Je remercie du fond du cœur Christian Nicolas et Bruno
Bureau pour avoir relu et corrigé le texte français de mon article.
Le champ sémantique de bois-forêt
dans les langues indo-européennes est un des plus complexes et mystérieux à
notre connaissance, dépourvu qu’il est d’une délimitation exacte de signifié
entre les termes qui en font partie. Cela est bien connu depuis un siècle
surtout à propos des noms de chaque essence, grâce au malencontreux
« argument du hêtre ». La situation n’est pourtant différente pour ce
qui regarde l’hyperonyme du champ sémantique, à savoir le terme – ou bien les termes – pour
« forêt » : s’il a existé une racine indo-européenne pour
« arbre », il n’en a existé aucune pour « forêt », car il
semble que tous les peuples indo-européens aient eu recours à des racines
particulières, issues de champs sémantiques adjacents, de termes hyponymes ou
enfin du substrat pré-indo-européen – ce qui s’est passé, semble-t-il,
avec le latin et le grec. Les langues indo-européennes modernes, soit
néo-latines ou germaniques, en portent encore la marque dans les différentes
segmentations du continuum de
signifié qui part de la matière des arbres pour arriver à l’ensemble des
arbres, en d’autres termes de legno à
bosco, de Holz à Wald, de bois à forêt, mais j’aurais pu dire aussi « de wood à wood » ou, mieux encore, dans un milieu francophone,
« de bois... à bois » !
Cela aussi est bien connu[1]
et tous les savants connaissent la double traduction latine du terme ὕλη,
notamment materia quand il s’agit de
« matière des arbres » et silva
quand il s’agit de « ensemble d’arbres » : toutes les données
sont disponibles dans les dictionnaires et je ne veux pas ennuyer en répétant
maintenant une differentia verborum
déjà canonisée dans le corpus
glossariorum[2].
Dans ce cadre général, ainsi défini et apparemment clair,
l’argument de mon exposé se borne aux témoignages qui contredisent ces rapports
de traduction ὕλη-materia-silva et qui
produisent quelques intéressants courts-circuits entre les trois termes. Nous
verrons que parfois silva envahit le
domaine de materia et que cela se
passe pour deux raisons différentes, qui, à leur tour, nous aident à comprendre
mieux la distance profonde qui réside entre ὕλη
en grec et silva en latin.
Les deux éléments qui bouleversent le rapport de traduction
sont l’étymologie et la métaphore. Voyons le premier. Bien qu’une notice isolée
d’Isidore de Séville joigne silva à ξύλον[Isid.Et.17,6,3s.][3],
la doctrine étymologique des anciens voyait d’ordinaire silva comme doublet latin de ὕλη :
cela signifie que le rapport ὕλη-silva, à différence de ὕλη-materia, n’était pas seulement un
parallèle dans l’usage pratique de deux termes dans deux langues
apparentés ; il dévoilait, de surcroît, l’identité intime des deux termes,
une identité phonétique, bien sûr, mais donc sémantique aussi et quasi
philosophique, du point de vue de l’étymologie stoïcienne favorisée par les
Anciens.
Le côté de l’identité phonétique est attesté par l’épitomé
de Festus au De verborum significatu
de Verrius Flaccus([Fest.370,20s.L.s.v.suppum]) :
Suppum
antiqui dicebant quem nunc supinum dicimus ex Graeco, videlicet pro
adspiratione ponentes <S> litteram ; ut cum idem ὕλας dicunt et nos silvas ; item ἕξ sex et ἑπτά septem.
Les anciens appelaient suppum
ce que nous disons supinum, venant du
grec, sans doute en plaçant la lettre « s » à la place de
l’aspiration ; de la même
façon, ils disent ὕλας
et nous silvas ; encore, ils disent ἕξ pour sex et ἑπτά pour septem.
Il s’agit, je le dis en passant, de l’étymologie commune de silva-ὕλη
qui a joui d’un crédit particulier jusqu’au debout du
XXe siècle et qui a produit une grande quantité – une forêt –de racines hypothétiques pour les deux termes – et pour ξύλον
aussi –, toutes racines fichées par les vocabulaires de
A. Walde-Hofmann ou de É. Boisacq[4].
Pour passer du niveau phonétique de départ au sémantique il
faut avoir recours à d’autres sources : dans des passages où le rapport,
disons, opératif ὕλη-materia est au premier plan, Saint Augustin, Macrobe et Servius
témoignent, à y bien regarder, de l’existence d’une liaison plus profonde et
véridique ὕλη-silva[Aug.C.Felicem18] :
Hylen dico
quandam penitus informem et sine qualitate materiem, unde istae quas sentimus
qualitates formantur [...] hinc enim et silva graece ὕλη dicitur, quod operantibus apta sit,
non ut aliquid ipsa faciat, sed unde aliquid fiat.
J’appelle hyle une matière, pour ainsi dire, tout à fait informe et sans qualités,
d’où se forment ces qualités dont nous avons la perception [...] C’est
pourquoi, en effet, silva
est nommée ὕλη
en grec, car elle est appropriée pour ceux qui font des activités, pas dans le
but de faire elle-même n’importe quoi, mais afin que quelque chose soit fait à
partir d’elle.
Macrobe[5][Macr.Sat.1,22,3] :
Hunc deum [scil.Panem] Arcades colunt appellantes τὸν τῆς
ὕλης κύριον,
non silvarum dominum, sed universae substantiae materialis dominatorem
significari volentes.
Les Arcadiens vénèrent ce dieu [Pan] en l’appelant « le
seigneur de la hyle » : avec
cela, ils ne veulent pas comprendre le « seigneur des forêts », mais le dominateur de
toute la substance matérielle.
Servius[Serv.Aen.8,601] :
Arvorum pecorisque deo publica caerimoniarum opinio hoc habet,
pecorum et agrorum deum esse Silvanum. Prudentiores tamen dicunt esse eum ὑλικὸν
θεὸν, hoc est deum ὕλης.
Ὕλη autem est faex omnium elementorum, id est ignis sordidior et aer, item
aqua et terra sordidior, unde cuncta procreantur : quam ὕλην Latini materiam appellaverunt ;
nec incongrue, cum materiae silvarum sint. Ergo quod Graeci a toto, hoc
Latini a parte dixerunt.
Au dieu des champs
et des troupeaux selon l’avis général sur les cérémonies, le dieu des
troupeaux et des champs serait Silvanus. Toutefois, les plus sages disent qu’il
s’agit du
ὑλικὸς θεὸς,
c’est-à-dire du dieu de la ὕλη.
Ὕλη est la lie de tous les éléments, à savoir
comme le feu et l’air, mais plus impur, pareillement comme l’eau et la terre,
mais plus impure ; c’est de cela que tout est procrée : les Latins
définissent cette ὕλη
materia ; sans inconséquences, car
la materia vient des forêts. Donc, ce que les Grecs ont nommé
avec un terme général, les Latins le nomment d’une partie.
À noter tout d’abord dans ce dernier passage l’opposition publica caerimoniarum opinio vs. rudentiores : ceux qui proposent ὑλικός
sont le groupe limité des savants, qui reconnaissent dans les vers de Virgile
les allusions à la théologie mystique et néo-platonicienne, tandis que la
multitude des naïfs identifie tout simplement Silvanus avec le dieu des troupeaux et des champs. Cette découverte
de valeurs mystérieuses n’est pourtant, en effet, rien d’autre qu’une
traduction savante et « étymologique » : et nous voilà au
deuxième aspect à noter dans ce passage : l’entier (a toto) n’est que ὕλη en
tant que « forêt » et la part (a
parte) n’est que materia en tant
que « bois de construction » : le terme grec, même quand il est
utilisé dans le sens de materia, ne
perd pas, selon Servius, les liens avec le signifié originel de
« forêt » et donc avec silva.
Le saut est très court pour éliminer enfin le tertium comparationis de materia et pour présenter le rapport
philosophique ὕλη-silva sans intermédiaire : nous le voyons très bien chez
Servius toujours[Serv.Aen.1,314][6],
mais plus encore dans le commentaire au Timée platonicien de Calcidius, le
texte qui canonise silva dans le sens
philosophique de « matière ». Je ne veux pas m’étendre en suivant le
cours de cet usage dans son commentaire et dans la philosophie médiévale,
débitrice de Calcidius pour la connaissance de la physique et de la cosmologie
platoniciennes. Un excursus de
cette sorte n’aurait adjoint, d’autre part, rien au parcours sémantique que
nous avons suivi jusqu’à présent[7].
Tous les exemples que nous avons vus sont issus d’écrivains
de la latinité tardive : ainsi pourrait-on objecter que la contradiction
entre les rapports « naturels » de traduction ὕλη-materia « matière » et ὕλη-silva « forêt » que ces
passages provoquent se vérifie seulement chez eux, à l’intérieur du vocabulaire
philosophique et des étymologies savantes : donc un bref épisode curieux
dans l’histoire de la langue, rien de plus. Il est certainement vrai que
l’usage « étymologique » de silva
comme « matière » au sens philosophique se retrouve seulement chez
Macrobe, Servius, Augustin, Calcidius et dans peu d’autres textes tardifs.
Pourtant, ce serait une faute de minimiser ces témoignages et de les liquider
comme effet seulement de la décadence linguistique de la latinité tardive
– à supposer d’ailleurs qu’une telle décadence existe. Tout au contraire,
ils sont un indice des difficultés intrinsèques dans la traduction de ὕλη
en latin. Pour comprendre ces difficultés, il faut maintenant changer de
perspective, retourner en arrière dans le temps et s’adresser au deuxième des
deux éléments qui, comme on l’avait dit, bouleversent le rapport de traduction
de ὕλη en latin. Après
l’étymologie, il s’agit de la métaphore. Nous, les néo-latins, nous avons
désormais l’habitude de la métaphore de « forêt » dans le sens de
« grande quantité », « confuse multitude », enracinée dans
les langues modernes, où elle provient de silva.
Il nous peut donc sembler incroyable que le grec n’ait jamais eu recours à un
usage semblable et si « naturel » avec ὕλη ;
pourtant ce terme ne signifie jamais « grande quantité » chez les
écrivains de l’Orient grec.
Pourquoi cela ? Essayons de présenter une réponse
collationnant le développement sémantique de silva, materia et ὕλη.
Silva est un terme qu’on peut
démontrer toujours fortement lié au signifié de départ de « forêt »,
même quand il paraît dans le sens métaphorique de « jardin »,
« parc », « arbre », « ramure », « grande
quantité », « titre d’œuvres littéraires », etc. Au contraire, le
terme grec, tout comme materia, suit
une évolution selon les catachrèses suivantes[8],
qui lui permettent d’être utilisé avec des nouveaux signifiés sans aucun
rapport avec la valeur de départ : forêt > bois de
construction > matière de construction > matière
philosophique > argument de la rhétorique. Cette différence entre silva d’un côté, materia et ὕλη de
l’autre, a deux conséquences : la première conséquence est que ὕλη
– comme materia –ne peut pas tolérer un usage métaphorique (« grande
quantité ») à côté de ceux « naturels » par catachrèse, car cela
aurait engendré trop d’ambiguïté dans les usages courants. La seconde est que silva procède soit par métaphore, le
développement naturel et courant (forêt > arbre >
ramure > grande quantité), soit par métalepse, la contrainte
étymologique qui pousse le terme à envahir le champ de materia et à attribuer à soi-même des valeurs de ὕλη
dont la traduction latine naturelle et courante aurait été avec materia, non silva[9].
Cela se passe, on l’a vu, dans le vocabulaire philosophique
du latin tardif, mais aussi dans le vocabulaire – surtout
rhétorique – du latin classique et même archaïque : la démarche est
moins éclatante que celle de silva =
« matière philosophique » et elle fait beaucoup moins violence à
l’usage naturel du latin. Pourtant, c’est là que nous voyons le véritable
court-circuit sémantique, car la ligne par métaphore (silva = « grande quantité ») et celle par métalepse
(silva = « matière »)
s’entremêlent et se confondent d’une façon à mon avis unique et stimulante.
C’est là, en d’autres termes, que nous voyons les difficultés du travail de
traduction de ὕλη en latin.
Cet usage de silva
n’a rien à quoi faire avec le sens de « matière philosophique » de ὕλη,
mais avec celui de « matière », « argument »,
« sujet » dans le vocabulaire métalittéraire, une valeur du mot grec
qui naît grâce à Aristote[Ar.Met.1061b][Ar.E.N.1094b],
en même temps que la valeur philosophique.
Dans le Miles
gloriosus le jeune Pleusiclès répond à l’esclave Palestrion, qui a peur que
sa tromperie au miles puisse
rencontrer un échec[Plaut.Mil.1154-1157] :
Domi esse ad eam rem video silvai satis :
/ mulieres tres ; quartus tute’s, quintus ego, sextus senex.
/ Quod apud nos fallaciarum sex situmst, certo scio, / oppidum
quodvis videtur posse expugnari dolis.
Sur ce chapitre, la matière ne nous manque pas, à ce que je
vois : trois femmes, toi qui fais le quatrième, moi en cinquième lieu, et
sixièmement le vieillard. (Traduction CUF)
Il est très difficile d’attribuer à silva ici l’un de ses signifiés communs. Le terme, certes choisi à
cause d’une motivation formelle et phonétique – l’allitération roulante de
s- dans les quatre mots à la fin des
vers 1154-1155 –, a un sens seulement avec la valeur de
« bois », de « matière de construction ». Il s’agit donc
d’une métalepse dans notre champ sémantique, juste au commencement de la littérature
latine ! Il est pourtant difficile de croire que tout le public des
théâtres romains du III-IIe siècle avant Jésus-Christ connaissait assez
bien l’étymologie savante de silva
pour saisir complètement le calembour avec ὕλη[10] :
la plupart d’entre eux n’était pas comme les prudentiores dont nous a parlé Servius. Mais le calembour est
compréhensible aussi, bien qu’à un niveau plus simple, sans arrière-pensées
étymologiques, en restant dans le domaine du latin, notamment en jouant entre silva et materia. Le lien, tout intérieur à la langue latine, va s’instituer
entre « bois de construction »-materia
et « bois-forêt »-silva, un
lien plus intuitif que logique dans ce champ sémantique. De surcroît, même
l’interprétation métaphorique – et intuitive elle aussi – de silva en tant que « grande
quantité », « confuse multitude », aurait joué son rôle dans ce
petit court-circuit sémantique, comme nous l’avons appelé : silvai satis, en conclusion, compris en
tant que ὕλης satis par les savants, aurait sonné materiae satis et copiae
satis aux oreilles de la plupart des spectateurs de Plaute.
Chez Cicéron maître de rhétorique, silva paraît sept fois dans ce sens particulier, à l’intérieur de
trois traités oratoires (De inventione,
De oratore et Orator). On peut dire que l’usage de Cicéron est cohérent et qu’il
reproduit grosso modo celui de Plaute, dans le contexte métalinguistique
de ὕλη-materia en tant qu’« argument »,
« sujet » : il s’agit encore une fois d’une métalepse
étymologique entremêlée à l’usage métaphorique naturel.
Dans le passage le plus ancien, Cicéron parle de la confirmatio[Cic.Inv.1,34] :
Huius partis certa sunt praecepta quae in singula causarum
genera dividentur. Verumtamen non incommodum videtur quandam silvam atque
materiam universam ante permixtim et confuse exponere omnium argumentationum,
post autem tradere quemadmodum unum quodque causae genus, hinc omnibus argumentandi
rationibus tractis, confirmari oporteat.
Pour cette partie il y a des préceptes précis qui seront
classés d’après les genres de cause. Cependant il ne me semble pas inapproprié
d’exposer globalement d’abord, pêle-mêle et sans ordre, la source et la
matière première, si je puisdire,detoutescesargumentations,puis de
montrer comment il faut tirer de cet arsenal tous les types de raisonnement
pour étayer chaque genre de cause. (Traduction CUF)
Avant de passer à un examen analytique, dit-il, il vaut
mieux présenter l’argument tout ensemble et sans trop d’éclaircissements. On
peut se demander si, dans le syntagme quandam
silvam atque materiam,
c’est silva qui attire materia dans son rayon de signifié ou
bien si c’est le contraire qui se passe. Les commentateurs – de ce passage
comme des autres chez Cicéron – ont donné deux réponses différentes, en
insistant les uns sur le lien étymologique par métalepse avec ὕλη
et les autres sur les valeurs métaphoriques de « forêt »[11].
Quant à moi, je crois qu’il s’agit d’un faux problème. Dans ce cas – et
l’usage de quandam le témoigne
clairement –, Cicéron est en train de forger le vocabulaire de
l’abstraction rhétorique des Romains : il travaille avec les mots, il les
plie et les tire selon les nécessités de son propos. Il s’agit ici certainement
d’un « sujet », d’une « matière », et donc la métalepse
savante est incontestable. Mais silva
ici n’est pas seulement un doublet inutile, une variation cultivée sur le thème
grec de materia. Le terme latin
conserve en partie ses signifiés naturels, car la métalepse n’exclut pas, à son
tour, la présence simultanée d’une connotation métaphorique – sinon d’une
véritable dénotation – de confusion, de « grande quantité », de
« grand amas » (universam...
permixtim et confuse).
Quand, une trentaine d’années plus tard, Cicéron a de
nouveau recours à silva en tant que
terme du vocabulaire de la rhétorique, il ne s’agit plus d’une « première
fois », ni pour lui ni pour ses lecteurs : par conséquent, son usage
du terme est plus libre, il n’a plus besoin ni du doublet de materia ni de particules comme quidam ou quasi. Dans le De oratore, silva
se réfère aux quaestiones infinitae[Cic.Deor.2,65] :
Atque in hoc genere illa quoque est infinita silva, quod
oratori plerique, ut etiam Crassus ostendit [1,
118 s.], duo genera ad dicendum dederunt : unum de certa
definitaque causa [...] ; alterum,
quod appellant omnes fere scriptores, explicat nemo, infinitam generis sine
tempore et sine persona quaestionem.
Mais la matière que j’ai dite est encore vaste, infinie,
quand on établit avec la plupart des rhéteurs, comme l’a montré Crassus, deux
divisions de l’art oratoire. L’une renferme les questions positives, spéciales
et déterminées [...] ; l’autre, que
presque tous les auteurs mentionnent, mais n’explique aucun d’eux, a pour objet
les questions générales, sans détermination ni de personnes ni de temps. (Traduction CUF)
Une matière (métalepse de ὕλη),
sans doute, mais infinita et
dépourvue de règles (explicat nemo),
donc une « forêt » aussi (usage métaphorique). De plus, dans le
troisième livre du traité, Cicéron forge le syntagme silva rerum, « la grande quantité, la forêt des
arguments », dans lequel la valeur métaphorique est plus évidente et la
métalepse reste totalement en arrière-plan[Cic.Deor.3,93] :
Verborum eligendorum et conlocandorum et concludendorum
facilis est ratio vel sine ratione ipsa exercitatio ; rerum est silva
magna quam, cum Graeci iam non tenerent ob eamque causam iuventus nostra
dedisceret paene discendo, etiam Latini, si dis placet, hoc biennio magistri
dicendi exstiterunt.
Pour le choix des mots, leur place dans la phrase et leur
arrangement en périodes, il est facile de donner des règles, ou même, sans règles, tout simplement de
s’exercer. Quant aux choses, le fond en est infini. Il manquait déjà aux
Grecs ; aussi notre jeunesse désapprenait-elle, pour ainsi dire, en allant
apprendre. Mais, les dieux me pardonnent ! Il y a deux ans, voici que des
Latins ont apparu comme professeurs d’éloquence. (Traduction CUF)
Toujours dans le troisième livre, silva est encore lié à un mot au génitif pluriel, vitia, mais ici la métalepse est à
nouveau bien active, toujours à côté du signifié métaphorique[Cic.Deor.3,118] :
Quae vero referuntur ad agendum, aut in officii
disceptatione versantur, quo in genere quid rectum faciendumque sit quaeritur,
cui loco omnis virtutum et vitiorum est silva subiecta, aut in animorum aliqua
permotione aut gignenda aut sedanda tollendave tractantur. Huic generi
subiectae sunt cohortationes, obiurgationes, consolationes, miserationes
omnisque ad omnem animi motum et impulsio et, si ita res feret, mitigatio.
Dans celles qui se rapportent à la pratique, la discussion
roule sur le devoir ; l’on se demande alors ce qui est bien et ce qu’il
faut faire, enquête appuyée sur
la liste entière des vertus et des vices, ou bien il s’agit de quelque passion
à soulever au fond des cœurs, à
calmer, à éteindre : ce genre comprend l’exhortation, le blâme, la consolation, la plainte
pathétique, enfin tout ce qui est capable d’exciter toutes les émotions de l’âme, et, le cas échéant, de les
apaiser. (Traduction
CUF)
Enfin, dans le Orator,
Cicéron retourne à l’usage d’une particule (quasi),
mais parce que silva paraît douée
d’une valeur beaucoup plus étendue que dans le De inventione ou le De
oratore[Cic.Orat.12][12] :
Omnis enim ubertas et quasi silva dicendi ducta ab illis [i.e. Academicis] est nec satis tamen instructa ad forensis causas.
Car ce qui fait toute l’abondance de la parole et comme la
forêt où elle se fournit dérive
d’eux, sans qu’elle soit pour autant suffisamment équipée pour les causes du
forum. (Traduction
CUF)
Il s’agit ici de l’entière ὕλη
τῆς ῥητορικῆς
(métalepse) et parallèlement de la « forêt » de la rhétorique, dans
le sens métaphorique d’« abondance », « richesse ». C’est
la présence d’ubertas à côté de silva que nous assure de cela.
Pour terminer cette promenade dans notre forêt, arrêtons-nous
un moment sur le dernier développement des usages métaphoriques de silva, à savoir comme titre d’une œuvre
littéraire, que nous connaissons bien des Silvae
de Stace. Existe-t-il là aussi le court-circuit entre métalepse et
métaphore ? Autrement dit, le titre renvoie seulement aux
« forêts » (= « confusion », « grande
quantité », « spontanéité », « improvisation ») ou
bien à la matière-ὕλη
aussi ? Cette fois, je crois que la réponse doit être négative et que Silvae comme titre naît à l’intérieur du
développement sémantique du terme latin, sans rapport avec ὕλη,
bien que la question ait été très discuté par les savants. Les limites de la métalepse
coïncident à mon avis avec le nombre grammatical : l’emploi de ὕλη
étant fortement réduit au pluriel – surtout avec le signifié
de « matière », philosophique et/ou rhétorique –, je crois que
les usages métaphoriques de silva au
pluriel font partie d’une ligne de développement tout à fait naturel et
« latin ». Mais pour mieux comprendre cela, nous aurions à nous
perdre une autre fois dans notre forêt.