Ars Scribendi

Voix du poète et chant de la communauté dans les Hymnes d’Ambroise de Milan

 

Bruno Bureau

 

Introduction

Dans un précédent travail fait en séminaire, j’avais essayé de cerner le discours de quelques auteurs chrétiens sur le chant lyrique et sa situation par rapport à la lyrique chrétienne. Mon propos sera ici de regarder les textes lyriques eux-mêmes, pour compléter par la pratique ce que j’avais pu tirer de la réflexion théorique des Pères sur le chant et sa valeur spécifiquement chrétienne.

Pour cela j’ai choisi de me centrer sur un corpus restreint, les Hymnes attribués à Ambroise de Milan, dont Jacques Fontaine a supervisé naguère une magnifique édition[1]. De ce groupe de quatorze poèmes, je m’attacherai, pour ce bref travail, à un corpus très restreint, ceux que les éditeurs tiennent pour sûrement authentiques, soit les pièces [Ambr.Hymn.1,3,4et5]1, 3, 4 et 5. Le choix de ces textes comme point de référence s’impose de lui-même quand on sait qu’ils sont passés dans la tradition occidentale comme le type même de l’hymne liturgique chrétien, puisque le mot Ambrosianum devient le nom commun des hymnes écrits dans ce style et ce mètre[2]. C’est donc à travers ces textes dont Isidore souligne qu’ils sont devenus la norme du chant d’église occidental que l’on a le plus de chance d’appréhender ce que les chrétiens considèrent comme la spécificité de leur chant.

Je diviserai mon étude en trois temps : tout d’abord la constitution d’une uox poetae particulière, qui n’est ni celle d’Horace et de la lyrique ancienne, ni non plus tout à fait celle des psaumes ; j’examinerai ensuite le statut particulier de cette voix qui est en réalité la conséquence non de la nature du chantre, mais de celle du destinataire du chant, le deus christianorum, avant d’indiquer quelles mutations, à mon sens essentielles, cette situation de communication fait subir au chant lyrique.

 

1. Une parole personnelle qui s’efface derrière une parole communautaire : l’hymne prière de l’Église plus que prière du chrétien.

 

1.1      L’effacement du « je » lyrique

 

Le premier élément essentiel à la situation de communication des [Ambr.Hymn.]Hymnes est l’absence totale de la première personne du singulier : jamais le poète ne prend dans ces textes la parole en son nom.

En s’effaçant, elle laisse la place à deux autres réalités : la voix communautaire d’un « nous », dont il va nous appartenir de définir la nature, ou la voix indéterminée d’un narrateur, dont il faudra se demander si elle est si différente de la voix qui dit « nous ». Si donc le « je » lyrique est totalement absent, c’est que le poète s’inclut dans une entité plus grande qui est faite non pas de celui qui écrit, mais de ceux qui chantent. Le poète glisse donc au second plan, il n’est que le porte-voix de la communauté. Mais évidemment, cette situation est profondément ambiguë, car le poète n’est pas simplement la caisse de résonance de la communauté. Ce ne sont pas les paroissiens de Milan qui écrivent, mais bien leur évêque, et du coup le poète apparaît dans la fonction de catalyseur et d’orienteur de la ferveur populaire. Il faut donc penser dans le cas de ces hymnes le rôle du poète comme se situant par rapport à la communauté dans un rapport à la fois ascendant et descendant : d’un côté, il se donne comme celui qui met en forme les aspirations de la communauté, de l’autre, par son chant, il éveille la communauté à la vision de certaines réalités spirituelles. Enfin, comme nous avions pu le noter dans les textes théoriques que nous avions examinés, le chantre se donne comme un membre à part entière de la communauté, dont il est la voix. On a donc pour le poète chrétien une conscience aiguë que sa voix n’est pas une voix propre et individuelle, mais une voix sociale, un chant qui constitue et exprime une communauté[3].

Dans les pièces authentiques à coup sûr, 1, 3 et 4 font apparaître ce « nous » lyrique. En 1 et 3, l’apparition de cette voix est tardive dans l’hymne ([Ambr.Hymn.1,17]1, 17 : surgamus ergo strenue et [Ambr.Hymn.3,29]3, 29 : nos credimus natum Deum), mais se situe à des moments clés : début de la seconde moitié de l’hymne au vers 17 et attaque de la dernière strophe. Dans une forme aussi stricte que l’hymne ambrosien (8 strophes de 4 vers), les positions clés de l’hymne se trouveront au début (vers 1-4), au milieu (17-21) et à la fin (29-32). Dans la pièce [Ambr.Hymn.4]4, le « nous » rebondit d’une position a priori moins signifiante au vers [Ambr.Hymn.4,12]12 (hymnum canentes soluimus), vers une position clé, au vers [Ambr.Hymn.4,29]29 (Christum rogamus et patrem). On voit donc clairement que la constitution de cette entité est assimilable au but même du chant : la communauté chante pour passer d’un « je » désormais absent, à ce « nous » que l’hymne constitue.

 

1.2      Une position lyrique originale ?

 

Si l’on compare cet état de fait à ce qui se trouve dans les hymnes antérieurs, quelques convergences apparaissent, mais aussi de très nettes différences.

Dans les hymnes grecs, on rencontre deux types : chez Callimaque, la voix du poète prend la forme d’un nous[4], qui peut être un rappel d’une dimension chorale possible du chant hymnique, tandis que dans les Hymnes homériques le narrateur parle en son nom propre[5], constituant ainsi le chœur – s’il existe – d’une succession de voix individuelles.

Les pièces hymniques d’Horace qui font intervenir un « nous » représentant la collectivité des citoyens sont très rares : quatre pièces sur les vingt-six qui peuvent être considérées à des degrés divers comme des hymnes dans le recueil des [Hor.Carm.]Odes[6]. Il est donc vrai de dire que cette fonction de l’hymne existe chez le lyrique latin, mais elle n’a jamais de caractère systématique, même dans la poésie religieuse. On trouve d’ailleurs parfois alternance du « nous » et du « je » ([Hor.Carm.3,5]3, 5), mais l’expression personnelle du rapport au dieu, exprimé par le « je » domine. Le poète paraît donc parler en son nom propre et n’invoquer le nous que dans des situations précises. Le cas le plus clair est celui du [Hor.C.S.1-4]carmen saeculare dont la forme même et l’évidente nature chorale expliquent de façons plausible et suffisante un recours à la méthode callimachéenne :

Phoebe, sïluarumque potens Diana,
Lucidum caeli decus,
o colendi Semper et culti,
date quae precamur tempore sacro ([Hor.C.S.1-4]Hor. C.S. 1-4)

Phébus et toi Diane qui règnes sur les bois,
Clair ornement du ciel,
Vous toujours vénérables et toujours vénérés,
Exaucez nos prières en ce moment sacré […]. ([Hor.C.S.1-4]Hor. C.S. 1-4)

En dehors de ce texte, l’apparition du « nous » relève de conditions très précises : il s’agit de rappeler à la communauté un état qui préexiste au chant, et que le chant a précisément pour fonction d’annuler :

Vidimus flauuom Tiberim retortis
Litore Etrusco uiolenter undis
Ire deiectum monumenta regis
Templaque Vestae […]

Quem uocet diuum populus ruentis
Imperi rebus ? […] ([Hor.Carm.1,2,13-16et25-26]Hor. C.S. 1, 2, 13-16 et 25-26)

Nous avons vu le Tibre blond
Loin des rives étrusques ses ondes retournées
Venir jeter à bas le monument d’un roi,
Le temple de Vesta […]

Quel dieu le peuple pourrait-il invoquer
Quand l’empire s’écroule ? […] ([Hor.Carm.1,2,13-16et25-26]Hor. C.S. 1, 2, 13-16 et 25-26)

En [Hor.Carm.1,35]1, 35 la sollicitude des dieux s’oppose très clairement aux fautes du peuple, dans un mouvement qui introduit une réelle dimension de contrition :

Heu heu cicatricum et sceleris pudet
Fratrumque. Quid nos dura refugimus
Aetas, quid intactum nefasti
Liquimus ? ([Hor.Carm.1,35,32-36]Hor. C.S. 1, 35, 32-36)

Las, las, nos cicatrices et nos crimes en nos frères
Sont notre honte. Devant quoi, siècle dur,
Avons nous reculé ? Et qu‘avons-nous laissé
Que ne touche le crime ? ([Hor.Carm.1,35,32-36]Hor. C.S. 1, 35, 32-36)

Or ce mode d’éloquence demeure très exceptionnel et lié au nefas sans exemple des guerres civiles. Le chant a donc pour but d’annuler cette perception commune traumatique et de tourner le peuple vers une restauration que l’on attend et dont on voit les signes, mais qui jamais ne se concrétise avant le carmen dans un « nous » pacifié.

La filiation horatienne est d’autant moins significative à mon sens que le modèle psalmique rassemble bien plus de caractéristiques communes. Le « nous » communautaire y apparaît dans plus d’un cinquième des pièces, selon des modalités diverses[7]. Pourtant, le mode de la communication personnelle est aussi, voire davantage présent dans les psaumes. On voit donc que l’hymnique ambrosienne systématise une pratique presque totalement étrangère à la lyrique romaine classique et qui n’est pas prioritaire dans la lyrique du texte modèle, le psautier. L’hymne ambrosien se constitue donc comme le chant spécifique de l’Église. L’importance de celle-ci dépasse aux yeux du poète largement celle de la communauté civique dans la lyrique horatienne et même celle du peuple chez les poètes juifs. La lyrique ambrosienne tend à confondre lyrique chrétienne et chant communautaire. Il y a évidemment à cela une justification due d’abord à l’usage de ces textes, mais se limiter à une question de convenance liturgique revient à déplacer une difficulté au lieu de la résoudre. La question qui demeure est bien celle-là : pourquoi Ambroise a-t-il choisi cette situation de communication particulière pour le chant liturgique, puisque les psaumes ont eu rapidement, malgré leur modalité en ich-Styl un usage liturgique. Plus qu’une question pratique, l’enjeu du problème est purement théologique : il s’agit de caractériser l’attitude de communication de la créature avec son Créateur.

 

2. Le dialogue lyrique du « je » et du « tu »

 

2.1 « Tu » devient « nous » pour que « nous » devienne « tu »[8], le mystère chrétien au cœur de la communication hymnique

 

Nous avons noté un retard dans l’apparition même du « nous » communautaire. Notons que ce retard est loin d’être une constante du style psalmique[9] et qu’il prend donc sa source dans la vision particulière qu’Ambroise prend de la communication d’un « nous » avec un « tu » qui occupe toujours la première place[10]. La priorité du « tu » hymnique est évidente dans les hymnes [Ambr.Hymn.1,4et5]1, 4 et 5 par l’apostrophe qui ouvre l’hymne :

Aeterne rerum conditor,
Noctem diemque qui regis {…] ([Ambr.Hymn.1,1-2]Ambr. Hymn. 1, 1-2)

Éternel créateur du monde
Du jour et de la nuit tu es le maître [… ] ([Ambr.Hymn.1,1-2]Ambr. Hymn. 1, 1-2)

Deus creator omnium Polique rector […] ([Ambr.Hymn.4,1]Ambr. Hymn. 4, 1)

Dieu qui a tout créé Maître du ciel […] ([Ambr.Hymn.4,1]Ambr. Hymn. 4, 1)

Intende qui regis Israël
Super Cherubim qui sedes […] ([Ambr. Hymn. 5, 1-2]Ambr. Hymn. 5, 1-2)

Prête l’oreille, maître d’Israël
Qui siège au-dessus des Chéroubs […] ([Ambr. Hymn. 5, 1-2]Ambr. Hymn. 5, 1-2)

Le rapport entre les deux voix apparaît clairement si l’on compare ces marques très nettes de la suzeraineté divine et les modalités communautaires qui leur répondent. Au Dieu qui règne sur l’alternance des jours et des nuits répond avec surgamus la prise en compte par l’homme de cette division du temps entre temps de labeur et temps de repos[11], dans la pièce 1 :

Surgamus ergo strenue
Gallus iacentes excitat ([Ambr.Hymn.1,17-18]Ambr. Hymn. 1, 17-18)

Levons-nous donc avec courage
Le coq réveille les dormeurs ([Ambr.Hymn.1,17-18]Ambr. Hymn. 1, 17-18)

et la nécessité de la prière dans la pièce 4 :

Christum rogamus ([Ambr. Hymn. 4, 29]Ambr. Hymn. 4, 29)

Prions le Christ. ([Ambr. Hymn. 4, 29]Ambr. Hymn. 4, 29)

On voit donc que l’identité communautaire dans laquelle s’insère le chantre prend son origine dans le destinataire du chant lui-même, ce Dieu maître, qui impose en quelque sorte une réponse humaine à sa nature propre.

Si donc la voix du chantre se fond dans une communauté d’adresse à Dieu, une seconde voix se constitue immédiatement, qui est celui à qui l’on parle certes – et en tant que tel ce n’est pas une voix –, mais aussi celui qui nous fait agir et chanter, et à ce titre cela en est une. La composition des hymnes que nous lisons ici est donc très nettement dialogique y compris dans le seul hymne qui ne comporte pas de notation communautaire, l’hymne 5[Ambr.Hymn.5]. Je partirai de lui. Le début est celui d’une adresse certes anonyme, mais où se reconnaît sans mal la voix communautaire :

Intende, qui regis Israël
Super Cherubim qui sedes
Appare Ephraem coram, excita
Potentiam tuam et ueni ([Ambr.Hymn.5,1-4]Ambr. Hymn. 5,1-4)

Prête l’oreille, maître d’Israël
Qui sièges au-dessus des Chéroubs
Apparais devant Ephraïm, réveille
Ta puissance et viens. ([Ambr.Hymn.5,1-4]Ambr. Hymn. 5,1-4)

Le ton ne laisse aucun doute : les multiples hébraïsmes (Ephraem, Cherubim), l’enchaînement des répétitions (ueni ouvre la seconde strophe) indiquent que l’hymne adopte le ton de la prière psalmique, ici le [Ps.79]Psaume 79 appel à la restauration d’Israël. À travers le « tu » de l’adresse c’est un nous qui se lit, celui d’une communauté qui attend son libérateur[12] :

Qui regis Israël intende
Qui deducis tamquam oues Ioseph
Qui sedes super cherubim manifestare
Coram Effraim, et Beniamin et Manasse,
Excita potentiam tuam et ueni ut saluos facias nos. ([Ps.79]Psaume 79, 1-3)

Maître d’Israël écoute
Toi qui conduis Joseph comme des brebis
Toi qui sièges sur les Chéroubs manifeste-toi
Devant Ephraïm, et Benjamin et Manassé,
Éveille ta puissance et viens pour nous sauver. ([Ps.79,1-3]Psaume 79, 1-3)

On voit donc posée ici la situation du dialogue, appel à Dieu, à travers une tradition biblique définie, celle de la prière psalmique. Or ce rapport, dont on a vu qu’il avait quelque fondement formel, me paraît devoir être qualifié de leurre. Ce n’est pas tant que le souvenir des psaumes est faux, mais il ne sert qu’à introduire artificiellement une situation de communication qui n’est plus celle des psaumes[13] ; la suite est en effet très néotestamentaire et regarde plutôt vers l’hymnique chrétienne antérieure, Hilaire par exemple :

Veni, redemptor gentium
Ostende partum uirginis
Miretur omne saeculum
Talis decet partus deo. ([Ambr.Hymn.5,4-8]Ambr. Hymn. 5, 4-8)

Viens rédempteur des nations
Montre nous l’enfant de la vierge
Et que tout siècle s’en étonne
Tel est l’enfant qui sied à Dieu ([Ambr.Hymn.5,4-8]Ambr. Hymn. 5, 4-8)

À ce point, ce leurre vétérotestamentaire se comprend parfaitement comme l’outil privilégié pour créer la situation de communication voulue. L’Église constituée en nouvel Israël renouvelle par ses hymnes l’attitude psalmique du peuple chantant pour Dieu et chantant Dieu, mais elle ne la recopie pas. C’est pourquoi, nous le verrons, psaumes et hymnes sont soigneusement articulés dans la liturgie chrétienne et jamais confondus.

De fait le « tu » ainsi constitué est spécifiquement chrétien, puisque les quatre hymnes tournent chacun à leur façon autour du mystère de la Trinité, mais ce mouvement même de l’hymne tournant autour de l’objet mérite qu’on s’y arrête.

On observe en effet un mouvement de creusement dans les quatre pièces, où la personne du « tu » acquiert une complexité progressive et se diffracte selon un modèle particulièrement net dans l’hymne 4[Ambr.Hymn.4]. On s’adresse d’abord à Dieu, dans une formule qui pourrait tout aussi bien définir le summus deus de quelque philosophie :

Deus creator omnium
Polique rector, uestiens
Diem decoro lumine
Noctem soporis gratia. ([Ambr.Hymn.4,1-4]Ambr. Hymn. 4, 1-4)

Dieu créateur de toute chose
Maître du ciel toi qui revêts
Le jour d’une belle lumière
La nuit du sommeil bienvenu. ([Ambr.Hymn.4,1-4]Ambr. Hymn. 4, 1-4)

Cette vision large de la divinité, à la fois chrétienne et philosophique, aboutit au contraire à la fin de l’hymne à une vision spécifiquement chrétienne :

Christum rogamus et patrem
Christi patrisque spiritus
Vnum potens per omnia
Foue precantes Trinitas. ([Ambr.Hymn.4,29-32]Ambr. Hymn. 4,29-32)

Nous prions le Christ et le Père
Et l’Esprit du Christ et du Père
Puissance unique sur toute chose
Soutiens qui te prie, Trinité. ([Ambr.Hymn.4,29-32]Ambr. Hymn. 4,29-32)

Cette évolution pose une question : est-ce le chant lui-même qui conduit d’une vision de Dieu à l’autre, par une progression savante, qui ferait de ce chant une parole performative de conversion ? Non, en réalité, car ce qui se produit est plus complexe, les deux visions se complétant au lieu de s’annuler. Les conceptions diverses de Dieu qui se croisent dans l’hymne se construisent selon une hiérarchie qui fait que la dernière apparue, ici la vision trinitaire, n’abolit pas la première, mais la dépasse en lui donnant la plénitude de son sens. On le voit bien, dans l’hymne 5[Ambr.Hymn.5], avec le passage de la logique vétérotestamentaire à une vision néotestamentaire.

De la situation initiale d’appel du peuple d’Israël, on passe d’abord à gentium tandis que le chef de guerre rex se mue en redemptor par une sorte de jeu étymomogique sans doute : Intende qui regis Israel / Veni redemptor gentium ([Ambr.Hymn.5,1-2]Ambr. Hymn. 5, 1-2).

On est donc passé d’un salut ethnique, où les gentes sont les ennemis, à une vision universaliste où, sur un modèle qui rappelle l’action civilisatrice de Rome, les gentes participent à leur tour au salut. La clé de ce passage se trouve dans la strophe suivante dans le passage, constaté par l’hymne, de l’ordre de l’ancienne loi à l’ordre de la nouvelle :

Non ex uirili semine
Sed mystico spiramine
Verbum dei factum est caro
Fructusque uentris floruit ([Ambr.Hymn.5,7-10]Ambr. Hymn. 5, 7-10)

Non point d’une semence d’homme
Mais par le souffle mystérieux
Le Verbe de Dieu se fit chair
Et fleurit du ventre le fruit. ([Ambr.Hymn.5,7-10]Ambr. Hymn. 5,7-10)

Ce qui se passe ici est d’ordre purement liturgique, l’action de chanter fait advenir à l’être hic et nunc ce qui est chanté, car c’est bien la reconnaissance trinitaire qui fait passer de l’ancien Israël au nouveau.

Or ce passage se fait par le changement inouï de la nature du « tu », du Dieu auquel s’adresse la communauté des chantres : si Dieu s’incarne, se fait chair, il vient lui-même en « nous » et donc notre chant devient son chant. Souvenons nous que l’auteur aux Hébreux présentait le Christ comme le Grand Prêtre parfait ([Hb.5,1-12]Hb. 5, 1-12), parfait intermédiaire entre Dieu et les hommes, et que selon Paul c’est l’Esprit du Père et du Fils qui crie en nous « Père » et dévoile donc la nature de Dieu[Ga.4,6]. Le Christ est donc l’image du chantre parfait, car la prière de son corps mystique, l’Église, peut s’identifier à la sienne, puisqu’il s’est fait homme pour permettre à la communauté de se constituer comme un « nous » priant ce « tu » qui est le Père qu’il nous découvre.

Il paraît donc évident que l’orientation assez nettement trinitaire de l’hymnique ambrosienne dépasse sans doute la controverse anti-arienne sur la nature du Christ. Elle propose la mise en actes liturgiques de ce qui distingue le christianisme de toute autre religion : le salut de la nature humaine par l’Incarnation.

Il en résulte que la stucture relativement immuable de l’hymne correspond bien à cette fonction liturgique, qui consiste à unir les voix des chantres dans une prière ecclésiale qui reprend et ordonne la prière personnelle et lui confère son originalité et sa spécificité « chrétiennes ». Jacques Fontaine dans son introduction a bien décrit ces schémas de deux strophes formant une totalité signifiante plus que syntaxique et dont il note qu’elles correspondent au type même de l’antiphonie, ou chant alterné. C’est qu’il faut également voir que, devenue corps du Christ, l’Église se pose aussi comme dépositaire de sa parole.

 

2.2 Le chant antiphoné des hymnes : la communauté s’instruisant elle-même

On sait que le texte hymnique était conçu pour être chanté en alternance par deux chœurs sans nul doute sur une mélodie simple[14]. À travers le chant antiphoné la communauté s’instruit elle-même, et découvre, par une sorte de dialogue spirituel mimé par le chant, les mystères de sa foi. La fonction pédagogique de l’hymne me paraît indissociable de la forme même que revêt ce chant alterné, et conçu comme tel, à la différence sans doute des Psaumes[15]. On voit un magnifique exemple de ce dialogue dans la fin de 5 :

Aequalis aeterno Patri
Carnis tropheo cingere
Infirma nostri corporis
Virtute firmans perpeti

Praesepe iamfulget tuum
Lumenque nox spirat nouum
Quod nulla nox intervolet
Fideique iugi luceat ([Ambr.Hymn.5,25-32]Ambr. Hymn. 5, 25-32)

 

Toi l’égal du Père éternel
Ceins-toi du trophée de la chair
Que les faiblesses de nos corps
De ta force sans fin soient fermes

Voici que resplendit la crèche
La nuit exhale un jour nouveau
Nulle nuit ne peut l’arrêter
Brillant d’une éternelle foi ([Ambr.Hymn.5,25-32]Ambr. Hymn. 5,25-32)

Un rapide parcours de certaines correspondances suffit à voir comment l’antiphonie constitue la parole lyrique ambrosienne. Le premier chœur chante la gloire du Christ après son Ascension. Le Christ, égal au Père, aequalis Patri, et désormais de retour auprès du Père peut intercéder pour l’humanité et donner une force divine aux hommes qui sont ses disciples. À cette vision céleste, le second chœur répond en renvoyant à la source même de cette gloire, l’abaissement volontaire du Fils né dans une mangeoire, praesepe,événement inouï nouum qui ancre dans l’Histoire humaine la transcendance divine et rend l’humanité susceptible d’être coaequalis aeterno Patri. Le dernier vers peut alors se poser comme la clé même de la lecture hymnique : à ce que Dieu fait par sa puissance éternelle, uirtute perpeti,l’homme croyant a part, non par la valeur de ses actes, mais par la solidité de sa foi fideique iugi. C’est parce qu’il croit que le Christ est bien aux côtés du Père et que lui seul peut donner cette force divine, que le croyant la reçoit. Ainsi se trouve définie en dernier lieu la situation liturgique : Dieu agit et l’homme adhère à l’action de Dieu, et le manifeste par ses actes de culte, la communauté par son chant alterné s’encourage concrètement à cette attitude de foi et la met en œuvre[16].

Avec ces dernières analyses, la voix lyrique chrétienne trouve une forme de nécessité dans l’adéquation de ce chant jusque dans ses modalités concrètes à une signification liturgique et théologique précise. Il ne s’agit plus ici de raisonner sur des modèles et une possible imitation directe ou contrastive d’une lyrique antérieure romaine ou biblique, mais de voir comment le génie du poète parvient à incarner dans une forme au moins autant que dans des mots une certaine représentation spirituelle : constituée par l’Incarnation salvatrice du Christ, l’Église se nourrit de ce mystère en le méditant en elle-même par ce chant qui redit le mystère du dialogue unique instauré par le Créateur avec sa créature dans le Christ à travers l’alternance des voix qui constituent Son corps mystique.

 

3. Le « nous » lyrique et la sanctification du temps

 

3.1 Fonctions de la voix lyrique : la sanctification communautaire du temps

 

L’énonciation lyrique ambrosienne correspond donc à cette vision théologique particulière de la constitution de la communauté par une liturgie commune. Cependant le propre de la liturgie chrétienne est de ne pouvoir être séparée de l’idée judéo-chrétienne d’une sanctification du temps, selon les « heures » et les « jours »[17], heures dévolues traditionnellement à la prière et jours sanctifiés par le calendrier de la célébration des mystères du Christ et de la vie des saints. Cette dimension de la sanctification du temps était, on s’en souvient, déterminante dans les textes théoriques. L’action communautaire trouve sa source et sa justification dans une communautarisation du temps, c’est-à-dire les moments où l’Église, communauté spirituelle, se mue en communauté visible[18]. Ainsi se trouvent placées en premier les deux grandes heures, issues de la prière juive, et mises très tôt en honneur dans la prière liturgique chrétienne, le matin et le soir, avec leurs modalités propres. Mais en même temps, c’est la célébration communautaire qui solennise et pérennise l’organisation du temps, les fastes de la cité nouvelle, comme semblent l’indiquer plusieurs textes théoriques. Or les quatre pièces que nous examinons ici permettent de saisir les modalités de cette recomposition communautaire et ecclésiale du temps, à la fois dans son cycle journalier et dans son cycle annuel. Le corpus que nous étudions présente deux hymnes du matin ([Ambr.Hymn.1et2]1 et 2), un hymne du soir ([Ambr.Hymn.4]4) et un hymne pour une fête (5 [Ambr.Hymn.5], Hymne pour la Nativité). Voyons d’abord les hymnes pour les heures et la figure de la communauté qui s’y dessine.

L’heure matinale reconstitue d’abord la communauté dans l’œuvre commune. La pièce 1[Ambr.Hymn.1], parfaitement équilibrée, pose, par le surgamus du vers [Ambr.Hymn.1,17]17, au strict milieu de l’hymne, la journée de l’Église comme répondant à un double mouvement : l’action de grâces pour les bienfaits de Dieu qui fait succéder à la nuit le jour, et la demande instante pour que ce jour soit digne de l’amour divin. On trouve donc, très clairement séparées par ce surgamus,deux modalités différentes du discours : l’assertion, témoignage des actes divins en faveur de l’homme, sur le thème initié par la première strophe

Et temporum das tempora
Vt alleues fastidium ([Ambr.Hymn.1,3-4]Ambr. Hymn. 1, 3-4)

Et tu donnes temps après temps
Pour soulager la lassitude ([Ambr.Hymn.1,3-4]Ambr. Hymn. 1, 3-4)

repris en écho par les verbes suivant tous assertifs : sonat, soluit, deserit, colligit, mitescunt, diluit. À cette action salvatrice et protectrice constatée, répond le lever joyeux de l’homme, désormais en paix, grâce à la sollicitude divine :

Surgamus ergo strenue ;
gallus iacentes excitat
et somnolentos increpat ;
gallus negantes arguit.

Gallo canente, spes redit,
aegris salus refunditur,
mucro latronis conditur,
lapsis fides reuertitur. ([Ambr.Hymn.1,17-24]Ambr. Hymn. 1, 17-24)

Levons-nous donc avec courage
Le coq réveille les dormeurs
Il vient blâmer les endormis
Le coq s’en prend à qui refuse.

Au chant du coq, l’espoir renaît
la santé revient au malade
l’épée du voleur est rangée
la foi revient à qui tomba ([Ambr.Hymn.1,17-24]Ambr. Hymn. 1, 17-24)

Dans les deux dernières strophes, l’apostrophe oubliée depuis la fin de la strophe 1 revient, mais non plus sur le mode de la louange, mais sur celui de la prière en vue de la protection tout au long du jour de ceux qui chantent : respice, corrige, refulge, discute.

Il n’est évidemment pas indifférent que la voix communautaire se trouve à la croisée de la louange et de l’intercession puisque ce sont ces deux actes qui la constituent, notent les théoriciens. L’ordre lui-même n’est pas indifférent : la louange de Dieu Père conduit à souder la communauté dans une activité commune qui ne trouve sa pleine réalisation que dans la prière instante au Christ médiateur. En même temps le rapport entre la célébration lyrique et la vie elle-même se pose clairement : toute l’action concrète de la vie quotidienne chrétienne trouve sa source et sa force dans la prière du matin.

La pièce 2 [Ambr.Hymn.2]de destination semblable, comparée à la prière juive du matin[19], affirme clairement par son initiale christique le refus de toute confusion entre judaïsme et christianisme, tout en reprenant, comme l’a bien vu Jacques Fontaine les images bibliques du Messie-Soleil :

Splendor paternae gloriae,
de luce lucem proferens,
lux lucis et fons luminis,
dies dierum illuminans, ([Ambr.Hymn.2,1-4]Ambr. Hymn. 2, 1-4)

Splendeur de la gloire du Père,
lumière irradiant de lumière,
lumière de lumière et source de clarté
illuminant les jours des jours[20] ([Ambr.Hymn.2,1-4]Ambr. Hymn. 2, 1-4)

La comparaison des deux pièces montre donc à la fois un ancrage dans la prière juive, qui était celle du Temple et où la tradition apostolique de prière organisée prend sa source, et le désir de placer cette prière juive dans une relation typologique avec la prière chrétienne ; cette dernière est pensée comme l’accomplissement universel et total de ce qui était une prière encore imparfaite car circonscrite à un seul peuple (voir le mouvement déjà cité de l’hymne 5).

La pièce 4 fonctionne sur un principe semblable adapté à la réalité du soir, où il ne s’agit plus de lancer l’action du jour, mais d’en recueillir les fruits et d’en goûter le repos. De façon unique dans les pièces que nous regardons, la parole communautaire apparaît deux fois :

grates peracto iam die
et noctis exortu preces
uoti reos ut adiuues,
hymnum canentes soluimus ([Ambr.Hymn.4,9-12]Ambr. Hymn. 4, 9-12)

Le chant de notre hymne rend grâces
pour ce jour déjà terminé,
te prie au lever de la nuit
aide-nous à tenir nos vœux. ([Ambr.Hymn.4,9-12]Ambr. Hymn. 4, 9-12)

Et :

Christum rogamus et patrem
Christi patrisque spiritum
Vnum potens per omnia
Foue precantes, Trinitas. ([Ambr.Hymn.4,29-32]Ambr. Hymn. 4, 29-32)

Nous prions le Christ et le Père
Et l’Esprit du Christ et du Père
Puissance unique sur toute chose
Soutiens qui te prie, Trinité. ([Ambr.Hymn.4,29-32]Ambr. Hymn. 4, 29-32)

Unis dans l’action du jour dont il faut à présent rendre grâce, la communauté qui va se séparer de son unité visible se reconstitue dans une voix priante, comme si chaque membre emportait avec lui la prière communautaire. Les precantes désormais séparés, la precatio communautaire est appelée à se prolonger spirituellement. On voit ici apparaître un élément fondamental pour la suite : la sanctification concrète du temps manifestée par le chant n’est qu’un élément visible d’une liturgie plus vaste et continuelle. Il n’est d’ailleurs pas sans importance de noter que la tradition de l’Église impose rapidement le Nunc dimittis comme cantique particulièrement adapté à la dernière prière du jour[21] avec ce renvoi dans la paix de celui qui a vu le salut :

Nunc dimittis seruum tuum domine secundum uerbum tuum in pace
Quia uiderunt oculi mei salutare tuum
Quod parasti ante faciem omnium populorum ([Lc.2,29-31]Lc. 2, 29-31)

Maintenant tu renvoies ton serviteur, Seigneur, en paix selon ta parole
Parce que mes yeux ont vu ton salut
Que tu as préparé à la face de tous les peuples ([Lc.2,29-31]Lc. 2, 29-31)

Cet élément de renouvellement d’une tradition apparaît évidemment bien plus clairement encore dans la création du cycle liturgique de l’année chrétienne dans lequel l’hymne 5 [Ambr.Hymn.5]prend naturellement sa place. Ambroise, rappelons-le, a œuvré pour introduire à Milan la fête latine du 25 décembre à côté de la célébration sur le mode oriental de l’Épiphanie. On voit donc ici comment le chant communautaire participe d’une catéchèse plus étendue dont le but est de faire admettre et célébrer un mystère jugé essentiel par l’évêque, la Nativité. Or, tout l’hymne apparaît comme une mise au point théologique anti-arienne :

Non ex uirili semine,
sed mystico spiramine
uerbum Dei factum est caro
fructusque uentris floruit.

Aluus tumescit uirginis,
claustrum pudoris permanet,
uexilla uirtutum micant,
uersatur in templo Deus.

Procedat e thalamo suo,
pudoris aula regia,
geminae gigas substantiae
alacris ut currat uiam.

Egressus eius a Patre,
regressus eius ad Patrem ;
excursus usque ad inferos,
recursus ad sedem Dei. ([Ambr.Hymn.5,7-22]Ambr. Hymn. 5, 7-22)

Non par l’engendrement d’un homme
mais par un souffle mystique
le Verbe de Dieu s’est fait chair
et le fruit du ventre a fleuri

Le sein de la Vierge a grossi
mais sa pudeur demeure intacte
les étendards des vertus brillent
et Dieu habite dans son temple.

Qu’il s’avance hors de cette chambre,
royal palais de la pudeur,
le Titan et ses deux natures
pour s’élancer sur le chemin.

C’est sa sortie du sein du Père
et son retour auprès du Père
c’est sa venue dans les enfers
et sa course jusqu’auprès de Dieu. ([Ambr.Hymn.5,7-22]Ambr. Hymn. 5, 7-22)

Le Christ est sans cesse identifié à Dieu dans une progression vers le cœur du mystère : uerbum dei caro, Deus, geminae gigas substantiae, aequalis Patri. De l’enfantement par Dieu dans le sein de la Vierge Marie, qui distingue le Christ de toutes les créatures, on glisse à la question très disputée des deux natures, d’ailleurs assez maladroitement présentée, puis au point qui fâche, l’égalité des personnes envisagée ici dans l’économie du salut : venu du Père et égal à Lui, le Christ retourne au Père en y attirant la nature humaine qu’il a prise dans son Incarnation. On s’aperçoit donc que l’hymne a une fonction didactique évidente qui consiste par le chant à faire assimiler à la communauté les vérités de la foi, et à les ancrer dans le rythme du temps en constituant, sur le modèle juif, un cycle des fêtes où toutes les vérités fondamentales de la foi sont présentes. On retrouve ici une ambiguïté dont nous parlions en commençant : si Horace proposait dans ses prières un « je » avec lequel le lecteur pouvait librement s’identifier, Ambroise masque sa parole d’autorité derrière une forme collective, alors que c’est sa seule voix qui parle. Mais, s’il le fait, c’est parce que sa voix est celle de l’auctoritas, de la vraie fides. Être membre de l’Église c’est croire comme Ambroise et croire comme Ambroise c’est chanter de l’Ambroise. De ce fait, l’adhésion au chant apparaît comme la marque même de l’adhésion au dogme et donc la marque de l’adhésion à l’Église.

 

3.2 Vers une perception plus large du temps : le chant lyrique, voix des christiana tempora

 

Pour terminer, je voudrais seulement soulever la question de la place des hymnes ambrosiens dans le déroulement de l’office liturgique, pour montrer qu’on peut sans doute aller encore plus loin dans le lien entre cette parole lyrique et la sanctification du Temps. C’est une question très disputée, mais je voudrais montrer comment un des rares éléments certains que nous possédons, bien que plus tardif, corrobore clairement les présentes analyses. Il s’agit de plusieurs passages de la [RSB]Règle de Saint Benoît où le moine décrit l’office tel qu’il doit être célébré. Leur caractère formulaire indique de façon assez évidente une pratique qui a valeur de norme.

L’hymne ambrosien apparaît quatre fois, aux matines du dimanche ([RSB,12,4]12, 4)et de la semaine ([RSB13,11]13, 11), et aux vêpres ([RSB17,8]17,8). Un dernier emploi ([RSB9,4]9,4) paraît se rattacher à l’office nocturne, mais il est moins clair, et n’apporterait pas grand-chose ici. On remarquera tout d’abord que Benoît n’emploie le mot ambrosien que pour les hymnes des grandes heures. Pour les petites heures, il dit hymnus, ce que confirme le corpus que nous avons étudié, cette forme lyrique étant sans doute à l’origine destinée aux temps privilégiés de l’office. La structure qui se dégage est la suivante :

12, 4 [RSB12,4](matin dimanche) : psalmodie, bénédiction, laudes, lecture de l’Apocalypse et répons, ambrosien, verset, cantique de l’Évangile, litanie.

13,11 [RSB13,11](matin semaine) : psalmodie, cantique de l’AT, laudes, lecture de l’Apôtre et répons, ambrosien, verset, cantique de l’Évangile, litanie

17, 8 [RSB17,8](soir) : psalmodie, lecture et répons, ambrosien, verset, cantique de l’Évangile, litanie, Notre Père.

Dans tous les cas l’ordonnancement est le même, signe d’une structure intime de l’office : la psalmodie vétérotestamentaire ouvre l’assemblée (on notera que le cantique des matines de semaine est de l’Ancien Testament) et aboutit pour l’office du matin à une louange ; à cette partie vétérotestamentaire succède une partie néotestamentaire et spécifiquement chrétienne qui contient essentiellement la lecture, l’ambrosien, et un cantique du Nouveau Testament. La place centrale de l’ambrosien entre la lecture et le cantique ne laisse pas d’intriguer, mais elle est sans nul doute voulue. Elle me paraît compléter et achever la structure ternaire de cette partie de l’office : lecture, répons, ambrosien. En effet, le répons est un bref dialogue chanté qui porte généralement d’assez près sur le texte même de la lecture, il est donc comme la réponse immédiate de la communauté, l’ambrosien, fixe et plus général, tirant alors la prière commune vers la contemplation d’un mystère plus vaste, qui est ensuite célébré dans le cantique évangélique, précédé et suivi de l’appareil requis, verset et litanie.

Il me semble donc que l’ambrosien est conçu par Benoît, qui nulle part malheureusement ne dit explicitement son sentiment sur le sujet, comme une prière spécifiquement chrétienne qui permet au fidèle de pénétrer dans l’intelligence de la foi.

Un dernier élément peut apparaître de l’ordonnancement en apparence aberrant de l’office nocturne : [Ps.3]psaume 3 et gloria, [Ps.94]psaume 94 d’un trait, ambrosien. Le psaume 3 s’explique clairement car il fait allusion au sommeil[22] et s’oppose donc au psaume 94 qui invite à se rassembler pour la prière. La mention « d’un trait » est intéressante car elle peut signifier que l’antiphonie est proscrite dans cette partie de l’office. C’est donc à ce moment seulement et avec un ambrosien sans doute du type de [Ambr.Hymn.1]1 que paraît l’antiphonie, la communauté a été arrachée par Dieu au danger représenté par le sommeil, elle se présente pour la prière, et se constitue dans la communauté qui tout au long du jour chantera Dieu. C’est là, à mon sens, le rôle pédagogique de l’ambrosien ici, et il se retrouve bien, si cette explication est acceptable, comme le chant lyrique d’une communauté dont on entreprend par la codification de la liturgie d’orienter la prière pour assurer orthodoxie et progrès spirituel. On retrouve donc dans la réception même de ces textes par la liturgie occidentale toute la richesse de la vision ambrosienne du chant.

 

Conclusion

 

Pour conclure en quelques mots, je rappellerai simplement les éléments que cette petite étude a mis en avant :
1) Le chant lyrique ambrosien peut bien emprunter à la lyrique classique une part de sa forme, il se constitue comme une création originale et spécifiquement chrétienne : le poème lyrique est conçu pour porter de manière exclusive le message chrétien et pour une utilisation qui s’intègre dans l’organisation chrétienne de la prière.
2) Parallèlement, l’hymne est construit comme une forme poético-didactique, mais ici encore le lien avec la tradition païenne est beaucoup moins fort que la représentation chrétienne elle-même : l’originalité même de la religion chrétienne, sa théologie de l’Incarnation, commande à la fois le contenu des vers, mais aussi leur forme et leur disposition même dans l’acte liturgique pour lequel ils ont été créés.
3) Enfin cette création à ce moment précis en Occident s’apparente évidemment à l’effort sans précédent d’organisation d’une liturgie s’adressant désormais à un peuple nombreux et dont l’expérience spirituelle est variable. En même temps, on ne peut s’empêcher de rapprocher cette construction lente et complexe de la liturgie de la représentation de plus en plus prégnante de l’Église visible comme Cité de Dieu sur terre, en parallèle ou en opposition avec la cité terrestre.



[1] Ambroise de Milan, Hymnes, texte établi, traduit et annoté sous la direction de Jacques Fontaine, Paris, Cerf, 1992.

[2] Isid. De ecclesiasticis officiis ([Isid.Eccl.Off.1,6]1, 6) :

Hilarius autem Gallus episcopus, Pictauis genitus, eloquentia conspicuus, hymnorum carminé floruit primus. Post quern Ambrosius episcopus, uir magnae gloriae in Christo et in ecclesia clarissimus doctor, copiosius in huiusmodi carminé claruisse cognoscitur ; atque inde hymni ex eius nomine Ambrosiani uocantur, quia eius tempore primum in ecclesia Mediolanensi celebrari coeperunt; cuius celebritatis deuotio dehinc per totius occidentis ecclesias obseruatur.

Hilaire, évêque gaulois, né à Poitiers, admirable par son éloquence, fut le premier à faire fleurir le chant des hymnes. Après lui, Ambroise, évêque lui aussi, très glorieux en Christ et dans l’Église, docteur très illustre, se distingua bien davantage, on le sait, dans ce genre poétique ; c’est pourquoi les hymnes sont appelés par son nom Ambrosiens, car ils commencèrent d’abord à son époque à être chantés dans l’église milanaise, mais ensuite ce fut dans toutes les églises d’Occident que l’on veilla avec dévotion à les chanter souvent.

La même généralisation se trouve attestée dès le VIe siècle dans la [RSB,9,4]Règle de saint Benoît (9, 4) par exemple, voir ci-dessous.

[3] Sur tous ces éléments, je renvoie à ma communication en séminaire (GDR Ars Scribendi, 2004).

[4] Par exemple [Call.Jov.4]Hymne à Zeus (4) :

πῶς καί νιν, Δικταῖον ἀείσομεν ἠὲ Λυκαῖον;

Comment le chanterons-nous lui aussi : sous le nom de Dictéen ou sous celui de Lycéen ?

Evidemment, le « nous » dans ce texte peut recouvrir la seule personne du narrateur, mais on peut, par comparaison avec la forme de l’hymne homérique cité dans la note suivante, voir là plus qu’une simple variation stylistique, une forme même de la prière.

[5] Par exemple Hymne à [h.Hom.Ap.1-2]Apoll. (1-2) :

Μνήσομαι οὐδὲ λάθωμαι ᾿Απόλλωνος ἑκάτοιο,
ὅν τε θεοὶ κατὰ δῶμα Διὸς τρομέουσιν ἰόντα

Je ferai mémoire d’Apollon qui lance au loin les traits et je ne le laisserai pas dans l’ombre, lui qui fait trembler les dieux quand il parcourt le palais de Zeus ;

[6] Voir par exemple, pour les trois premiers livres, [Hor.C.1,3]Carm. 1, 3, [Hor.C.1,10]10, [Hor.C.1,31]31, [Hor.C. 1,32]32, [Hor.C.1,35]35 ; [Hor.C.2,12]2, 12, [Hor.C.2,14]14, [Hor.C 2,21]21, [Hor.C.2,37]37 ; [Hor.C.3,1à6]3, 1 à 6, [Hor.C.3,13] 13, [Hor.C.3,16]16, [Hor.C.3,18]18, [Hor.C.3,22-26]22-26, [Hor.C.3,29]29. Il n’est pas dans mon propos ici de me prononcer sur la validité de cette classification qui est celle proposée par l’éditeur de la CUF ; pour ce qui m’intéresse ici, et malgré ses probables défauts, elle est très commode.

[7] [Ps.19]Ps. 19, [Ps.20]20, [Ps.32]32, [Ps.33]33, [Ps.35]35, [Ps.43]43, [Ps.45]45, [Ps.47]47, [Ps.59]59, [Ps.64]64, [Ps.66]66, [Ps.74]74, [Ps.77à79]77 à 79, [Ps.89]89, [Ps.94]94, [Ps.105]105, [Ps.107]107, [Ps.113]113, [Ps.117]117, [Ps.122]122, [Ps.123]123, [Ps.125]125, [Ps.128]128, [Ps.131]131, [Ps.136]136.

[8] On me pardonnera de jouer avec la célèbre formule inspirée d’Irénée (voir par exemple [Iren.adv.haer.3,18,7]Adv. Haer. 3, 18, 7 :

Oportuerat enim Mediatorem Dei et hominum per suam ad utrosque domesticitatem in amicitiam et concordiam utrosque reducere, et facere ut et Deus adsumeret hominem et homo se dederet Deo.

il avait fallu en effet que le Médiateur entre Dieu et les hommes par sa participation intime aux deux natures ramenât les deux natures à l’amitié et à la concorde, et faire en sorte que Dieu assumât l’homme et que l’homme se donnât à Dieu.

ou encore [Iren.adv.haer.4,33]4, 33 :

Et quemadmodum homo transiet in Deum, si non Deus in hominem ?

Et comment l’homme passera-t-il en Dieu si Dieu ne passe pas dans l’homme ?

[9] Disposition ambrosienne en [Ps.20]Ps. 20, [Ps.32]32, [Ps.35]35, [Ps.47]47 et [Ps.113]113 ; apparentée à l’ambrosienne en [Ps.19]Ps. 19 (prière puis passage au « nous »), [Ps.64]64, [Ps.77]77, [Ps.78]78, [Ps.89]89, [Ps.105]105 ; initiale en « nous » en Ps. 43 [Ps.43]; [Ps.45]45 ; [Ps.59]59 ; [Ps.66]66 ; [Ps.74]74 ; [Ps.79]79 ; [Ps.94]94, [Ps.123]123, [Ps.125]125 et [Ps.136]136.

[10] On remarquera d’ailleurs que les psaumes dont la forme rappelle la disposition ambrosienne sont assez majoritairement des psaumes de pénitence, ce qui n’est le cas d’aucun des textes ambrosiens.

[11] Sur la tradition très ancienne de cette sanctification du passage de la nuit au jour, voir W. Fauth (« Der Morgenhymnus Aeterne rerum conditor des Ambrosius und Prudentius cath. 1 [Ad galli cantum]. Eine synkritische Betrachtung mit dem Blick auf vergleichbare Passagen der frühchristlichen Hymnodie », Jahrbuch für Antike und Christentum, 27-28, 1984-1985), p. 112 qui cite en particulier Clem. Alex. Protr. 9, 84 sur Eph. 5, 14 :

Τοιούτου μάρτυρος ἐλέγχοντος τὴν τῶν ἀνθρώπων ἄνοιαν καὶ θεὸν ἐπιβοωμένου, τί δὴ ἕτερον ὑπολείπεται τοῖς ἀπίστοις ἢ κρίσις καὶ καταδίκη; Οὐ κάμνει δὲ ὁ κύριος παραινῶν, ἐκφοβῶν, προτρέπων, διεγείρων, νουθετῶν· ἀφυπνίζει γέ τοι καὶ τοῦ σκότους αὐτοῦ τοὺς πεπλανημένους διανίστησιν· «ἔγειρε,» φησίν, «ὁ καθεύδων καὶ ἀνάστα ἐκ τῶν νεκρῶν, καὶ ἐπιφαύσει σοι ὁ Χριστὸς κύριος,» ὁ τῆς ἀναστάσεως ἥλιος, ὁ «πρὸ ἑωσφόρου» γεννώμενος, ὁ ζωὴν χαρισάμενος ἀκτῖσιν ἰδίαις.

Quand un tel témoin reproche à l’homme sa folie et invoque Dieu, que reste-t-il d’autre aux incroyants que le jugement et la condamnation ? Le Seigneur n’a de cesse d’exhorter, d’effrayer, d’orienter, de réveiller, d’admonester ; il nous éveille donc et fait lever des ténèbres ceux qui y erraient ; il dit : « éveille-toi, toi qui dors, et lève-toi d’entre les morts, et le Seigneur Christ t’illuminera », lui le soleil de résurrection, lui qui a été engendré « avant l’aurore », lui qui par ses propres rayons fait don de la vie.

[12] On accordera donc sans difficulté l’ajout de la traduction dans l’édition de Jacques Fontaine : « écoute-nous ».

[13] Ainsi, la substitution aux trois noms de tribus du psaume du seul nom d’Ephraïm est en soi porteur de sens. En effet, le nom, qui correspondait dans la tradition juive à une réalité extrêmement précise d’ordre religieux, mais aussi géographique et politique et qui, par là, justifiait que trois tribus précises soient nommées, n’a sans doute plus chez Ambroise qu’une valeur de marqueur, pour faire reconnaître dans le vers ambrosien la trace indubitable du psaume. Pour cela un seul nom, à consonnance ouvertement biblique comme Cheroub ou Ephraïm peut suffire à produire l’effet. En ce sens, également, on peut parler de leurre psalmique.

[14] De cette mélodie, on ne peut dire grand chose, sinon qu’elle a pu passer sous une forme ou une autre, et peut-être très altérée, dans les plus anciennes mélodies grégoriennes de ces textes. Voir à ce sujet J. Fontaine (1992).

[15]Voir C. P. E Springer, « Ambrose’s Veni redemptor gentium : the aesthetics of antiphony », Jahrbuch für Antike und Christensum, 14, 1991, p. 79 et 81 : it makes sense from an antiphonal point of view for both halves of the congregation to express the same idea, et plus loin à propos de ce texte précis : despite the powerful parallels between the two stanzas, there are also some clear differences. The second group of singers does not simply repeat what the first half of the congregation has just sung. The first stanza uses language and imagery which is rooted in the Old testament […] in the second stanza, by contrast, the request of divine manifestation is addressed to the redeemer of all the nations, not just Israel.

[16] Comme l’écrit Jacques Fontaine : « la forme fixe de huit strophes soumises aux lois d’un mètre bref inclinait Ambroise à imiter la rigueur horatienne bien plus que la liberté indéfinie du psalmiste » (p. 55). Le procédé même de l’antiphonie n’est pas sans rapport avec le Carmen saeculare où des réponses de ce type sont possibles. Cependant le jeu d’échos ici est, comme le note encore J. Fontaine, typiquement inspiré de la poésie psalmique, assagie certes et domptée par la métrique lyrique latine, mais présente comme modèle et référence permanente.

[17] J’emprunte à dessein cette terminologie au nouveau Bréviaire romain, qui distingue parfaitement dans l’esprit de cette tradition, le cycle journalier des grandes et petites heures (laudes, tierce, sexte, none, vêpres et complies) du cycle annuel des solennités, fêtes et mémoires. On verra qu’un phénomène très semblable est à l’œuvre dans les pièces ambrosiennes. Sur l’origine de cette pratique en milieu chrétien voir le dossier réuni par W. Fauth(art.cité,Jahrbuch für Antike und Christentum, 27-28, 1984-19851) : pour un aperçu des prières du matin et du soir dans la tradition antérieure à Ambroise (Ambroise de Milan, Hymnes, op. cit., 1992, p. 98), où sont cités Cypr. [Cypr.Dom.orat.35]Dom orat. 35 :

Nam quia christus sol uerus est et dies uerus, sole ac die saeculi recedente quando oramus et petimus ut super nos lux denuo ueniat, christi precamur aduentum lucis aeternae gratiam praebiturum.

Car, parce que le Christ est le vrai soleil et le vrai jour, lorsque se retirent le soleil et le jour de ce monde et que nous prions et demandons que sur nous brille à nouveau la lumière, nous implorons le retour du Christ qui nous donnera la grâce de la lumière sans fin.

Voir aussi [Const.Apost.8,35-38]Const. Ap. 8, 35-38; [Hippol.Trad.Apost.25]Hipp. Trad. apost. 25; [Hippol.Can.32,164-168]Can. 32, 164-168.

[18]Aux yeux de W. Fauth (art. cité, Jahrbuch für Antike und Christentum, 27-28, 1984-1985), c’est là que se trouve la différence fondamentale entre l’hymnique d’Ambroise et celle de Prudence : p. 100 pour Ambroise, « Direkter Bindung der relativ einfach gehaltenen ambrosianischen Hymnen an die kanonischen Stundenoffizien bzw. ihren unmittelbaren Anschluss an die Gottesdienstliche Feier und dem eher privaten, nicht auf die Liturgie fixierten, daher von subjektiven Empfindungen gesteuerten Gebetscharakter der kunstvollen Lieder Cathemerinon des Prudentius ».

[19] Voir [1Ch.23,30]Chron. 23, 30 ; [1Nb.10,10]Nb. 10, 10 et [2Ch.8,14]Chron. 8, 14 ; pour la psalmodie, voir par exemple [Ps.94]Ps. 94 qui est resté ancré dans la tradition occidentale comme psaume du matin.

[20] Sur l’authenticité de cette pièce, voir J. Fontaine, op. cit., 1992.

[21] A. G. Martimort, L’Église en prière. Introduction à la liturgie, Paris, Desclée, 1961, p. 822.

[22] Ego dormiui et soporatus sum ([Ps.3,6]3, 6), tandis que la fin est un appel au réveil de Dieu.