Ars Scribendi

Le grec et le refus du grec dans la poétique juvénalienne

 

Stéphane Itic

 

1. Données immédiates

L’affaire est entendue : Juvénal fait preuve d’un désintérêt particulier pour la langue grecque, d’une aversion caractérisée pour ses locuteurs natifs et d’un mépris souverain pour ceux de ses contemporains Romains qui affichent de manière par trop ostensible leur hellénophilie, notion à laquelle il est d’ailleurs fort prompt à substituer sans nuance celle, plus satirique, d’hellénomanie. Drapé dans une posture intransigeante de Vieux Romain, Juvénal semble faire sien, plus de deux siècles après qu’il a été vigoureusement exprimé par Caton l’Ancien, un parti pris aussi éthique qu’« ethnique » qui consiste à envisager la langue comme le reflet inséparable des mœurs de la nation qui la parle[1] – parti pris en raison duquel Caton l’Ancien ne s’est laissé convaincre, dit-on, qu’à la fin de sa vie d’apprendre le grec. Or, comme s’il était, pour employer une expression qu’il utilise lui-même dans la Satire 2, un tertius Cato – un « troisième Caton » –, Juvénal donne l’impression de rassembler et de condamner « en bloc » – ou, pour employer un terme juridique plus approprié, « per saturam » (!) – trois objets de réflexion pourtant différents, à savoir le grec, les Grecs et la question plus large de la place de l’hellénisme dans le monde romain antique[2]. Chez Juvénal, tous les éléments qui se rapportent à la Grèce, à sa langue, à ses usages et à sa culture, semblent alors être mélangés dans un unique mouvement de défiance et de réprobation, si bien que, dans le titre de cet article, le terme « grec » pourrait très bien être indistinctement pourvu ou non d’une majuscule, tant il est vrai que Juvénal semble rejeter en bloc et la langue, et les hommes et les mœurs.

2. Le « refus hyperbolique » de l’hellénisme : analyse thématique et stylistique d’un effet de sens

Ce refus généralisé et hyperbolique caractérise d’autant plus l’œuvre de Juvénal qu’il est exprimé à l’aide d’images et de formules particulièrement denses et puissantes dont la spécificité, du point de vue présuppositionnel, est de reposer sur un postulat tacite mais gravé dans le marbre : celui d’une altérité radicale entre l’identité romaine d’une part et la nébuleuse hellénique d’autre part. C’est de ce présupposé d’une étrangeté absolue entre Rome et la Grèce que découle l’effet de « scandale » produit par l’oxymore célèbre et fulgurant que Juvénal place dans la bouche du personnage d’Umbricius (Sat. 3, 60-61)[Juv.3,60-61] :

Non possum ferre, Quirites,
Graecam Vrbem !

Je ne puis supporter, ô Quirites, une Rome grecque !

ou encore par des hypotyposes comme celle-ci (Sat. 6, 294-297)[Juv.6,294-297] :

Nullum crimen abest facinusque libidinis, ex quo
paupertas Romana perit. Hinc fluxit ad istos
et Sybaris colles, hinc et Rhodos et Miletos
atque coronatum et petulans madidumque Tarentum !

Il ne nous manque pas un seul crime, pas un seul acte de débauche, depuis qu’a disparu la pauvreté romaine. Sur nos collines sont venues s’installer Sybaris, et Rhodes, et Milet, et, le front ceint d’une couronne, dévergondée et humide de vin, Tarente !

Alors même qu’elles reprennent la trame générale de certains topoi moraux qu’il n’était pas rare de trouver non seulement dans des œuvres d’inspiration satirique comme le Satiricon ou les Épigrammes de Martial, mais aussi chez les historiens et chez les déclamateurs, des réussites poétiques comme celles que nous venons de citer créent de manière saisissante une impression de maximalisme dans l’attitude juvénalienne de refus face à tout ce qui porte la marque de l’hellénisme. C’est peu de dire que les réseaux d’oppositions terme à terme qui structurent l’expression de ce refus sont particulièrement tranchés. On peut voir ainsi, à partir de l’exemple précédemment cité, que l’identité romaine se présente chez Juvénal sous le signe de l’unité, voire de l’unicité : le Romain est d’abord l’homme d’un lieu géographique bien délimité, à savoir les Sept Collines (istos… colles) ou, un peu plus largement, le Latium et ses régions limitrophes[3]. Au sein de cet espace géographique, le Romain était protégé de tous les vices par son mode de vie, fait de paupertas ; en sachant se contenter du strict nécessaire pour vivre et jouir des fruits de son travail, le vrai Latin était imperméable à la corruption morale (Sat. 14, 179-181 et 187-188)[Juv.14,179-181][Juv.14,187-188] :

« Viuite contenti casulis et collibus istis,
o pueri ! » Marsus dicebat et Hernicus olim
Vestinusque senex.

[…] « peregrina ignotaque nobis
ad scelus atque nefas, quaecumque est, purpura ducit. »

« Vivez satisfaits de nos cabanes et de nos collines, mes enfants ! » disait autrefois le vieillard Marse, Hernique ou Vestin. […] « Elle nous est étrangère, elle nous est inconnue, quelle qu’elle soit, celle qui pousse au crime et à l’impiété : la pourpre. »

Cette frugalité toute « spartiate », si j’ose dire, étendait également ses bienfaits sur les femmes romaines, dont on sait qu’elles sont pourtant particulièrement enclines, chez Juvénal, à s’abandonner aux tentations de la luxure et de la débauche (Sat. 6, 287-289)[Juv.6,287-289] :

Praestabat castas humilis fortuna Latinas
quondam, nec uitiis contingi parua sinebant
tecta […]

Il fut un temps où la chasteté des Romaines était préservée par un humble pécule et leurs modestes toits les protégeaient des atteintes du vice.

S’il était resté conforme à sa nature et fidèle à son mos, le Romain n’aurait donc jamais dû connaître l’ombre du moindre vice… et la satire latine n’aurait donc eu aucune raison d’exister ! Mais c’était sans compter l’influence délétère qu’est censée avoir exercé sur cette identité romaine idéale largement fantasmatique et stéréotypée la « nébuleuse hellénique », comme nous l’avons appelée, qui s’y oppose terme à terme.

En effet, autant le « Romain » se définit par des caractéristiques simples, peu nombreuses et clairement délimitées – c’est finalement, pourrait-on dire, l’« homme de la simplicitas » –, autant l’hellénisme et la grécité se présentent, chez Juvénal, comme un conglomérat disparate aux contours mal définis, comme une hydre à têtes multiples et, finalement, comme une menace protéiforme dont le seul point commun entre tous les éléments qui la composent est de véhiculer le vice.

Contrairement à la langue latine, la langue grecque, chez Juvénal, ne peut pas servir de facteur d’identification ; autant le Romain parle, naturellement, le latin, autant le grec est pratiqué non seulement par les authentiques fils de la Grèce, mais aussi par l’élite sociale romaine, maniérée, par la plebs infima dont le mauvais goût n’est plus à prouver ainsi que par une nuée d’Orientaux de tous horizons pour lesquels le grec est la langue véhiculaire et parmi lesquels on trouve d’éminents représentants du courant « asianiste », comme le rhéteur Isée que Juvénal, en même temps que Pline le Jeune, a peut-être eu l’occasion d’écouter lors de sa « tournée » à Rome. Pour qualifier cette multitude d’individus pour lesquels le grec constitue le plus petit commun dénominateur, l’Umbricius de Juvénal a recours à un terme imagé fort révélateur, celui de « faex », la lie, la fange, le dépôt bourbeux et sale formé des diverses impuretés charriées par un fleuve (Sat. 2, 61)[Juv.2,61] :

[…] quamuis quota portio faecis Achaei ?

Et encore, combien maigre est la proportion d’authentiques Achéens dans cette fange !

À l’inverse du latin, le grec, cette koinè, cette langue « commune », si l’on en croit Juvénal, à tous les vauriens de la terre, n’est donc pas un élément authentiquement identitaire ; bien au contraire, le flot des individus pour qui le grec est une langue d’emprunt en vient même à noyer dans ses eaux bourbeuses le petit nombre de ceux dont il est la langue maternelle. À force d’être « commune », le grec est présenté chez Juvénal – et pour reprendre le titre d’un ouvrage célèbre de Jean Bollack – comme « la Langue de Personne »[4].

Contrairement à celui du Romain, l’espace de l’hellénisme est présenté comme étant extrêmement disparate, éclaté et disséminé géographiquement. Lorsqu’il est évoqué dans les Satires, il comprend en effet, outre la Grèce classique proprement dite, la Grande Grèce, la Sicile et l’Ionie, comme il apparaît clairement dans l’exemple cité plus haut, mais aussi et plus généralement l’ensemble de l’Orient hellénisé, comme le révèle ce cri de colère du même Umbricius (Sat. 3, 69-71)[Juv.3,69-71] :

Hic alta Sicyone, ast hic Amydone relicta,
hic Andro, ille Samo, hic Trallibus aut Alabandis
Esquilias dictumque petunt a uimine collem !

Ils ont abandonné qui la haute Sicyone, qui Amydon, qui Andros, qui Samos, Tralles ou Alabanda et partent à la conquête de l’Esquilin et de notre colline de viminale mémoire !

Juvénal se plaît ainsi à mélanger Grèce et Orient et à les présenter comme une tourbe indistincte, allogène et menaçante. Au sein de ce magma, les « authentiques Achéens », lorsqu’ils sont considérés isolément pour les besoins de l’analyse satirique qu’en livre Juvénal, ne bénéficient cependant pas d’un traitement plus indulgent ; le Grec, presque toujours présenté sous les traits du Graeculus madré, offre un concentré de tous les uitia topiques que le genre satirique a l’habitude de prendre pour cible. Les nombreux parfums et onguents dont il s’enduit sont un signe patent – satiriquement parlant – de son effémination, sa libido déréglée ne recule devant aucun sacrilège[5], son hypocrisie fielleuse est innée à tous ceux de son génos[6] et surtout – chose inadmissible pour la satire juvénalienne qui, sous ses dehors de « pot-pourri » et de « macédoine » foisonnante, n’aime rien tant qu’une société bien ordonnée et hiérarchisée – c’est un homme qui n’a pas de place fixe dans l’échelle sociale et qui est donc susceptible de les occuper toutes. Par le simple fait qu’il maîtrise la langue qui, dans le monde antique, est celle des disciplines techniques et scientifiques, le Grec, grâce à son aptitude innée à la mimesis[7], n’a aucune difficulté à se faire passer pour un authentique praticien des disciplines susceptibles de lui attirer les faveurs des Romains et des Romaines fortunés. Comme le reconnaît avec amertume le personnage d’Umbricius (Sat.  3, 74-78) [Juv.6,74-78] :

Ede quid illum
esse putes. Quemuis hominem secum attulit ad nos :
grammaticus, rhetor, geometres, pictor, aliptes,
augur, schœnobates, medicus, magus, omnia nouit
Graeculus esuriens.

Demande au Grec d’être ce que tu veux qu’il soit, car ce sont des compétences d’homme à tout faire qu’il met à notre service : grammairien, rhéteur, géomètre, peintre, masseur, voyant, équilibriste, médecin, magicien, il sait tout faire, le Grécaillon, quand il est affamé.

L’extraordinaire plasticité du Graeculus fait de lui, contrairement au Romain qui demeure stable dans son ordo, un être capable d’endosser n’importe quelle charge et de se hisser des derniers barreaux de l’échelle sociale aux premiers ; pour le dire plus brièvement, les Grecs sont tous atteints, chez Juvénal, du « syndrome de Trimalcion » : en partant de rien, ils peuvent surclasser les Romains « natifs » et accéder aux couches les plus aisées, à l’image, chez Juvénal, du tonsor – probablement Cinnamus, coiffeur et parfumeur à la mode évoqué à deux reprises par Martial[8] – chez qui le poète allait se faire raser la barbe au temps de sa jeunesse et devenu ensuite « plus riche que tous les patriciens réunis » (Sat. 1, 24-25)[Juv.1,24-25]. Grâce à une faculté innée de jouer son « rôle » de cliens mieux que ne le font les honnêtes Romains[9], le Grec, de marchand de figues qu’il était la veille, est susceptible d’occuper le lendemain la place tant convoitée d’ami privilégié d’un patronus fortuné et influent. Pour résumer la langue grecque est l’idiome de tous les vauriens de la terre qui confluent vers Rome et menacent de la submerger, et le Grec lui-même est une insulte vivante à la hiérarchie romaine des ordines, occasionnant ainsi la dissolution des liens de réciprocité censés réglementer les relations entre patroni et clientes.

Voilà donc à la fois un tableau bien noir et une vision très tranchée des relations entre l’hellénisme et la romanitas. Certains critiques n’ont pas hésité à expliquer ce refus hyperbolique par les opinions supposées personnelles de Juvénal[10]. Néanmoins, pour aussi saisissant qu’il soit, le refus du grec et des Grecs dans les Satires de Juvénal se résume, en ce qui concerne les grandes lignes que nous venons de dégager, à un « effet de sens », c’est-à-dire à une convergence de procédés rhétoriques, stylistiques et poétiques qui orientent fortement la lecture. Or, nous croyons qu’il est possible, face à cet effet de sens en apparence définitif, de dégager un « sens au-delà de l’effet » en nous intéressant non pas au « rendu » immédiat de la peinture juvénalienne des relations entre le monde grec et l’univers romain, mais à la « fabrication » du sens, à la manière dont le poeta fabricator utilise les matériaux langagiers et poétiques pour construire un itinéraire du sens qui, comme c’est le cas pour tous ce qui est produit selon les règles spécifiques d’un artisanat, ne se révèle entièrement qu’à celui qui maîtrise lui aussi ces règles. C’est pourquoi, après avoir présenté l’« effet de sens » qui se dégage des Satires de Juvénal, nous nous proposons de démontrer que la « fabrication » de cet effet de sens obéit à des principes bien différents et que ce que nous avons appelé « le sens au-delà de l’effet », va, en effet, bien au-delà de l’effet de sens.

3. Derrière les hyperboles : topique générique et positionnement littéraire de la satire

Pour proposer une interprétation de détail qui soit capable de classer et de différencier de manière pertinente ce que Juvénal s’emploie à présenter comme un mélange ou un magma aussi nuisible qu’indéfini dans ses contours, nous chercherons à vérifier deux hypothèses de travail qui sont les suivantes :

1) Comme tous les genres poétiques latins, la satire s’organise autour d’un noyau dur d’éléments topiques et de thèmes invariants qui la caractérisent. Or, l’une des règles de cette topique consiste pour le satiriste à feindre de ne suivre aucune topique et de proposer à la société qui lui est immédiatement contemporaine un miroir dans lequel elle puisse voir tous ses défauts ; même s’il s’adonne le plus souvent à la retractatio des thèmes convenus de la satire comme le topos du « déclin » et de l’opposition « passé (vertueux) » / « présent (corrompu et décadent) », le poète satirique doit donner à ces thèmes le color de la contemporanéité. Or, la place du grec dans l’établissement de ce color s’avère particulièrement importante : autant Juvénal donne l’impression de refuser en bloc tout ce qui a trait à l’hellénisme, autant la présence du grec dans ses satires obéit à des principes de composition qui ne doivent rien au hasard et dont la combinaison donne à entendre la « langue de l’acculturation », familière à la société romaine de la fin du Ier siècle. L’effet de « refus intransigeant » produit par les Satires s’appuie alors, paradoxalement, sur un grand travail stylistique sur la langue et sur une analyse tout à fait approfondie de la place du grec dans un discours à tonalité pourtant « Vieux Romain ».

2) La satire latine se veut et se vit comme un genre « intégralement latin », sans palimpseste grec… et comme le seul à pouvoir prétendre à cette sorte d’« intégrité »[11]. Toutefois, à l’instar des autres genres littéraires à Rome et peut-être même davantage, la satire se doit d’établir sa légitimité en tant que genre poétique en « négociant » son statut avec la tradition littéraire héritée de la Grèce. N’ayant pas de « grand ancêtre » avec lequel elle aurait pu établir un dialogue fait de reconnaissance en aemulatio et d’imitation créatrice, la satire latine courait dès ses débuts le risque de connaître le même sort que les autres formes d’écriture intrinsèquement « latines », à savoir être reléguée dans la sphère de la « paralittérature » (comme l’Atellane), voire de la « prélittérature » à l’image de ces formes « hirsutes » et « archaïques » que sont le Saturnien ou le Fescennin. Pour pouvoir accéder au rang de legitimum poema, la « latinité », à elle seule, ne saurait suffire ; la satire, dans sa quête d’identité et de légitimité poétique, se trouve donc prise dans un double mouvement que l’on peut résumer ainsi : d’un côté, sa spécificité générique lui impose de montrer clairement qu’elle ne doit rien à la Grèce et de se donner à voir comme un genre poétique romain, et d’un autre côté, le fait même de prétendre au rang d’authentique genre poétique et de revendiquer sa place à côté des autres genres « légitimes » à Rome lui impose de montrer tout aussi clairement qu’elle procède, elle aussi, d’un dialogue avec les modèles grecs et d’une innutritio hellénique égale à celle des genres latins qu’elle côtoie. C’est un des paradoxes que l’on peut tirer de la thèse de l’« altérité incluse » illustrée récemment, par exemple, par Florence Dupont[12] – et qui n’est pas si différente de la notion, elle aussi paradoxale, oxymorique et parfaitement fonctionnelle, d’« imitation créatrice »[13]. Par conséquent, il est raisonnable de supposer que la position de Juvénal en tant que poète satirique est plus complexe que l’expression hyperbolique d’un refus maximal du grec et des Grecs, et que, pour en arriver à un tel effet de sens, Juvénal a engagé des principes de compositions extrêmement rigoureux, procédant d’une réflexion auctoriale sur un certain nombre d’enjeux impliquant directement le statut et la portée poétique du recueil des Satires.

Pour vérifier notre première hypothèse, il nous faut établir une brève typologie de la présence du grec dans la « langue » des Satires afin d’en saisir les principes de composition et d’en tirer les conclusions nécessaires.

4. Typologie

4.1. « En grec dans le texte »

Le premier cas à étudier est celui de la présence, de mots ou de phrases grecs en caractères grecs. Ce procédé, assimilable à une « citation “dans le texte” » est la manière la plus voyante dont le grec peut apparaître dans les Satires et, comme on peut s’en douter, c’est aussi le cas le plus rare, puisqu’il ne présente que trois occurrences dont les effets de sens vont de l’ironie ambiguë au grotesque pur et simple. De ces trois occurrences, une seule est directement assumée par le locuteur principal des satires et il s’agit de la maxime grecque à la fois la plus célèbre et, peut-être, la plus rebattue, à savoir le « Connais-toi toi-même », dont les applications proposées par Juvénal ne sont pas exemptes d’une certaine ironie moqueuse (Sat. 11, 27 et suiv.)[Juv.11,26-38] :

E caelo descendit γνῶθι σεαυτόν
fingendum et memori tractandum pectore […].

Te consule, dic tibi qui sis,
orator uehemens an Curtius et Matho buccae.
Noscenda est mensura sui spectandaque rebus
in summis minimisque, etiam cum piscis emetur,
ne mullum cupias, cum sit tibi gobio tantum
in loculis.

Il est descendu du ciel, le γνῶθι σεαυτόν ; il faut le graver dans la mémoire de son cœur et l’y méditer […]. Interroge-toi toi-même, demande-toi qui tu es : un orateur véhément ou un simple braillard comme Curtius et Mathon ? Il faut connaître sa mesure et l’observer dans les plus grandes comme dans les plus petites affaires, fût-ce pour acheter du poisson, afin de ne pas vouloir un mulet lorsque l’on n’a pas plus que le prix d’un goujon dans son porte-monnaie.

Il est assez clair que cette citation, qui commence par se présenter comme un hommage sincère, quoiqu’empreint d’une exaltation légèrement naïve, se mue rapidement en simple prétexte à une pointe polémique visant deux prétendus ténors du barreau au talent discutable et en illustration ironique (fondée sur la confusion volontaire de l’être et de l’avoir) de la trivialité que pouvait revêtir cette maxime cent fois répétée. Sous la plume de Juvénal, l’un des principaux piliers de la sagesse socratique devient donc une banale expression de bon sens suffisamment vague pour être appliquée à n’importe quel sujet.

La seconde occurrence est à mettre au compte du seul personnage avec lequel le satiriste entretienne un réel dialogue suivi, à savoir Naevolus, le « gigolo malheureux » de la Satire 9. Malgré des talents qu’il présente comme certains, Naevolus se considère comme particulièrement malchanceux parce qu’il a loué ses services à un patronus dont la libido n’a d’égale que l’avarice ; son lamento lui fournit alors l’occasion de placer une citation, détournée et modifiée, d’un vers d’Homère (Sat. 9, 33-37)[Juv.9,33-37] :

Nam si tibi sidera cessant,
nil faciet longi mensura incognita nerui,
quamuis te nudum spumanti Virro labello
uiderit et blandae adsidue densaeque tabellae
sollicitent, αὐτὸς γὰρ ἐφέλκεται ἄνδρα κίναιδος.

Car, si les astres ne travaillent point pour toi, il ne te servira à rien d’être pourvu d’un membre à la longueur inouïe, bien que Virron, l’écume aux lèvres, t’ait vu tout nu et que ses lettres caressantes et répétées te sollicitent sans cesse – « car, de lui-même, le mignon attire l’homme. »

Bien qu’elle se caractérise par une grivoiserie prononcée, cette seconde occurrence, dans son principe, n’est pas très éloignée de la première. Ce qu’elle met en lumière, c’est l’extrême banalisation d’un vers d’Homère[14] – pilier de la païdeia antique : cette maxime homérique était si célèbre[15] qu’elle en est arrivée à se dégrader en simple prétexte à fournir des saillies verbales d’un goût discutable. Tout comme le « Connais-toi toi-même », les vers les plus fameux de la poésie homérique sont présentés comme susceptibles d’être accommodés à toutes les sauces et de servir de verni culturel superficiel aux concetti les plus triviaux. Ici encore, le « grec dans le texte » n’apparaît pas à son avantage.

Et il l’apparaîtra encore moins avec la troisième et dernière occurrence, qui prend place dans un des nombreux médaillons de la truculente Satire 6, à savoir la figure de la vieille hellénomane voluptueuse (Sat. 6, 185-196)[Juv.6,185-199] :

Nam quid rancidius, quam quod se non putat ulla
formosam nisi quae de Tusca Graecula facta est [...] ?

Omnia graece [...] :

hoc sermone pauent, hoc iram, gaudia, curas,
hoc cuncta effundunt animi secreta. Quid ultra ?
Concumbunt graece. Dones tamen ista puellis :
tune etiam, quam sextus et octogensimus annus
pulsat, adhuc graece ? Non est sermo pudicus
in uetula ; quotiens lasciuum interuenit illud
ζωὴ καὶ ψυχή modo sub lodice loquendis[16]
uteris in turba.

Quoi de plus infect qu’une femme qui ne se juge belle que si, de toscane qu’elle était, elle s’est transformée en petite grecque […] ? Elles font tout en grec : c’est dans cette langue qu’elles expriment leurs effrois, leurs colères, leurs joies, leurs soucis et qu’elles laissent échapper tous les secrets de leur âme. Mieux encore : elles couchent en grec ! Passe encore pour les jeunes femmes ; mais toi, alors que tes quatre-vingt-cinq ans frappent à la porte, du grec, encore ? Cette langue-là est indécente pour une vieille ! Chaque fois que tu lances cette exclamation lascive, « ô ma vie, ô mon âme ! », tu profères en public des mots qu’il ne faut prononcer que sous la couverture.

Le « grec dans le texte » joue ici un rôle décisif dans l’efficacité comique de cette vignette – qui, au demeurant, ne fait qu’exploiter l’un des nombreux personnages récurrents de la topique épigrammatique, comique et satirique – dont il constitue une sorte d’acmè grotesque, en parfait accord avec l’effet de sens général qui veut que le grec soit d’abord et avant tout la langue du dévergondage, du raffinement excessif et de tout ce qui n’est pas à la place qui devrait lui être assignée – ici, en l’occurrence, les couvertures !

Il est donc possible de conclure qu’à travers ces trois brèves occurrences, le « grec dans le texte » n’apparaît pas comme une marque de haute culture, mais comme une scorie du discours dont l’effet est, au mieux trivial, au pire ridicule et indécent. Trois occurrences de grec authentique seulement, cela peut paraître bien peu au regard du quasi-bilinguisme qu’affichaient les Satires de Lucilius, fondateur et modèle du genre, mais c’est déjà beaucoup plus que les œuvres satiriques d’Horace et de Perse, qui n’en comptent pas une seule, bien que la topique sur laquelle ils aient travaillé soit très proche de celle de Juvénal. Pourquoi Juvénal a-t-il alors exploité davantage que ses prédécesseurs les ressources satiriques que pouvait lui offrir la problématique de l’acculturation appliquée à ce genre si latin et si « indigène » qu’est la satire ? Pour le savoir, il faut s’intéresser aux nombreuses références de grec « impur », translittéré ou latinisé, qui abondent dans les Satires.

4.2. Translittération, latinisation, connotation autonymique : un travail stylistique sur la langue

La première catégorie, celle des termes grecs translittérés, compte à peine de plus d’occurrences que celle du « grec dans le texte », mais l’effet de sens produit est différent. Au lieu de créer un effet de banalisation ou de trivialité, les termes grecs translittérés apparaissent lorsqu’il s’agit de faire entendre le cliquetis des sonorités étrangères parallèlement à l’évocation de réalités familières aux contemporains romains. L’exemple qui vient immédiatement à l’esprit est celui du paysan romain de la Satire 3 qui, pour suivre la mode, se pare d’attributs exotiques importés du monde grec (Sat. 3, 67-68)[Juv.3,67-68] :

Rusticus ille tuus sumit trechedipna, Quirine,
et ceromatico collo fert niceteria collo !

Ce paysan dont tu es l’ancêtre, Quirinus, enfile des trechedipna et porte des niceteria autour de son cou ceromatisé[17] !

Cet effet de contraste choquant entre saines valeurs romaines et luxe décadent se retrouve dans la comparaison que Juvénal fait entre sa propre table et celle des « dîners en ville » à la mode, et ce contraste s’affiche, pareillement, grâce au choix du vocabulaire et de la langue. Chez les « snobs » romains, on trouvera (Sat. 11, 137-140 et 127)[Juv.11,137-140][Juv.11,127] :

[…] discipulus Trypheri doctoris, aput quem
sumine cum magno lepus atque aper pygargusque
et Scythicae uolucres et phoenicopterus ingens
et Gaetulus oryx […] caeditur.

[…] Hinc surgit orexis.

[…] un disciple de maître Trypherus, chez qui on détaille des mets exquis, tétines de truie, lièvre, sanglier, antilope, oiseaux de Scythie, phénicoptère gigantesque, et oryx de Gétulie. […] Voilà ce qui éveille l’« orexie ».

Tandis qu’à la table, saine, modeste et authentiquement romaine de Juvénal, on ne trouvera (Sat. 11, 147-148)[Juv.11,147-148] :

Non Phryx aut Lycius, non a mangone petitus
quisquam erit. Id magnum : cum posces, posce latine.

Ni Phrygien, ni Lycien, ni aucun personnel acheté au marchand d’esclaves. Chose importante : quand tu demanderas quelque chose, fais-le en latin.

On le voit très clairement dans cette série d’exemples : le choix du lexique et de son agencement sous-tend tout un univers de représentations et de partis pris axiologiques obéissant à la topique satirique de l’opposition entre authentique identité romaine et facticité délétère et corruptrice du « non romain ». Cependant, au contraire du « grec dans le texte » dont l’effet produit était proche de celui d’une citation directe, la multitude de mots grecs translittérés et latinisés revêt une fonction de connotation autonymique[18] : sans les reprendre à son compte et sans pourtant les attribuer explicitement aux personnages qu’il décrit, le satiriste, grâce à l’insertion au sein du discours satirique de termes qu’il est censé récuser, donne à entendre les manies langagières de la société romaine qui se piquait de truffer sa conversation de termes empruntés, notamment, au vocabulaire des diverses technaï grecques. C’est par ce biais, que nous pouvons qualifier de polyphonie, que la poétique juvénalienne renoue avec les origines dialoguées de la satire. Au lieu d’introduire un personnage et de le faire directement parler, Juvénal, à l’aide d’une technique à la fois flaubertienne – pour les connotations autonymiques –, proustienne – pour ce qui est des idiosyncrasies langagières – et célinienne – pour ce qui est du mélange des niveaux de langue –, insère dans son propre discours, sans pour autant les reprendre à son compte, les termes dont se gargarisent les personnages-types qu’il met en scène, tel ceux qui préfèrent collectionner les portraits précieux des philosophes plutôt que mettre en pratique leurs leçons (Sat., 2, v. 4-7)[Juv.2,4-7] :

Indocti primum, quamquam plena omnia gypso
Chrysippi inuenias ; nam perfectissimus horum,
si quis Aristotelen similem uel Pittacon emit
et iubet archetypos pluteum seruare Cleanthas.

Tout d’abord, ce sont des ignorants, bien que leurs maisons soient garnies dans les moindres recoins de gypses de Chrysippe ; car la perfection, pour ces gens-là, c’est d’acheter une reproduction de Aristote ou de Pittacos, et de confier la garde de leur étagère à des originaux de Cléanthe.

Les termes grecs pourraient tout à fait être rendus, dans une traduction, par des caractères en italiques, tant il est vrai qu’ils caractérisent non pas le discours du poète satirique, mais celui des personnages satirisés.

5. La poétique juvénalienne de la « langue de l’acculturation » : portée et signification

On pourrait ainsi multiplier les exemples, mais d’ores et déjà, un constat s’impose : loin de l’effet de sens massif que nous avions observé au début, la Grèce, l’Orient hellénisé et tout l’espace extra-romain ne sont nullement en cause ici et, finalement, le type de Graeculus qui apparaît de loin le plus fréquemment dans les Satires de Juvénal, c’est le citoyen romain. Le refus du grec ostensiblement affiché dans la Satire 3 est alors l’arbre qui cache la forêt du travail stylistique effectué par Juvénal sur la « langue de l’acculturation » qui était celle de ses contemporains et qui lui permet de remplir son « contrat » de poète satirique, à savoir exploiter des situations et des caractères parfaitement topiques et ancrées dans le code générique de la satire (avarice, préciosité, luxe excessif, décadence morale, etc.) et leur donner l’aspect de « choses vues » en les dépeignant à l’aide de la « langue » spécifique dans laquelle la société romaine contemporaine pouvait se reconnaître. Dans la poétique juvénalienne, la présence forte du grec – latinisé ou non – est donc indispensable, puisque c’est notamment à partir d’elle, à partir d’un travail stylistique sur la « langue de l’acculturation », que se construit l’« effet de réel » propre à la satire. Juvénal avait donc parfaitement compris qu’il n’y avait pas, comme le croyait encore son naïf personnage d’Umbricius, deux univers – Rome et la sphère grecque – radicalement différents et qui, légitimement, auraient dû rester impénétrables, étrangers l’un à l’autre. Aux yeux du poéticien qu’il était et des lecteurs qui partageaient ses conceptions poétiques, les lamentations d’Umbricius sur la notion de Graeca Vrbs devaient revêtir un double sens ironique et métapoétique tout à fait succulent, notamment, lorsqu’il constate le faible nombre d’« authentiques Achéens dans toute cette tourbe », puisqu’en l’occurrence, les Graeculi les plus nombreux et les plus notoires étaient les Romains eux-mêmes.

Il est aussi frappant de constater que les traits qu’Umbricius présente comme étant les vices congénitaux des Grecs constituent l’exact décalque métapoétique des caractéristiques distinctives… du genre satirique lui-même : satire et grecque cette aptitude prononcée à la mimesis foisonnante, cette capacité d’endosser successivement toute sorte de rôles, cette faculté de parcourir sans encombre tous les degrés de l’échelle sociale – de la cour impériale au dernier des taudis ; ils se partagent également cette fameuse facundia, ce goût pour l’improvisation au pied levé – ce qui était un des traits de la satire lucilienne envisagée par son auteur comme un schedium[19] –, et l’ubertas d’un discours torrentueux qui coule tel un fleuve limoneux[20] ; enfin, ils partagent la même aptitude à la médisance qui, loin de n’être que le « venin atavique » des Grecs, est aussi, avec le malum carmen, la composition polémique et diffamatoire, à la source de l’écriture satirique. Le Grec, que l’on croyait être l’Autre absolu du Romain, se révèle alors à travers les traits du genre le plus intégralement Romain qui soit : l’Autre n’était finalement que le Double, voire le Même.

Ce n’est pas un hasard : ce que révèle la poétique de Juvénal, c’est le fait que le Grec, cet Autre absolu dont la satire latine a impérieusement besoin pour construire son univers référentiel, est une création culturelle de la romanité. En somme, il n’y a pas plus romain que le Grec et ses représentations. Par conséquent, le refus du grec chez Juvénal est un effet de sens à la fois produit et dépassé par l’art poétique : comme Antoine et Crassus tels que les dépeignait Cicéron[21], Juvénal feint de dédaigner le grec tout en ayant profondément à l’esprit que, pour réellement être « intégralement latine »[22] comme l’affirmait Quintilien, la satire se doit, d’une manière inattendue, d’être aussi un peu grecque.



[1]On remarquera ainsi que Juvénal, à propos des Syriens, unit dans une même réprobation « et linguam et mores » (Sat. 3, 63)[Juv.3,63].

[2] Cette posture catonienne qui consiste à affirmer qu’il est dans l’intérêt de l’auctoritas de l’orateur romain de s’en tenir aux valeurs strictement romaines et d’ignorer ostensiblement les apports de l’hellénisme était aussi celle de Crassus et d’Antoine tels que Cicéron les représente dans son De Oratore (2, 1, 4)[Cic.DeOr.2,1,4] :

Sed fuit hoc in utroque eorum, ut Crassus non tam existimari uellet non didicisse, quam illa despicere et nostrorum hominum in omni genere prudentiam Graecis anteferre ; Antonius autem probabiliorem hoc populo orationem fore censebat suam, si omnino didicisse nunquam putaretur. Atque ita se uterque grauiorem fore, si alter contemnere, alter ne nosse quidem Graecos uideretur.

Il y avait toutefois une différence entre les deux hommes, en ce que Crassus ne voulait pas tant paraître ne pas avoir étudié les lettres grecques que paraître les dédaigner et placer en toute chose la sagesse de nos concitoyens au-dessus de celle des Grecs, tandis qu’Antoine pensait que ses discours obtiendraient plus facilement l’approbation du peuple si l’on pensait de lui qu’il n’avait absolument jamais étudié. Et ainsi, chacun pensait avoir davantage d’autorité, l’un s’il paraissait mépriser les Grecs, l’autre s’il paraissait n’en avoir même jamais entendu parler.

[3] Voir Sat. 2, 84-85[Juv.2,84-85] :

Vsque adeo nihil est, quod nostra infantia caelum / hausit Auentini baca nutrita Sabina ?

Cela ne vaut-il donc vraiment rien, que mon enfance ait empli ses regards de la vue du ciel aventin et ait été nourrie à l’olive du terroir sabin ?

 et Sat. 6, 636-637[Juv.6,636-637] :

[…] grande Sophocleo carmen […] / montibus ignotum Rutulis caeloque Latino

[…] une pompeuse fiction à la Sophocle […], inconnue des montagnes Rutules et du ciel latin.

[4] Jean Bollack, La Grèce de personne, Paris, Seuil, 1997.

[5] Voir Sat. 3, 109-112[Juv.3,109-112].

[6] Voir Sat. 3, 122-123[Juv.3,122-123] :

Nam cum facilem stillauit in aurem / exiguum de naturae patriaeque ueneno […]

et aussi Sat. 6, 15-17[Juv.6,15-17] :

[…] sub Ioue, set Ioue nondum / barbato, nondum Graecis iurare paratis / per caput alterius.

[7] Voir infra.

[8] Le barbier Cinnamus – dont le nom rappelle à la fois l’origine gréco-orientale et l’ancienne condition servile – avait non seulement été affranchi par sa maîtresse, mais avait également été gratifié par elle d’une somme équivalente au cens équestre (cf. Martial, Épigr. 7, 64). Il est également intéressant de noter que le Satiricon fait apparaître un autre personnage nommé également Cinnamus et très proche de Trimalcion puisqu’il n’est autre que son intendant (cf. Robert Bedon, « Pétrone, Satiricon, XXX : le dispensator Cinnamus », BAGB, 2, 1996, p. 151-166 : « Le dispensator installé par Pétrone dans l’atrium de Trimalcion, selon toute probabilité le même que le Cinnamus nommé sur les inscription des objets en bronze, n’est donc pas un personnage d’importance secondaire dans la Cena […]. Il nous est apparu comme un “second Trimalcion”, encore en gestation, et comme un élément de la biographie de son maître compris entre la frise et les inscriptions de l’atrium. [nous soulignons]).

[9] Voir Sat. 3, 100[Juv.3,100] :

Natio comoeda est.

Le peuple grec tout entier est comédien.

[10] Voir, e.g., René Marache, « Juvénal, peintre de la société de son temps », ANRW, II, 33 (1), 1989, p. 592-639.

[11] J’entends ce terme au double sens d’« intact » et d’« irréprochable ». Ces deux sens apparaissent sous la plume d’Horace lorsque celui-ci évoque la satire et le poète satirique (Horace, Sat. 1, 10, 66[Hor.S.1,10,66] :

Graecis intacti carminis auctor

et Sat. 2, 1, 84-85[Hor.S.2,1,84-85] :

Siquis / obprobriis dignum latrauerit, integer ipse.

[12] Florence Dupont, « L’altérité incluse. L’identité romaine dans sa relation à la Grèce », in F. Dupont, E. Valette-Cagnac (éd.), Façons de parler grec à Rome, Paris, Belin, 2005.

[13] Jacqueline Dangel, « Imitation créatrice et style chez Latins », in G. Molinié, P. Cahné(éd.), Qu’est-ce que le style ?,Paris,PUF,1994,p. 93-113.

[14] Voir Odyssée, 16, v. 294[Hom.Od.16,294] et 19, v. 13[Hom.Od.19,13] :

Αὐτὸς γὰρ ἐφέλκεται ἄνδρα σίδηρος.

De lui-même, le fer attire l’homme.

[15] Elle a été traduite par V.- Flaccus, Argonautica 5, 540[Val.Fl.5,540] :

Namque uirum trahit ipse chalybs.

et Tertullien la présente comme étant suffisamment connue pour pouvoir être citée à la manière d’un proverbe (De Pallio 4, 2[Tert.Pall.4,12]) :

Ipsum, inquit, ferrum uirum attrahit.

[16] Nous adoptons, sans enthousiasme excessif, la correction « loquendis » proposée par R. Nisbet, dans la mesure où la leçon « relictis » – conservée tant bien que mal par les éditeurs de la CUF – présente toutes les caractéristiques d’une « corruption manifeste » (G. Highet).

[17] Les nombreuses leçons fautives que portent les différentes familles de manuscrits attestent de la perplexité des copistes face à ces hapax. Par ailleurs, il est amusant de constater que dans sa récente traduction effectuée pour les éditions Loeb, S. M. Braunda choisi de faire figurer ces trois termes « en français dans le texte ».

[18] La connotation autonymique est un effet de citation ou de discours rapporté intégré au texte. Nous remercions Christian Nicolas d’avoir attiré notre attention sur cette notion.

[19] Lucilius, Sat. 1279 (M) et H 14 (C)[Lucil.1279] :

qui schedium fa<ci>o.

[20] Il s’agit là, on le sait, de la célèbre image employée par Horace pour qualifier l’écriture de Lucilius (Horace, Sat. 1, 4, 11[Hor.S.1,4,11] :

Cum flueret lutulentus, erat quod tollere uelles ;

Il allait comme un fleuve bourbeux, charriant bien des choses qui auraient mérité d’être effacées.

[21] Voir supra, note 2.

[22] Quintilius, Inst. Or. 10, 1, 93.

 


 

Citer cet article : Stéphane Itic, « Le grec et le refus du grec dans la poétique juvénalienne », Interférences Ars Scribendi, numéro 4, mis en ligne le 6 juillet 2006, http://ars-scribendi.ens-lsh.fr/article.php3?id_article=40&var_affichage=vf