Composantes grecques de l’annalistique moyenne
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Adoptée au cours du vaste mouvement de transfert culturel
qui intervient au IIIe siècle avant J.-C., l’écriture de
l’histoire à Rome constitue une « interpretatio
romana de l’historiographie grecque », rattachant les représentations
romaines du sens et de la fonction du passé au genre grec de la prose
historique[1].
Si les auteurs de l’annalistique ancienne (Fabius Pictor,
Cincius Alimentus, Postumius Albinus et Gaius Acilius) entretiennent avec
l’historiographie grecque des rapports à la fois obligés et conflictuels en
raison des fonctions politiques et propagandistes assignées à l’écriture de
l’histoire romaine au IIIe siècle avant J.-C.[2],
les auteurs de l’annalistique moyenne du IIe siècle avant J.-C.,
dite aussi « annalistique de transition », semblent vouloir rompre,
pour certains, avec la tradition de leurs prédécesseurs. Les raisons qui
précipitent ces transformations dans l’historiographie de l’époque sont connues
de longue date[3] :
bouleversements dans la politique intérieure romaine, nécessité caduque de
justifier l’hégémonie romaine sur le monde méditerranéen, parution des Origines de Caton, rédigées en latin,
pénétration de la pensée philosophique grecque et de l’enseignement rhétorique,
influence de l’œuvre de Polybe, voire développement des études grammaticales,
alors que l’intérêt pour la langue se double d’une curiosité antiquaire[4].
L’une des particularités de ces auteurs est qu’ils
s’expriment en latin : ils s’adressent en effet à un public différent de
celui de leurs prédécesseurs, en ce sens qu’ils écrivent désormais surtout pour
leurs concitoyens et se concentrent en outre davantage sur la politique
intérieure romaine. Les auteurs de l’annalistique moyenne n’en conservent pas
moins des liens essentiels et serrés avec l’historiographie grecque
contemporaine, voire même bien antérieure.
Ces contacts ne se limitent pas aux récits mythologiques,
légendaires et historiques qui constituent les sources de leurs propres textes.
L’influence des historiens grecs se fait sentir aussi dans la conception même
que certains de ces auteurs se font de l’écriture de l’histoire[5].
Les pages qui suivent vont tenter une synthèse des éléments de la pensée
historiographique – voire aussi philosophique – grecque présents dans
quelques textes de l’historiographie romaine anté-cicéronienne de langue
latine. Cette recherche est stimulée entre autres par la parution de deux
importantes éditions des fragments des annalistes romains : celle de
Martine Chassignet publiée dans la « Collection des Universités de
France » à Paris, et celle de Hans Beck et Uwe Walter publiée dans la
« Texte zur Forschung » à Darmstadt[6].
Premier parmi les annalistes romains à écrire en latin,
L. Cassius Hemina montre des signes évidents d’intérêt pour la culture
grecque en générale, à un point tel qu’il n’hésite pas à citer uerbatim la source grecque à laquelle il
se réfère dans sa discussion sur l’origine des Pénates [Heminafrg6Peter=7aSantini=ARfr.7=Serv.adVerg.Aen.1,378] :
Alii autem, ut Cassius Hemina, dicunt deos penates ex
Samothraca appellatos θεοὺς
μεγάλους,
θεοὺς
δυνατούς,
θεοὺς
χρηστούς. [7]
D’autres cependant, comme Cassius Hemina, disent que les
dieux Pénates qui viennent de Samothrace ont été appelés « Grands Dieux,
Dieux puissants, Dieux bons ». (traduction M. Chassignet)
La provenance exacte de cette citation grecque ne semble pas
pouvoir être identifiée, mais celle-ci donne une indication générale sur
l’origine des sources d’Hemina concernant l’histoire primitive de Rome. Peu
après Hemina, Varron quant à lui préférera citer l’épiclèse dans sa version
latine[8][Varron=Prob.adVerg.Buc.6,31].
Hemina respecte en outre une chronologie dont les repères
sont encore grecs, et non romains[HeminaFr.8Peter=9Santini=ARII12] :
[…]
de Homero et Hesiodo inter omnes fere scriptores constitit […] utrumque tamen
ante Romam conditam uixisse Siluiis Albae regnantibus annis post bellum
Troianum, ut Cassius in primo Annalium de Homero atque Hesiodo scriptum
reliquit, plus centum atque sexaginta, ante Romam autem conditam, ut Cornelius
Nepos in primo Chronicorum de Homero dixit, annis circiter centum et sexaginta.[9]
Pour ce qui est d’Homère et d’Hésiode, presque tous les
auteurs s’accordent à dire que […] tous deux ont cependant vécu avant la fondation de Rome,
pendant le règne des Siluii à Albe, plus de cent soixante ans après la guerre
de Troie selon le témoignage de Cassius au livre I de ses Annales à propos d’Homère et d’Hésiode,
environ cent soixante ans avant la fondation de Rome selon les dires de
Cornelius Nepos au livre I de ses Chroniques
à propos d’Homère. (traduction
M. Chassignet)
Il est intéressant de constater ici, comme dans le fragment
précédent, les changements qui s’effectuent dans la période qui suit celle de l’annaliste,
et plus précisément dans ce cas-ci dans l’usage de repères différents.
Contemporain des premières ambassades des philosophes grecs
à Rome, Hemina témoigne dans un fragment de sa familiarité avec la philosophie
grecque, tout au moins avec certains de ses lieux communs[10][HeminaFr.24Peter=fr.26Santini=ARIIfr.27=FRHIfr.27] :
Quae nata sunt, ea omnia denasci aiunt.[11]
Ce qui est né, tout cela, disent-ils, dépérit. (traduction
M. Chassignet)
Certains critiques veulent y voir une influence du
pythagorisme[12], mais on
trouve des pensées semblables chez des philosophes d’autres obédiences, comme
le stoïcien Panétius[13],
le sceptique Carnéade[14],
qui se trouvaient tous les deux à Rome du temps d’Hemina, de même que chez
Épicure[15].
Cette philosophie de la décadence est exprimée aussi par des historiens,
notamment grecs : par le contemporain d’Hemina, Polybe, dans un passage
célèbre [Polyb.6,51,4]:
L’évolution de tout individu, de toute société politique,
de toute entreprise humaine est marquée par une période de croissance, une
période de maturité, une période de déclin […][16],
(traduction
D. Roussel)
mais aussi, bien avant lui, par Thucydide dans un discours
de Périclès[17]. Il y
aurait lieu de s’interroger aussi sur l’origine philosophique –
stoïcienne ? – de la réflexion exprimée dans le fragment suivant[18] [HeminaFr.35Peter=37aSantini=ARIIfr.38=FHRIfr.38]:
Qua fine omnes res atque omnis artis humanitus [quae]
aguntur ?[19]
Dans quel but toutes les choses et toutes les activités,
conformément à la nature humaine, sont-elles faites ? (traduction
M. Chassignet)
Il n’aura pas échappé que le terme finis est celui-là même que choisira Cicéron pour rendre le sens
philosophique du mot grecτέλος.
Humanitus rappelle quant à lui le
concept de natura. La formulation de
la question dans ce fragment semble appeler une réponse stoïcienne : la
fin est ce en vue de quoi tout est fait et consiste à vivre en accord avec la
nature[20].
Panétius, qui contribua à la propagation de la doctrine à Rome, disait en effet
que la fin était de vivre en accord avec les tendances que nous a données la
nature[21].
Dans ses considérations antiquaires, dans ses réflexions
philosophiques, Hemina recourt aux productions de la pensée grecque. Dans sa
conception de l’histoire aussi [HeminaFr.28Peter=fr.30Santini=ARIIfr.31=FRHfr.31]:
Homo mere
litterosus.[22]
Un homme réellement lettré. (traduction M. Chassignet)[23]
Litterosus est un
hapax, sans doute créé pour exprimer un sens péjoratif[24].Quant au sens qu’il faut accorder à mere, il n’est pas si évident :
faut-il traduire « authentiquement, réellement » ou « seulement,
uniquement ». Nous possédons en effet une citation de Varron[Varron=Nonius344,9L] :
Diogenem postea
pallium solum habuisse, et habere Vlixem meram tunicam[25],
dans laquelle le sens de l’adjectif meram est déduit grâce au parallélisme établi avec solum. Dans le cas qui nous occupe, la
traduction de l’adverbe mere par
« seulement, uniquement » marquerait encore davantage le jugement
négatif et la polémique suggérés par l’emploi de litterosus. Car il est possible en effet de voir dans ce fragment
un écho des attaques formulées par Polybe contre Timée de Tauromenium[26] [Polyb.12,27,1-4]:
Mais Timée a pris, pour s’informer, la plus agréable et la
moins sûre de ces deux voies[27].
3. Jamais il ne s’est servi de ses yeux pour se renseigner. Il ne s’est
servi que de ses oreilles. De plus, alors qu’il y a deux façons de s’informer
par ouï-dire, il s’est contenté de puiser dans les livres [ὑπομνημάτων] et il ne s’est
guère soucié de recueillir des témoignages oraux […]. 4. Il est facile de comprendre les
raisons pour lesquelles il a choisi cette méthode. On peut recueillir sans
péril et sans peine des informations dans les livres [βιβλίων] […].[28]
(traduction
D. Roussel)[29]
La critique qui oppose l’homme de cabinet, qui ne possède
qu’une connaissance livresque des événements, au politicien ou au soldat, est
une critique récurrente dans l’historiographie antique. Il est possible qu’ici
Hemina polémique lui aussi avec Timée[30].
C’est un fait que Hemina suit une tradition différente de celle de Timée
concernant certains points de la légende énéenne : par exemple, selon
Hemina[HeminaFr.6Peter=fr.7aSantini=ARIIfr.7], les
Pénates provenaient de Samothrace, alors que chez Timée, elles provenaient de
Troie[31].
Mais Hemina, qui mentionne l’homme mere
litterosus au livre 3 de ses Annales,
peut aussi viser aussi un autre historien grec au sujet des événements de la
première guerre punique[32].
Le fragment est en tout cas révélateur de l’adhésion que pouvait apporter
Hemina à la conception polybienne du travail historiographique qui repose sur
l’expérience personnelle acquise dans l’action et dans l’épreuve[33][Polyb.12,28a,5].
Ainsi, que ce soit dans le domaine antiquaire, philosophique
ou pour critiquer une source ou un prédécesseur, Cassius Hemina est ouvertement
tributaire de l’héritage grec et ne semble ni le refuser ni l’exclure. Ses
successeurs, en particulier Calpurnius Pison, Tuditanus, Cn. Gellius,
poursuivront la tradition antiquaire en faveur dans l’historiographie grecque
d’époque hellénistique et notamment alexandrine[34].
C’est avec Cœlius Antipater, puis avec Sempronius Asellio,
qu’apparaît véritablement une « cassure » dans l’histoire de
l’historiographie romaine[35].
Antipater crée à Rome un genre nouveau, la monographie, et plus précisément ce
que Charles Fornara appelle la « war monography »[36].
Son œuvre, outre qu’elle innove au plan de la forme et du contenu, marque comme
une professionalisation de l’écriture historiographique par la critique des
sources et l’importance prise par les recherches personnelles[37].
Uwe Walter[38] a montré
comment Antipater a cherché à établir l’autorité de son œuvre sur deux
piliers : d’une part, des principes esthétiques, connus par Cicéron[39],
et d’autre part, une réflexion méthologique et une certaine prudence
heuristique qui évoquent des précédents grecs.
Le premier fragment d’Antipater en constitue un
exemple [CœliusAntipaterFr.1Peter=fr.2Herrmann=ARIIfr.1=FRHIIfr.1]:
[…]ex
scriptis eorum qui ueri arbitrantur.[40]
[…]
d’après les écrits de ceux qui passent pour dire la vérité. (traduction
M. Chassignet)
Cette exigence concernant les sources garantes de la
vérité est une sorte de topos
historiographique depuis Hécatée[41],
Hérodote[42]
et surtout Thucydide[43].
L’une des sources principale d’Antipater est une source grecque, à savoir le
récit du procarthaginois Silenos, représentant typique de l’historiographie
hellénistique[44]. Antipater
semble non seulement l’avoir suivi pour le fond, mais aussi s’en être inspiré
pour atteindre une certaine qualité littéraire qui lui vaudra l’estime,
mesurée, de Cicéron[45].
Le problème qui s’est posé à notre auteur fut, comme le souligne Wilhelm
Kierdorf[46],
que, tout en se servant de Silenos, il devait contrer l’image que ce dernier
avait donnée de Rome. Ce premier fragment souligne donc une tension
particulière dès le début de l’œuvre entre la recherche de la vérité et la
conviction fondamentale que Rome est dans son droit.
La méthode d’Antipater apparaît plus clairement dans le
récit qu’il fait de la mort de Marcellus, consul en 208 avant J.-C. [CœliusAntipaterFr.29Peter=fr.34Herrmann=ARIIfr.36=FRHIIfr.36]:
Vt omittam alios, Cœlius triplicem gestae rei memoriam
edit, unam traditam famam, alteram scriptam in laudatione filii, qui rei gestae
interfuerit, tertiam quam ipse pro inquisita ac sibi comperta affert.[47]
Cœlius pour sa part donne trois récits des faits : le
premier est la version transmise par la tradition, le second est le texte de
l’éloge prononcé par son fils, qui avait participé à l’action, le troisième est
le fruit de sa propre enquête et de ses découvertes. (traduction M. Chassignet)
Ce passage construit en une gradation ascendante qui
souligne la primauté de la méthode d’Antipater laisse entendre que ce dernier
transmet au sujet de la mort de Marcellus en premier lieu la tradition, et il
faut peut-être comprendre ici la tradition orale. Dans un second temps, il a
recours à une source écrite, qui surpasse la première source puisqu’elle émane
d’un témoin de l’événement, le propre fils de Marcellus. On reconnaît là des
accents thucydidiens. Mais Antipater ne s’en tient pas là et mène sa
propre enquête qui lui permet de se démarquer de ses prédécesseurs[48].
Les mots inquisita et comperta évoquent, dans une forme
d’hendiadyn, le proème d’Hérodote, ἱστορίης
ἀπόδεξις, à un point
tel que l’on serait tenté de dire qu’ils y renvoient.
La réflexion sur l’écriture de l’histoire la plus complète
et la plus célèbre de toute l’annalistique romaine est celle de Sempronius
Asellio, qui aura sur la « jüngere Annalistik » des répercussions
durables [SemproniusAsellioFr.1-2Peter=ARIIfr.1-2=FRHIIfr.1-2]:
1. « Verum inter eos », inquit, « qui
annales relinquere uoluissent, et eos qui res gestas a Romanis perscribere
conati essent, omnium rerum hoc interfuit. Annales libri tantummodo quod factum
quoque anno gestum sit, ea demonstrabant, id est quasi qui diarium scribunt,
quam Graeci ἐφημέριδα
uocant. Nobis non modo satis esse uideo, quod factum esset, id pronuntiare, sed
etiam quo consilio quaque ratione gesta essent demonstrare ». 2. « Nam neque
alacriores » inquit, « ad rempublicam defendundam, neque segniores ad
rem perperam faciundam Annales libri commouere quicquam possunt. Scribere autem
bellum initum quo consule et quo confectum sit, et quis triumphans introierit
et eo libro quae in bello gesta sint iterare id fabulas non praedicare aut
interea quid senatus decreuerit aut quae lex rogatioue lata sit neque quibus
consiliis ea gesta sint iterare : id fabulas pueris est narrare, non
historias scribere ».[49]
1. Mais entre ceux qui ont voulu laisser des annales et
ceux qui se sont efforcés de raconter en détail les hauts faits du peuple
romain, la différence essentielle était la suivante : les livres d’Annales se contentaient de montrer ce qui
s’était passé chaque année, à la manière de ceux qui écrivent un journal, ce
que les Grecs appellent une éphéméride. Pour nous, j’estime qu’il ne suffit pas
de porter à la connaissance du public ce qui s’est passé mais qu’il faut
également montrer dans quel but et de quelle manière ces actions ont été
accomplies. 2. De fait, les livres d’Annales
ne peuvent en rien rendre quelqu’un plus empressé à défendre la République ni
moins prompt à faire le mal. Écrire sous quel consul une guerre a commencé,
sous lequel elle s’est terminée, qui est rentré avec le triomphe, et, dans ce
livre, ne pas mentionner ce qui a été accompli au cours de la guerre, ce que le
Sénat a décrété ou quelle loi a été proposée ou votée, et ne pas répéter dans
quels buts ces actions ont été accomplies : c’est raconter des histoires
aux enfants et non écrire l’histoire. (traduction M. Chassignet)
Les commentateurs de ce texte, et ils sont nombreux[50],
associent volontiers les idées exprimées par l’annaliste au concept d’histoire
pragmatique développé par Polybe. Le rapprochement n’est pas faux si l’on
entend bien « histoire pragmatique » au sens d’« histoire
politique ». Un mot du texte d’Asellio paraît important et rappeler une
autre notion polybienne : c’est le verbe demonstrare. Celui-ci revient par deux fois dans le texte
d’Asellio. Ce dernier ne vise pas tant le style annalistique, il ne polémique
pas tant contre le principe annalistique : il parle plutôt en terme de
contenu historique véritable et d’exigences intellectuelles de l’ouvrage
historique. Le mot demonstrare
rappelle l’expression d’Hérodote mentionnée plus haut, ἱστορίης
ἀπόδεξις, mais aussi,
et surtout, un concept important chez Polybe : celui d’ἀποδεικτικὴ
ἱστορία[51].
Ainsi au livre 4, 40, 1 :
[…]
il ne faut rien laisser dans l’ombre et, au lieu de nous en tenir à de
simples affirmations, comme font la plupart des auteurs, nous devons procéder
par démonstration [ἀποδεικτικὴ
διήγησις] afin de répondre
à toutes les questions que peuvent se poser les lecteurs d’esprit curieux. (traduction
D. Roussel)
Deux autres passages de Polybe corroborent cette lecture du
texte d’Asellio. Ce sont des extraits des livres 11, 19a et 12, 25b.
11, 19a, 1-3 : 1.
De quel profit peuvent être pour les lecteurs des récits de guerres et de
batailles, avec des sièges de villes et des populations réduites en esclavage,
si on ne leur expose pas en outre les causes [τὰς
ἀιτίας
ἐπιγνώσονται] qui, dans chaque
cas, expliquent le succès des uns et l’échec des autres ? 2. Celui
qui raconte simplement comment telle entreprise s’est terminée peut tout au
plus captiver son auditoire, mais ce qui est vraiment utile pour les esprits
curieux, c’est l’étude
[ἐξεταζόμεναι], menée comme il
convient, des intentions qui sont à l’origine de cette entreprise. 3. Et,
plus que tout, c’est en expliquant [ἐπιδεικνύμενος] dans le détail
comment chaque opération a été menée que l’on peut offrir des leçons aux
lecteurs attentifs […].
12, 25b, 1-4 : 1. Il appartient à l’historien, en
premier lieu, de se renseigner sur les discours tels qu’ils ont été
effectivement prononcés et ensuite de rechercher les raisons [τὴν
ἀιτίαν
πυνθάνεσθαι] pour lesquels ce
qui a été fait ou dit a échoué ou réussi. 2. Car, en racontant tout
uniment ce qui s’est passé, on peut sans doute toucher le lecteur, mais on ne
fait pas œuvre utile
[ὠφελεῖ
δ’οὐδέν]. L’étude de l’histoire n’est
fructueuse que si l’on prend en considération les causes. 3. Ainsi
seulement, quand nous y trouvons des situations qui, étant analogues, peuvent
être transposées dans le temps où nous vivons, nous en tirons des indications
et des modèles qui nous permettent de prévoir l’avenir et, tantôt de prendre
certaines précautions, tantôt de nous référer au passé pour affronter avec plus
d’assurance les tâches qui nous attendent. 4. Celui qui passe sous silence
aussi bien les paroles réellement prononcées que les causes et qui met à la
place des argumentations imaginaires longuement développées supprime ce qui est
le propre même de l’histoire. (traductions D. Roussel)[52]
Dans tous ces textes, les champs lexicaux de la
connaissance, de la démonstration, de l’explication sont très présents. La même
importance est accordée au principe de causalité comme caractéristique
essentiel de l’historien sérieux, la même conviction concernant l’utilité de
l’histoire est partagée : il ne suffit pas seulement d’aligner les faits,
mais encore faut-il éclairer les causes, les motivations et les décisions qui y
ont mené.
Asellio établit une corrélation entre conception de
l’histoire et but de l’historien : il veut appliquer l’explication
historique à l’amélioration du futur[53].
Ainsi, pour Polybe comme pour Asellio, la véritable historiographie joue un
rôle pédagogique dans un contexte politique[54].
Il apparaît donc que, bien qu’Asellio ait défini une
nouvelle forme d’écriture de l’histoire confinée à l’histoire contemporaine, sa
polémique ne traite pas tant de la constitution et de la différence de genres
entre les annales et les res gestae, sur lesquelles on s’attarde
trop souvent, mais bien plutôt de la mission, du devoir de l’historien.
L’écriture de l’histoire doit encourager les citoyens à l’action au service de
l’état. La défense de l’État vise tout autant les dangers émanant de
l’intérieur que les adversaires de l’extérieur. De là, une distanciation
possible avec le modèle polybien de l’historiographie pragmatique à laquelle,
comme il a été dit, on rattache souvent ce texte. La dimension morale et
parénétique qui domine chez Asellio semble apparaître avec moins de clarté chez
Polybe[55].
Polybe et Asellio viseraient-ils des publics différents ? Ce n’est pas si
sûr : l’insistance mise sur la causalité, sur la valeur didactique de
l’histoire, voire sur l’exemplarité, cette fonction éducative de l’histoire
sont manifestement destinées dans les deux cas à la communauté politique.
Si pendant longtemps – et fort heureusement, c’est de
moins en moins le cas – l’annalistique romaine a été considérée comme une
engeance qui ne pouvait rien produire de bon au regard des grands historiens
postérieurs, il faut reconnaître que sans la réflexion historiographique de ces
pionniers, sans leur connaissance aiguë des œuvres de leurs prédécesseurs
– et notamment celle de Polybe dont on a vu qu’elle avait influencé non
seulement Asellio, mais aussi Hemina –, sans l’assimilation et la
diffusion de concepts grecs qui sont au fondement de l’écriture de l’histoire
et qui constituent les bases du nouveau mouvement historiographique romain, la
reconnaissance de l’utilité de l’histoire, dont Cicéron et Salluste se feront
les chantres, aurait peut-être été plus tardive encore à Rome.
[1] U. Eigler et U. Gotter,
« Einleitung », in U. Gotter, N. Luraghi et U. Walter
(éd.), Formen römischer Geschichte von den Alfängen bis Livius. Gattungen.
Autoren. Kontexte, Darmstadt, Wissenschaftlische
Buchgesellschaft, 2003, p. 11 et 31.
[2]
Si l’on a longtemps considéré que les annalistes de cette période écrivaient
principalement pour un public étranger, surtout grec, afin notamment de
justifier la conquête romaine, des études récentes remettent en cause cette
seule explication : les annalistes romains de langue grecque ont pu aussi
écrire pour une audience romaine, plus précisément pour la noblesse romaine,
lui procurant un nouveau modèle d’expression de ses valeurs. Voir notamment H. Beck, « “Den Ruhm
nicht teilen wollen”. Fabius Pictor und die Anfänge der römischen
Nobilitätsdiskeuses », in U. Eigler, U. Gotter et
N. Luraghi (éd.), Formen römischer
Geschichte von den Anfängen bis Livius. Gattungen. Autoren. Kontexte,
Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 2003, p. 73-92. Voir aussi
dernièrement A. Mehl, Römische
Geschichtsschreibung. Grundlagen und Entwicklungen. Eine Einführung, Stuttgart,
Verlag W. Kohlhammer, 2001, p. 17-22 ; Die Frühen Römischen Historiker, t. I : Von Fabius Pictor bis Cn. Gellius,
H. Beck et U. Walter (éd.), Darmstadt, Wissenschaftliche
Buchgesellschaft, 2001, p. 57-60 ; W. Kierdorf, Römische Geschichtsschreibung der
republikanischen Zeit, Heidelberg, Universitätsverlag Winter, 2003,
p. 15 ; M. Ledentu, « Studium scribendi ».
Recherches sur les statuts de
l’écrivain et l’écriture à Rome à la fin de la République,
Louvain-Paris-Dudley (MA), Éditions Peeters, 2004, p. 35-36.
[3]
Voir par exemple, parmi les dernières parutions, G. Forsythe, « The
roman historians of the second century B.C. », in C. Brunn
(éd.), The Roman Middle Republic. Politics, Religion and Historiography c. 00-133 B.C., Rome, 2000, p. 11 ;
A. Mehl, Römische
Geschichtsschreibung…, op. cit., p. 49 ; W. Kierdorf, Römische Geschichtsschreibung der republikanischen Zeit, op.
cit., p. 3-34.
[4] Voir notamment E. Rawson, « The
first latin annalists », Latomus,
35, 1976, p. 689-717 et particulièrement p. 689 ; W. Kierdorf, Römische Geschichtsschreibung der
republikanischen Zeit, op. cit., p. 34. Sur les liens entre études grammairiennes
et antiquariat à Rome, voir C. Moatti, La
raison de Rome. Naissance de l’esprit critique à la fin de la République,
Paris, Seuil, 1997, p. 137-141. Cet intérêt a-t-il pu de développer sous
l’influence des travaux de Denys de Thrace ? Voir M. Baratin et
F. Desbordes, L’analyse linguistique
dans l’Antiquité classique, t. I : Les théories, Paris, Klincksieck, 1981, p. 34-37 et 56-57.
[5]
Sur la conception de l’histoire en général dans l’historiographie romaine
antérieure à Cicéron, voir M. Chassignet, « La conception de
l’histoire dans l’historiographie romaine anté-cicéronienne », in
G. Lachenaud et D. Longrée (dir.), Grecs et Romains aux prises avec l’histoire. Représentations, récits et
idéologie, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2003, vol. 1,
p. 63-83.
[6]
L’annalistique romaine, t. I : Les annales des Pontifes et
l’annalistique ancienne (fragments), M. Chassignet (éd.), Paris, Les
Belles Lettres, 1996 (noté ensuite AR I) ; L’annalistique
romaine, t. II : L’annalistique moyenne (fragments),
M. Chassignet (éd.), Paris, Les Belles Lettres, 1999 (noté ensuite AR II) ;
Die Frühen Römischen Historiker, t. I : Von Fabius Pictor
bis Cn. Gellius, H. Beck et U. Walter (éd.),
Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 2001 (noté ensuite FRH I) ;
Die Frühen Römischen Historiker, t. II : Von Cœlius
Antipater bis Pomponius Atticus, H. Beck et U. Walter (éd.),
Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 2004 (noté ensuite FRH II).
Dans la délimitation du corpus, je m’en suis tenue à la division des
différentes périodes de l’annalistique romaine telle qu’elles sont définies
dans l’édition de Martine Chassignet : ancienne, moyenne, récente. Voir AR I,
p. XX-XXIII. La tradition allemande adopte quant à elle une division
différente en deux périodes seulement, ancienne et moderne.
[7] Fr. 6 Peter = 7a Santini = AR
II fr.7 = Serv. ad Verg. Aen. I, 378. Macrobe, Sat. 3, 4, 9[Macr.Sat.3,4,9] a la variante θεοὺςμεγάλους, θεοὺςχρηστούς, θεοὺςδυνατούς.
[8]
Varron ap. Prob. ad Verg. Buc. 6, 31 : Di
Magni, Potentes et Valentes.
[9]
Fr. 8 Peter = 9 Santini = AR II 12. Sur l’attribution de ce fragment à
l’annaliste, voir AR II ad
loc. note 3.
[10] E. Rawson, art. cité,
p. 690-691.
[11]
Fr. 24 Peter = fr. 26 Santini = AR II fr. 27 = FRH I fr. 27.
[12]
S. Mazzarino, Il pensiero storico
classico, t. II, 4e édition, Rome-Bari, Editori Laterza, 1997,
p. 106 et 113-114. E. Rawson, art. cité, p. 691, note 6 est
plus réservée.
[13]
Cic. Tusc. 1, 79[Cic.Tusc.1,79].
[14]
Cic. De nat. 3, 32[Cic.Denat.3,32].
[15] Lucr. 3, 455-459[Lucr.3,455-459] ;
5, 240-243[Lucr.5,240-243].
[17]
Thuc., 2, 64, 3-4[Thuc.2,64,3-4]. L’idée sera
reprise par la suite par Salluste, [Sall.BJ2,3]BJ 2,
3.
[18]
E. Rawson, art. cité, p. 693, dans un passage sur les préoccupations
étymologiques de Cassius Hemina, se demande si ce dernier n’a pas subi
l’influence des Stoïciens dans ce domaine.
[19] Fr. 35 Peter = 37a Santini = AR
II fr. 38 = FHR I fr. 38.
[20]
Stobée 2, 77, 16-27[Stob.2,77,16-27].
[21]
Ap. Clément d’Alexandrie Stromates 2,
21, 129, 4-5[ClemAlex.Strom.2,21,129,4-5].
[22]
Fr. 28 Peter = fr. 30 Santini = AR II fr. 31 = FRH I fr. 31.
[23] FRH I fr. 31 : « ein wirklicher homme des
lettres ».
[24] AR II ad loc. note 1.
[25]
Varron ap.Nonius
344, 9 L cité par A. Ernout-Meillet, Dictionnaire étymologique de la
langue latine : histoire des mots, Paris, Klincksieck, 1985,
4e édition, p. 400.
[26]
E. Rawson, art. cité, p. 691 et 700.
[27]
À savoir la vue et l’ouïe.
[28]
Polybe 12, 27, 1-4. La traduction reprise est Polybe, Histoire, édition
publiée sous la direction de F. Hartog, texte traduit, annoté et présenté
par Denis Roussel, Paris, Gallimard, 2003.
[29]
P. Pédech, dans la Collection des Universités de France, traduit également
les deux mots grecs par « livres ».
[30] ARIIadloc.
note 1 ;E. Rawson,art. cité, p. 690-691.
[31]
Fr. 6 Peter = fr. 7a Santini = AR II fr. 7.
[32]
E. Rawson, art. cité, p. 691 et 700.
[34]
Voir par exemple pour Pison : AR II fr.1 et note ad loc. ; Tuditanus : AR II
fr. 1 et note ad loc. ;
Gellius : AR II fr. 2b et note ad loc., avec renvoi au fr. 2 de Fabius Pictor et au
fr. 1 de Cincius Alimentus (AR I).
[35] D. Timpe, « Erinnerung als
Lebensmacht und Geschichte als Literatur : Bilanz und Ausblick », in U. Eigler,
U. Gotter et N. Luraghi (éd.), Formen
römischer Geschichte von den Anfängen bis Livius…, op. cit., p. 297.
[36] C. W. Fornara, The Nature of History in Ancient Greece and Rome, Berkeley,
University of California Press, 1983, p. 32.
[37] FRH II,
p. 36 ; M. Ledentu, « Studium scribendi »…, op.
cit., p. 42.
[38] U. Walter, « Opfer ihrer
Ungleichzeitigkeit. Die Gesamtgeschichten im ersten Jahrhundert v.Chr. und die
fordauernde Attraktivität des “annalistischen Schemas” », in
U. Eigler, U. Gotter et N. Luraghi (éd.), Formen römischer Geschichte von den Anfängen bis Livius..., op. cit., p. 141-143.
[39]
Cic. De or. 2, 62[Cic.Deor.2,62]. Plusieurs
auteurs avaient traité le sujet de la seconde guerre punique avant Antipater
(Pictor, Caton, Alimentus, Ennius). Le choix de la monographie lui impose une
nouvelle position : elle exige qu’il se démarque de ses prédécesseurs sur
le plan qualitatif. Voir FRH II,
p. 40 ; M. Ledentu, Studium
scribendi…, op. cit., p. 42.
[40] Fr. 1 Peter = fr. 2 Herrmann = AR
II fr. 1 = FRH II fr. 1.
[41] FGrH 1
F 1[Hecatée=FGrH1F1].
[42] Hérodote, 2, 99[Hdt.2,99].
[43] Thuc., 1, 22, 1-2[Thuc.1,22,1-2].
[44] AR II
fr. 11 ; voir A. Mehl, Römische
Geschichtsschreibung…, op. cit., p. 56-57 ; U. Walter, « Opfer ihrer
Ungleichzeitigkeit. Die Gesamtgeschichten im ersten Jahrhundert v.Chr. und die
fordauernde Attraktivität des “annalistischen Schemas” », in
U. Eigler, U. Gotter et N. Luraghi (éd.), Formen römischer Geschichte…,
op. cit., p. 135-156 et particulièrement
p. 142, note 26 ; W. Kierdorf, Römische Geschichtsschreibung der republikanischen Zeit, op.
cit., p. 37.
[45]
Cic. De or. 2, 54 [Cic.Deor.2,54]; Brut. 102[Cic.Brut.102] ; De leg. 1, 2, 6[Cic.Leg.1,2,6].
[46] W. Kierdorf, Römische Geschichtsschreibung der republikanischen Zeit, op.
cit., p. 37.
[47] Fr. 29 Peter = fr. 34 Herrmann = AR II
fr. 36 = FRH II fr. 36.
[49] Fr. 1-2 Peter = AR II fr. 1-2
= FRH II fr. 1-2.
[50] Outre AR II et FHR II, et
pour ne mentionner que les contributions les plus récentes, voir D. Flach,
Einführung in die römische
Geschichtsschreibung, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1985,
p. 82-87 ; F. Cavazza, « Sempronius Asellio fr. 2
Peter », Orpheus, 9, 1988,
p. 21-37 ; G. P. Verbrugghe, « On the meaning of Annales, on the meaning of
annalist », Klio, 133, 1989,
p. 192-230 et particulièrement p. 216-222 ;
U. W. Scholz, « Annales
und Historia(e) », Hermes, 122, 1994, p. 64-79 et
particulièrement p. 70-76 ; A. Mehl, Römische Geschichtsschreibung…, op. cit., p. 57-58 ;
U. Gotter, N. Luraghi et U. Walter (éd.), Formen römischer Geschichte von den Anfängen bis Livius…, op.
cit., p. 33-36 ;
U. Walter, « Opfer ihrer Ungleichzeitigkeit. Die Gesamtgeschichten im
ersten Jahrhundert v.Chr. und die fordauernde Attraktivität des “annalistischen
Schemas” », in U. Eigler, U. Gotter et N. Luraghi (éd.), Formen römischer Geschichte…, op.
cit., p. 138-141 ;
M. Ledentu, « Studium
scribendi »…, op. cit., p. 43-45 ; E. Ruschenbusch, Die frühen römischen Annalisten.
Untersuchungen zur Geschichtsschreibung des 2. Jahrhundert v. Chr.,
Wiesbaden, Harrassowitz Verlag, 2004, p. 27-33.
[51]
F. Cavazza, art. cité, p. 29, note 22 ; G. Lachenaud, Promettre et écrire. Essais sur
l’historiographie des Anciens, Rennes, Presses universitaires de Rennes,
2004, p. 58, note 148.
[52]
Voir aussi Pol. 1, 1, 2[Polyb.1,1,2] ; 1, 4,
1-11[Polyb.1,4,1-11] ; 3, 31, 12[Polyb.3,31,12].
[53] C. W. Fornara, The Nature of History…, op.
cit., p. 69.
[54]
FRH II 22 ; M. Ledentu, « Studium scribendi »…,
op. cit., p. 45.
[55]
FRH II 88 ss.
Citer cet article : Catherine Sensal, « Composantes grecques de l'annalistique moyenne», Interférences Ars Scribendi, numéro 4, mis en ligne le 23 novembre 2006, http://ars-scribendi.ens-lsh.fr/article.php3?id_article=47&var_affichage=vf
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