Sénèque lecteur d’Ovide et le Traité du Sublime
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L’étude du rapport entre Sénèque et le περὶ
ὕψους,
ce traité anonyme qu’on date le plus souvent aujourd’hui de la première moitié
du Ier siècle après J.-C., remonte au moins aux travaux d’A.-M. Guillemin[1].
Depuis, les rapprochements entre la pratique de Sénèque et l’esthétique du
sublime ont été généralement acceptés par les critiques français. Un article
d’A. Michel a exercé une influence décisive, montrant les affinités
profondes entre deux univers spirituels, marqués par une exigence d’origine à
la fois platonicienne et stoïcienne. La dernière phrase de l’article se
concentre sur un thème qu’on retrouvera : « Quand on veut s’élever à
la hauteur d’une grande âme, il est fatal qu’on prenne certains risques[2]. »
D’autres apports importants sont venus en particulier de J. Bompaire[3]
et de M. Armisen-Marchetti[4].
M’appuyant sur un article de cette dernière[5],
j’ai moi-même proposé de distinguer deux conceptions du sublime : l’une,
très formelle, remontant à Cécilius, paraît émerger à nouveau dans la
lettre IX, 23 de Pline le Jeune ; l’autre, celle qui apparaît dans le
traité conservé, mettant en avant la passion généreuse et se référant à Platon,
serait également représentée en particulier par Sénèque[6].
En Italie d’autre part une polémique a opposé
G. Mazzoli, qui défend le rapprochement[7],
et A. Setaioli, qui a longtemps combattu cette hypothèse : sans
contester les affinités sur le plan de la morale, il refusait énergiquement de
les étendre à la littérature, l’opposition sur ce plan lui paraissant
radicale : « Si on peut parler d’un ἐνθουσιασμός,
celui-ci ne fait pas sortir de soi : c’est un état de pure rationalité, à
l’opposé de la μανία des
irrationalistes[8]. » Il a
depuis admis qu’au moins à la fin du De
Tranquillitate animi, on découvre des thèmes qui sont typiquement ceux de
l’esthétique du Sublime[9].
Si Setaioli semble perdre de vue le Traité,
auquel est systématiquement attribuée « une théorie purement
irrationaliste de l’art »[10],
sa critique aiguë a imposé une plus grande exigence de précision.
On ne cherchera pas ici à aborder le problème dans son
ensemble. On s’attachera à deux morceaux limités, où des citations d’Ovide
constituent le centre de séquences relativement longues : Sénèque se
confronte, peut-on dire, à deux textes fameux des Métamorphoses qui évoquent les deux grandes catastrophes subies par
l’humanité, le déluge et l’embrasement de la terre par Phaéton. On s’efforcera
de démêler, dans ces dialogues avec un poète, comment s’associent, sur des
sujets qui se prêtent au sublime – le second est également évoqué par le Traité –, théorie et pratique d’une
part, jugements moraux et jugements littéraires de l’autre.
Trois points seront examinés au préalable. On indiquera
comment, de façon générale, Sénèque lit et juge Ovide ; on rappellera un
rapprochement qui paraît attester la pratique très consciente de l’esthétique
du sublime non loin de Sénèque ; on précisera enfin le caractère de
descriptions qui ne sont pas des ekphraseis,
mais des phantasiai.
1. Quelques données préalables
1.1. Sénèque et Ovide
Ovide est très populaire au
Ier siècle. Sa Médée est
également admirée par Quintilien et par Tacite ; la Médée de Sénèque et les Argonautiques
de Valérius Flaccus révèlent d’autre part la profondeur de son influence.
Pourtant, à propos surtout des Métamorphoses,
des réserves sont émises de façon concordante par Sénèque le Père et par
Quintilien[11]. Si
on lui reconnaît un grand talent (ingenium),
on lui reproche lasciuia, manque de
sérieux, et licentia, manque de
rigueur, complaisance à sa facilité naturelle. La popularité des légendes qu’il
a traitées et qu’évoquent les poètes postérieurs, en particulier Sénèque et
Stace, permet parfois de distinguer ce qui est admiré, et repris avec des échos
précis du modèle, et ce qui déplaît[12].
Pourtant ces indications demeurent bien générales.
Dans les chœurs des tragédies, Sénèque suit le plus souvent
les versions ovidiennes des légendes. Mais les Métamorphoses sont pour lui tout autre chose qu’un bréviaire
mythologique. Comparer l’épisode des Spartes (Mét. 3, vers 104-130[Ov.Met.3,104-130])
et sa reprise dans un chœur d’Œdipe
(vers 731-750[Sen.Œd.731-750]) permet de voir
comment fonctionnent « imitation et rivalité » (μίμησις
καὶ ζήλωσις, Subl. 13, 2[Subl.13,2])[13].
Sénèque, éliminant l’élément proprement narratif, concentre et dramatise les
paradoxes ovidiens : liaison entre agriculture et guerre, liens de
parenté, présage de conflit futur. Ainsi procèdent les écrivains supérieurs :
« Ils ont pour ainsi dire trié soigneusement les matériaux principaux
d’après leur excellence ; ils les ont mis en œuvre sans insérer au milieu
rien de superficiel, de malséant ou d’oiseux » (Subl. 10, 7)[14][Subl.10,7]. L’imitation est à la fois hommage,
rivalité, dialogue.
Sénèque n’oublie pas Ovide dans
ses traités. Il le cite plus de trente fois, soit plus, et de loin, qu’aucun
autre poète en dehors de Virgile. On verra qu’il est qualifié de poetarum ingeniosissimus. Presque toutes les citations proviennent des Métamorphoses, mais le reste de l’œuvre
n’est pas ignoré, puisque les Amores
sont cités une fois et une fois l’Art
d’aimer. Sénèque lui emprunte occasionnellement quelques formules morales (N.Q. 4, pr. 19[Sen.NQ.4,pr.19] ; Ben. 5, 15, 3[Sen.Ben.5,15,3]),
mais il est clair qu’il éprouve à lire Ovide un plaisir esthétique, qu’il goûte
les qualités poétiques pour elles-mêmes. C’est ainsi qu’il cite, de l’histoire
d’Arachné, la description du métier à tisser (Mét. 6, vers 55-57[Ov.Met.6,55-57] in
Ep. 90, 20[Sen.Ep.90,20])
et celle de l’arc-en-ciel (vers 6, 65-67[Ov.Met.3,104-130]
in N.Q. 1, 3, 4[Sen.NQ.1,3,4]). C’est pour sa beauté qu’il reprend un
vers décrivant la source où se mire Narcisse : Fons erat illimis, nitidis argenteus undis (3, vers 407[Ov.Met.3,407] in N.Q. 3,
1, 1 [Sen.NQ.3,1,1]). Il ne dédaigne pas le
sourire d’Ovide : il parle d’après lui de la « plèbe divine » (de plebe deorum, 1, vers 595[Ov.Met.1,595] in Ep. 110,
1[Sen.Ep.110,1]). Lui qui critique les ineptiae des poètes (Ben. 1, 4, 5[Sen.Ben.1,4,5]),
il l’excuse à l’occasion : il réfute énergiquement l’idée qu’il existe des
foudres plus légères que d’autres, mais chez Ovide, dit-il, c’est une licentia poetica et, s’il le cite, c’est
parce que sa fantaisie l’amuse (tela
secunda uocant superi, 3, vers 305-307[Ov.Met.3,305-307]
in N.Q. 2, 44, 1[Sen.NQ.2,44,1]). Bref, on n’en saurait douter, Sénèque
apprécie Ovide, il l’a lu pour son plaisir et en connaît maints passages par
cœur. Il partage manifestement ce goût avec Lucilius, puisque les citations
apparaissent surtout dans les ouvrages qui lui sont dédiés[15].
1.2. Le Sublime sous Néron
J’ai été conduit à m’intéresser au περὶ
ὕψους en travaillant sur Stace[16].
La pièce 5, 3 des Silves évoque
de façon assez détaillée la figure du père du poète, qu’on peut appeler par
commodité Papinius, γραμματικός,
vainqueur dans les Grands Jeux de la Grèce, venu à Rome sous Néron avec son
fils et devenu là grammaticus,
professeur de littérature grecque et latine. Ainsi a-t-il contribué, comme bien
d’autres Grecs avant lui, à la formation d’hommes politiques romains – et
au moins d’un poète latin, son fils. Les
thèmes de ses œuvres, ainsi que ses indications de Stace sur leur ton et leur
style invitent à des rapprochements avec leπερὶ ὕψους.
On se contentera de l’un des exemples qui ont été au point de départ de la
recherche actuelle : il fournira plus tard un point de comparaison.
Son père savait, dit Stace, uoce soluta / spargere et
effreno nimbos aequare profatu (Silv. 5,
3, vers 102-103[Stat.Silv.5,3,102-103]). Le
sens des quatre derniers mots est net, « égaler la courses des nuées de
son éloquence sans frein » et on a depuis longtemps relevé l’écho
d’Homère, à propos des paroles d’Ulysse :ἔπεα
νιφάδεσσιν
ἐοικότα
χειμερίῃσιν
(Il. 3, vers 222[Hom.Il.3,222]). L’audace d’Homère consiste à comparer (ἐοικότα),
tout en les maintenant distinctes, une image auditive et une image visuelle
ayant en commun l’abondance et l’impétuosité[17].
Chez Stace, aequare inscrit les deux
images dans un seul ensemble : la ressemblance devient rivalité, le double
déchaînement tend à se fondre en une image unique. Et ce qui précède est
volontairement ambigu. Le complément d’objet de spargere est grammaticalement orsa,
au vers 101, mais le contexte incite à lui rattacher nimbos – comme par exemple 3, 2, vers 74, spargere nubila[Stat.Silv.3,2,74] –,
tandis que soluta – qui désigne
le passage du vers à la prose – est comme attiré dans le champ sémantique
de effreno, qui produit ainsi un
effet d’accélération. N’est-ce pas l’orateur lui-même qui déchaîne une tempête,
au sein de laquelle il déclame ? On s’éloigne d’Ulysse ; on se
rapproche beaucoup en revanche d’Homère lui-même, tel que le présente
l’Anonyme, au moment où il dépeint la détresse d’Ajax : « En réalité,
ici, Homère attise les combats de son souffle impétueux (οὔριος
συνεμπνεῖ
τοῖς ἀγῶσι) et
lui aussi “est en furie (μαίνεται)
[...]” » (9, 11[Subl.9,11], citant Il. 15, vers 605[Hom.Il.15,605], à propos d’Hector). Selon la figure
appelée aujourd’hui « métalepse », Ajax, Homère, Hector figurent au
même niveau[18]. Mais il y
a plus avec Ourios, épithète de Zeus,
« qui procure le vent » : c’est à ce souffle divin d’Homère,
dans sa mania, que paraît répondre
l’ouragan suscité par Papinius[19].
Celui-ci a-t-il d’autre part appartenu, à ce que
E. Cizek a appelé le « cercle des Annaei »[20] ?
Nombre d’arguments incitent à le penser[21].
Ainsi deux écrivains qui ne sont plus guère, historiquement, que des ombres
semblent-ils rôder avec insistance à proximité de Sénèque.
Les φαντασίαι
Le chapitre 15 du Sublime
est consacré aux φαντασίαι.
Le terme a été traduit en français par « images » (Boileau, Lebègue),
ce qui est beaucoup trop large, ou par « apparitions » (Pigeaud) qui
est trop restreint. La confrontation avec le texte correspondant de Quintilien,
qui traduit par uisiones et compare
les φαντασίαι
à des rêves éveillés, uelut somnia
quaedam uigilantium (6, 2, 30)[Quint.Inst.6,2,30],
montre clairement ce qu’elles sont : des « images imaginaires »,
présentées de façon évocatrice. Elles impliquent la mise en œuvre de
l’imagination de l’auteur, afin de susciter celle du lecteur ou de l’auditeur
et qu’il croie « voir » ce
qu’on évoque[22].
Leur fonction, dit l’auteur grec, n’est pas la même chez
l’orateur et chez le poète, bien qu’elles produisent dans les deux cas
τὸσυγκεκινημένον. – elles
font partager une émotion. Chez l’orateur, le but est de convaincre grâce à l’ἐνάργεια,
qui place en quelque sorte les choses ou les événements sous les yeux (Subl. 15, 2[Subl.15,2] ;
Quint. 6, 2, 32[Quint.Inst.6,2,32]). Quintilien
fournit un véritable mode d’emploi[23]
et les exemples de cet avocat qui évoque à cette occasion ses propres succès
s’avèrent d’une redoutable efficacité :
Hominem occisum queror : non omnia, quae in re
praesenti accidisse credibile est, in oculis habebo ? non percussor ille
subitus erumpet ? non expauescet circumuentus, exclamabit uel rogabit uel
fugiet ? non ferientem, non concidentem uidebo ? non animo sanguis et
pallor et gemitus, extremus denique expirantis hiatus insidet ? (Quint., Inst., 6, 2, 31[Quint.Inst.6,2,31])
Je déplore un meurtre. Ne me représenterai-je pas tout ce
qui pourrait, de façon vraisemblable, s’être produit dans la réalité ?
L’assassin ne s’élancera-t-il pas tout à coup ? L’autre, bloqué, ne
va-t-il pas s’épouvanter, crier ou prier ou fuir ? Celui qui frappe, celui
qui tombe, ne les verrai-je pas ? Le sang, la pâleur, les gémissements, le
dernier soupir enfin de la victime expirante, tout cela ne se fixera-t-il pas
dans l’esprit ? (Quint., Inst., 6, 2, 31[Quint.Inst.6,2,31])
N’y a-t-il pas là en effet de quoi faire aussi bien
condamner, sur de simples présomptions, un innocent[24] ?
L’émotion se communique à l’auditeur dont l’imagination renchérit encore.
Ainsi, à propos d’une phantasia des Verrines[25] :
An quisquam tam procul a concipiendis imaginibus rerum
abest, ut non [...] quaedam
etiam ex iis quae dicta non sunt, sibi ipse adstruat. (Quint., Inst., 8, 3, 64[Quint.Inst.8,3,64])
Est-il personne à ce point dépourvue d’imagination qu’elle
n’ajoute pour elle-même les détails qui ne sont pas indiqués ? (Quint., Inst., 8, 3, 64[Quint.Inst.8,3,64])
Tandis que c’est une obligation pour les orateurs d’être
crédibles[26] et de faire
croire à la réalité de leurs φαντασίαι,
les poètes visent l’ἔκπληξις,
le saisissement – c’est-à-dire l’effet produit par l’inimaginable :
« Ils dépassent toute crédibilité (πάντη
τὸ πιστὸν) » (15,
8)[Subl.15,8]. Les exemples sont
significatifs : Érinyes qu’a « vues » Euripide – et
« peu s’en faut qu’il ait contraint les spectateurs à les
voir » –[27],
palais et montagnes saisis de transports bachiques ou, ailleurs, bouleversement
de l’univers entier, lors de la théomachie homérique (9, 6)[Subl.9,6]. Faire voir ces événements inconcevables pour
un esprit ordinaire que sont le déluge ou le vol de Phaéton, c’est aussi
représenter pour nous des φαντασίαι.
2. Le déluge
Le livre 3 des Questions
naturelles qui traite des eaux terrestres se termine par une évocation de
ce que sera la fin d’un cycle pour le monde, cum fatalis dies diluuii uenerit (27, 1)[28].
Ce tableau grandiose fournit « le contrepoint à une succession de
recherches de détail [...]. Le but n’est en aucune façon de dénoncer la vanité
de l’existence humaine, mais de représenter le spectacle démesuré (ungeheuer) du déluge[29] ».
Dans le long chapitre 27 – près de cinq pages dans la CUF –, qui
ouvre le développement, la réflexion scientifique cède presque entièrement la
place à l’imagination. C’est après avoir lui-même amplement décrit l’événement
que Sénèque en vient à citer et commenter certains vers d’Ovide.
2.1. De Sénèque à Ovide
Un prologue[30]
annonce l’ampleur et la rapidité, voire l’imminence, d’un cataclysme sans
commune mesure avec notre expérience (1-3)[Sen.NQ.3,27,1-3].
Une succession de questions pressantes au futur : quelles causes agiront
alors ? La nature elle-même, agent par définition unique et tout puissant,
suscitera une concentration de toutes les causes qui viennent d’être énumérées.
Nihil difficile naturae est, utique in
finem si properat : toujours la progression est lente, un instant
suffit pour la destruction. Ainsi en ira-t-il lorsque l’exigera la necessitas temporum.
Le fait que le tableau qui suit (4-12)[Sen.NQ.3,27,4-12]
se prête aisément à être commenté à l’aide du Traité ne signifie pas que Sénèque en adopte délibérément
l’esthétique : il pourrait évidemment, comme tous les auteurs que cite le
Pseudo-Longin, avoir été sublime sans le savoir. Il demeure que les
rapprochements, à la fois avec les procédés ou les figures préconisés et avec
l’esprit des analyses, sont singulièrement nombreux.
Dès le début la puissance évocatrice des larges touches qui
se succèdent fait penser à la science-fiction, film plus que récit : sous
des pluies ininterrompues, humidité et moisissure triomphent ; des brumes
épaisses s’étendent sur un sol ameubli où, bientôt, arbres et bâtiments perdent
leur stabilité et s’effondrent ; les neiges fondent, leurs eaux dévalent
des montagnes, etc. Le sentiment d’une puissance élémentaire et qui, au-delà du
bien et du mal, est raison confère son unité à un crescendo qui se développe
dans une dimension et un temps qui ne sont plus ceux des hommes. « Même
dans sa totalité, l’univers ne suffit pas à l’élan de la contemplation et de la
réflexion de l’homme ; ses pensées franchissent souvent les bornes du
monde qui l’enveloppe » (Subl. 35,
3)[Subl.35,3]. L’esprit est le même que celui de
ces immenses tableaux, embrassant terres et cieux, qu’admire tant l’auteur
grec. Le récit est désormais au présent : « Si tu te représentes
comme agissant sous nos yeux et comme présents des faits qui appartiennent au passé,
ton discours ne sera plus une narration (διήγησις),
mais une action dramatique (ἐναγώνιον
πρᾶγμα) » (Subl. 25)[Subl.25].
Des crues hyperboliques fournissent un développement spécial, introduit par des
apostrophes à la seconde personne : quid
tu esse Rhodanum, quid putas Rhenum atque Danuuium [...] ? On pense à Subl. 26,
2 : « Tous les appels de ce genre adressés aux personnes mêmes
placent l’auditeur sur la scène des événements »[Subl.26,2][31].
Et comment ne pas songer, à propos de l’ample phrase décrivant l’élan irrésistible
de ces fleuves – quanta cum
praecipatione uoluuntur [...],
9[Sen.NQ.3,27,9] : plus de dix lignes de la
CUF –, au développement fameux sur l’admiration que suscitent le Nil, le
Danube, le Rhin et surtout l’Océan (35, 4)[Subl.35,4] ?
Les hommes ne sont apparus que comme des silhouettes
dérisoires, secouant les chênes encore debout pour se nourrir de glands (5)[Sen.NQ.3,27,5], essayant vainement d’étayer leurs
demeures croulantes (6)[Sen.NQ.3,27,6], emportés
avec leurs cités (7)[Sen.NQ.3,27,7], dans des
phrases le plus souvent au passif impersonnel. Lorsque tombe enfin une nox horrida, toute trouée d’éclairs
(10-11)[Sen.NQ.3,27,10-11], la mer monte,
s’engouffre dans les fleuves qui refluent : ils en sont réduits à se
réfugier au sommet des montagnes, « avec leurs femmes et leurs enfants,
poussant devant eux leurs troupeaux ». Ces troupeaux indiquent-ils, comme
plus haut les glands, une régression de la civilisation, ou l’imagination
n’emporte-t-elle pas plutôt Sénèque dans un monde poétique, mythique, loin de
la réalité romaine ? Plus de communications, plus de communauté humaine, direptum inter miseros commercium. Pitié
pour les miseri ? Fugitive en
tout cas. Ni l’auteur ni les survivants n’ont ce loisir ! Dans la
phrase 12 – un plan général, avec des figures minuscules, non
individualisées : ce ne sont plus que reliquiae –,
le paradoxe paraît destiné avant tout à se débarrasser d’une misericordia mesquine et hors de
propos :
Editissimis quibusque adhaerebant reliquiae generis humani,
quibus in extrema perductis hoc unum solacio fuit quod transierat in stuporem
metus. Non uacabat timere mirantibus, nec dolor quidem habebat locum ;
quippe uim suam perdit in eo qui ultra sensum mali miser est. (Sénèque, N. Q., 3, 27,
12[Sen.NQ.3,27,12])
Les débris du genre humain se cramponnaient aux plus hauts
sommets : la seule consolation qui leur restât en cette extrémité, c’est
que la crainte avait fait place à l’hébétude. Dans leur stupéfaction, ils
n’avaient plus d’épouvante ; la souffrance même n’avait plus lieu d’être,
car elle perd toute action chez qui est malheureux au point de n’avoir plus
conscience de son mal. (Sénèque, N. Q., 3, 27, 12[Sen.NQ.3,27,12])
Pourquoi l’imparfait ? Sénèque pense-t-il à l’éternel
retour, à la succession des cycles ? Il est plus vraisemblable qu’il se
souvient du déluge mythologique et qu’est déjà présente à son esprit une autre phantasia, celle d’Ovide, qu’il va citer
et derechef, de façon assez abrupte, commenter et juger[32] :
13 – Ergo insularum modo eminent « montes et
sparsas Cycladas augent », ut ait ille poetarum ingeniosissimus egregie.
Sicut illud pro magnitudine rei dixit « Omnia pontus erat, deerant quoque
litora ponto », ni tantum impetum ingenii et materiae ad pueriles ineptias
reduxisset : « Nat lupus inter oues, fuluos uehit unda leones. »
14 – Non est res satis sobria lasciuire deuorato orbe terrarum. Dixit
ingentia et tantae confusionis imaginem cepit, cum dixit :
Exspatiata ruunt per apertos flumina campos,
cumque satis arbusta simul pecudesque uirosque
tectaque cumque suis rapiunt penetralia sacris
Si qua domus mansit, culmen tamen altior huius
unda tegit pressaeque labant sub gurgite turres.
Magnifice haec, si non curauerit quid oues et lupi faciant. Natari autem
in diluuio et in illa rapina potest ? aut non eodem impetu pecus omne quo
raptum erat mersum est ? 15 – Concepisti imaginem quantam
debebas, obrutis omnibus terris caelo ipso in terram ruente. Perfer. Scies quid
deceat, si cogitaueris orbem terrarum natare. (Sén., N. Q., 3, 27, 13-15[Sen.NQ.3,27,13-15])
Donc, ainsi que des îles émergent « les monts, qui
accroissent le nombre des Cyclades éparses » (Mét. 2, vers 264)[Ov.Met.2,264], comme le dit excellemment le mieux doué des
poètes. Il s’accordait de même à l’ampleur de l’événement en disant :
« Tout était mer et même la mer n’avait plus de rivage » (1,
vers 292)[Ov.Met.1,292],
s’il n’avait rabaissé cet immense élan de l’inspiration et du sujet jusqu’à des
niaiseries puériles : « Le loup nage parmi les brebis ; le flot
charrie les lions fauves » (1, vers 304)[Ov.Met.1,304]. Il faut être ivre pour badiner quand le monde est englouti par
les eaux ! L’expression est grandiose, et il a bien imaginé une telle
catastrophe, quand il dit : « Débordés, les fleuves se ruent sans
obstacle à travers les plaines ; avec les récoltes, ils emportent arbres,
troupeaux, et hommes et demeures et, avec les objets sacrés, les sanctuaires
domestiques. Si une habitation est restée debout, l’eau qui s’élève en recouvre
pourtant le toit et son assaut fait chanceler les tours dans l’abîme » (1,
vers 285-290)[Ov.Met.1,285-290]. Superbe tableau, s’il ne s’était préoccupé
de ce que font brebis et loups. Peut-on nager dans le déluge et l’écroulement
universel ? et le même courant impétueux qui entraînait tous le bétail ne
le noie-t-il pas ? Tu as imaginé avec toute la majesté nécessaire la terre
entière submergée, le ciel même s’abîmant sur la terre. Tiens bon. Tu sauras ce
qu’il convient de dire, si tu te représentes que c’est la terre qui nage.
(Sén., N. Q.,
3, 27, 13-15[Sen.NQ.3,27,13-15])
Le texte cité est celui de P. Parroni[33]
qui, suivant une famille de manuscrits, complète la citation d’Ovide, réduite
dans les éditions antérieures – en particulier celle de
P. Oltramare – au vers 285 et à la fin de 290. Demeurent exclus
le second hémistiche de 288 et le premier de 289 (potuitque resistere tanto / indeiecta
malo)[Ov.Met.2,288-289]. Les vers ainsi
rétablis sont utiles pour comprendre la fin du texte : le fait que pecus omne et raptum erat sont des citations assure la solidité du raisonnement
et renforce l’antithèse finale – ce n’est pas le bétail, mais la terre. On
ne s’attardera pas d’autre part sur le fait que le premier vers cité
n’appartient pas au récit du déluge, mais à celui de l’embrasement de la terre
par Phaéton : là où, chez Ovide, apparaissent les hauteurs ordinairement
sous-marines, Sénèque parle des sommets non encore submergés
– inadvertance ou détournement volontaire de citation[34].
2.2. Res, uerba, animus
Dans l’appréciation du morceau d’Ovide alternent éloges et
critiques. Du côté de l’éloge, le vocabulaire de la grandeur est présent sous
la forme la plus explicite : magnitudine,
tantum, ingentia, tantae, magnifice, quantam. Mais quel type de grandeur ? Une expression apparaît
centrale : tantum impetum ingenii et materiae. On s’intéressera
d’abord à l’association d’ingenium et
de materia, puis au terme qui les
réunit, impetus.
Dans l’association de la grandeur du talent poétique d’Ovide
et de la grandeur du sujet réside de façon éminente, egregie, la « convenance » (τὸ
πρέπον) : pro magnitudine rei, decet, quantum debebas. Or, sans doute depuis Théophraste, le πρέπον,
partie de l’elocutio, s’il consiste
en une adaptation au sujet (res), ne
concerne pas la personnalité de l’écrivain, mais le style (uerba) : erit rebus
ipsis par et aequalis oratio (Cic., Or. 123)[Cic.Or.123][35].
Si je traite d’un sujet élevé, il convient d’utiliser un style élevé. C’est une
des difficultés de l’histoire, écrit Salluste, que facta dictis exaequanda sunt (Cat. 3)[Sall.C.3]. Là où Salluste parle de dicta, Sénèque parle d’ingenium :
c’est du côté de l’homme qui s’exprime qu’il situe l’exigence de grandeur[36].
On retrouve ici le thème de la lettre 114, qui affirme l’unité de l’homme
et de style :
Ideo ille [= animus] curetur : ab illo sensus, ab illo uerba exeunt [...]. Illo sano ac
ualente oratio quoque robusta, fortis, uirilis est : si ille procubuit, et
cetera ruinam sequuntur. (Sén., Ep.,
114, 22 [Sen.Ep.114,22])
Prenons donc soin de notre âme : d’elle proviennent
les pensées, d’elle, les paroles […]. Saine et vigoureuse, elle communique au style robustesse,
force, mâle fierté ; si elle s’effondre, tout la suit dans sa ruine.
(Sén., Ep., 114, 22 [Sen.Ep.114,22])
Mais la lettre ne fournit qu’une pathologie du style, des
exemples de défauts littéraires dus aux vices de l’écrivain, non de ce que
peuvent ces âmes robustes, capables d’affronter de nobles sujets – voire
les âmes supérieures. Ici, nous voici d’abord du côté positif. Il semble que
Sénèque distingue deux étapes : réflexion intellectuelle, avec cogitaueris (futur antérieur :
première phase, permettant de savoir, scies,
ce qu’il convient d’écrire) ; conception d’une image (φαντασία) :
imaginem cepit ; concepisti imaginem. Ainsi démonte-t-il « l’acte créatif qui a son siège
dans l’esprit de l’artiste »[37].
Cette « faculté de concevoir des pensées élevées » (τὸ
περὶ τὰς
νοήσεις
ἁδρεπήβολον)
est la première source du sublime (Subl. 8,
1)[Subl.8,1].
Quand on en vient aux défauts, on est conduit à se souvenir
de la critique de l’Odyssée par
rapport à l’Iliade chez le
Pseudo-Longin. Défauts, le « rapetissement » (reducere), le manque de sérieux (lasciuire), le fait de se laisser divertir (si non curauerit). De même le sublime exclutμικρὰ
καὶ
δουλοπρεπῆ
φρονοῦντας(9, 3)[Subl.9,3]. Ainsi sont rejetés, des deux côtés, des
animaux trop familiers, pourceaux de Circé, Zeus nourri comme un poussin par
des colombes chez Homère (9, 14)[Subl.9,14],
brebis aux côtés des loups chez Ovide[38].
Le vocabulaire de la « tension » est commun. Dans l’Odyssée, Homère
« ne conserve plus la même tension que dans l’Iliade » (ἴσον [...]
τὸν τόνον) (9, 13)[Subl.9,13]. Même exigence ici : lorsque Sénèque
interpelle avec vivacité Ovide[39],
perfer ne se rapporte pas aux uerba (« reste dans le même
ton », CUF), mais à l’énergie de l’âme, « persévère »,
« tiens bon ». L’affaiblissement du pathétique chez Homère (ἡ
ἀπακμὴ τοῦ
πάθους) le réduit à l’êthos (εἰς
ἦθος ἐκλύεται)
(9, 15)[Subl.9,15]. Or « le pathos participe du sublime autant que
l’êthos du plaisir » (29, 2)[Subl.29,2]. Par sa futilité, Ovide se rapproche de
façon inopportune du monde de la comédie[40].
C’est à force d’efforts et en faisant violence à sa propre
nature, selon le Pseudo-Longin, qu’Euripide est parvenu à une grandeur sublime
(15, 3)[Subl.15,3][41].
Comme le montre assez le perfer que
Sénèque adresse à Ovide, son jugement est ici exactement inverse : ce
poète est capable de concevoir de grandes pensées, son inspiration possède une
puissance et une chaleur susceptibles d’embrasser les matières les plus
grandioses, mais il n’a pas la τόλμα,
l’ambition, qui lui permettrait de se maintenir sur ces sommets. Un tel appel à
l’énergie sonne superficiellement comme stoïcien. Mais pour un Stoïcien, il
s’agit toujours d’une lutte morale contre le vice ou la faiblesse. On n’en
imagine aucun, de Zénon à Marc-Aurèle, exhortant ainsi un poète pour une pure
question de littérature[42].
On imagine mieux Platon s’adressant à un poète qui sollicite son admission dans
sa République. Mais c’est seulement dans le cadre de l’esthétique du Sublime
que de telles valeurs paraissent naturelles.
2.3. Impetus et πάθος
On ne s’éloigne pas de ce jugement, on le verra, quand on
veut cerner la valeur d’impetus. Tantum [...] materiae impetum
– on ne doit pas oublier tantum –
évoque le déferlement torrentiel des eaux, en passe de noyer la terre – le
terme est repris plus loin, eodem impetu.
Le sens précis de l’expression impetus
ingenii n’est pas aussi obvie. Elle
est glosée par G. Mazzoli « vivacità fantastica ed espressiva »[43].
R. Degl’Innocenti Pierini est bien plus proche de notre interprétation, en
y voyant, « le correspondant du grec ἐνθουσιασμός ».
Mais nous ne la suivons pas quand elle déclare que l’expression « implique
la ferveur inspirée du poeta-uates ».
Il n’est nullement question de theos
ici, comme dans le terme grec ou dans le texte d’Ovide qu’elle rapproche (Fast. 6, vers 5-8)[Ov.F.6,5-8][44].
L’autre rapprochement que propose la même critique, sans le
commenter, permet de préciser la valeur d’impetus.
Dans une lettre, Sénèque s’écrie, à propos d’un ouvrage de Lucilius (Ep. 46, 2) :
Quid ingenii iste habuit, quid animi ! Dicerem quid
impetus, si interquieuisset, si intervallo surrexisset : nunc non fuit
impetus, sed tenor, compositio uirilis et sancta. (Sén., Ep., 46, 2[Sen.Ep.46,2])
Quel talent dans ce livre, quelle chaleur ! J’aurais
dit : quel élan, s’il lui arrivait de sommeiller, s’il ne s’élevait que
par intervalles ; non, ce n’est pas un élan, mais une tension continue, un
agencement mâle et pur. (Sén., Ep., 46, 2[Sen.Ep.46,2])
Impetus, venant
après ingenium et animus, constitue une qualité digne
d’être louée[45] ; mais
cette qualité risque d’être entachée par l’inégalité, le déséquilibre de
l’inspiration. Elle est évoquée pour permettre de renchérir, selon ce que
A. Traina appelle la correctio
adversative[46], pour
amener le terme véritablement positif, tenor.
Homme et style vont de nouveau de pair. Du côté du tenor se situent virilité et pureté. De fait, dans le domaine
moral, le rôle des deux termes est parfaitement fixé. Tenor, toujours positif, très souvent associé à aequalitas s’applique dans le microcosme
à la vertu (Ep. 31, 8[Sen.Ep.31,8] ; 69, 14[Sen.Ep.69,14] ;
120, 19 [Sen.Ep. 120, 19]), dans le macrocosme à
la constance des corps célestes (N. Q.,
7, 25, 6[Sen.NQ.7,25,6]). Impetus désigne, peut-on, dire, l’élan vital : la morale
stoïcienne assure un impetum [...] ordinatum temperatumque (Ep. 89,
14)[Sen.Ep.89,14] – ce qui ne diffère pas du tenor ; sans le secours de la
raison ou d’un maître, il risque d’entraîner aux funestes passions[47].
Sur le plan esthétique, le tenor
assure la perfection – même si, en l’occurrence, l’affection pour Lucilius
influe sans doute un peu sur le jugement –, mais l’impetus est assurément indispensable et son inaequalitas éventuelle n’est pas incompatible avec la grandeur[48].
Ce qui est imperfection sur le plan moral – et on sait que, dans ce domaine,
tous les vices se valent – n’apparaît pas vraiment comme tel sur le plan
littéraire. De même ce qui doit surprendre, à propos du texte d’Ovide, c’est
que le substantif s’applique à la fois à l’élan irrésistible des eaux
envahissant l’univers et à la fougue impétueuse qui anime l’ingenium. Bref cet impetus ne paraît pas, lui non plus, sous le contrôle de la raison.
On ne se hâtera pas pour autant de rattacher Sénèque à un
« courant mystico-religieux » ! Il faut distinguer ici autonomie
de l’inspiration poétique par rapport à la rationalité et impétuosité. Depuis
Homère et Hésiode, et sans doute bien avant eux, la spécificité de
l’inspiration est admise : les Anciens ont le respect de l’expérience
concrète et vécue et il n’y a pas de « scientisme » dans l’Antiquité.
La référence aux Muses ou à Phébus oscille, à l’époque romaine, entre une
valeur symbolique très forte, reflet d’une conviction profonde, et une
convention de peu de conséquence[49].
Convention certainement dans le pro
Archia, 18 (quasi
diuino quodam spiritu inflari)[Cic.Arch.18], sans doute dans
les Tusculanes, 1, 64 (caelesti aliquo mentis instinctu)[Cic.Tusc.1,64]ou le De breuitate uitae, 9, 2 (ueluti diuino ore instinctus)[Sen.Br.9,2]. Valeur symbolique, quand, à l’époque augustéenne,
les poètes se proclament à nouveau uates,
quand Stace dialogue avec les Muses dans le proœmium
de la Thébaïde[50].
Entre-temps, à la suite du Phèdre, le
Traité a exprimé avec une force et
une pénétration unique l’originalité de l’inspiration[51].
Le problème ne se limite pas à l’Antiquité :
poète voyant et poète artisan, Rimbaud et Valéry, appartiennent toujours à
notre horizon culturel.
Ce n’est donc pas là ce qu’il faut
remarquer, mais la violence que comporte l’expression. L’impression s’impose
qu’on se trouve dans le même univers esthétique que dans les textes que j’ai
cité en premier, avec Homère οὔριοςse déchaînant ou un
Papinius effreno profatu, souverains,
voire divins, au milieu des tempêtes. La « métalepse », figure
avec laquelle on n’en a pas fini, est significative : au lieu de maîtriser
les éléments qui se déchaînent à l’entour, voici Ovide à batifoler
scandaleusement au milieu du cataclysme, lasciuire
deuorato orbe terrarum. L’auteur grec polémique contre la critique
alexandrine en opposant au ruisseau limpide ou à la mince flamme pure les
grands fleuves et les volcans (35, 4)[Subl.35,4] :
il n’est pas douteux que Sénèque est sur ce point de son côté.
L’impetus que loue
Sénèque peut dès lors être rapproché du πάθος,
en tant que seconde source du sublime. Faut-il rappeler que ce pathos n’est pas, comme dans les traités
de rhétorique, l’émotion suscitée chez l’auditeur ou le lecteur, mais, chez le
créateur, une « passion noble (γενναῖον), venant à propos » (8, 2-4)[Subl.8,2-4][52] ?
Ce recentrage sur l’écrivain est précisément une des innovations les plus
originales de l’ouvrage. C’est quand il « lit » un discours de Démosthène que Denys d’Halicarnasse,
qu’on ne croirait pas si sensible, révèle qu’il éprouve des transports pareils
à ceux des initiés (Dem. 22, 3)[DH.Dem.22,3] ; c’est en revanche de la passion qui anime Démosthène que parle sans
relâche le Pseudo-Longin (16, 2[Subl.16,2] et 4[Subl.16,4] ; 27, 3[Subl.27,3] ;
32, 2[Subl.32,2] ; 34, 4[Subl.34,4]). Si on reprend l’image de l’Ion, Denys se situe à l’extrémité
humaine de la chaîne aimantée, le Pseudo-Longin remonte au plus près de la
source divine. Sénèque, comme lui, se place « a monte della realizzazione
poetica »[53], même s’il
n’use pas du langage poétique traditionnel – ou, si on veut s’exprimer
ainsi d’un vocabulaire
« mystico-religieux ». Impetus
paraît de fait la transposition latine la plus naturelle du pathos ainsi conçu.
C’est au compte de l’impetus
de Sénèque lui-même qu’il faut mettre certains traits. Les divergences entre le
texte d’Ovide et celui des citations ne manquent pas d’être significatives,
contribuant à accroître la tension dans le texte – en dépit des aléas des
traditions manuscrites et bien que les faits soient moins assurés qu’à propos
de Phaéton. Ovide écrit, semble-t-il, au vers 292, omnia pontus erant[Ov.Met.1,292][54],
Sénèque omnia pontus erat : d’un
côté une vision qui se plaît à la multiplicité changeante du monde et aux
détails frappants ou piquants, de l’autre l’appréhension globale d’un phénomène
cosmique. Au vers 90, dans les Métamorphoses,
latent sub gurgite turres[Ov.Met.1,290] :
paradoxe souligné par le rapprochement des termes désignant l’abîme et les
constructions les plus élevées ; un développement s’achève au moment où
tout a disparu. Chez Sénèque, latent
fait place à labant, le calme d’un
flot duquel n’émerge plus rien au drame d’un effondrement, imposant à cette
clausule la violence de sa propre phantasia[55].
Enfin, si on accepte le texte de P. Parroni – et ceci paraît aussi une
raison pour l’accepter –, c’est également cette violence qui explique
l’omission de deux hémistiches[Ov.Met.1,288-289].
Ceux-ci ne font en effet que gloser mansit
et, en insistant sur la résistance (resistere,
indeiecta) à l’irrésistible, retarder
le double impetus. Au goût de
Sénèque, tout ne s’effondre pas assez vite chez Ovide. Faut-il penser que, non
content de lui donner une leçon de littérature, Sénèque corrige et
« améliore » ses vers ? C’est ce que confirmera le texte
suivant.
3. Phaéton
L’autre grande épreuve subie par
l’humanité, provoquée par la folle équipée de Phaéton, est évoquée à la fois
par le Traité du Sublime, citant
Euripide, et par Sénèque, citant Ovide. Dans les deux cas, c’est sur la part
glorieuse du trajet, la course aérienne du jeune homme, non sur la catastrophe,
que se concentre l’attention.
3.1. Phaéton dans le Traité du
Sublime
L’auteur grec cite, comme
exemple de φαντασία,
deux passages de Phaéton, pièce très
renommée– connue de Sénèque, qui s’en inspire dans Hercule furieux. Le Soleil n’apparaissait pas sur scène, ses
paroles sont rapportées par un messager (Subl. 15,
4, citant Eur., Phaéton,
vers 168-170 et 171-177 Jouan = 779 Nauck)[Subl.15,4][E.Phaet.168-177Jouan].
Quand le Soleil remet les rênes à Phaéton, il lui
dit : « Va donc en avant, mais évite le ciel de la Libye où la
chaleur n’est pas mélangée à l’air humide ; il précipitera ton char en
bas. » Puis il continue : « Dirige ta course dans la direction
des sept Pléiades. À ces mots, l’enfant saisit les rênes ; il touche le
flanc des cavales ailées et leur donne l’essor. Celles-ci volèrent dans les
plis du ciel. Derrière, monté sur le dos de Sirius[56],
chevauchait le père ; il donnait des avertissements à son fils :
« Va dans cette direction, tourne ton char par ici, par ici. » Ne
dirais-tu pas que l’âme de l’écrivain monte sur le char (συνεπιβαίνει), vole avec lui (συνεπτέρωται) et partage les périls (συνκινδυνεύουσα) des chevaux ? car si elle n’était pas portée d’une
course égale (ἰσοδρομοῦσα) à ces élans célestes, jamais elle n’eût conçu pareil
tableau (ἐφαντάσθη).
La
« métalepse » est ici comme démontée et commentée : poète et
héros semblent partager le même espace. Trois fois le préverbe συν- et une fois ἰσο- soulignent l’aptitude d’Euripide à se transporter en des
parages merveilleux, inconnus de l’humanité, inconcevables pour un esprit terre
à terre, mais propres à susciter l’enthousiasme de qui sait que sa vocation
d’homme est de regarder vers les hauteurs, ἀναβλέπειν[57], qu’il lui a été enjoint de erectos ad sidera tollere uultus (Ov., Mét. 1, vers 86). Cette promenade dans le ciel apparaît
pourtant encore à ce moment comme empreinte de calme : le naturel d’un
tableau grandiose et la simplicité du rapport entre le père et le fils font le
charme de la φαντασία d’Euripide.
3.2. Phaéton chez Sénèque : un héros
paradoxal
Il en va autrement dans le
contexte du De prouidentia. C’est
l’amour de Dieu pour les hommes, affirme Sénèque avec une fougue entraînante,
qui le pousse à les éprouver, leur fournissant ainsi l’occasion de manifester
leur valeur. L’homme digne de ce nom saura surmonter tous les obstacle que la
providence a placés sur sa route : « Ignis aurum probat, miseria
fortes uiros », « Le feu éprouve l’or, l’épreuve, l’homme de
cœur » (Prou. 5, 10[Sen.Prov.5,10])[58].
L’exemple
est celui d’un Phaéton qui a vieilli, sinon mûri : le παῖς d’Euripide est devenu un generosus adulescens :
10 – Vide quam alte escendere debeat uirtus :
scies illi non per secura uadendum.
Arduaprimauiaestetquamuixmanerecentes
enitunturequi ; medioestaltissimacaelo,
undemareetterrasipsimihisaepeuidere
sittimoretpauidatrepidetformidinepectus ;
ultimapronauiaestetegetmoderaminecerto ;
tuncetiamquaemesubiectisexcipitundis,
neferarinpraeceps, Téthyssoletimauereri.
11 – Haec cum audisset ille generosus adulescens : « Placet,
inquit, uia. Escendo : est tanti per ista ire casuro. » Non desinit
acrem animum metu territare :
Vtque uiam teneas nulloque errore traharis,
per tamen aduersi gradieris cornua Tauri
Haemoniosque arcus uiolentique ora Leonis.
Post haec ait : « Lunge datos currus ! His quibus
deterreri me putas incitor. Libet illic stare, ubi ipse Sol trepidat. »
Humilis et inertis est tuta sectari : per alta uirtus it. (Prov. 5, 10-11, citant Ov., Mét. 2, vers 63-69 et 79-81[Sen.Prov.5,10-11][Ov.Met.2,63-69][Ov.Met.2,79-81])
10 – Vois à quelle hauteur doit s’élever la
vertu : tu sauras que les voies sûres ne sont pas pour elle :
« Au début, ma route est abrupte ; à peine au matin mes chevaux
encore frais parviennent-ils à la gravir ; au milieu du ciel, elle s’élève
si haut que moi-même, de là, bien souvent, je n’aperçois pas sans effroi les
mers et les terres, le cœur battant et tressaillant de crainte ; la
dernière partie est une pente qui exige le contrôle d’une main sûre ; et
même Téthys qui m’accueille au-dessous dans ses flots, tout au fond, redoute
toujours de m’y voir précipité. » 11 – À ces propos le généreux jeune
homme réplique : « Le voyage m’agrée ; je monte : ce n’est
pas un prix trop élevé qu’une chute. » Le père ne renonce pas à effrayer
ce cœur intrépide : « Et même si tu suis la bonne route sans dévier
ni t’égarer, tu auras à passer par les cornes menaçantes du Taureau et l’arc
d’Hémonie et la gueule du Lion féroce. »Alors
lui : « Attelle et donne le char ! En croyant me détourner, tu
m’excites. Je veux me tenir droit là où le Soleil lui-même tressaille. »
L’âme basse et sans ressort n’avance qu’en terrain sûr : le chemin de la
vertu, ce sont les cimes. (Prov. 5,
10-11, citant Ov., Mét. 2,
vers 63-69 et 79-81[Sen.Prov.5,10-11][Ov.Met.2,63-69][Ov.Met.2,79-81])
Des deux citations d’Ovide, la
seconde – plus proche du texte du Pseudo-Longin – ne joue qu’un rôle
accessoire de retardement. Pourquoi avoir choisi ces trois vers dans la suite
du discours du Soleil (vers 70-102)[Ov.Met.2,70-102] ? Ils établissent un lien entre microcosme et
macrocosme, entre la constellation du Lion et l’animal rugissant : sans
doute est-ce la raison qui a séduit le Stoïcien. Les métamorphoses ovidiennes
proposent une circulation incessante entre les divers éléments de l’univers qui
peut fournir une image de la sympathie universelle, ce qui est certainement
pour Sénèque une des raisons d’apprécier le poète. Ce n’est cependant pas ici
ce qui l’a retenu. Les phénomènes effrayants ne sont là que pour mettre en
valeur la uirtus – le terme encadre
le morceau – qui les surmonte.
Que cette uirtus soit représentée par Phaéton, ne laisse pas d’étonner. Le
seul jugement positif sur le jeune sot est, chez Ovide, l’épitaphe rédigée par
les Naïades, magnis tamen excidit ausis
(Mét. 2, vers 328 : cité par Sénèque, V.B. 20, 5)[Ov.Met.2,328][Sen.VB.20,5]. À
peu près partout ailleurs il est présenté comme un exemple négatif[59].
Dans les chœurs des tragédies de Sénèque, son exemple invite à ne jamais
s’écarter de la voie moyenne, uia nota (Med., vers 603)[Sen.Med.603], medium iter (H. Œ., vers 675[Sen.HŒ.675],
repris par stabili tramite,
vers 676[Sen.HŒ.676] et solitum iter, vers 679[Sen.HŒ.679]). C’est précisément la voie que Sénèque rejette ici
– avec quel mépris ! Mais le plus surprenant n’est pas le fait que
l’inconscience de Phaéton le conduit à sa perte. L’adulescens a fait bien pire : secum pariter perdidit orbem (H. Œ.,
vers 682[Sen.HŒ.682]). On a noté, à propos du déluge, que Sénèque
paraissait se débarrasser assez facilement des hommes, présentés comme
anesthésiés par le malheur. Au moins le déluge était-il l’œuvre de la Nature,
bonne par définition. Ici les effets du défi de Phaéton sur l’humanité sont
complètement laissés de côté. N’y a-t-il pas au moins quelque irresponsabilité
à prendre ainsi le parti d’un jeune héros à ce point dépourvu de la vertu de prudentia ? L. Duret parle à
ce propos de l’« influence dangereuse » que Sénèque a pu exercer sur
Néron, « un prince au psychisme fragile, aux ambitions démesurées, avec
les paradoxes d’une philosophie peu faite pour la faiblesse humaine »[60].
Peu s’en faut qu’il rende le philosophe responsable de l’incendie de Rome. N’y
a-t-il pas pourtant là une part de vérité, pour peu qu’on prenne le texte avec
le sérieux qu’il mérite ?
On pourrait même aller plus loin. Que vient faire Phaéton, à
une place frappante, à la fin d’un développement, dans un traité dont le
véritable titre est Quare aliqua
incommoda bonis uiris accidant cum prouidentia sit ? Phaéton ne
saurait passer pour un uir bonus et
la Providence n’est pour rien dans des malheurs qu’il a bien cherchés. On
examinera, avant d’en mieux juger, le rapport du texte de Sénèque à celui
d’Ovide.
3.3. L’appropriation d’Ovide
Alors qu’à propos du déluge
Sénèque jugeait et discutait la description de son prédécesseur, non seulement
il la prend ici totalement à son compte, mais il se l’approprie.
M. Armisen-Marchetti écrit au sujet de l’« archétype de
l’altitude » que, chez lui, « le thème présente une richesse et une
multiplicité dont ne saurait rendre compte son seul caractère
archétypique »[61].
Il impose d’abord à la description de l’ascension matérielle du Soleil la
signification allégorique d’une ascension morale, avant de faire de cette
dernière l’unique motivation du défi de Phaéton.
Sénèque prend aussi possession
du texte d’Ovide de manière plus directe. Il est ici hors de doute qu’il le
modifie matériellement au moins en trois points, chaque fois dans le sens de la
tension et de l’audace. Alors qu’Ovide écrit qua […] enituntur equi (vers 63-64)[Ov.Met.2,63-64], Sénèque remplace l’ablatif qua par l’accusatif quam. C’est là le premier emploi transitif du verbe, précédant
Tacite, que mentionnent seul les dictionnaires[62].
Le simple passage devient lutte, affrontement gigantesque, entre l’attelage et
une pente presque infranchissable. Dans media
est altissima caelo d’Ovide (vers 64)[Ov.Met.2,64],
l’adjectif sert simplement, après prima
uia et avant ultima à baliser de
façon ordonnée le trajet du soleil : chez Sénèque, medio caelo évoque cette situation privilégiée, inimaginable en son
temps, qui fascine aussi le Pseudo-Longin, cependant que le superlatif relatif
devient superlatif absolu. Ima enfin
remplace ipsa au vers 69[Ov.Met.2,69] : la clausule ima uereri, laissant le char en suspens au-dessus de l’abîme,
dramatise la réaction de Téthys dont le regard mesure, en contre-plongée, la
hauteur vertigineuse qui risque d’être celle de la chute[63].
Le texte d’Ovide comportait un pathétique qui ne figurait pas chez Euripide,
dans le passage cité par le Traité.
C’est cet aspect qui se trouve ici considérablement majoré.
Le texte d’Ovide est encore
récrit d’une autre façon. S’emparant de l’hémistiche finge datos currus prononcé par Apollon (vers 74)[Ov.Met.2,74], il le transpose en une réplique de
Phaéton : iunge datos currus. La
réplique du jeune homme, coupant un discours qui le lasse, paraît déjà
passablement insolente. Elle le devient bien plus encore quand on prend
conscience qu’il s’agit d’une reprise parodique des objurgations paternelles[64].
La compositio uerborum d’autre part n’est pas indifférente. Chez Ovide, l’ordo naturalis, chronologique, est
respecté : l’acte d’imaginer, puis ce qui est imaginé. Phaéton, lui, va
immédiatement à l’essentiel, atteler, avant d’exprimer ce qui en est la
condition préalable, le don, comme réduit ainsi à une formalité : on
rapprochera les remarques du Pseudo-Longin sur l’hyperbate, marque de la hâte
dans la passion (22, 1-2)[Subl.22,1-2]. Insolence
encore que la reprise ironique de l’affectueux aveu paternel, en usant du même
verbe : ubi ipse Sol trepidat.
Insolence de Phaéton ou insolence de Sénèque envers
Ovide ? On peut se le demander puisqu’il adopte le point de vue du fils,
alors que son prédécesseur approuvait clairement le père. Dialogue en fait d’un
poète avec un autre poète, quand le philosophe entraîne le lecteur dans le
monde mythique de l’épopée ou de la tragédie. Revenons sur est tanti per ista ire casuro. Le participe futur, forme chère à
Sénèque, marque comme souvent « la précarité du présent », ainsi que
l’écrit Traina, qui cite entre autres Ep. 91,
12 : <urbes> casurae stant[Sen.Ep.91,12][65].
De même que ces cités, Phaéton porte déjà en lui un avenir inévitable, mais au
contraire des cités, il le sait. Le caractère qui lui est prêté pour un bref
passage le rapproche singulièrement des héros tragiques pressés d’accomplir
leur destin, Médée[66]
ou Atrée. Comme eux, être d’orgueil, tout entier tendu vers un projet
surhumain, il a hâte de devenir Phaéton, de trouver son « identité
mythologique » en « sortant de l’humanité » : « La
tragédie romaine ne renvoie pas les hommes à eux-mêmes par la médiation des
personnages [...] mais entraîne les spectateurs loin d’eux-mêmes : à la
suite des personnages dont ils partagent les émotions surhumaines, ils sortent
des limites imposées à l’humanité par le temps et sa finitude[67]. »
Phaéton trouvera finalement sa voie dans les cieux, comme Médée (patuit in caelum uia, Med. vers 1022)[Sen.Med.1022], comme Hercule (cessit ex oculis, abit, / in
astra fertur, H. Œ.,
vers 1977-1978)[Sen.HŒ.1977-1978].
3.4. Escendere : l’ascension
sublime
À partir du texte d’Ovide, on voit clairement comment se
manifeste cette source supplémentaire du Sublime que constituent μίμησις
καὶ ζήλωσις (Subl. 13,
2)[Subl.13,2]. Ici, contrairement à ce qui se
passait à propos du déluge, l’inspiration d’Ovide, aux yeux de Sénèque, n’a pas
été inférieure à la materia. Grâce à
lui, comme inspiré ἀλλοτρίῳ
πνευμάτι, son propre
génie peut se libérer du modèle et prendre son essor. Le rapprochement s’impose
dès lors avec une autre ascension, celle qui termine le De tranquillitate animi. Il est temps maintenant de la citer.
Le texte n’est pas isolé. Il constitue une réponse aux
incertitudes qu’a exprimées Sérénus au début du traité : parmi les humeurs
fluctuantes qu’il décrit, Sénèque sélectionne l’état d’esprit qui lui paraît
propre à fournir une issue. Sérénus décrivait ainsi son état : parfois il
veut s’en tenir au style le plus simple – au pense au rem tene, uerba sequentur du vieux Caton ; il en va d’autres
fois tout autrement :
Rursus, ubi se animus cogitationum magnitudine leuauit,
ambitiosus in uerba est altiusque ut spirare, ita eloqui gestit, et ad
dignitatem rerum exit oratio. Oblitus tum legis pressioris iudicii, sublimius
feror et ore iam non meo. (Tranq. 1,
15[Sen.Tranq.1,15])
En revanche, lorsque la grandeur de mes pensées a soulevé
mon âme, elle veut s’exprimer avec noblesse, elle brûle de hausser son style au
niveau de son inspiration, et mon discours m’échappe pour se montrer digne du
sujet. Alors, oubliant les lois et le contrôle de mon jugement, emporté vers
les hauteurs, je parle d’une bouche qui n’est plus la mienne. (Tranq. 1, 15[Sen.Tranq.1,15])
Après avoir cité le Phèdre[68] :
Frustra poeticas fores compos suipepulit. (Phèdre, 245a[Pl.Phdr.245a])
C’est en vain que l’homme en possession de lui-même frappe
à la porte des Muses. (Phèdre, 245a[Pl.Phdr.245a])
Sénèque approuve ce choix et renchérit :
Non potest grande aliquid et super certeros loqui nisi mota
mens. Cum uulgaria et solita contempsit instinctuque sacro surrexit excelsior,
tunc demum aliquid cecinit grandius ore mortali. Non potest sublime quicquam et
in arduo positum contingere, quamdiu apud se est : desciscat oportet a
solito et efferatur et mordeat frenos et rectorem rapiat suum, eoque ferat quo
per se timuisset escendere. (Tranq. 17,
11[Sen.Tranq.17,11])
Ce n’est que sous l’effet de l’émotion que l’âme peut user
d’un langage grandiose et supérieur à tous les autres. Lorsqu’elle a dédaigné
tout ce qui est vulgaire et banal, qu’une excitation sacrée l’a soulevée plus
haut qu’elle-même, alors seulement son chant, dans sa grandeur, n’est plus
celui d’une bouche mortelle. Il ne lui est pas possible d’atteindre les sommets
et les cimes abruptes, tant qu’elle reste en elle-même ; il lui faut
s’écarter de la route ordinaire, s’emporter, prendre le mors aux dents,
entraîner son cavalier et le transporter là où, de lui-même, il eût redouté de
s’élever. (Tranq. 17, 11[Sen.Tranq.17,11])
Il ne serait pas absurde de se demander ce qu’il faut
penser, du point de vue psychologique, de la thérapie que propose le médecin de
l’âme. Laissons la question aux spécialistes, non sans remarquer que
« sortir un peu de soi-même », en un sens plus banal et plus
prosaïque, et se complaire un peu moins à analyser ses humeurs fera sans doute
du bien à Sérénus.
Le texte du De
tranquillitate animi a été analysé par M. Armisen-Marchetti[69].
Les thèmes et les images qu’elle relève permettront la comparaison avec la
présentation de Phaéton.
« L’habituelle métaphore de l’altitude » est
représentée dans Tranq. 1 par leuauit, altius, sublimius feror ;
dans Tranq. 17, par grande aliquid et super ceteros : cum […] surrexit excelsior, sublime[70].
En outre, « à l’image de la hauteur s’associe l’idée du danger : pour
atteindre le “sublime”, il faut oser une ascension périlleuse (in arduo positum, quo per se timuisset escendere) ». Ascension et péril sont
d’emblée présentés ensemble dans le De prouidentia.
La peur est omniprésente : d’abord dans la citation d’Ovide (timor, pauida trepidet formidine pectus, solet uereri), puis chez Sénèque lui-même (metu territare, deterreri,
trepidat). Elle est ici associée à un
danger bien réel (ne ferar in praeceps,
casuro). M. Armisen-Marchetti
souligne, au-delà, « le rôle de l’ἐνθουσιαστικὸν
πάθος pour reprendre les termes du Traité du Sublime ». On ne relève,
dans la présentation de Sérénus que gestit.
Sénèque, parlant en son nom, est bien plus net avec mota mens : l’émotion devient une condition indispensable.
C’est seulement dans sa réponse que figure le dépassement de la condition
mortelle : instinctu sacro, grandius ore mortali. Sénèque
« marque [...] la connotation platonicienne [...]. Surtout l’image du
cheval emballé qui emporte son cavalier rappelle le mythe du cheval ailé du Phèdre ». C’est la légende même de
Phaéton qui, par l’intermédiaire d’Ovide, fournissait ici les fougueux
coursiers. Sénèque n’a pas laissé échapper l’opportunité de l’exploitation
allégorique, pour une montée que désigne deux fois le même verbe : alte escendere, escendo. Celui-ci figurait déjà plus haut, en position forte :
cum uideris bonos uiros acceptosque diis
laborare, sudare, per arduum escendere [...] (Prov. 1, 6)[Sen.Prov.1,6].
On le retrouve dans le De uita
beata peu avant l’allusion à Phaéton : quid mirum si non escendunt in altum ardua aggressi ? (20, 2)[Sen.VB.20,2][71].
Mais surtout ce verbe clôt le développement du De tranquillitate animi. Il a paru le mieux adapté pour évoquer
l’ascension sublime[72].
« Le sublime est la résonance d’une grande âme »
ou « de la grandeur d’âme »,ὕψος
μεγαλοφροσύνης
ἀπήχημα (Subl. 9, 2)[Subl.9,2]. C’est du fait de la cogitationum magnitudo que se soulève
l’âme de Sérénus. L’idée, partout implicite dans la réponse de Sénèque, est
explicitée avant tout par les expressions négatives : cum uulgaria et solita contempsit, desciscat oportet a solito. Celles-ci ont, dans le De prouidentia, leur exact répondant (non per secura uadendum, humilis et inertis est tuta sectari)
pour exprimer ce que rejettent la uirtus
et le generosus adulescens.
Les
seuls thèmes présents dans le De
tranquillitate animi à ne pas avoir leurs équivalents sont ceux de la
présence divine (diuino instinctu) et
de l’« autre voix » (ore iam
non meo, grandius ore mortali).
Le premier n’aurait guère sa place ici, puisque nous sommes déjà transportés
dans le monde divin. Bien plus, un mortel fait la leçon à un dieu – ce qui
est moins étonnant dans un traité où la possibilité d’un tel bouleversement de
la hiérarchie sera bientôt évoquée[73].
Quant au « chant » inspiré (cecinit),
un retour au Traité du Sublime
invitera à se demander s’il n’est pas le fait de Sénèque lui-même.
3.5. « Extase » et raison
On est exposé à un double danger, quand on parle du Traité du Sublime : soit prendre au
pied de la lettre, sans tenir compte des atténuations, toutes les expressions
de ferveur, soit – on l’a fait plus rarement et avec peu de
pertinence – édulcorer et banaliser. On doit rappeler que l’auteur a
également mis en garde, dès le début, les tenants de ces deux positions extrêmes.
La polémique du chapitre 2[Subl.2,1-3] vise
ceux qui affirment que « le sublime est inné et ne se transmet pas par
l’enseignement » et qui refusent par conséquent toute méthode : c’est
en s’opposant à ceux-là que le Pseudo-Longin développe tout ce qui concerne les
trois dernières sources, fournissant « une définition des stratégies
sémiotiques produisant chez le lecteur ou l’auditeur l’effet de
Sublimité »[74]. On
opposera d’autre part à l’interprétation réductrice la polémique du
chapitre 8[Subl.8,1-4], contre ceux qui
n’admettent pas le πάθος parmi
les sources du sublime, c’est-à-dire ceux qui, comme Cécilius, veulent tout
ramener aux préceptes techniques. Le chapitre 16 permet de bien saisir la
double exigence du Traité[Subl.16,2-4].
Alors que Démosthène paraît « tout à coup comme animé d’un souffle divin
et, pour ainsi dire, possédé par l’esprit de Phébus » (16, 2), une
objection lui vient à l’esprit : « pour y parer, immédiatement, il
mesure comme à la règle et choisit ses mots avec sûreté, montrant par son
exemple que, même dans l’emportement de l’imagination, l’empire sur soi-même
est nécessaire (κἀν
βακχεύμασι
νήφειν
ἀναγκαῖον·) »
(16, 4 ; cf. 2, 3). Contradiction ? Certainement pas
– sinon pour les esprits systématiques. Que dons naturels et réflexion
soient pareillement nécessaires, qui en douterait ? Le Pseudo-Longin
concentre son attention sur les natures exceptionnelles qui accèdent
mystérieusement – ou divinement – au niveau du génie ; il
n’oublie pas pour autant la raison[75].
La formule le plus souvent citée pour proclamer
l’« irrationalisme » du Traité
est peut-être celle qui le rapproche le plus de la rhétorique classique de son
temps. Elle définit l’effet du Sublime : « Ce n’est pas à la
persuasion (πειθώ) que le sublime
mène l’auditeur, mais au ravissement (εἰς
ἔκστασιν). »
Évitons d’abord une confusion assez courante sur le terme
« persuasion » ou ses équivalents : pour Aristote, les moyens de
persuader (πίστεις)
sont à la fois les moyens logiques et les moyens affectifs, êthos et pathos ; πειθώ
ne renvoie ici qu’aux moyens logiques. L’auteur reprend ensuite la distinction
qu’on exprime plus clairement en usant des termes latins : le sublime
l’emporte sur ce qui ne vise qu’à docere
(τὸ
πιθανόν) ou à delectare (τὸ
πρὸς χάριν) (1, 4)[Subl.1,4]. On est bien dans le domaine du mouere ou du pathos. Mais il ne s’agit plus ici du πάθος
« en amont », celui de l’écrivain que visite la Muse, mais du pathos traditionnel de la rhétorique, la
passion suscitée chez le lecteur ou l’auditeur, à l’extrémité humaine de la
chaîne aimantée. Si on voit à juste titre dans la référence à l’ekstasis un recours à
l’« irrationalité », il importe de rappeler que Quintilien, quand il
en vient au pouvoir des adfectus, est
encore plus explicitement « irrationnel »[76] :
Vbi uero animis iudicum uis adferenda est et ab ipsa ueri
contemplatione abducenda est, ibi proprium oratoris opus est. (Quint., Inst., 6, 2, 5[Quint.Inst.6,2,5])
Faire violence à l’esprit des juges et le détourner de la
contemplation de la vérité, voilà quel est proprement le rôle de l’orateur.
(Quint., Inst.,
6, 2, 5[Quint.Inst.6,2,5])
Les images, moins originales peut-être, ne manquent pas de
force[77] :
Sicut amantes de forma iudicare non possunt, quia sensum
oculorum praecipit animus, ita omnem ueritatis inquirandae rationem iudex
omittit occupatus adfectibus ; aestu fertur et uelut rapido flumini
obsequitur. (Quint.,
Inst., 6, 2, 6[Quint.Inst.6,2,6])
De même que les amants ne peuvent plus juger de la beauté,
parce que le sentiment passe avant ce qui s’offre à leur vue, le juge, quand
les émotions ont pris possession de lui, perd toute capacité de raisonner en
vue de rechercher la vérité : il est emporté par la passion et se laisse
aller pour ainsi dire au torrent qui l’entraîne. (Quint., Inst., 6, 2, 6[Quint.Inst.6,2,6])
Chez Quintilien comme chez le Pseudo-Longin est affirmée la
puissance irrésistible d’une parole en face de laquelle l’auditeur n’est plus
capable de raisonner. La différence est dans l’usage qui est fait de cette ekstasis. Quintilien parle des passions
bien définies que l’avocat suscite, « colère, faveur, haine, pitié »,
et grâce auxquelles – on ne saurait le dire plus nettement –il
détourne le juge de la vérité. Le Pseudo-Longin, lui, parle de τὸ
θαυμάσιον,
étonnement et admiration, terme qui convient autant à la poésie qu’à
l’éloquence ; l’effet recherché n’est pas forcément celui, utilitaire, de
gagner une cause, il est de produire un certain type de beauté
« fulgurante ». Il n’apparaît pas comme l’adversaire de la
vérité : il a au contraire vocation à la servir et à lui conférer toute sa
splendeur[78], bref à
trouver sa place dans une rhétorique philosophique qui n’hésite pas à prendre
Platon pour garant.
C’est à partir de là, semble-t-il, qu’on peut définir le
projet de Sénèque avec cette brève irruption de la tragédie dans un traité
philosophique : susciter la stupéfaction du lecteur par le paradoxe que
constitue l’exaltation d’un héros universellement décrié, ébranler les
certitudes banales du vulgaire, le faire sortir d’une médiocrité qui est celle
des propos du Soleil, comme des chœurs de la tragédie. Ce n’est certainement
pas à la raison que Sénèque s’adresse ici. Mais, M. Armisen-Marchetti le
rappelle avec une parfaite netteté, « poésie comme rhétorique sont
irrationnelles, ou à tout le moins a-rationnelles »[79].
Parler de rhétorique philosophique permet de répondre aux
critiques qu’on était tenté d’adresser à Sénèque. La rhétorique enseigne à
prendre en compte l’auditeur ou le lecteur. Le lecteur par excellence d’un
traité est évidemment le dédicataire : de même qu’il ne s’exprime pas de
la même façon selon qu’il s’agit de consoler de nobles femmes ou un affranchi
impérial, Sénèque n’usera ni des mêmes thèmes ni du même ton dans le De clementia pour Néron et dans le De prouidentia pour Lucilius. Ce dernier
est un homme de sens rassis : l’exaltation paradoxale de Phaéton peut lui
fouetter le sang, mais il ne risque pas de prendre là une leçon
d’irresponsabilité. On hésite à faire appel à la chronologie quand on étudie
une œuvre de Sénèque, tant celle-ci est incertaine. Si le De prouidentia date du début de 63, au moment où les dangers
s’accumulent, et si le philosophe est lui-même le uir bonus qui doit faire face aux épreuves[80],
ce texte apparaît comme une sorte de méditation lyrique, propre à susciter chez
son ami une « extase » où admiration et émulation ont leur place.
Quoi qu’il en soit, c’est mal prendre le texte que de raisonner « à
froid » sur les conséquences de l’aventure de Phaéton pour l’humanité. Le
morceau intervient en clausule, à la fin d’un long développement[81].
Le lecteur, avatar de Lucilius, étourdi, entraîné, n’a pas le temps de se
reprendre avant qu’une question nouvelle relance un discours philosophique
raisonné. Celui-ci s’achèvera sur un morceau sans doute plus audacieux encore,
sans qu’il soit nécessaire à Sénèque de φοίβαζειν,
une prosopopée du Deus lui-même.
4. Conclusion
On a eu affaire ici à des passages exceptionnels où les
citations poétiques ne servent pas seulement à illustrer la pensée de Sénèque,
mais où un contact concret, vivant, s’établit entre la personnalité de deux
écrivains. Dans le premier cas, Sénèque réagit en critique devant un texte qui
le déçoit ; dans le second, il ne songe pas à critiquer le texte d’Ovide,
mais se l’approprie, sans hésiter à le modifier, pour s’exprimer lui-même plus
en poète qu’en philosophe. Chaque fois les valeurs motivant les jugements ont
paru conformes à celles que met en avant le Traité
du Sublime. L’exigence de la grandeur d’âme aussi bien dans la littérature
que dans la vie morale est un trait commun : c’est là un fait largement
admis, ce qui ne doit pas faire oublier l’originalité d’une telle conception[82].
Le rôle positif attribué au pathos, à
l’impetus
– « enthousiasme », dans son sens moderne, ne convient pas si
mal – faisait sans doute davantage difficulté pour Sénèque : ni la
sympathie qu’il suppose avec l’élan dévastateur du déluge, ni la
quasi-identification à Phaéton ne permettent une parfaite adéquation entre
esthétique et morale. Il paraît difficile d’échapper à l’explication la plus
simple : Sénèque a bien connu et pratiqué le Traité. Ainsi le texte surprenant qui conclut le De tranquillitate animi ne paraît-il
plus isolé.
A. Setaioli, s’il admet que Sénèque « a connu la
doctrine du Sublime », affirme qu’on ne peut parler d’une « adhésion
méditée et cohérente »[83].
Nous exprimerions les choses différemment. Les termes de « doctrine »
et d’« adhésion » gênent en matière d’esthétique et de goût
littéraire, car ils suggèrent une démarche purement intellectuelle et
délibérée, voire une véritable conversion. « Le beau plaît sans
concepts », dit un autre philosophe qui a lui aussi pratiqué le Traité. La seule doctrine à laquelle
adhère Sénèque est celle des Stoïciens. Mais il paraît d’autre part hautement
vraisemblable qu’il a trouvé dans le Traité
un ensemble d’affirmations et d’analyses qui lui convenaient, qui s’accordaient
à ses goûts littéraires et à ses penchants propres, qui lui permettaient de
mener à leur sujet une réflexion approfondie – et qu’il en a tiré parti.
Le rôle que lui a attribué la fortune dans le fonctionnement du monde romain ne
l’a pas empêché d’écrire des poemata ;
il n’eût pas été conforme à ce rôle de consacrer du temps à l’analyse et à la
critique de la poésie[84].
Aussi bien n’est-ce qu’occasionnellement qu’il s’en préoccupe, dans des lettres
à son ami le plus proche, poète lui-même. Sans doute constate-t-on alors qu’il
n’y a pas une totale cohérence entre son engagement philosophique et ces
conceptions platonisantes, entre le philosophe et l’artiste. Jamais,
pourrait-on dire, un esprit supérieur n’est tout d’une pièce – Sénèque
moins que quiconque. Cette tension même, qui garde du sectarisme, contribue à
la complexité et à la richesse d’une œuvre.
[1] A.-M.
Guillemin, « Sénèque directeur d’âmes : 3. Les théories
littéraires », Revue des études
latines, 32, 1954, p. 268 et suiv.
[2] A. Michel,
« Rhétorique, tragédie, philosophie : Sénèque et le sublime », Giornale italiano di filologia, 21,
1969, p. 257.
[3] J. Bompaire,
« Le pathos dans le Traité du Sublime », Revue des études grecques, 86, 1973,
p. 342-343.
[4] M.
Armisen-Marchetti, « Sapientiae
facies ». Étude sur les images de Sénèque, Paris, Les Belles Lettres,
1989, p. 53-54.
[5]
Id., « Pline le Jeune et le Sublime », Revue des études latines, 68, 1990, p. 88-98.
[6] F. Delarue,
« Le Sublime et Pline, Ep. 9,
26 », in L. Nadjo et E. Gavoille (éd.), Epistulae Antiquae III,
Louvain, Peeters, 2004, p. 449-461. J’inclus dans le second courant, outre
Sénèque, Lucain, le père de Stace et Stace lui-même (voir infra), l’Eumolpe de Pétrone en figurant une caricature.
[7] G. Mazzoli, Seneca e la poesia, Milan, Ceschina,
1970, p. 47-59 ; id., « Seneca e la poesia », in Sénèque et la prose latine. Entretiens de la Fondation Hardt, 36,
1989, p. 177-217. Voir aussi du même auteur « Seneca e il
Sublime », in Dicibilità del Sublime,
Udine, Campanotto, 1990, p. 89-97.
[8] A. Setaioli, « Seneca e lo
stile », Aufstieg und Niedergang der
Römischen Welt, II, 32 (2), 1985, p. 803, note 153 (à propos de N .Q. 1, pr. 17)[Sen.NQ.1,pr.17]. De
façon générale, « les théories littéraires de Sénèque n’ont pas une
autonomie propre, mais représentent simplement un aspect de sa pensée
éthique » (p. 821). Voir aussi du même auteur « Duo messe a
punto senecani : 2. Seneca e il sublime », Prometheus, 17, 1991, p. 144-154.
[9] A. Setaioli, Facundus Seneca : aspetti della lingua e dell’ideologia senecana,
Bologne, Pàtron, 2000, p. 253. Le texte de Sénèque sera cité infra, à propos de Phaéton.
[10] Sur cette
conception, U. Eco, « Sur le style », in Sur la littérature (trad. de Sulla
letteratura), Paris, Grasset, 2003, p. 223-228. Eco se réfère
précisément au traité dans une polémique contre des partisans modernes de
l’« extase » ou de l’« orgasme » en littérature.
[11] Sen. Rh., Contr. 2, 2, 12[Sen.Contr.2,2,12] ; 5, 5, 17[Sen.Contr.5,5,17] ;
Quint. 4, 1, 77[Quint.Inst.4,1,77] ; 10,
1, 88[Quint.Inst.10,1,88] et 98[Quint.Inst.10,1,98].
[12] C’est ainsi
que, dans l’histoire de Céyx et d’Alcyone (Mét. 11,
vers 410-748[Ov.Met.11,410-478]), ne sont
retenues que les plaintes de l’héroïne métamorphosée. On évoque souvent les
pleurs des Héliades, mais Stace ironise sur le caractère trop détaillé de leur
métamorphose (Silv. 5, 3,
vers 85-86[Stat.Silv.5,3,85-86]).
[13] F. Delarue,
« L’imitation sublime », in L’intertextualité.
Colloques d’Albi : langages et signification,
24, 2004, et particulièrement p. 151-153.
[14] Traduction
H. Lebègue, parfois modifiée.
[15] G. Mazzoli,
Seneca e la poesia, op. cit.,
p. 244.
[16] F. Delarue,
Stace, poète épique. Originalité et
cohérence, Louvain, Peeters, 2000, et particulièrementp. 18-22. Chez
Stace, oestrus, furor, amentia,
transposent en latin la μανία
du Traité.
[17] On sait que
cette formule est constamment citée pour présenter Ulysse comme le modèle du
grand style : voir entre autres Sénèque, Ep. 40, 2[Sen.Ep.40,2].
[18] Cette
figure « consiste à feindre que le poète “opère lui-même les effets qu’il
chante” comme lorsqu’on dit que Virgile “fait mourir” Didon »
(G. Genette [citant Fontanier], Figures III, Paris, Seuil, 1972,
p. 244). Au paragraphe précédent, on voit Homère marcher au combat avec
ses héros, συνεμβαίνειν.
[19] L’idée
d’une rivalité avec Homère est également suggérée ailleurs dans cette pièce des
Silves : vers 24-27[Stat.Silv.5,3,24-27] ; 159-161 (Tu par adsuetus Homero / ferre iugum senosque pedes aequare solutis
/ uersibus et numquam passu breuiore
relinqui)[Stat.Silv.5,3,159-161] ; voir
61-63[Stat.Silv.5,3,61-63]. Sur le piètre usage
que Pline le Jeune tente de faire de la même image, voir F. Delarue,
« Le sublime et Pline, Ep. 9,
26 », in L. Nadjo et E. Gavoille (éd.), Epistulae Antiquae III »,
op. cit., p. 455-456.
[20] E. Cizek, L’époque de Néron et ses controverses
idéologiques, Leyde, Brill, 1972, et particulièrement p. 60-64.
[21] F. Delarue,
Stace, poète épique, op. cit.,
p. 22-33.
[22] Voir
J. Bompaire, art. cité,
p. 335-337.
[23] Le but de
Quintilien est de former un très bon avocat, celui du Pseudo-Longin, d’indiquer
la voie pour l’orateur sublime. Aussi les exemples du second, empruntés à
Démosthène et à Hypéride (9-11)[Subl.15,9-11],
sont-ils moins clairs pour nous.
[24] Voir 6, 2,
65 : Qui obscurare uult, narrat
falsa pro ueris, et in his quae narrat debet laborare ut uideantur quam
euidentissima[Quint.Inst.6,2,65] (euidens est la traduction d’ἐναργής). L’un des avantages pour
l’orateur à être un uir bonus est
qu’on le croit, même quand il ment (12, 1, 11-12[Quint.Inst.12,1,11-12]).
[25] Suit ce
qu’imagine Quintilien lui-même et qui dénote quelque salacité.
[26] Leurs plus
belles qualités sont τὸ
ἔμπρακτον καὶ
ἐνάληθες,
« efficacité et vraisemblance » et l’auteur se moque de ceux qui,
comme les poètes, « voient les Érinyes » (15, 8)[Subl.15,8].
[27] Les φαντασίαι
de la tragédie sont de deux types : soit le personnage voit ou croit voir
ce qu’il décrit – Oreste, Cassandre –, soit un témoin
– particulièrement un messager – rapporte ce qu’il a vu ou entendu.
[28] Sur le
déluge chez Ovide et Sénèque, voir surtout R. Degl’Innocenti Pierini,
« Seneca, Ovidio e il diluvio », in Tra Ovidio e Seneca,
Pàtron, Bologne, 1990, p. 177-210. Ce chapitre comporte deux
parties : la seconde, « Seneca emulo di Ovidio »,
p. 193-210, étudie les échos de Sénèque dans l’ensemble du morceau ;
c’est surtout la première, « Seneca “critico” », p. 177-192, qui
nous intéressera, quand nous en viendrons aux jugements sur Ovide.
[29] O. Gigon,
« Senecas Naturales
Quaestiones », in Sénèque et la
prose latine. Entretiens de la
Fondation Hardt, 36, 1989, p. 333.
[30] Il s’agit
bien de rendre le lecteur beneuolum
– c’est-à-dire ici, concerné par la question –, adtentum, docilem. La conclusio de grand effet, qui est aussi
celle du livre, sera tout aussi clairement marquée (30, 7-8) : Anatole
France semble s’en être inspiré pour la fin de L’Île des pingouins.
[31] Voir aussi
18, sur les interrogations.
[32] Nous
renvoyons bien entendu, sur ce passage, à l’important article de
R. Degl’Innocenti Pierini cité note 28. Voir aussi F. Delarue, Stace, poète épique , thèset, Université
La Sorbonne-Paris V, 1990, et particulièrement p. 818-819 :
en-dehors de cette mention nécessaire, le titre Stace, poète épique renverra toujours, dans ces notes, au livre de
2000. On ne manquera pas de signaler les nombreux points où nous sommes
d’accord avec la critique italienne, ou la suivons. Le seul point véritable de
désaccord concerne une certaine rigidité dans l’abstraction, qu’il s’agisse
d’attribuer – à la suite de G. Mazzoli – un sens technique à lasciuia (« esuberanza
espressiva ») ou de se référer – tout en assimilant lyrisme et
élégie – à une prétendue « legge inderogabile dei generi » (voir
surtout p. 187). Nous attribuons un rôle nettement plus important, dans
les jugements de Sénèque comme de l’Anonyme, à ce qu’il faut bien appeler
intuition esthétique, voire goût.
[33] Seneca, Ricerche sulla natura, P. Parroni
(éd.), Milan, Mondadori, 2002.
[34] R.
Degl’Innocenti Pierini paraît penser à une volonté d’associer les deux
événements (op. cit., p. 178).
[35] L’idée que
le πρέπον
peut concerner aussi les pensées et l’inuentio
apparaît (Cic., Or. 71[Cic.Or.71] ; Quint. 11, 1, 7[Quint.Inst.11,1,7]), mais n’est pas développée. Sur res et uerba chez Sénèque, voir A. D. Leeman, Orationis ratio, Amsterdam,
A. M. Hakkert, 1963, p. 265-266.
[36] Contra, A. Setaioli, qui voit là une
concession à « la théorie aristotélicienne et en même temps “classique” de
la convenance » : « Seneca et lo stile », art. cité,
p. 829.
[37] R.
Degl’Innocenti Pierini, op. cit.,
p. 182 : une mise au point précise sur l’expression imaginem concipere chez Quintilien (de
qui on a rencontré supra l’expression
imagines concipere, 6, 2, 31[Quint.Inst.11,1,7]) et Sénèque, p. 181-183. Très
significatifs les emplois de l’expression pour désigner la conception de
l’orateur idéal par Cicéron (Quint. 1, 10, 4[Quint.Inst.1,10,4]),
du sage accompli des Stoïciens (Sen., Const. 7,
1[Sen.Const.7,1]).
[38] Loups et
lions paraissent oubliés à la fin du texte. Les critiques ont de même blâmé,
dans l’Énéide, l’épisode du cerf de
Silvia, comme leue nimisque puerile
(Macr. 5, 17, 2[Macr.Sat.5,17,2]) : dans
l’épisode correspondant de la Thébaïde,
le craintif animal fait place à des tigres apprivoisés. Dans les deux textes,
les ἀπίθανα
viennent seulement renforcer le jugement négatif (voir R. Degl’Innocenti
Pierini, op. cit., p. 188).
[39] Sur cette
interpellation voir R. Degl’Innocenti Pierini qui rapproche Subl. 4, 2[Subl.4,2]
(op. cit., p. 179-180).
[40] Sur
l’opposition entre pathos et êthos, claire si on considère aussi les
exemples – et non pas seulement définitions ou développements
théoriques –, voir F. Delarue, Stace,
poète épique, op. cit., p. 195-197 : il y a un rapport
entre pathos et tragédie, êthos et comédie, Quint. 6, 2, 20[Quint.Inst.6,2,20] à rapprocher de Subl. 9,
15[Subl.9,15].
[41] Le terme
propre, ὑψηλός,
n’est pas employé dans ce passage, mais il est appliqué ailleurs à Euripide
(40, 2[Subl.40,2] et 3[Subl.40,3]).
[42] On allègue
parfois Panétius. Si une telle conception de la grandeur d’âme en littérature
remonte à lui, il est surprenant qu’elle n’ait pas laissé de traces « manifestes » chez Cicéron.
[43] G. Mazzoli,
Seneca e la poesia, p. 45.
[44] R. Degl’ Innocenti Pierini, op. cit., p. 180-181.
[45] G. Mazzoli
cite le texte, p. 49-50, sans conserver nunc non fuit [...] sancta.
[46] A. Traina, Lo stile « drammatico » del
filosofo Seneca, Bologne, Pàtron, 1974, p. 93-95. On peut comparer le
fameux non pareo deo, sed adsentior (Ep. 96, 2)[Sen.Ep.96,2].
[47] Voir P.
Grimal, Sénèque ou la conscience de
l’Empire, Paris, Les Belles Lettres, 1978, p. 25-26 (rôle de l’impetus, ὁρμή) ;
332-333 (de l’impetus aux constantiae, εὐπάθειαι,
ou aux passions).
[48] Voir A.
Michel, art. cité, p. 256, note 30.
[49] Tout dépend
en fait de l’importance accordée à la poésie : on peut évidemment dénier
toute valeur à cet art d’agencer de façon agréable, ad uoluptatem, les sons et les mots.
[50] F. Delarue,
Stace, poète épique, op. cit.,
p. 420-454.
[51] Les
atténuations qui figurent dans les exemples qu’on vient de citer, quasi et quodam, aliquo, ueluti, se retrouvent dans le passage le
plus provocant du Traité, 8, 4, avec ὥσπερ
et οἰονεί[Subl.8,4]
(voir 16, 3 : καθάπερ
et οἰονεί)[Subl.16,3]. Sur ces atténuations, voir 32, 2-4[Subl.32,2-4] ; sur l’usage de l’Anonyme lui-même,
E. Matelli, Dionigi Longino. Il
Sublime, Milan, Risconi, 1988, p. 38-41.
[52] Les lacunes
nous privent de certaines précisions sur ce qu’ilentend exactement par passion
(voir J. Bompaire,op.cit.,
p. 335-337).Faut-il penser au θυμός
platonicien ? Sont en effet exclues dans ce passage les passions basses,
telles que « les lamentations, l’affliction, la peur ».
[53] R.
Degl’Innocenti Pierini, op. cit.,
p. 190, note 29.
[54] Seul, parmi
les éditeurs récents, R. J. Tarrant retient chez Ovide erat. On se souvient que le poète disait
du vers de Varron de l’Atax, omnia noctis
erant placida composta quiete, qu’il eût été meilleur réduit à omnia noctis erant (Sen. Rh., Contr. 7, 1, 27)[Sen.Contr.7,1,27].
[55] Voir R.
Degl’Innocenti Pierini, op. cit.,
p. 202-206.
[56]
Sirius est un des chevaux du Soleil.
[57]
Subl. 13, 1[Subl.13,1]
(citation de Platon, Rép. 9,
586 a[Pl.R.9,586a]) et 44, 8[Subl.44,8].
[58] Pense-t-il
déjà à Phaéton ? Certaines expressions peuvent le faire penser (non erit illi planum iter : sursum
oportet ac deorsum eat [...] ;
contra fortunam illi tenendus est cursus).
Pourtant la fin du développement indique que les obstacles seront
surmontés : sed quae molliat et
complanet ipse.
[59] Seul,
Lucrèce le qualifie de magnanimum
Phaetonta (5, 401)[Lucr.5,401]. Il semble que
son sort était cité comme un avertissement pour les tyrans (voir ad Pol. 17, 3) :
R. Degl’Innocenti-Perini, « Caligola come Fetonte », in Tra Ovidio e Seneca, p. 251-270.
Moins convaincant, L. Duret, « Néron-Phaéton ou la témérité
sublime », Revue des études latines,
66, 1988, p. 139-155.
[60]
L. Duret, art. cité, p. 146.
[61]
M. Armisen-Marchetti, op. cit., p. 261-262.
[62]
Cum [...] Pyrenaeum et Alpes [...]
aegre sub armis eniterentur, Hist. 1, 23[Tac.H.1,23].
[63] R. J.
Tarrant choisit au vers 66 fit timor
et trepidat : simples
constatations à l’indicatif, plutôt qu’intensification par la consécutive (à
tel point que…). Quoi qu’il en soit en ce qui concerne Ovide, Sénèque ne
pouvait que préférer le subjonctif.
[64] On pense au
superbe affrontement entre Électre et Clytemnestre dans Agamemnon (953-980)[Sen.Ag.953-980].
Voir en particulier 967-968 : Clyt. :
Redde nunc natum mihi. El. : Et tu parentem redde.
[65] A. Traina, op. cit., p. 28.
[66] Médée, qui
souligne leur parenté (cognato Phaethonte,
Med., vers 827)[Sen.Med.827], demande au Soleil, dans la scène
initiale, qu’il lui accorde le même destin et qu’elle puisse consumer ainsi
Thèbes (vers 32-36)[Sen.Med.32-36].
[67]
F. Dupont, Médée de Sénèque ou comment
sortir de l’humanité, Paris, Belin, 2000, p. 6.
[68] La citation
est encadrée par deux autres, l’une d’un poète grec, l’autre tirée du fameux Problème 30 d’Aristote.
[69] F. Delarue,
« Le sublime et Pline », in L. Nadjo et E. Gavoille (éd.), Epistulae Antiquae III, op. cit.,
p. 94-95.
[70] L’adjectif
latin sublimis n’a pas de vocation
particulière à traduire ὑψηλός :
ibid., p. 452-453.
[71] Voir aussi V. B. 15, 5[Sen.VB.15,5] ;
H. F., vers 21-22[Sen.HF.21-22]. On remarque la fréquence d’arduus (voir in arduo positum, dans le De
tranquillitate animi), qui ouvre ici le texte d’Ovide. L’adjectif qui
associe hauteur et difficulté prend plusieurs fois clairement la valeur d’ὑψηλός chez Stace :
F. Delarue, Stace, poète épique,
op. cit., p. 30-32.
[72] Le préverbe
prend donc la même valeur d’achèvement que dans efficio, edoceo ou le
paradoxal emorior. Voir in caelum uideretur escendere (clausule d’une période, référence au Phédon), Cic., Tusc. 1, 71[Cic.Tusc.1,71].
[73] Ferte fortiter. Hoc est quo deum
antecedatis, ille extra patientiam malorum est, uos supra patientiam ;
« Supportez vaillamment [les maux]. C’est par là que vous pouvez surpasser
Dieu : lui est à l’abri des maux, vous, supérieurs aux maux » (Prov. 6, 6)[Sen.Prov.6,6].
[74] U. Eco, op. cit., p. 224.
[75] De même,
dans la lettre 40[Sen.Ep.40,2-8], Sénèque
déclare que l’oratio du philosophe,
de même que sa pronuntiatio, doit
être « réglée », composita
(40, 2 et 4). Un dialogisme s’ébauche alors, limitant l’affirmation : Quid ergo ? non aliquando et
insurget ? – Quidni ? sed salua dignitate morum (Id., 8). La pondération ne va pas sans
quelque exaltation.
[76] Voir F.
Goyet, préface de la traduction du Traité
du Sublime par Boileau, Paris, Le Livre de poche, 1995, p. 15. C’est à
peu près là notre seul point de rencontre avec un texte d’une assurance
déconcertante.
[77]
Les contextes pourraient être comparés de façon plus détaillée.
[78] Voir 1,
2 : « Il eut raison, celui qui déclara que ce qui nous rapproche des
dieux, c’est la bienfaisance (εὐεργεσίαν)
et la pratique de la vérité (ἀλήθειαν) »[Subl.1,2]. Ce n’est évidemment pas un hasard si, parmi
les orateurs, les deux seuls à être loués sont les défenseurs de la liberté,
Démosthène et Hypéride. Voir aussi A. Michel, art. cité, et
particulièrement p. 248-250.
[79] Discussion
de G. Mazzoli, « Seneca e la poesia », in Sénèque et la prose
latine…, op. cit., p. 214.
[80] P. Grimal, op. cit., p. 298-302.
[81] On a déjà
remarqué dans le texte, lui aussi particulièrement soigné, des Questions naturelles l’importance de ces
clausules et, il est remarquable que, dans les deux citations d’Ovide, le
dernier vers soit modifié de façon à clore le morceau sur une image frappante.
[82]
L’opposition sur ce point avec Pline le Jeune est on ne peut plus nette.
[83] A.
Setaioli, Facundus Seneca, op.
cit., p. 248, note 68.
[84] C’est avant
tout à la poésie qu’il faut penser ici, alors que le Pseudo-Longin souligne que
le sublime ne concerne pas moins la prose. Mais le texte du De prouidentia fait penser que la
distinction n’est pas si absolue.
Citer cet article : Fernand Delarue, « Sénèque lecteur d’Ovide et le Traité du Sublime, Interférences Ars Scribendi, numéro 4, mis en ligne le 23 novembre 2006, http://ars-scribendi.ens-lsh.fr/article.php3?id_article=44&var_affichage=vf
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