Transferts de termes et transferts de méthode dans les étymologies bilingues. L’acculturation de lexiques étrangers dans des lexiques autochtones

   

Christian Nicolas

 

Les commentateurs antiques du lexique – lexicographes, étymologistes – ont, autant que leurs confrères de l’ère moderne, maintes fois affaire au processus de l’homonymie. Deux vocables, que différencie effectivement au moins un phonème ou un trait prosodique, finissent, au terme d’une évolution morphologique, phonologique ou morphonologique, par abolir entre eux toute opposition formelle – deux mots pour le sens, un seul pour la forme, pour le dire trivialement et très improprement. Cet accident linguistique est banal et sans doute universel. Il est, on le voit, nécessairement un phénomène historique, puisque, s’il est aperçu dans une tranche synchronique donnée, il est en réalité le bout d’un processus diachronique que la philologie et/ou la reconstruction comparée permettent de reconstituer parfois. Ainsi, en français, « louer » procède de deux verbes latins bien distincts, locare « donner à bail » et laudare « faire l’éloge de », que l’évolution systématique des occlusives intervocaliques a rendus homonymes. Cette indistinction récente – relativement à l’histoire des verbes locare et laudare – est l’aboutissement d’une longue chaîne de menues modifications, toutes ordonnées et systématiques, toutes inscrites dans la – très – longue durée.

Or, la perception de la diachronie gêne indéniablement les Anciens dans certaines activités lexicologiques. Les romanistes et les linguistes contemporains savent bien que l’état de la langue française qu’ils décrivent a une histoire, et que cette histoire est riche de documents innombrables. Il suffit de remonter au latin pour trouver, le plus souvent, une solution étymologique valable. Mais pour les Latins eux-mêmes, la trace diachronique est presque immédiatement perdue. Avant eux, c’est le néant. Tout ce qu’ils peuvent remarquer, en termes de diachronie – ou faut-il parler de synchronie longue ? –, c’est une certaine évolution de leur propre lexique : « Les Anciens disaient ainsi[1], écrivaient de cette façon[2], tel terme est chez Ennius[3], etc. » Ces curiosités d’antiquaires, constantes au moins depuis Varron, fréquentes chez Cicéron, grand amateur et citateur d’archaïsmes, sont éparses dans toute la latinité et parfois rassemblées en un lieu qui se voudrait un peu scientifique, au moins pédagogique, comme le dictionnaire de Nonius sur la langue des auteurs de la République. Mais l’analyse diachronique n’y est en rien systématique. Par exemple Cicéron, en Fam. 9, 21, 2[Cic.Fam.9,21,2][lettre942del’éditionBeaujeu,tome11delaCorrespondance] :

L. Papirius Crassus […] primum Papisius est uocari desitus,

L. Papirius Crassus a le premier cessé de se faire appeler Papisius,

tout en remarquant deux états graphiques différents d’un même mot (Papisius/Papirius), n’ignore pas l’évolution phonétique ; mais il n’en tire aucune remarque analogique – du type de Papisius/Papirius // Valesius/Valerius –, aucune remarque sur l’anomalie apparente – ainsi casus n’est pas un état orthographique antérieur de carus –, aucune formulation de la loi sur le rhotacisme, l’une des rares qui, en latin, soit remarquablement lisible dans de très nombreux documents, par exemple la citation de Tite-Live en note. Certes, Cicéron n’est pas « complètement » un historien de la langue ; mais les artigraphes ne sont pas tellement plus scientifiques.

La pratique étymologique, quant à elle, est par essence diachronique. La recherche du sens primitif – qu’on imagine obscurci par des générations de locuteurs incultes – inscrit d’emblée la discipline dans la durée. Mais cette durée, outre qu’elle est souvent réputée teintée de mythe – celui de l’onomatothète anonyme qui a associé une fois pour toutes un signifiant à un signifié ; l’intervention de dieux et de héros dans l’histoire d’un terme, etc. –, n’est que très rarement chiffrable. Elle se perd dans la nuit des temps, et avec elle toutes les étapes intermédiaires éventuelles entre l’étymon postulé et la forme contemporaine décrite[4].

Surtout, elle n’est pas exploitée comme un système. Les permutations ou les modifications phonétiques proposées entre l’étymon et le terme commenté sont manifestement complètement aléatoires. Ici, le ψ du grec est altéré sous la forme d’un F latin – comme dans l’exemple Chloris/Flora d’Ovide, cité en note ; là, dans un jeu de mots bilingue, on voit que le F latin correspond au contraire tout naturellement au φ[5]. Ailleurs encore (Isid. Etym. 12, 1, 27[Isid.Etym.12,1,27]), le F latin a rapport avec le P latin :

Aper a feritate dictus, ablata F littera et subrogata P.

Aper vient de feritas, par substitution des lettres F et P.[6]

Aucun auteur ne paraît juger nécessaire de s’expliquer sur ces probables incongruités. Autrement dit, les étymologies anciennes sont quasi synchroniques. Ce qui est remarqué à propos du terme commenté c’est sa relative ressemblance formelle – et parfois sémantique – avec un autre mot contemporain susceptible d’en révéler la vraie signification. Si, dans ce rapprochement fortuit, c’est l’association d’idées qui prédomine – par exemple la combinaison réflexe entre le nom du sanglier et la sauvagerie –, alors on tord un peu la phonétique (Aper a feritate), en se payant d’à-peu-près – F passe à P sans autre forme de procès) ; si la ressemblance formelle est forte – cas de l’homonymie partielle ou totale –, elle en devient incontournable et c’est alors la signification qui est invitée à montrer son élasticité.

C’est ce deuxième aspect que nous voudrions creuser un peu, et plus précisément dans les étymologies interlinguistiques dans lesquelles l’étymon et le terme commenté appartiennent, l’un, l’autre ou les deux, à une langue étrangère. Notre corpus est constitué des Etymologiae d’Isidore de Séville, lues dans l’édition Lindsay (Oxford)[7]. Nous y adjoindrons, pour le complémentaire gréco-latin, quelques extraits du De mensibus de Jean le Lydien (édition Wuensch, Teubner)[8].

Ces paronymies interlinguistiques, mettant deux langues en contact, sont exploitables de plusieurs manières.

Par exemple, il peut s’agir de la simple constatation qu’il existe une paire d’homonymes dans une langue étrangère. Cette donnée n’est en général pas davantage exploitée. Exemple par le grec, avec une simple paronymie dans Lyd. Mens. 4, 34[Lyd. Mens. 4, 34] :

τὸν Μάρτεμ οἱ Ῥωμαίοι μόρτεμ ἐκάλουν, οἱονεὶ θάνατον

les Romains appelaient Mars mors, c’est-à-dire « mort ».

Ou encore, une homophonie relative entre deux radicaux distincts dans une langue étrangère appelle une étymologie qui ne concerne que la langue étrangère. C’est le cas avec Lyd. Mens. 4, 64[Lyd.Mens.4,64] :

οἱ δὲ Ῥωμαίοι Ἀπρίλιον ὡσανεὶ Ἀπερίλιον ἀντὶ τοῦ ἀνοικτικὸν τοῦ καιροῦ φασιν

les Romains disent Aprilis, c’est-à-dire aperilis, pour « ouverture de la belle saison » ;

Le commentaire exploite l’association d’idées avril/début de la belle saison et l’homologie phonétique aprilis/aperio. Il existe également une paire d’homonymes répartis non dans une, mais dans deux langues étrangères qui constitue une variante. C’est le cas pour le mot tonus : emprunt au grec τόνος, il désigne la « tension » d’une corde, ou le « ton » d’une syllabe ; emprunt à un mot étrusque, c’est l’un des noms du tonnerre (Sén. Q N 2, 56, 1[Sen.QN2,56,1], citant Caecina)[9]. Cette homonymie née en latin par l’intermédiaire de deux emprunts distincts faits à deux idiomes différents n’est, chez Sénèque, l’objet d’aucun commentaire linguistique.

Mais parfois le commentaire s’impose. Ainsi avec le xénisme pascha de la langue chrétienne. Le mot, via le grec τὸ πάσχα, vient de l’hébreu, où, au sens de « passage », il désigne la Pâque ; mais il est tentant d’y reconnaître un hellénisme pur, de la famille de πάσχω – ainsi chez Lactance, Inst. 4, 26, 40[Lact.Inst.4,26,40]. D’où les mises en garde métalinguistiques et doctrinales de saint Augustin, qui insiste sur l’idée que le plus important, dans la fête de Pâques, ce n’est pas la Passion (πάσχω), mais la Résurrection (pessah, « passage »)[10].

On a aussi affaire au cas plus intéressant où une paire d’homonymes alloglosses est le lieu d’une confusion : on les prend à tort l’un pour l’autre, ou, n’apercevant pas l’homonymie, on les considère comme un seul et même mot.

Pour le premier cas, on peut évoquer les deux radicaux grecs en - (« pleuvoir » et « porc »). L’homonymie radicale est bien perçue par le sujet parlant, mais les Latins, aux dires de Cicéron (Nat. 2, 111[Cic.Nat.2,111]), font le mauvais choix lorsqu’ils prétendent décalquer le nom grec des Hyades en Suculae :

Has Graeci stellas Hyadas uocitare suerunt, a pluendo (ὕεινenim est pluere), nostri imperite Suculas, quasi a subus essent, non ab imbribus nominatae.

Ces étoiles, les Grecs les ont nommées Hyades, du verbe pleuvoir (ὕειν en effet, signifie « pleuvoir ») ; nous, par méprise, les avons appelées Suculae, comme si leur nom dérivait de celui des porcs et non de celui de la pluie !

Cette mauvaise option de traduction est confirmée par Ovide, Fast. 5, 166[Ov.F.5,166] :

nauita quas Hyadas Graius ab imbre uocat

[…] que le marin grec appelle Hyades du nom de la pluie

et Pline, N H 18, 247[Plin.NH18,247] :

[] nimborum argumento Hyadas appellantibus Graecis eas stellas, quod nostri a similitudine cognominis Graeci propter sues inpositum arbitrantes, inperitia appellauere Suculas.

[…] les Grecs, au motif qu’elles apportent la pluie, ayant nommé ces étoiles Hyades, ce que les Latins, croyant, en raison d’une homonymie, que le nom leur venait de celui des porcs, ont appelé par méprise Suculae.[11]

Deuxième cas : il existe bien deux homonymes grecs, mais on interprète le phénomène comme ressortissant à la polysémie et non à l’homonymie. Ce contresens est probablement attesté par Cicéron avec la confusion manifeste qu’il entretient entre deux quasi-homonymes – distingués, avec une pertinence sans doute faible, par un seul trait prosodique : ἀκρασία (avec α central long) « absence de mélange » (de κεράννυμι) et ἀκρασία (avec α central bref) « absence de contrôle » (de κρατέω). Par conséquent, l’indistinction entre les deux termes conduit l’orateur à une traduction-calque globale par intemperantia – qui ne répond en réalité qu’à ἀκρασία issu de κρατέω –, qui prend à la fois le sens des deux mots grecs. Par la suite, c’est toute la famille de temperare qui s’étoffe de la série de sens qui correspond à κεράννυμι[12]. Le type d’homonymie/paronymie interlinguistique qui nous retiendra dans les lignes qui suivent est la situation où un mot latin et un mot grec sont mis en relation, le plus souvent – mais pas nécessairement – étymologique.

Type 1 : pas de lien étymologique explicite

Le degré zéro de ces rapprochements gréco-latins, si l’on peut ainsi s’exprimer, réside dans la constatation simple de la ressemblance formelle et, le cas échéant, sémantique, entre deux termes, chacun de son côté de la frontière interlinguistique, mais sans exploitation particulière de cet état de fait ((Isid. Étym. 11, 1, 7[Isid.Etym.11,1,7]) :

1. Anima autem a gentilibus nomen accepit, eo quod uentus sit. Vnde et Graece uentus ἄνεμος dicitur, quod ore trahentes aerem uiuere uideamur.

1. Anima est un mot qui vient des païens, parce que l’âme est du vent. D’où vient que les Grecs aussi disent ἄνεμος pour le vent, parce que c’est en inspirant de l’air par la bouche que nous donnons l’impression d’être vivants.

Le rapport phonique et sémantique entre anima – et, ici implicite, animus – et ἄνεμος est remarqué. Ce qui manque, c’est l’explication de ce rapport. Faut-il comprendre qu’il y a eu emprunt d’une langue à l’autre ? Si oui, dans quel sens ? Manifestement, le relatif de liaison Vnde induit un rapport de cause à effet qui devrait imposer l’interprétation argumentative suivante : anima – mot païen au départ – a pour sens primitif « vent » ; c’est pourquoi (?) les Grecs disent le même mot pour le vent parce que la respiration c’est la vie. L’impression est que les Grecs ont emprunté aux Latins leur nom du vent. Mais on se rend compte que l’argument est à peu près illisible en l’état. Le véritable raisonnement est en réalité le suivant : les chrétiens disent anima pour l’âme ; or ce mot, ancien, signifiait « vent », tout comme en grec ; et si c’est le nom du vent que l’on utilise pour désigner l’âme, c’est parce que la respiration c’est la vie.

Par conséquent, malgré la présence trompeuse de unde, il n’y a pas de lien logique entre la désignation latine animus et la désignation grecque ἄνεμος. Les deux désignations, identiques, sont simplement juxtaposées et Isidore n’en dit pas davantage sur cette remarquable ressemblance. Le début du livre 9 des Etymologiae (De linguis) explique sans surprise la diversité des idiomes par le dogme babélien. Faut-il alors comprendre que le mot commun aux Grecs et aux Latins pour le nom du vent est prébabélien ? Ou est-ce un emprunt commun ? La chose n’est pas théorisée et le grec est ici invoqué plutôt à titre d’argument d’autorité (type « et d’ailleurs les Grecs aussi ont le même mot pour le vent ; donc [unde, mal placé] mon raisonnement est renforcé pour le latin »). Quoi qu’il en soit, les emplois atypiques des liens logiques dans ces syllogismes métalinguistiques isidoriens ne sont pas rares.

Type 2 : l’étymon-emprunt

Plus souvent, le rapport entre le terme grec et le terme latin est plus explicitement étymologique. Les données sont alors présentées ainsi : le mot latin analysé est un emprunt au grec. Par exemple, tel terme latin – de notre point de vue moderne – est un terme grec (Isid. Étym. 8, 2, 6[Isid.Etym.8,2,6]) :

2.Caritas Graece, Latine dilectio interpretatur[]

2. Le mot grec caritas se traduit en latin par dilectio.

On voit qu’il est nécessaire de traduire en latin le mot caritas. Cette analyse est confirmée pour l’adjectif de base (Isid. Etym 10, 153[Isid.Etym.10,153]) :

Karus Graecum nomen est, sicut et caritas, unde et caristia,

Carus est un mot grec, comme caritas, d’où vient aussi caristia.

Le livre 10 des Etymologiae est un dictionnaire alphabétique de termes ; carus y est bien classé à la lettre K. La ressemblance phono-sémantique fortuite entre caritas et χάρις entraîne cette interférence. Il s’agit indéniablement d’une étymologie populaire par attraction paronymique[13], dont témoignent de nombreuses graphies charitas sur maints monuments chrétiens. Du coup, puisque dans l’esprit du lexicologue antique il ne s’agit pas de deux termes ressemblants, mais d’un seul, nous ne sommes pas dans la situation théorique de l’homonymie. On pourra dire la même chose de l’invraisemblable analyse que fait Isidore (Etym. 7, 1, 5[Isid.Etym.7,1,5]), après d’autres, du terme Deus :

3. Est autem nomen in Latinum ex Graeca appellatione translatum. Nam Deus Graece δέος, φόβος dicitur, id est timor, unde tractum est Deus, quod eum colentibus sit timor.

3. [Deus] est un nom passé du grec au latin. En effet, deus (en grec δέος) signifie φόβος, c’est-à-dire « crainte », d’où a été tiré le nom Deus, parce qu’il inspire de la crainte à ceux qui le révèrent.

Il arrive que le cas soit plus difficile à trancher, comme en 20, 2, 14[Isid.Etym.20,2,14] :

4. Coenam uocari a communione uescentium : κοινόν quippe Graeci commune dicunt.

4. Le mot coena [sic] tire son nom de la communauté des dîneurs : de fait, κοινόν en grec signifie « commun ».

Ou comme en 12, 7, 50[Isid.Etym.12,7,50] :

5.Gallus a castratione uocatus ; inter ceteras enim aues huic solo testiculi adimuntur.

5. Le coq se dit gallus à cause de la castration : il est le seul en effet, de tous les oiseaux de basse-cour, à qui l’on ôte les testicules.

Ou encore en 12, 7, 18[Isid.Etym.12,7,18] :

6. Olor autem dictus quod sit totus plumis albus : nullus enim meminit cygnum nigrum ; ὅλον enim Graece totum dicitur.

6. Le cygne a pour nom olor parce que ses plumes le rendent blanc dans son entier (on n’a de fait jamais fait mention de cygne noir) ; car ὅλος, en grec, veut dire « tout entier ».

Dans ces trois exemples, il est sans doute impropre de dire qu’il y a un seul mot. L’exemple 4, avec son orthographe ad hoc destinée à entériner une attraction paronymique entre cena et κοινός, est encore très proche, statutairement, de l’exemple 2 : un mot grec unique est utilisé dans les deux langues – donc ce n’est pas un cas d’homonymie. Mais les emplois spécifiques du terme posé comme unique sont bien distincts dans les deux langues. Au contraire du « couple » caritas/χάρις, dont les deux termes sont présentés comme ayant même forme, même sens et même nature – en bref c’est le type de l’emprunt simple –, celui-ci offre une particularité : adjectival en grec, le mot est pensé comme substantival en latin. Il y a en outre une différenciation sémantique ; d’abord plus spécialisé en latin sur le plan sémantique, par l’adjonction sémique « repas » (communione uescentium), le terme se développe ensuite de façon autonome par effacement du sème principal « commun » : il prend donc le sens simple de « repas ». Ou bien il faut supposer une lexie de départ (κοινόν δεῖπνον ?), dont on ne garderait que l’adjectif. Plus que pour l’exemple 2, qui est asséné comme une évidence, on est, avec l’exemple 4, dans l’idée que l’on peut se faire du lien étymologique[14].

De même dans l’exemple 5, Gallus est le même mot grec (!) que celui qui désigne les Galles, prêtres de Cybèle. Il s’agit d’un emprunt par métaphore : on castre les Galles comme on castre parfois les coqs ; donc on appelle les coqs Galli. L’éloignement, sur le plan sémantique, des « deux » termes nous met dans une situation assez proche de l’homonymie.

L’exemple 6 est cocasse. Le rapprochement qui est fait entre olor et ὅλος est, de tous ceux que nous avons examinés ci-dessus, le plus artificiel. Phoniquement assez peu motivé, il est, en outre, méthodologiquement bien hasardeux sur le plan sémantique. Si l’on considère en effet que la « blancheur intégrale » est une propriété saillante du cygne, assez prototypique pour imposer à l’animal sa désignation, alors on s’attend à ce qu’on le nomme le « blanc », plutôt que l’« intégral » ! Mais en fait, c’est bien l’inverse qui se passe : la ressemblance phonique, discutable, perçue entre le nom latin de l’oiseau et l’adjectif grec préexiste à l’explication étymologique et s’impose d’elle-même comme une nécessité. Conséquemment, la propriété saillante objective – la blancheur – ne prend plus aucune part à cette explication, car on pourrait tout aussi bien dire que « le cygne est entièrement emplumé (on n’a jamais vu de cygne sans plumes) […] » ou « […] entièrement palmipède […] », « […] entièrement ovipare […] », ou même « […] entièrement tétragrammatique (on n’a jamais vu olor écrit avec cinq lettres) […] », le tout sans affecter le raisonnement. C’est dire s’il est défectueux[15].

En outre, comme si souvent, le rapport au terme grec est très confus. Il y a un lien de cause à effet (enim). Mais il est difficile, là encore, de décoder le système argumentatif. Il est difficile de savoir si olor doit être vraiment compté comme un emprunt grec – comme le prétendu caritas –, comme un terme latin apparenté au terme grec – mais de quelle parenté s’agit-il ? –, comme un terme latin ayant un étymon grec – mais pourquoi ? –, ou biencomme un terme ayant une vague analogie – sur quel plan ? – avec ὅλος. Un dernier exemple (Isid. Etym. 5, 35, 6[Isid.Etym.5,35,6]) est très caractéristique de cette manière :

7.[]tunc breuiori sol uoluitur circulo. Vnde et hoc tempus bruma dicitur, quasi βραχύς, id est breuis ; uel a cibo, quod maior sit tunc uescendi appetitus. Edacitas enim Graece βρῶμα appellatur ; unde et inbrumarii dicuntur quibus fastidium est ciborum.

7. […] c’est à ce moment-là que le soleil circule sur son plus petit cercle ; d’où vient que cette période s’appelle bruma, comme βραχύς, c’est-à-dire « bref » ; ou alors l’étymon est le nom de la nourriture, parce que l’appétit augmente à cette époque. En effet, la voracité se dit en grec βρῶμα ; d’où le nom d’inbrumarii donné à ceux qui éprouvent de la répugnance à manger.

On a l’impression que les deux étymologies proposées pour bruma sont grecques. Même dans la première, breuis – dont on sait que le superlatif archaïque *breuima est l’étymon réel de bruma – ne paraît intervenir qu’à titre de traduction de βραχύς, posé comme la source du mot latin. Mais c’est la deuxième qui est intéressante pour notre propos. Le rapport phonique fortuit entre βρῶμα et bruma – qui n’est réellement valable qu’au nominatif, notons-le – s’impose et force une deuxième explication, strictement parallèle à la première dans sa méthode :

bruma

caractéristique, dans le réel,
du mot défini

reprise lexicale

mot grec
correspondant

explication 1

le cercle héliaque est le plus court

breuiori

βραχύς

explication 2

l’appétit est plus grand

cibo, edacitas

βρῶμα

L’explication 2 se veut renforcée par l’analyse du terme inbrumarii ; mais comme ce dernier n’est pas autrement connu – d’autres manuscrits posent un déponent imbrumari, d’autres ont bromatici, brumatici –, la seconde étymologie, qui sent à plein nez l’étymologie populaire savante et la rétromotivation[16], n’en sort pas spécialement consolidée.

Type 3 : un homonyme grec est, parmi d’autres solutions, proposé comme étymon

Autre situation, à peine différente : le terme latin, doté cumulativement d’une ou plusieurs étymologies latines, a, en outre, une ou plusieurss étymologie(s) grecque(s). La présence simultanée de plusieurs étymons est, on le sait, un procédé constant de la lexicologie antique – depuis le Cratyle au moins. Les étymologies anciennes s’occupent moins de rechercher une parenté qu’une affinité. La caractéristique de cette approche est la surdétermination : le terme analysé est saturé d’explications variées, dont souvent aucune n’est présentée comme préférable aux autres, et qui concourent toutes à « inscrire le mot dans le système du lexique, à révéler les propriétés diagrammatiques du vocabulaire »[17]. Cette situation est fréquente chez Isidore. Quant à la présence, parmi ce cumul d’étymons, de terme(s) grec(s), elle n’est en général pas davantage théorisée que dans le type antérieur. Citons quelques exemples dans Isid. Etym. 5, 36, 2[Isid.Etym.5, 36,2] :

8.Annus autem dictus quia mensibus in se recurrentibus uoluitur. Vnde et anulus dicitur, quasi annuus, id est circulus, quod in se redeat. […] Alii annum dicunt ἀπὸ τοῦ ἀνανεοῦσθαι, id est ab innouatione ; renouatur enim semper.

8. L’année se dit annus parce que le retour des mois la fait revenir sur elle-même. C’est pourquoi on l’appelle anulus « anneau » (presque annuus), c’est-à-dire « cercle », puisqu’elle revient cycliquement sur elle-même. […] D’autres disent qu’annus provient du verbe ἀνανεοῦσθαι, « se renouveler » ; de fait, l’année se renouvelle éternellement.

Ou Isid. Etym. 8, 7, 8[Isid.Etym.8,7,8] :

9. Saturici autem dicti, siue quod pleni sint omni facundia, siue a saturitate et copia [] ; aut a satyris nomen tractum, qui inulta habent ea quae per uinolentiam dicuntur.

9. Les vers satiriques tirent leur nom de ce qu’ils sont farcis de toutes sortes de traits d’éloquence ; ou bien de la notion de satiété et d’abondance ; ou alors le mot vient du grec Σάτυροι, les Satyres, qui attribuent l’impunité aux propos tenus dans l’ivresse.

Ou encore Isid. Etym. 12, 1, 12[Isid.Etym.12,1,12] :

10. Agnum quamquam et Graeci uocent ἀπὸ τοῦ ἁγνοῦ, quasi pium, Latini autem ideo hoc nomen habere putant, eo quod prae ceteris animantibus matrem agnoscat.

10. Bien que les Grecs aussi appellent l’agneau agnus, de ἁγνός « pur », les Latins, quant à eux, estiment qu’il a ce nom parce que, plus que les autres êtres vivants, il reconnaît sa mère [agnoscere].

Dans l’exemple 8, l’étymon latin anulus et le grec ἀνανεοῦσθαι, loin d’offrir deux solutions sémantiques complémentaires, sont reliés à annus par la même association d’idées, celle du renouvellement cyclique. Du coup, le rapport entre annus et le verbe grec, plutôt ténu sur le plan phonique, ne s’impose pas autoritairement à l’oreille ; il intervient plutôt pour confirmer cette relation lexicale entre le nom de l’année et l’idée de cycle. Mais, comme d’habitude, si l’on peut caractériser la fonction du terme grec dans le raisonnement isidorien, il est impossible de dire avec précision quel est son statut.

Dans l’exemple 9, est illustrée une attraction paronymique bilingue vraiment historique – et qui perdure jusqu’à nos jours dans l’indistinction orthographique fréquente entre les adjectifs « satirique » et « satyrique ». Expliquant, dans une série consacrée aux genres littéraires et aux mètres poétiques, l’origine du terme saturicus – qu’il fait alterner fâcheusement et sans système avec satiricus –, Isidore livre trois solutions complémentaires : par satura « pot-pourri » – métaphoriquement, un pot-pourri de bons mots, pleni sint omni facundia –, par l’adjectif satur, par le grec Σάτυροι. On sait que les deux premières solutions n’en font qu’une : satura « pot-pourri » est une simplification de satura lanx, représentant un mets composite, un mélange culinaire, puis, par transfert, un morceau littéraire fait de pièces et de morceaux, selon une métaphore comparable à celle qui fait du français « farce » un nom de genre littéraire. La contamination du grec, quant à elle, était à tous égards prévisible : pour la forme, l’emprunt Saturicus du dérivé Σατυρικός, est un homonyme quasi-parfait du dérivé autochtone de satura ; pour le sens, ou au moins pour le champ lexical, le rapprochement entre les vers satiriques des Latins et le drame satyrique des Grecs devenait inévitable.

Pour le raisonnement lui-même, en revanche, on n’est toujours pas éclairé. Isidore propose-t-il deux séries d’étymologies incompatibles (cf. aut) ? C’est peu probable : aut et uel, dans ces développements étymologiques, sont apparemment strictement interchangeables et, on l’a dit, l’accumulation d’étymons vise à éclairer globalement le sens du mot. Soupçonne-t-il qu’il y a deux homonymes saturici, l’un dérivé latin, l’autre emprunt au grec ? Ou bien le recours au grec vient-il, comme dans les cas précédents, comme un complément d’enquête, sans autre explication sur le problème de la diglossie ?

Dans l’exemple 10, on observe une prise de position méritoire d’Isidore. Le rapport phonique entre agnus et ἁγνός, lui aussi solidement ancré dans les esprits[18], est ici courageusement repoussé, malgré ce qui est présenté comme une évidence : les Grecs et les Latins ont le même mot pour le nom de l’agneau – comprendre que le grec ἀμνός est senti comme étant le même mot qu’agnus ; l’étymologie en est manifestement l’adjectif grec ἁγνός qui signifie « pur » et qui est un quasi-homonyme d’agnus. Néanmoins, Isidore fait une contre-proposition latino-latine en rapprochant agnus du verbe agnosco.

Le système concessif utilisé dans ce raisonnement, sans éclairer spécialement sur le statut du grec dans l’étymologie d’un mot latin, donne tout de même l’impression que, sauf exception, l’étymon grec, a une force argumentative spéciale par rapport aux solutions latines concurrentes.

Dans la variante inverse rare de ce type, le « definiendum » est un mot grec et le « definiens » un mot latin (Isid. Etym. 8, 7, 6[Isid.Etym.8,7,6]) :

11. Comoedi (var. : comici) appellati siue a loco, quia circum pagos agebant, quos Graeci κῶμας uocant, siue a comisatione. Solebant enim post cibum homines ad eos audiendos uenire.

11. Les vers comiques tirent leur nom d’un lieu, parce qu’on les récitait autour des villages, que les Grecs appellent κῶμαι ; ou alors l’étymon est comisatio « festin » ; de fait c’est habituellement après manger que les gens venaient les écouter.

Ou Isid. Etym. 12, 2, 21[Isid.Etym.12,2,21] :

12.Castores a castrando dicti sunt.

12. Castor vient de castrari « se châtrer ».

On voit, dans ces deux cas, comment une caractéristique plus ou moins saillante du référent (« après manger », « castration »[19]) est utilisée comme solution étymologique, malgré la frontière interlinguistique. L’homonymie partielle comisatio/comici – qu’il faut sans doute préférer à la variante comoedi, moins performante phoniquement –, castror « je me châtre »/Castor s’impose à l’esprit.

Type 4 : aller-retour entre les deux langues

La diglossie gréco-latine de ces énoncés métalinguistiques, si peu problématisée, peut, dans certains cas, se révéler encore plus complexe à cause d’un jeu de va-et-vient entre les deux langues ; en voici deux exemples (Isid. Etym. 11, 1, 46[Isid.Etym.11,1,46]) :

13. Aurium inditum nomen a uocibus auriendis[]aut quia uocem ipsam Graeci αὐδήν uocant ab auditu ; per inmutationem enim litterae aures quasi audes nuncupatae sunt.

13. Les oreilles (aures) tirent leur nom de l’expression (h)aurire uoces « puiser les paroles » (ici, une citation de Virgile, Én. 4, 359[Verg.Aen.4,359] : uocemque his auribus ausit) ; ou alors, c’est parce que les Grecs appellent la voix αὐδή, qui vient d’audire ; par échange de phonèmes, on a le nom aures, presque audes.

Et Isid. Etym. 20, 2, 20[Isid.Etym.20,2,20] :

14.Carnes dictae quia caro sunt ; siue a creando, unde et a Graecis κρέας uocantur.

Exemple 14 : On appelle les viandes carnes parce qu’elles sont de la chair ; ou bien le mot vient de creare, ce qui explique qu’en grec cela se dise κρέας.

En 13, la première étymologie par (h)aurire – noter l’orthographe ad hoc sans l’aspirée –, appuyée par un exemple virgilien, n’est pas entièrement déconnectée de la deuxième. En effet, l’étymon proposé n’est pas le seul aurire, mais le syntagme aurire uoces ; de là la deuxième étymologie, polyglotte, qui exploite l’idée de « voix ». Et c’est à ce stade que se produit le va-et-vient interlinguistique. On apprend que l’étymon d’aures est le mot grec αὐδή, cumulativement avec le verbe aurire – c’est l’illustration de notre type 3 – ; mais également, on découvre que l’étymon d’αὐδή est le verbe latin audire – ou le substantif auditus. Donc, transitivement, audire est le « sur-étymon » de aures. On peut noter le va-et-vient sémantique aussi : « oreille » (aures) est connecté à l’idée de « voix » (αὐδή), laquelle est liée à celle d’« oreille » (audire). La fonction de la première étymologie aures/aurire (uoces) est clairement de préparer ce va-et-vient.

Or cet aller-retour n’est en rien nécessaire au raisonnement, comme le montre la fin du passage cité : aures procède d’une déformation d’audes, ce qui le met en relation évidente, sur tous les plans, avec audire. Le latin est donc autosuffisant et le passage par le grec, et par la notion de « voix », est tout à fait superfétatoire. Sauf que la prise en compte de l’homophonie bilingue entre les radicaux d’audire et de αὐδή oblige l’étymologiste à cette petite acrobatie. Dès lors qu’il y a homonymie au moins partielle entre les deux langues – et surtout quand la relation sémantique entre les termes comparés n’est pas trop lâche, comme c’est le cas entre « oreille » et « voix » –, le dossier grec fait partie intégrante du dossier latin, et ce serait manquer de méthode ou d’exhaustivité que de ne pas l’aborder.

Cela ressort aussi de l’exemple 14. La première partie de l’analyse est strictement tautologique (carnes […] quia caro sunt !). La suite est étymologique. Et l’étymologie proposée ne se comprend que dans le cadre de cette diglossie pensée apparemment comme naturelle : caro vient de creare ; la preuve est administrée par le grec κρέας. L’homophonie radicale κρεα-/crea- est si nette qu’elle en devient incontournable ; donc « il faut » qu’il y ait un rapport sémantique entre creare et caro, le correspondant sémantique de κρέας. On voit donc comment le hasard se mue en nécessité. Nécessité d’autant plus pressante, sans doute, que cette étymologie s’inscrit alors pleinement dans l’histoire sainte : la chair, c’est la créature de Dieu ; c’est la création qui fait la chair.

Type 5 : les analogies d’une langue sont transférables dans l’autre langue

Dans le cadre de cette diglossie fondamentale inexpliquée, on peut même trouver une situation extrême de conformité entre les deux langues en contact. Deux exemples grecs (Lyd. Mens. 2, 4[Lyd.Mens.2,4]) :

15.ἀναφέρεται δὲ ἡ μόνας εἰς Ἀπόλλωνα, τούτεστιν εἰς τὸν ἕνα Ἥλιον, ὅς Ἀπόλλων λέγεται διὰ τὸ ἄπωθεν εἶναι τῶν πολλῶν. Καὶ Ῥωμαίοι δὲ αὐτὸν Σόλεμ ἥτοι μόνον λέγουσι.

15. L’unité se rapporte à Apollon, c’est-à-dire au soleil unique, dont le nom est Apollon parce qu’il se tient à l’écart de la multitude. D’ailleurs, les Romains l’appellent Sol, c’est-à-dire « seul ».

Et Lyd. Mens. 4, 64[Lyd. Mens.4,64] :

16.βένισαι τὸ ἀφροδισιάσαι παρὰ τὸ πλήθει λέγεται.

16. Venire signifie vulgairement « jouir ».

Voici ce qu’il est permis de comprendre pour l’exemple 15, qui est un syllogisme bien constitué : 1) L’étymologie du nom d’Apollon est gréco-grecque. Ἀπόλλων doit se comprendre ἀπὸ πολλῶν « loin de la foule des autres » ; or 2) le correspondant mythologique et traductologique d’Apollon en latin, c’est Sol,le soleil ; or 3) il se trouve qu’il existe une homonymie partielle en latin entre Sol et solus – surtout quand, conformément à la méthode intégrationniste[20], on met les formes d’autonymes à l’accusatif : solem/solum ; donc 4) la première proposition est corroborée analogiquement par la troisième, et réciproquement la troisième par la première.

Les deux étymologies proposées, toutes deux unilingues – d’un côté Ἀπόλλων/ἀπὸ πολλῶν, de l’autre Sol/solus – se soutiennent l’une l’autre, car c’est l’ensemble d’un processus analogique, bâti sur des approximations homophoniques, que l’on peut transposer à l’autre langue. L’homophonie n’est plus bilingue, comme dans les types précédents ; mais, quoiqu’unilingue, elle est reproductible dans l’autre langue, quel que soit le point de départ. De fait, on peut monter le syllogisme en partant du rapport entre Sol et solus et prouver par là l’étymologie Ἀπόλλων/ἀπὸ πολλῶν, en inversant prémisses et conclusion.

L’exemple 16 est bien du même type. Sous la forme βένισαι, il faut lire, à l’infinitif aoriste, l’emprunt latin uenire, ou, sous la graphie βένισαι, avec une prononciation conforme à l’époque de Jean le Lydien, un équivalent de uenisse. Et le raisonnement, plus elliptique, est le suivant : il y a une homophonie en latin entre les radicaux du verbe uenire et du théonyme Venus. Ce ne sont pas deux radicaux homonymes, mais deux représentants de la même famille lexicale. La preuve en est donnée par l’analogie du système grec : 1) Venus = Ἀφροδίτη ; or 2) le lien morphologique entre Ἀφροδίτη et ἀφροδισιάσαιest évident ; or 3) ἀφροδισιάσαι se traduit uenire (« vulgairement ») ; donc 4) uenire et Venus sont morphologiquement connectés.

Conclusion

Ce qui ressort peut-être de ces exemples épars, c’est qu’il existe chez les lexicologues antiques une sorte de sentiment confus de communauté linguistique latino-grecque. Il n’est jamais affirmé que les deux langues n’en font qu’une ; mais les étymologies se font sans difficulté utraque lingua, sans qu’on ait besoin de clarifier la raison d’être de cette diglossie fondamentale.

Par conséquent, dans le cadre théorique implicite de cette langue mixte ou plutôt bicéphale, l’homonymie n’existe pas : si un mot latin et un mot grec se ressemblent, c’est qu’il s’agit du même mot. Dans cette entreprise d’explicitation du lexique, où tout est détermination et d’où, apparemment, le hasard est exclu, le travail du spécialiste antique est, entre autres choses, de ne pas passer à côté d’une homophonie bilingue, puis, une fois qu’elle est repérée, de la (re)motiver quoi qu’il arrive. La prégnance de la forme est telle – comme pour le couple bruma/βρῶμα de l’exemple 7 – qu’il est nécessaire de trouver a posteriori une explication rationnelle, malgré des différences sémantiques souvent rédhibitoires comme par exemple, parmi d’autres jongleries, olor/ὅλος de l’exemple 6.

Enfin, il est illusoire de chercher dans ces développements lexicologiques antiques la rigueur argumentative souhaitable. Malgré la surabondance de liens logiques, les raisonnements proposés sont souvent malaisés à reconstruire à force d’ellipses.



[1] Comme par exemple dans Cic. Tusc. 2, 43[Cic.Tusc.2,43] :

eiulatus [] nimirum est lessus quem XII tabulae in funeribus adhiberi uetuerunt.

C’est eiulatus que signifie sûrement le terme lessus dont les XII Tables ont interdit la pratique dans les cortèges funèbres.

[2] Voir Liv. 3, 4, 1[Liv.3,4,1] :

Furius Fusios scripsere quidam ; id admoneo ne quis immutationem uirorum ipsorum esse, quae nominum est, putet.

Certains ont écrit Furius sous la forme Fusios ; je le dis pour que l’on n’aille pas croire qu’il s’agit de deux personnes différentes, quand ce ne sont que deux orthographes différentes.

et Ov. Fast. 5, 195-196[Ov.F.5,195-196] :

Chloris eram, quaeFlorauocor : corrupta Latino / nominis est nostri littera Graeca sono.

J’étais Chloris, je m’appelle aujourd’hui Flora : le phonème grec de mon nom a été corrompu par un son latin.

[3] Voir, parmi beaucoup, Cic. Tusc. 1, 27[Cic.Tusc.1,27], sur l’emploi du mot cascus chez Ennius pour désigner les prisci.

[4] Ainsi je ne crois pas me souvenir d’un seul chaînon étymologique à plus de deux maillons chez Isidore de Séville. La technique, simple, est invariablement la suivante : X (le mot d’aujourd’hui) vient de X’ ; on n’a pas « X vient de X’, lequel vient de X”, etc. ». Certes, très souvent, on propose plusieurs étymologies concurrentes (« X vient de X’ ; ou bien d’autres disent qu’il vient de X” ; ou encore de Y »), le cas échéant on postule, comme étymon, une forme aujourd’hui non attestée ; ainsi Isid. Ét. 9, 3, 45[Isid.Etym.9,3,45] :

Militia[] a multis, quasi multitia, quasi negotium multorum ; aut a mole rerum, quasi moletia.

Militia vient de multi, comme si l’on posait multitia ; ou bien de moles, comme si l’on postulait moletia.

ou encore Isid. Etym. 12, 1, 38[Isid.Etym.12,1,38] :

Asinus et asellus a sedendo dictus, quasi asedus.

Asinus et asellus viennent de sedere, comme si l’on posait asedus.

Mais le chaînon n’a toujours que deux maillons.

[5] Voir Suét. Vesp. 22, 3[Suet.Vesp.22,3] :

Mestrium Florum consularem, admonitus ab eo plaustra potius quam plostra dicenda, postridie Flaurum salutauit.

Repris par Florus sur le fait qu’il fallait prononcer plaustra et non pas plostra, le lendemain il le salua du nom de Flaurus (c’est-à-dire φλαῦρος, « imbécile »).

Voir F. Biville, « Bilinguisme gréco-latin et créations éphémères de discours », La création lexicale en latin, M. Fruyt et C. Nicolas (éd.), Lingua Latina, 6, Paris, PUPS, 2000, p. 91-107 et particulièrement p. 104-105.

[6] On notera toute la maladresse de la formulation isidorienne. Notamment, et c’est logiquement le plus défectueux, la préposition a, qui fait naturellement partie du matériel métalinguistique de l’explication, est incorporée à la forme même de l’étymon (Aper = a feritate).

[7]Isidore de Séville, Isidori Hispalensis episcopi Etymologiarum sive Originum libri XX. Recognovit brevique adnotatione critica instruxit, t. I, livres I-X, t. II : livres XI-XX, W. M. Lindsay (éd.), Oxford, Clarendon Press, 1911.

[8] Jean le Lydien, Liber de mensibus, R. Wuensch (éd.), Stuttgart, Bibliotheca scriptorum graecorum et romanorum Teubneriana, 1898 [réédition 1967].

[9] Voir G. Capdeville, « Le vocabulaire technique dans les traités d’Etrusca Disciplina en langue latine », Revue de philologie, 68, 1994, p. 51-75.

[10] Voir C. Nicolas, « Utraque lingua. » Le calque sémantique : domaine gréco-latin, Louvain-Paris, Peeters, 1996, p. 215-219.

[11] Signalons que les éditeurs CUF de Pline, loc. cit., A. Le Bœuffle et H. Le Bonniec, réhabilitent au contraire l’étymologie par le nom du porc. Voir C. Nicolas, « De la synonymie entre noms propres. Quelques cas latins », Moussyllanea. Mélanges de linguistique et de littérature anciennes offertsà Claude Moussy, B. BureauetC. Nicolas(éd.), Louvain-Paris,Peeters, 1998, p. 219-228 et particulièrement p. 227 ; et C. Nicolas, « Syntaxe de la mention », De lingua Latina novae quaestiones. Actes du Xe colloque international de linguistique latine (Paris-Sèvres, 19 au 19 avril 1999), C. Moussy (éd.), Louvain-Paris, Peeters, 2001, p. 497-509 et particulièrement p. 504.

[12] Voir C. Nicolas, « Utraque lingua. » Le calque sémantique…, op. cit., p. 221-227.

[13] Sur ce procédé, voir C. Nicolas, « “Je suis omnibulé par ma rénumération”. Quelques notes sur le phénomène de remotivation lexicale par attraction paronymique », Cahiers de lexicologie, 66 (1), 1995, p. 39-53.

[14] Comme par exemple quand on relie le substantif « sanglier » à son étymon latin, l’adjectif singularis, en expliquant que la désignation de l’animal est au départ la lexie porcus singularis, dont on ne retient que l’adjectif spécifique. Il en résulte une perte du lien étymologique.

[15] Dans le même genre, on peut citer Isid. Etym. 20, 2, 15[Isid.Etym.20,2,15] :

Panis dictus quod cum omni cibo adponatur, uel quod omne animal eum adpetat ; πᾶν enim Graece omne dicitur.

Le pain [panis] tire son nom du fait qu’il accompagne tout aliment ; ou du fait que tout être vivant le recherche. Car en grec πᾶν signifie « tout ».

[16] Voir P. Guiraud, « Étymologie et “ethymologia” (motivation et rétromotivation) », Poétique, 11, 1972, p. 405-413.

[17] T. Todorov, « Introduction à la symbolique », Poétique, 11, 1972, p. 273-308 et particulièrement p. 291. On peut aussi se reporter à G. Genette, « Avatars du cratylisme », Poétique, 11, 1972, p. 367-394, et à C. Nicolas, « “Je suis omnibulé par ma rénumération”. Quelques notes… », art. cité, p. 42-43.

[18] Il est par exemple chez Festus : agnus dicitur ἀπὸ τοῦ ἁγνοῦ (P.-Fest. 13, 15[Fest.13,15]). La confusion entre le nom latin de l’agneau, agnus, son correspondant grec ἀμνός et l’adjectif ἁγνός, « pur », est entretenue, chez les chrétiens, par la symbolique de l’agneau. Les confusions dans le lexique se remarquent à d’autres égards : voir le nom du gattilier agnus castus.

[19] Le castor, recherché pour ses glandes séminales, dont on tirait le castoreum, était réputé se châtrer lui-même pour se sauver la vie.

[20] Sur cette terminologie, voir C. Nicolas, « Syntaxe de la mention », De lingua Latina novae quaestiones…, op. cit., p. 497-509.

 


 

Citer cet article : Christian Nicolas, « Transferts de termes et transferts de méthode dans les étymologies bilingues. L’acculturation de lexiques étrangers dans des lexiques autochtones », Interférences Ars Scribendi, numéro 4, mis en ligne le 5 décembre 2006,
http://ars-scribendi.ens-lsh.fr/article.php3?id_article=48&var_affichage=vf

 

 

 

 


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