil’s Aeneid and the Argonautica of Apollonius, Cambridge, Francis Cairns, ARCA, 39, 2001, p. 300).Spirantes naribus ignem (vers 140) rappelle cependant de près le vers 30 du chant 5 du De rerum natura[Lucr.5,30], et le motif du fleuve roulant de l’or (auro turbidus Hermus, vers 127)[Verg.G.2,127]estaussiprésent danslaréfutationlucrétiennedel’existencedesmonstres(Der.n.,5,vers 911-912)[Lucr.5,911-912].

[64] Traduction personnelle. L’affirmation d’Idas dans les vers précédents est d’abord centrée sur l’idée que l’enseignement de Palès lui permet, en faisant s’accoupler une brebis blanche à un « noir mari », de changer la toison de l’agnelle qui va naître de cette union : la réponse d’Astacus acquiert plus de relief si on fait porter non minus sur mutabilis et induit à la fois ; cf. les remarques de B. Fey-Wickert, Calpurnius Siculus. Kommentar zur 2. et 3. Ekloge, Trier, Wissenschaftlicher Verlag, Bochumer Altertumswissenschaftliches Colloquium Bd. 53, 2002, ad loc., p. 89.

[65] Le texte édité par R.  Verdière (T. Calpurnii Siculi De laude Pisonis et Bucolica, Bruxelles, Collection Latomus XIX, 1954), D. Korzeniewski (Hirtengedichte aus Neronischer Zeit : Titus Calpurnius Siculus und die Einsiedler Gedichte, Darmstadt Wissenschaftliche Buchgesellschaft, Texte zur Forschung 1, 1971) et B. Fey-Wickert (op. cit., avec le commentaire ad loc. p. 90) porte la leçon non genitalia des manuscrits NGPdfhy. Pour gentilia, voir encore les éditions de C. H. Keene (The Eclogues of Calpurnius Siculus and M. Aurelius Olympius Nemesianus, with introduction, commentary and appendix, Hildesheim, G. Olms, 1969, 1re édition 1887) et J. W. Duff-A. M. Duff (Minor Latin Poets, vol. I, Cambridge (MA)-London, The Loeb Classical Library, 1982, 1re édition 1934).

[66] Lu métapoétiquement, ambiguo […] colore à la fin de la tirade d’Idas (vers 39) pourrait aller dans le même sens.

[67] Voir la notice introductive de J. Amat, p. 11.

[68] Voir la remarque d’E. Valette-Cagnac mentionnée supra, note 61. En ce sens, non gentilia constituerait une glose à la fois de non sua et de ingens au vers 80 du passage de Virgile et auquel D. O. Ross (art. cité, p. 68, note 3), se fondant sur l’article de J. W. Mackail, « Virgil’s use of the word ingens » (CR, 26, 1912, p. 251-255), invite à donner le sens de « naturel » ou de « natif ».

 


 

Citer cet article : Séverine Clément-Tarantino, « La poétique romaine comme hybridation féconde. Les leçons de la greffe (Virgile, Géorgiques, 2, 9-82) », Interférences Ars Scribendi, numéro 4, mis en ligne le 1er juin 2006, http://ars-scribendi.ens-lsh.fr/article.php3?id_article=37&var_affichage=vf

 

 

 

 


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