À côté des deux œuvres chrétiennes de l’Africain Dracontius (Ve siècle),
le de Laudibus Dei[Dracont.Laud.] et
la Satisfactio[Dracont.Satisf.], la
tradition a regroupé sous le titre partiel de Romulea des textes d’ampleur et
de contenu variés que l’on nommerait plus justement comme l’édition de la CUF
poèmes profanes, pour indiquer le seul point commun manifeste qui les sépare
des deux autres textes. Or ce caractère de patchwork du « recueil »
ainsi transmis – à supposer d’ailleurs qu’il y ait jamais eu
recueil – s’accompagne d’une autre particularité qui fait de ces poèmes un
objet d’études particulièrement à sa place ici : la difficulté à assigner
à ces textes un genre précis et une tendance certaine à mêler implicitement ou
explicitement les genres et les sources d’inspiration.
Si l’on part d’un examen rapide de ce corpus, on y trouve apparemment
quatre épopées ou morceaux épiques (Orestis tragoedia[Dracont.Orest.], Hylas[Dracont.Hyl.], De raptu Helenae[Dracont.Rapt.Hel.], Medea[Dracont.Med.]),
deux épithalames (Epithalamium in Fratribus[Dracont.Epith.Fratr.]
et Epithalamium Ioannis et Vitulae[Dracont.Epith.Ioann.]),
et des pièces que – faute de mieux – nous nommerons pour l’instant
scolaires (Deliberatiua Achillis an corpus Hectoris uendat[Dracont.Delib.Ach.], Verba Herculis cum uideret
Hydrae serpentis capita pullare post caedes[Dracont.Verb.Herc.],
et Controuersia de statua uiri fortis[Dracont.Contr.]).
Cette simple liste introduit des éléments pour le moins étonnants. Que font
dans des recueils de vers des pièces destinées ordinairement à l’école du
rhéteur et donc à la prose ? De plus, comment comprendre le mot tragoedia
dans une pièce qui n’a rien d’une tragédie[1] ?
Enfin quelle espèce d’unité peut avoir fait nommer du même titre de Romulea
des pièces dont les différences paraissent irréductibles. On verra au cours de
ce travail que certaines de ces questions ont reçu des réponses, mais on ne
s’est guère posé une question pourtant essentielle : ce faisceau d’indices
n’indique-t-il pas qu’une part importante du projet de Dracontius poète profane
peut résider dans un jeu sur les genres et sur des expériences de transferts
intergénériques, comme si le poète se plaisait, en prenant un jeu de cartes qui
serait ici la tradition littéraire romaine, à inventer des associations
inédites de genres et de thèmes et à en observer le fonctionnement, voire à en
éprouver la viabilité.
À partir de la
Controverse, qui est peut-être le texte le plus éloigné de ce que nous
attendons d’un recueil poétique, il est possible de mettre en évidence le
double mouvement qui préside à l’écriture de cette pièce singulière et,
peut-être, à l’écriture même du recueil : l’insertion dans la domaine
poétique d’un exercice ordinairement réservé à la prose, et l’insertion en
retour, dans des méthodes et des techniques crées pour la prose du déclamateur
de toute une tradition poétique qui vient nourrir et vivifier le cadre
oratoire, comme le faisaient dans les exercices scolaires en prose les
« couleurs » ou les « lieux communs » empruntés aux grands
orateurs du passé. Mais, ce faisant, il devient rapidement évident que la
modeste controverse sur l’homme courageux peut éclairer un projet d’ensemble et
conduire à s’interroger sur le titre même de Romulea donné par le manuscrit à
cet hypothétique recueil et sur la probabilité même de la constitution d’un tel
recueil.
1.
La poésie à l’école du rhéteur
1.1. Structure déclamatoire et
organisation du poème dans la Controverse[Dracont.Contr.]
Dans le petit ensemble que constituent à elles seules les pièces
scolaires, trois exercices sont représentés, une suasoire, une éthopée et une
controverse, comme si le poète visait à illustrer une sorte de cycle complet
d’exercices. En effet, controverses et suasoires appartiennent à l’école du
rhéteur, tandis que l’éthopée se rattache aux exercices préparatoires, progymnasmata,
et illustre donc l’école du grammairien[2].
Le traitement en vers de tels exercices n’est pas fréquent, il est même sans
doute tout à fait exceptionnel. Pour tout dire, dans ce que nous avons conservé
de la littérature latine, il ne se rencontre guère que dans deux poèmes, 21[Anthol.Lat.21(Riese)] et 198[Anthol.Lat.198(Riese)],
de l’Anthologie latine (Codex Salmasianus). Cette particularité a
conduit E. Courtney dans un article de 1984[3]
à poser à juste titre la question de l’attribution à Dracontius de ces deux
pièces anonymes : Sacrilegus capite puniatur et Verba Achillis
in Parthenone, cum tubam Diomedis audisset. Elles paraissent en effet très
similaires à celles que nous lisons dans le recueil dit
« authentique », présentant jusque dans leur forme même des
« tics » de langage qui sont caractéristiques de Dracontius. Elles
peuvent, de plus, elles aussi, être, avec quelque probabilité, rattachées à
l’Afrique vandale. Quoi qu’il en soit de l’attribution de cette pièce, elle
marque, sinon une innovation de Dracontius, du moins la recherche par lui d’une
forme originale. Or cette originalité se confirme dans le traitement, très
personnel, qu’il fait subir à l’exercice. C’est là en effet qu’il montre le
plus clairement son goût pour les transferts génériques et sa réelle virtuosité
dans le croisement des influences.
Le premier élément marquant est le caractère ouvertement prosimétrique de
ce texte. En effet, s’il n’y a rien d’étonnant à ce que le thema (le
sujet)[4]
soit en prose, la présence de quaestiones en prose au milieu du
développement versifié a été de toute évidence voulue par Dracontius. En effet,
dans chaque cas d’interruption de la partie versifiée par de la prose, la
cohérence du développement n’est assurée que par la présence de la question en
prose[5].
Ainsi, en 166-171[Dracont.Contr.166-171][6] :
Hoc matres puerique rogant, hoc ipsa senectus,
Virginitas hoc casta petit, hoc pauper adorat.
Quaestio : at inquies : sed pauper inimicus insidianter potuit de
morte diuitis cogitare.
Si potuit, uoluisse puta. Nam uita potentis
Non iacet insidiis nisi diuitis atque propinqui
Aut certe si sceptra uigent sub regis auari
Imperio.
Voilà ce que demandent mères et enfants, la vieillesse elle-même,
ce que réclame la chaste jeunesse, ce qu’implore le pauvre.
Question : mais, dira-t-on, le pauvre qui détestait le riche aurait pu
imaginer de le tuer par quelque piège.
S’il l’avait pu, mettons qu’il l’ait voulu. Mais la vie d’un puissant
ne risque rien sinon des pièges d’un riche et d’un proche,
ou alors du moins le sceptre est-il aux mains d’un souverain cupide.
Il apparaît donc que le poète a choisi d’insérer ces indispensables
passages en prose comme autant de renvois explicite à la déclamation. Cela lui
permet évidemment d’introduire à un niveau de perception immédiate par le
public, un dialogue entre les deux voix qui se partagent le texte, à l’image
des deux parties qui se partagent la tribune : une voix prosaïque, celle
qui fixe les limites du sujet et en donne les articulations, et une voix
poétique qui développe ce sujet selon son esthétique propre.
De ce fait, il est normal que la structure même de l’œuvre soit scandée
par les parties mêmes de la déclamation : Narratio, excessus,
epilogi qui viennent interrompre comme des titres de parties la
continuité du poème. On peut d’ailleurs se demander légitimement, comme le font
les éditeurs de la CUF, si ce passage des vers[Dracont.Contr.194-198] 4-198
n’est pas corrompu dans l’unique manuscrit Neapolitanus IV E 48
(xve siècle). Il est en effet le seul, où la question supposée prendre place
entre 197et 198 est compréhensible sans sa formulation explicite en
prose :
pauidos informat egestas ;
diuitiae uires praestant animosque resumunt,
paupertas conferre metus, afferre pauorem
nouit et in miseros semper stimulare potentes.
Quaestio : […]
Forsitan obicias « Vrbis defensor habetur » […]
la peur naît de la
misère ;
les richesses font la force et relèvent les cœurs,
la pauvreté sait apporter la crainte, faire naître l’effroi,
contre les malheureux toujours exciter les puissants.
Question : [...]
Il se peut qu’on m’objecte : « De la ville on le croit défenseur. »
Il est possible, et peut-être préférable, de suspecter ici non pas une
lacune après le mot quaestio, ce qui impliquerait un fonctionnement
identique à celui des passages vus précédemment, mais le mot quaestio
lui-même. En effet, il a pu être aisément tiré des passages précédents et
suivants, et s’imposer pour remplacer une articulation du discours évidemment
manquante. En revanche, cette articulation du discours ne paraît pas pouvoir
être une quaestio, puisqu’alors l’intitulé même de la question se
trouverait dans les vers, après obicias, ce qui n’est jamais le cas.
Pour le remplacer, je suggèrerai volontiers le mot obiectio
(« objection ») justifié par obicias. Il peut paraître étrange
de voir ainsi une série de trois questions interrompues par une objection, mais
les deux articulations ne se trouvent pas au même niveau de discours.
L’objection elle-même, comme c’est le cas ici, peut comprendre plusieurs quaestiones,
car elle se rattache aux macrodivisions du discours et les questions aux
divisions de chacune des parties. En rétablissant ici le mot obiectio[7],
on aurait la structure argumentative qui se trouve dans la plus développée des dictiones
d’Ennode, la 21[Ennod.Dict.21] (composée sans
doute en 509, soit une trentaine d’années peut-être après le poème de
Dracontius). Le discours d’Ennode est divisé de même, par des titres qui en
donnent les parties, en exorde, narration, objection, digression, exemples,
épilogue. Ce schéma serait presque parfaitement reproduit ici : exorde
(restitué par l’éditeur, mais sans aucun doute), narration, digression (avec quaestiones),
objection (avec quaestiones), épilogue. L’absence des exemples comme
partie du discours peut très bien se comprendre par leur disposition au fil du
texte et non dans une partie à part, et l’interversion entre la digression et
l’objection témoigne, dans la plus pure tradition scolaire, de la place assez
aléatoire de la digression dans les listes de parties du discours. Quoi qu’il
en soit de cette reconstruction textuelle du passage en question, le décalque
exact de la structure scolaire de l’exercice, visible même sans notre
correction, pose une intéressante adéquation entre les hexamètres de Dracontius
et la prose des rhéteurs. Pour lui en effet, le vers remplit exactement la même
fonction oratoire et déclamatoire que la prose d’art que les rhéteurs tentent
d’inculquer à leurs élèves, puisqu’elle peut servir à la même chose. Cette
équivalence a des sources très anciennes, à Rome au moins jusque dans la
théorie cicéronienne des similitudes et des différences entre prose et vers,
mais elle est ici appliquée au domaine rhétorique par excellence, celui de
l’exercice scolaire. Or la pensée de Cicéron était bien de rapprocher les sujets
de la prose et les sujets de la poésie, en posant comme principe que ce n’est
pas la matière qui induit la forme prosaïque ou poétique, mais le degré de mise
en œuvre à laquelle on la soumet, mais non de confondre les genres, comme le
fait Dracontius (de Or. 1, 70)[Cic.DeOr.1,70] :
Est enim finitimus oratori poeta, numeris astrictior paulo, verborum autem
licentia liberior, multis vero ornandi generibus socius ac paene par ; in
hoc quidem certe prope idem, nullis ut terminis circumscribat aut definiat ius
suum, quo minus ei liceat eadem illa facultate et copia vagari qua velit.
Car le poète est extrêmement proche de l’orateur, seulement un peu plus
contraint par le mètre, mais plus libre par la licence de son vocabulaire,
toutefois il est associé à l’orateur et presque semblable à lui par les
diverses modalités de l’ornementation ; voici ce qui les rend presque
identiques : il ne limite ou ne borne ses droits par nulle frontière qui
l’empêcherait d’user de cette faculté et de cette abondance pour aller se
promener là où il le désire.
Un même sujet pouvait être traité à la fois en prose et en vers, selon le
genre choisi, mais il n’était pas question de changer les limites formelles des
genres, écrire une tragédie en prose par exemple ou un plaidoyer en vers. Or
c’est bien cette confusion qui est présente ici et pleinement assumée par
Dracontius.
1.2. L’insertion des colores
rhétoriques dans la trame poétique
De fait, le recours aux colores, autre élément essentiel de
l’enseignement scolaire, permet à Dracontius de prolonger la confusion entre
matière rhétorique et matière poétique et l’interpénétration des deux univers.
Dans la tradition transmises par les déclamations conservées, les professeurs
de rhétorique, comme Sénèque le Père, construisent leurs développements sur un
choix de colores empruntés, implicitement ou explicitement, aux
prestigieux orateurs du passé. Dracontius, se conformant à leur enseignement,
recourt volontiers à des lieux communs scolaires, qui mettent son texte en
conformité avec les exigences de l’exercice.
Il n’hésite pas tout d’abord à rappeler que nous nous trouvons dans une
logique d’apprentissage du débat judiciaire, où l’élève doit apprendre à
manipuler les catégories complexes du raisonnement et les lieux logiques de
l’argumentation codifiés par les maîtres anciens. Ainsi au vers 84[8][Dracont.Contr.84] :
Conicitur « cuicunque bono » quod Cassius ait.
On conjecture « à qui profite le crime » selon le mot de
Cassius.
Ailleurs le poète accepte une expression purement prosaïque parce qu’elle
est typique de l’éloquence judiciaire[9]
(21)[Dracont.Contr.21] :
Quod sentio prodam.
Je vais dire ce que je pense.
S’il est facile de mettre ces passages dénués de toute poésie sur le
compte de la maladresse de Dracontius, il est sans doute plus intéressant de
noter qu’ils constituent les affleurements les plus voyants de strates entières
de texte empruntées à des mouvements présents dans des controverses et
suasoires antérieures. Les exemples sont constants, et les exemples suivants
tendent à montrer que l’emprunt chez Dracontius n’est jamais servile, mais
toujours intégré dans le nouveau propos qui est le sien. Il utilise clairement
donc le texte source comme un color et non comme une simple
citation : reprenant l’idée – plus que la forme souvent –, il
l’adapte aux besoins de son propre plaidoyer.
Ce travail est particulièrement repérable dans ce qui fait le cœur de la
controverse : l’opposition des conditions entre le plaignant et le
défendeur. Gabriella Focordi[10],
qui a étudié le thème de la pauvreté dans les exercices rhétoriques, a bien
montré que l’opposition des conditions sociales est un lieu commun très répandu
dans la littérature scolaire de toutes les époques. Christy Friend, de son
côté, a souligné combien la déclamation tirait parti du thème de la pauvreté et
du déclassement social pour proposer aux élèves de prendre le parti des faibles
contre les forts et ainsi leur rendre la tache plus difficile[11].
Les deux éléments semblent avoir été soigneusement mis en évidence par
Dracontius, dès le choix même du sujet qui est une simplification d’un sujet
attribué à son époque à Quintilien[12] :
Decl. Min. 304[Ps-Quint.Decl.Min.304] :
Tria praemia divitis sacerdotis. Sacerdos tria praemia accipiat. Viro
forti praemium. Dives sacerdos inimici pauperis filium sacrilegum uno praemio
liberavit. Eundem in adulterio damnatum secundo praemio absolvit. Bello patriae
pauper fortiter fecit, filius ille deseruit. Vult eundem tertio praemio
sacerdos liberare ; petit praemio vir fortis pater ut occidatur.
Les trois récompenses du riche prêtre. Qu’un prêtre reçoive trois
récompenses. Une récompense pour l’homme courageux. Le riche prêtre a libéré le
fils de son ennemi pauvre, un sacrilège, à titre de première récompense. Il a
absous ce même vaurien condamné pour adultère, à titre de deuxième récompense. À la guerre pour la défense de sa patrie, le pauvre a
agi courageusement, tandis que son fils en question a déserté. Le prêtre veut
le libérer à titre de troisième récompense. Le père, l’homme courageux, demande
à titre de récompense qu’il soit tué.
La simplification de
Dracontius élimine le mauvais fils et ramène la condition du riche à une simple
supériorité de moyens financiers sans la circonstance aggravante du sacerdoce.
Le sujet se concentre ainsi sur l’affrontement de deux logiques : la
puissance sociale venant pour le riche en contrepoint de sa vertu, tandis que
le pauvre, lui, n’a d’autre protection que la loi et ses propres hauts faits.
La situation du pauvre, décrit comme vertueux, mais incapable d’acquérir la
confiance du riche (Drac. Contr. 61-62 et 70-71[Dracont.Contr.61-62et 0-71]), apparente également notre
texte à des réflexions du Pseudo-Quintilien (Decl. min. 332, 3, 2)[Ps-Quint.Decl.Min.332,3,2] :
Domibus magis ille potentum
liber amicus erit, quisquis uult esse satelles : […]
<Vt> talis diues qualis mendicus amari
possit et infelix, ad crimina conscius esto.
Dans les maisons des puissants
le plus libre ami sera qui veut bien être valet. […]
Pour que le riche et le pauvre mendiant également puissent
être aimés, que ce dernier soit complice de crimes.
Habet autem hoc incommodi paupertas, quod quotiens ad amicitiam superioris
accessit, adfert aliquid dubitationis fide an utilitatibus amet. Officia
adversus se mea noverat dives, adsiduum me haesisse lateri suo sciebat ;
tenuitas mea adferebat hanc ei dubitationem, ut posset quaerere an istud
amicitia fecissem.
Or il y a dans la pauvreté l’inconvénient que, chaque fois qu’on parvient
à se concilier l’amitié d’un homme de rang supérieur, vient s’y ajouter quelque
doute sur le fait qu’on l’aime par loyauté ou plutôt par intérêt. Le riche
connaissait les devoirs que j’avais envers lui, il savait que je me tenais sans
cesse à ses côtés ; mais ma pauvreté faisait naître en lui un doute
supplémentaire et le faisait se demander si en cela j’agissais par amitié.
Quant à l’obstacle
insurmontable que constitue pour le pauvre la nuée de clients qui entoure le
riche et le pousse à l’arrogance (Drac. Contr. 54-58)[Dracont.Contr.54-58], elle se trouve déjà chez Sénèque
le Père Contr. 10, 1, 7[Sen.Contr.10,1,7] :
dignus quem diues amaret
cuius in obsequio famulari posset alumnus,
torua superborum sineret si turba clientum.
Qui dignum seruire putans indignus habetur
uel fastiditur supplex.
Digne de l’amour du riche
il aurait pu lui rendre hommage et service en vrai fils
si l’avait permis la foule suspicieuse des clients orgueilleux.
Le voilà cru indigne de servir, lui qui s’en croyait digne ;
il supplie, on le repousse.
Venit iste cum turba clientium ac parasitorum et adversus paupertatem
totam regiam suam effundit. « Cur me non accusas, non
postulas ? » Vix temperabat quin diceret : « quid ego in te
accusatorem non audeam qui occidendum curavi eum qui tantum mecum
litigaverat ? »
Le voilà qui arrive avec la foule de ses clients et de ses parasites et
contre ma pauvreté il déverse toute sa cour. « Vas-y ! accuse
moi ! allez, réclame ! » Il se retenait à grand-peine de me
dire : « que ne tenterai-je contre toi qui m’accuses, moi qui me suis
arrangé pour tuer celui qui s’était contenté d’avoir un différend avec
moi. »
Ce développement sur
les malheurs inhérents à la pauvreté, fût-elle vertueuse, est combiné
habilement par Dracontius (96-100[Dracont.Contr.96-100])
avec un autre lieu commun déclamatoire que l’on trouvait indépendamment dans le
pseudo-Quintilien, celui de l’homme courageux aspirant à la tyrannie et qui
constitue le sujet de Decl. min. 293[Ps-Quint.Decl.Min.293] :
Furor est uoluisse necare
pro quibus arma tulit. Quid prodest pellere bellum
si reuocat post bella neces ? Aut pacta nefanda
hostibus obstrictus seruat qui ciuibus instat
ut pereant aut ipse magis cupit esse tyrannus,
ciuibus extinctis credens sua uota latere.
C’est folie de vouloir tuer
l’homme pour qui on a porté les armes. À quoi sert de repousser la guerre
s’il recommence après guerre des meurtres ? est-ce un pacte mauvais
le liant à l’ennemi qu’il observe en pressant ses concitoyens
pour les faire mourir ? ou lui-même aspire à devenir tyran
croyant celer son ambition par le meurtre de concitoyens.
Tyrannus victae civitatis. Viro forti praemium. Quidam fortiter fecit.
Petit praemio tyrannidem victae civitatis.
Le tyran d’une ville vaincue. Une récompense pour l’homme courageux. Un
homme agit courageusement. Il demande comme récompense à être le tyran de la
ville vaincue.
D’autres
déclamations, sans lien avec notre présent sujet, présentent le color du
goût naturel pour la tyrannie chez les riches qui cherchent ainsi à protéger
leur fortune par exemple Decl. min. 261, 9[Ps-Quint.Decl.Min.261,9] :
Nam si qui tyrannidem occupat ut aliena bona possideat, quanto facilius ad
tyrannidem perveniet ut sua vindicet, sua recipiat ?
De fait si un homme s’empare de la tyrannie pour posséder le bien
d’autrui, combien plus facilement en viendra-t-il à la tyrannie pour sauver et
recouvrer ses propres biens.
Enfin, le montage
oratoire bâti par Dracontius dans cette brève séquence reprend également à son
compte la couleur qui consiste à reprocher à un homme courageux à la guerre de
ne pas savoir mettre un frein à sa violence dans la paix, prolongeant ainsi une
guerre étrangère en affrontement civil. Calpurnius Flaccus (26)[Calp.Flac.26] avait traité ce thème dans une
déclamation proche de notre sujet, par la loi invoquée, mais où l’on voit un
père s’offrir pour remplacer l’un de ses fils qui doit être châtié pour avoir
déserté à la guerre, alors que lui-même, le père, s’est comporté
courageusement. C’est ici le père qui demande à ce que lui soit donnée pour le
salut de son fils une mort qu’il a cherchée à la bataille pour le salut de l’État :
Meum nunc sanguinem fundo, quem fundere in bello volui. num iniquum est,
aeque ut patiar pro liberis meis quod sum passus paene pro vestris ?
Je verse aujourd’hui un sang que j’ai voulu verser à la guerre. Est-il
injuste que je souffre volontiers pour mes enfants ce que j’ai à grand peine
souffert pour vous ?
Dans tous ces cas, il
ne s’agit jamais de citations, mais bien d’emprunts et de transferts d’un
contexte à un autre, d’imitations raisonnées conformes à l’esthétique de
l’imitation définie par exemple par Sénèque dans sa lettre 84, 5[Sen.Ep.84,5] :
Sed ne ad aliud quam de quo agitur abducar, nos quoque has apes debemus
imitari et quaecumque ex diversa lectione congessimus separare (melius enim
distincta servantur), deinde adhibita ingenii nostri cura et facultate in unum
saporem varia illa libamenta confundere, ut etiam si apparuerit unde sumptum
sit, aliud tamen esse quam unde sumptum est appareat.
Mais ne nous égarons pas hors du sujet ; nous aussi nous devons
imiter ces abeilles dont je parle et séparer d’abord ce que nous avons
rassemblé dans nos diverses lectures (car on conserve mieux les choses si on
les range chacune à une place), puis appliquer le soin de notre intelligence et
notre capacité à confondre ces fragrances diverses pour obtenir une seule
saveur pour qu’apparaisse, même si apparaît le lieu d’où elles ont été tirées,
qu’elles forment autre chose que ce dont elles ont été tirées.
Dracontius laisse
reconnaître le lieu rhétorique qu’il utilise, mais il le fond si habilement
dans sa propre démonstration que le plaidoyer semble reposer entièrement sur le
sujet lui-même, alors qu’il tisse en fait une sorte d’anthologie de couleurs
déclamatoires empruntées aux maîtres prestigieux.
Mais le poète ne se
contente pas de s’inspirer de l’enseignement des rhéteurs, il montre aussi
qu’il a complété sa formation par l’étude des grands orateurs eux-mêmes. Ainsi,
pour ne citer qu’un exemple particulièrement savoureux, dans l’expression du
vers 26[Dracont.Contr.26] :
Perdidimus quoscunque uiros, forte iste necauit
les hommes que nous avons perdus, c’est lui peut-être qui les tua
passe le souvenir
fameux de la deuxième Philippique 55, 5[Cic.Phil.55,5] :
Doletis tris exercitus populi Romani interfectos : interfecit
Antonius. Desideratis clarissimos civis : eos quoque vobis eripuit
Antonius.
Vous souffrez de la mort de trois armées romaines : c’est Antoine qui
les a tuées. Vous regrettez des citoyens très illustres : eux aussi c’est
Antoine qui vous les a enlevés.
Réussir pleinement un
discours modèle qui soit en tout point conforme à l’enseignement des
déclamateurs est donc de toute évidence le but que se fixe Dracontius. Mais, si
indéniable que soit cette prétention, elle ne fait que creuser encore le
paradoxe d’une écriture en vers, là où la prose aurait permis sans doute tout
aussi bien de réussir. Le magnifique morceau que constitue la Dictio 21
d’Ennode montre d’ailleurs bien à quel point de conscience de leur art
pouvaient parvenir les déclamateurs en un temps trop souvent considéré comme
simple époque de décadence. Pourquoi donc alors chercher également à concourir
dans une aemulatio avec des poètes ?
2. Lucanum aemulari, senecae
praestare : la tentative d’une fusion entre déclamation et poésie
Déterminante sans
doute dans la tradition déclamatoire que Dracontius veut illustrer, l’influence
de Sénèque le Père peut avoir joué jusque dans le choix pour nous étrange de
traiter ce matériau rhétorique en vers. Étienne Wolff et Jean Bouquet
mentionnent[13] une
influence de Sénèque dans la recherche, lors des déclamations, d’une
expressivité qui favorise le rapprochement entre la prose d’art des
déclamateurs et la poésie, mais c’est sans doute dans une déclaration, pleine
de bon sens et de modestie du rhéteur du premier siècle, qu’il faut chercher
l’origine du défi que se fixe ici le poète africain. Selon Sénèque le Père, Contr. 3,
praef. 7-9[Sen.Contr.3,praef.7-9],
reprenant à son compte une conversation qu’il avait eue avec Cassius Sévérus,
orateur accompli, mais piètre déclamateur, la déclamation judiciaire est un art
à part entière et y exceller est la marque d’un artiste accompli qui ne doit
pas chercher à briller dans d’autres genres. Car l’exemple des plus grands
auteurs nous montre que loin de leur genre de prédilection, ils peinent à
conserver le même génie. Ainsi celui qui sera poète accompli sera souvent
piètre orateur, l’historien parfait mauvais philosophe, etc. :
Omnia ergo habebat quae illum ut bene declamaret instruerent :
phrasin non vulgarem nec sordidam sed electam, genus dicendi non remissum aut
languidum sed ardens et concitatum, non lentas nec vacuas explicationes, sed
plus sensuum quam verborum habentes, diligentiam, maximum etiam mediocris
ingenii subsidium. Tamen non tantum infra se cum declamaret sed infra multos
erat ; itaque raro declamabat et non nisi ab amicis coactus.Sed quaerenti
mihi quare in declamationibus impar sibi esset, haec aiebat : Quod in me
miraris, paene omnibus evenit. Magna quoque ingenia – a quibus multum
abesse me scio –quando plus quam in uno eminuerunt opere ? Ciceronem
eloquentia sua in carminibus destituit ; Vergilium illa felicitas ingenii
in oratione soluta reliquit ; orationes Sallustii in honorem historiarum
leguntur ; eloquentissimi viri Platonis oratio, quae pro Socrate scripta
est, nec patrono nec reo digna est.
Il [Cassius Sévérus] possédait donc tout ce qu’il fallait pour être bon
dans la déclamation : une façon de parler qui n’était pas commune ni basse
mais choisie, un style qui n’était pas faible ou traînant, mais ardent et plein
de mouvement, des développements qui n’étaient pas lents ou oiseux, mais qui
comptaient plus de sens que de mots, et du soin qui est le meilleur allié, même
pour un talent moyen. Et pourtant il ne se contentait pas d’être inférieur à
lui-même quand il déclamait, il était aussi inférieur à une multitude d’autres.
C’est la raison pour laquelle il ne déclamait que rarement et seulement si ses
amis l’y forçaient. Je lui demandais pourquoi dans la déclamation il n’était
plus que l’ombre de lui-même et il me disait : ce qui t’étonne est le lot
de presque tout le monde. Et les grands génies – dont je suis bien loin,
je le sais, de faire partie –, quand ont-ils excellé dans plus d’un seul
type d’œuvres ? L’éloquence de Cicéron le déserte dans ses poèmes ;
Virgile a perdu dans sa prose l’heureux génie qui le caractérise ; si on
lit les discours de Salluste, c’est pour faire honneur à l’Histoire ; et
le discours que le pourtant très éloquent Platon a écrit pour défendre Socrate
n’est à la hauteur ni d’un réquisitoire, ni d’un plaidoyer.
Et il concluait (3 praef.
12[Sen.Contr.3,praef.12]) :
Magna et varia res est eloquentia, neque adhuc ulli sic indulsit ut tota
contingeret ; satis felix est qui in aliquam eius partem receptus est.
L’éloquence est chose grande et diverse, et nul encore n’a reçu la faveur
de la posséder toute entière ; assez heureux est l’homme qui en a reçu une
partie.
C’est là sans doute
le défi que se propose Dracontius : faire mentir Cassius Sévérus et, à
travers lui, Sénèque le Père, et réussir à lier dans un tout harmonieux et
parfait son talent d’avocat et celui de poète. De fait, l’assimilation par
Dracontius de la tradition poétique romaine dépasse largement, dans cette
pièce, la simple imitation et conduit le poète a créer de toute pièces un objet
complexe où les influences se croisent et se complètent dans des développements
originaux.
Dès le premier vers,
il est évident que Dracontius entend assimiler à sa déclamation les deux poètes
reconnus de son temps comme les maîtres du genre épique, Virgile et Lucain. Ce
vers est en effet constitué d’un demi-vers virgilien suivi d’un demi-vers de
Lucain – Virg. Én. 5, 670[Verg.Aen.5,670]
+ Phars. 1, 8[Luc.1,8] :
quis furor iste nouus, quae tanta licentia ferri.
quelle est cette nouvelle folie ? au fer tant de licence ?
Dracontius revendique
donc clairement comme programme poétique la fusion entre le monde de la
déclamation et celui de l’épopée. Mais, de façon plus révélatrice encore, le
choix même de ces deux vers comme attaque de la déclamation contribue à donner
à l’exercice scolaire une profondeur sociale et politique qui dépasse la simple
acquisition de techniques. En effet, le premier demi-vers correspond au célèbre
passage où Ascagne s’interpose au milieu des femmes troyennes qui incendient
les vaisseaux pour être sûres de rester en Sicile. Or on retrouve dans les mots
d’Ascagne (Én. 5, 670-672[Verg.Aen.5,670-672])
les thèmes qui construisent l’argumentation de Dracontius. Pourquoi user dans
la cité d’une violence qui n’a sa place qu’à la guerre :
« quis furor iste nouus ? quo nunc, quo tenditis » inquit
« heu miserae ciues ? non hostem inimicaque castra
Argiuum, uestras spes uritis. En, ego uester Ascanius ! »
quelle est cette nouvelle folie ? Où donc, où allez-vous, dit-il
hélas, infortunées citoyennes ? Ce n’est ni l’ennemi, ni l’hostile camp
Argien, c’est votre espoir que vous brûlez. Je suis votre cher Ascagne !
L’importance de ce
thème et de cet intertexte est d’ailleurs soulignée par l’amplification du
motif que réalise la citation de Lucain (Phars. 1, 8-12[Luc.1,8-12]). L’horizon de la controverse est bien le
maintien ou la rupture de la paix civile, en même temps que le détournement
d’une violence légitime en violence criminelle :
quis furor, o ciues, quae tanta licentia ferri ?
gentibus inuisis Latium praebere cruorem
cumque superba foret Babylon spolianda tropaeis
Ausoniis umbraque erraret Crassus inulta
bella geri placuit nullos habitura triumphos ?
Quelle folie, Romains : au fer tant de licence ?
À des peuples haineux offrir le sang latin ?
Quand il fallait prendre à la fière Babylone, les trophées
d’Ausonie, et quand errait Crassus, fantôme sans vengeur,
Il vous plut de mener des guerres sans triomphe ?
L’intertexte épique
souligne donc clairement que la référence poétique n’est pas ici ornement
formel, mais bien le mode de traitement jugé le plus pertinent pour faire
ressortir la profondeur et l’intérêt du sujet. Aussi le processus
d’assimilation personnelle de la parole épique empruntée s’affirme
immédiatement dans une libre paraphrase de la célèbre expression de Lucain ius
datum sceleri ainsi que de la première partie du proème lucanien, avec ses
antithèses violentes qui offrent aux regards la scandaleuse matière du poème
(Luc., Phars. 1, 1-7[Luc.1,1-7]) :
Bella per Emathios plus quam ciuilia campos
iusque datum sceleri canimus, populumque potentem
in sua uictrici conuersum uiscera dextra
cognatasque acies, et rupto foedere regni
certatum totis concussi uiribus orbis
in commune nefas, infestisque obuia signis
signa, pares aquilas et pila minantia pilis.
Guerres plus que civiles aux plaines d’Emathie,
Le droit livré au crime et un peuple puissant
Tournant sur ses entrailles sa droite victorieuse,
Des parents face à face, l’accord des chefs brisé,
Combat qui ébranla les puissances du monde,
Pour un crime commun, enseigne contre enseigne
Lance menaçant lance, voilà quel est mon chant.
Dracontius, porté
par l’amorce lucanienne, substitue aux antithèses de la Pharsale son
propre jeu référentiel antithétique, exigé par la nature même du sujet. Le
procédé est le même, et il dérive non des mots, mais de l’intention lucanienne,
de son geste poétique, dans un mouvement d’ampleur semblable (Contr. 2-6[Dracont.Contr.2-6]) :
poscitur ut ciui liceat prosternere ciues
et facinus sub laude gerat crimenque triumphum
dicat et hostiles patriae reuocare sagittas
ciuili sub lege uelit, uiduare maritis
matronas, orbare patres, iugulare propinquos [...]
on veut qu’un citoyen puisse en tuer un autre
que le forfait soit loué, le crime soit nommé
triomphe et que la loi civile veuille voir revenir pour la patrie
les traits des ennemis, rendre de leur mari veuves
les matrones, les pères sans enfant, et égorger des proches
À partir de la
couleur lucanienne, Dracontius brode sans réelle intertextualité sa propre
prise de parole, comme un élève de rhéteur développerait à sa manière les colores
que lui fournissent ses maîtres, mais il le fait avec une réelle conscience
du sens nouveau, le goût nouveau dirait Sénèque, qu’il impose au coloris, aux
fragrances, de Lucain.
D’ailleurs
l’influence de Lucain comme color dominante du texte ne se dément
jamais, et Dracontius paraît composer autour de points d’appui lucaniens. Dans
la digression, où il considère la qualité de vir fortis du riche et la
contradiction avec l’éthique héroïque que représente son attitude présente, il
introduit la figure d’Erictho la nécromancienne du livre 6 de la Pharsale
en appui d’un développement personnel préliminaire (124-131[Dracont.Contr.124-131]) :
Imago
uestra, caput ciuis, manes mereatur et umbras ?
Virtutis uestrae circumdent funera testem
Et fortis simulacra uiri ciuile cadauer
Polluat ac putres effundant ossa medullas ?
Victoris genio sanie cum tabe litetur ?
Quaere sacerdotem : ueniet crudelis Erichto.
Haec est apta tuis antistita saeuior aris […]
Une image
de toi, la tête de ton concitoyen, mériter mânes et ombres !
De ta vertu des morts cerneront le témoin !
La statue d’un héros d’un cadavre civil
recevra la souillure ! ses os distilleront ses moëlles
putréfiées,
le génie du Vainqueur recevra libation de sanie et de pus !
Il faut un prêtre : la farouche Erictho sera là,
faite pour tes autels, sanguinaire ministre […]
Toute ce mouvement
culmine dans l’apparition de la nécromancienne en référence explicite, mais le
coloris lucanien s’affirme progressivement, à travers non un recours explicite
au poète néronien, mais une progressive instillation de figures, puis de mots
lucaniens. L’ expression ciuile cadauer est toute lucanienne dans sa
facture, mais elle ne se trouve pas dans la Pharsale et est inventée par
Dracontius, pour « faire Lucain ». En effet, Lucain, à lui seul
compte plus d’emplois du mot cadauer que tous les autres poètes épiques
classiques et impériaux réunis[14],
et ils sont tous en cette position dans le vers. L’adjectif ciuile
rappelle évidemment le thème même de Lucain[15]
de bello ciuili et les 97 variantes du mot ciuilis à tous
les cas qui se rencontrent dans le poème. Le color se précise ensuite
avec putres puis ossa et medullas, mais en évitant
soigneusement la citation lucanienne directe du passage concerné : la
clausule ossa medullas est ovidienne (Mét. 1, 473[Ov.Met.1,473]), l’alliance tabes sanie peut
rappeler chez Virgile (Én. 8, 485-488[Verg.Aen.8,485-488])
les crimes affreux du sadique Mézence et l’abominable Amycus deValerius Flaccus
(4, 749-750[Val.Fl.4,749-750])[16] :
Mortua quin etiam iungebat corpora uiuis
componens manibusque manus atque oribus ora,
tormenti genus, et sanie taboque fluentis
complexu in misero longa sic morte necabat.
Bien plus à des corps morts il joignait des vivants
les liant bras contre bras, visage contre visage,
en guise de torture ; la sanie et le pus s’écoulant
dans cette affreuse étreinte, il les tuait ainsi en usant de mort lente.
illum in sanie taboque recenti
vidimus aequoreo similem per litora monstro.
nous l’avons vu dans la sanie et un pus
tout récent
étendu sur la grève tel un monstre marin.
Les deux passages
présentent un personnage affreux qui trouve son plaisir dans une violence
outrancière et sadique, celle de tortures ignobles pour Mézence, celle de tuer
à la boxe tous les adversaires qu’il affronte pour Amycus. L’image de la
nécromancienne se trouve donc, dans cette anticipation approfondie par l’idée
que le riche pourrait prendre plaisir à la souffrance du pauvre, se repaître
avec délices de l’horrible spectacle. D’ailleurs, la présence en même contexte
des trois mots medullae, putris et tabes, renvoie à un
passage où Lucain précisément décrit avec complaisance les ravages d’un
abominable serpent libyen le seps exiguus (Phars. 9, 783-786[Luc.9,783-786]) :
parua loquor, corpus sanie stillasse perustum :
hoc et flamma potest ; sed quis rogus abstulit ossa ?
haec quoque discedunt, putrisque secuta medullas
nulla manere sinunt rapidi uestigia fati.
C’est peu de dire que son corps consumé dégoutte de sanie
le feu en fait autant ; mais quel bûcher a détruit jusqu’aux os ?
eux aussi disparaissent, ils suivent les tissus frappés de pourriture,
nulle trace ne reste de ce trépas rapide.
Le texte se
construit donc par une assimilation progressive à la tonalité lucanienne
d’ensemble de colores empruntés à d’autres descriptions de morts
abjectes, jusqu’à créer un objet nouveau et fantasmatique : l’image de la
victime pourrissant au pied de la statue de l’homme soi-disant vertueux, son
assassin. Or la figure d’Erichto couronne cette vision, en instaurant, à la
place du culte civique représenté par la statue, un culte perverti dont la
nécromancienne est l’image topique. Après son apparition en effet, le texte
bascule dans une percursio des pratiques de la nécromancienne (131-136[Dracont.Contr.131-136]) :
Haec est apta tuis antistita saeuior aris
quae calidas rapiat [fibras] [pulmonis anheli],
sorbeat ereptum uel morsibus illa cruentis
uel uiuente iecur, uel cor cum palpitat intret
dentibus obscaenis, lingua lambente palatum
prostrati ciuis.
faite pour tes autels, sanguinaire ministre
capable de voler les fibres d’un poumon qui respire
ou d’arracher le foie d’un vivant d’un cruel coup de dent
avant de l’avaler, de déchirer un cœur encore palpitant
d’une obscène morsure, tout en léchant l’intérieur de la bouche
d’un citoyen tué.
Or, de façon
paradoxale, le poète traite de ces éléments empruntés au livre 6 de Lucain
sans jamais y recourir : le texte modèle, le color, provient de ce
livre, mais les références sont toutes étrangères à lui, le poète s’appropriant
d’autres passages pour traiter de manière personnelle le color. Pour
cela, il exploite non le jeu des contextes, qui est évidemment déterminé par la
figure d’Erichto, mais une « musique » lucanienne qui s’éteint
d’ailleurs progressivement. Quae calidas rapiat fibras pulmonis
anheli résulte de la fusion de 6, 524[Luc.6,524],
auxiliare uocat nec fibras /-˘˘/--, et de 1, 622[Luc.1,622],
hostili de parte uidet. pulmonis anheli (= -/-˘˘/--), avec décalage d’un pied du dernier module du
premier vers (dactyle + spondée), devenu
longue + dactyle + spondée. Le phénomène est sans doute
favorisé par l’équivalence métrique dans leurs vers d’origine respectifs de fibras
(spondée) et uidet (deux longues dont une par position). Ce premier
assemblage étroit donne une forte coloration lucanienne au vers, qui s’estompe
dans le deuxième uel uiuente iecur, uel cor cum palpitat intret. Il
repose sur deux échos métriquement identiques, le premier en dactyle cinquième,
6, 754[Luc.6,754] : miscetur morti. tunc
omnis palpitat artus, et le second après structure
spondée + longue, en 1, 621[Luc.1,621] :
cernit tabe iecur madidum, uenasque minaces.
Or on remarquera que deux des vers qui construisent ce schéma musical
d’échos sont contigus (1, 621 et 622[Luc.1,621-622]),
comme si le poète brodait d’autres motifs lucaniens sur le continuum d’une
citation première (1, 617-629[Luc.1,617-629]) :
atque iram superum raptis quaesiuit in extis.
terruit ipse color uatem ; nam pallida taetris
uiscera tincta notis gelidoque infecta cruore
plurimus asperso uariabat sanguine liuor.
cernit tabe iecur madidum, uenasque minaces
hostili de parte uidet. pulmonis anheli
fibra latet, paruusque secat uitalia limes.
cor iacet, et saniem per hiantis uiscera rimas
emittunt, produntque suas omenta latebras.
quodque nefas nullis inpune apparuit extis,
ecce, uidet capiti fibrarum increscere molem
alterius capitis. pars aegra et marcida pendet,
pars micat et celeri uenas mouet inproba pulsu.
Et il [Arruns] chercha la colère des dieux dans le maniement des entrailles
mais leur couleur terrifia le devin ; car les viscères pâles
de noires macules se tachaient, souillées de sang séché
La blancheur se couvrait de sanglantes traînées.
Il voit un foie humide de pus, des veines menaçantes
sur le côté funeste et du poumon vivant
la fibre est invisible, une fine membrane sépare les organes
Le cœur est faible, et du pus sort des fentes entrouvertes
des viscères, la tablier révèle ses secrets ;
horreur qui jamais sans danger n’apparaît dans l’entraille !,
il voit à la tête d’un foie des tissus croître la masse
en une seconde tête. Il en pend une part affaiblie et flétrie
l’autre palpite, un battement rapide, funestement, secoue les veines.
Le texte est très proche par sa thématique du passage consacré aux
pratiques d’Erictho, mais il s’agit non d’entrailles humaines visitées par la
Thessalienne, mais des entrailles animales examinées par le devin Arruns. C’est
donc une certaine parenté thématique, mais surtout la concentration des termes
anatomiques, plus grande qu’en aucun passage du livre 6, qui permet à
Dracontius d’envisager ce texte très riche et dense comme possible guide formel
pour sa propre percursio. On voit ainsi de quel degré de subtilité et de
connaissance du texte lucanien témoigne l’atelier de poésie que l’on peut ainsi
reconstituer.
Puis le color s’efface par le recours à des mots peut-être encore
lucaniens, mais qui ne se trouvent nulle part sous cette forme et en cette
place chez le poète néronien. Montée progressivement en puissance, la figure
lucanienne qui a culminé sur la vision d’Erichto peut maintenant laisser la
place à autre chose.
Ici, l’emprunt était, pourrait-on dire, homogène, le poète traitant d’un
sujet lucanien, Erictho, en termes lucaniens,mais dans d’autres cas, il exprime
par des colores poétiques un thème éminemment déclamatoire. Ainsi, dans
ce que nous identifions comme l’objection et sa réponse, le poète traite le color
éminemment déclamatoire du courage conduisant à la tyrannie. Il introduit une
liste d’exemples, Marius, Sylla, Cinna et César qui a tout d’une liste d’exempla
puisé dans quelque collection déclamatoire. Mais il n’en est rien : si le
thème est déclamatoire, la liste est quant à elle exclusivement lucanienne, et
le passage s’ouvre par une adaptation évidente de Lucain (Phars. 4,
822-824[Luc.4,822-824]) :
Sulla potens Mariusque ferox et Cinna cruentus
Caesareaeque domus series, cui tanta potestas
concessa est ? emere omnes, hic uendidit urbem.
Et du puissant Sylla et du cruel Marius et du sanglant
Cinna,
et du sang des Césars, lequel jamais reçut
une telle puissance ? Il ont acheté Rome, mais lui il l’a vendue.
qui devient (206-207[Dracont.Contr.206-207]) :
hinc Marius, hinc Sylla ferus, hinc Cinna cruentus
inde fuit Caesar, dominatio prima senatus.
Cela donna Marius et le cruel Sylla et le sanglant Cinna
cela valut César, celui qui le premier du sénat fut le maître.
L’idée déclamatoire
s’est ici naturellement coulée dans la trame lucanienne dominante, mais elle
n’y reste pas, car l’énoncé lucanien suffit à produire l’effet de
l’accumulation des fauteurs célèbre de guerres civiles. En contre-exemple,
Dracontius oppose immédiatement les sages mesures prises pour éloigner des
chefs victorieux avant qu’ils ne se croient au-dessus des lois, avec le double
exemple de Scipion et Camille. Et Lucain immédiatement disparaît au profit
d’autres modèles mieux adaptés, distillés au sein d’un passage à nouveau très
personnel (208-214[Dracont.Contr.208-214]) :
Nam domitor Libyae, bellorum
Scipio fulmen,
fortis adultus adhuc totos
qui uicit Hiberos
Hannibalisque trucem fregit per bella furorem
Ac populatorem Romanae
gentis adegit
Sorbere mortiferum ceu pocula blanda uenenum
Et caput infaustum legatus uexit ad urbem
Minturnas depulsus obit.
Dompteur de la Libye, Scipion foudre de guerre
valeureux, qui, tout jeune, écrasa les Hibères
d’Hannibal par la guerre arrêta la folie meurtrière
et poussa le fléau de la nation romaine
à avaler comme une bonne coupe un breuvage mortel
avant de se charger d’apporter jusqu’à Rome cette tête maudite
cet homme-là mourut exilé à Minturnes.
On remarquera que la
série d’exemples lucaniens donnée ici Marius, Sylla, Cinna, César ne se trouve
nulle part chez les déclamateurs, alors que le thème du mortiferum uenenum
est lui un lieu commun des pièces déclamatoires (Sénèque le Père,
Controv. 6, 4[Sen.Contr.6,4] ; Ps-Quint.
Decl. Min. 246, 3[Ps-Quint.Decl.Min.246,3] ;
350, 8[Ps-Quint.Decl.Min.350,8]). De même, dès que
Dracontius s’éloigne du modèle lucanien, les références poétiques se
diversifient : l’image du foudre de guerre provient telle quelle de
Lucrèce 3, 1034-1035[Lucr.3,1034-1035], dans
un sens d’ailleurs assez proche :
Scipiadas, belli fulmen, Carthaginis horror,
ossa dedit terrae proinde ac famul infimus esset.
Scipion, ce foudre de guerre, terreur de Carthage
remit ses os à la terre comme le dernier des esclaves. (trad.
J. Kany-Turpin)
La bonne et douce
coupe que devient le poison qui permet à Hannibal d’échapper à la haine
implacable des Romains est la même que celle que Ganymède présente à Jupiter et
à son écuyer sur la belle chlamyde qu’Hypsipyle offre à Jason en cadeau de
séparation (Val. Fl. 2, 414-417[Val.Fl.2,414-417]) :
pars[17] et frondosae raptus expresserat Idae
inlustremque fugam pueri, mox aethere laetus
adstabat mensis, quin et Iovis armiger ipse
accipit a Phrygio iam pocula blanda ministro.
Et une part montrait l’enlèvement que vit l’Ida couvert de bois
la fuite célèbre de l’enfant, et bientôt dans l’éther
il se tenait joyeux à côté de la table, l’écuyer de Jupiter
prend désormais la bonne coupe des mains du serviteur Phrygien.
Ici aussi le
rapprochement n’est pas innocent, mais il est plus complexe : la boisson
est rapprochée du départ et du deuil par la figure de la Lemnienne séparée de
Jason. Enfin la mort de Scipion à Minturnes se pare de souvenirs de Juvénal
(10, 276-277[Juv.10,276-277]) :
exilium et carcer Minturnarumque paludes
et mendicatus uicta Carthagine panis.
l’exil et la prison, les marais de Minturnes
et le pain que mendiait le vainqueur de Carthage.
Cette hiérarchie
évidente des emprunts nous conduit à souligner l’influence structurante et
individualisante de Lucain, véritable marque de fabrique du déclamateur
Dracontius. L’enjeu même de la déclamation consiste évidemment à faire
ressortir la puissance politique de ce sujet et sa force morale, en élevant par
la poésie les deux contradicteurs à la hauteur de héros d’épopée et en voyant
dans le conflit mi-privé, mi-public qui les oppose un danger pour la paix
sociale pouvant aboutir à une véritable guerre civile. Ainsi, la parole même du
poète de la guerre civile transfigure ce que l’exercice pourrait avoir de
puéril en lui donnant profondeur et densité dramatique. Les images de guerre
civile culminent dans la péroraison avec les mentions lucaniennes des
parricides et des cadavres vivants dont les membres palpitent encore, résultat
attendu de l’attitude criminelle du riche, tandis qu’une prosopopée de la
patrie imitée de celle Lucain au moment où César franchit le Rubicon, mais
considérablement développée, conduit le texte à son terme (325-329[Dracont.Contr.325-329]), dans une reprise personnelle
des métaphores célestes de l’éloge de Néron (Luc. Phars. 1, 45-50[Luc.1,45-50]), le prince qui met fin aux discordes et
fait régner la concorde parfaite de l’univers :
possessure polos, scandens qua lacteus axis
uertitur, aetherii qua se dat circulus orbis
lunarisque globus qua uoluuitur axe tepenti
aut certe qua Phoebus agit super astra iugales
sidera sic capies poteris sic astra mereri.
À
toi sera le ciel, gravissant l’étendue
de la voie lactée et la voûte du ciel
le globe de la lune sur son char attiédi
ou du moins le chemin au-dessus des étoiles de Phébus et son char
tu gagneras les astres, et tu pourras ainsi obtenir les étoiles.
où Dracontius
reprend :
te, cum statione peracta
astra petes serus, praelati regia caeli
excipiet gaudente polo : seu sceptra tenere
seu te flammigeros Phoebi conscendere currus
telluremque nihil mutato sole timentem
igne uago lustrare iuuet,
et ton séjour fini
tu gagneras les astres (que ce soit dans longtemps !) et le
palais du ciel grand ouvert devant toi
t’accueillera dans la liesse des cieux : et tu pourras
choisir
soit de porter le sceptre, soit de prendre le char fulgurant de Phébus
et d’arpenter la terre qui ne craindra plus rien de ce nouveau soleil
tel un feu vagabond.
Il est facile de ne
voir dans cette fin tonitruante qu’un artifice maladroit de déclamateur. Mais
il s’agit sans nul doute, dans l’esprit du poète, d’achever la déclamation sur
le même mode que celui qui l’avait ouverte, en référence à la grande épopée et
au grand maître qu’est Lucain, le seul à avoir su parler en termes si grands et
si justes de l’harmonie du monde et de la manière dont nos discordes civiles la
troublent et la souillent. Plus qu’un habile « coup rhétorique »,
cette fin est une proclamation, aussi maladroite peut-être qu’elle est
passionnée, de la profonde utilité morale et civique de la controverse, en ce
qu’elle exerce les jeunes citoyens à une responsabilité politique qui peut
faire d’eux un jour la voix qui saura arrêter la discorde civile.
Tout cela peut
paraître bien paradoxal dans une Afrique soumise à un pouvoir non-romain, et où
Dracontius apprendra bientôt à ses dépens que le roi vandale ne s’embarrasse
guère de formes quand il s’agit d’emprisonner un sujet suspect. Pourtant, c’est
sans doute dans ce paradoxe que réside la véritable portée du texte et le sens
même du recueil des « Romulea ».
3. Le recueil pour Felicianus,
hommage au maître et manifeste littéraire
Cette sublimation de
l’exercice scolaire par l’alliance de l’art oratoire et de la poésie nous
invite à conclure en nous repenchant sur le titre si controversé de Romulea
et plus précisément sur l’unique attestation dans le recueil en Praef. 3,
17[Dracont.Praef.3,17]. Le texte constitue la
partie proprement dédicatoire de cette préface au rhéteur Félicianus :
qua praeduce dictor
antistesque tuus, de uestro fonte, magister,
Romuleam laetus sumo pro flumine linguam
et pallens reddo pro frugibus ipse poema,
Tu mihi numen eris, si carmina nostra leuaris,
nam tua sint quaecumque loquor, quaecumque canemus.
tu me conduis : je suis un orateur
et reste ton élève ; c’est de ta source, ô maître,
que je reçois joyeux les torrents d’éloquence issus de Romulus
et je t’en rends les fruits, en tremblant, dans ces vers
toi, tu seras mon dieu, si tu veux adopter mes poèmes,
car à toi sont mes discours comme à toi sont mes chants.
La dépendance de
Dracontius par rapport à son maître est clairement indiquée dans le dernier
vers comme portant à la fois sur sa formation oratoire loquor et sur sa formation poétique canemus. Il est fort probable que Félicianus ait, comme souvent à
cette époque, assumé la double fonction de grammaticus
et de rhetor[18]
et qu’il ait donc enseigné d’un côté les progymnasmata
et la lecture des auteurs, de l’autre les exercices supérieurs comme la
controverse ou la suasoire. Or cette double dette est acquittée par Dracontius
dans une forme unique, la poésie, représentée par les deux mots poema et carmina. Cette double mention n’est sans doute pas une simple uariatio, car, selon toute probabilité,
les deux mots ne sont pas ici strictement synonymes. Le plus immédiatement
compréhensible est carmina « des
poèmes », qui semble indiquer que la dédicace à Felicianus vaut pour
plusieurs pièces. Il est donc probablement faux de n’attribuer cette préface
qu’à la seule éthopée qui suit les Verba
Herculis, et qu’il faut inclure comme annoncée par cette préface au moins
également la controverse qui la suit dans le manuscrit. On peut même sans doute
aller plus loin et proposer de voir dans le groupe constitué par cette préface
et les trois pièces scolaires le noyau autour duquel a pu se constituer
l’anthologie de pièces profanes que constitue le manuscrit N. Il a donc pu exister un recueil
primitif qui avait la forme suivante : Préface
à Félicianus [Dracont.Praef.3]suivie d’un
exercice progymnasmatique, les Verba
Herculis [Dracont.Verb.Herc.]et des deux
exercices supérieurs, la controverse (Controuersia
de statua uiri fortis[Dracont.Contr.])et la suasoire (Deliberatiua Achillis[Dracont.Delib.Ach.])[19].
Les autres pièces de caractère assez ouvertement épique,Médée[Dracont.Med.], et l’Enlèvement
d’Hélène[Dracont.Rapt.Hel.] ainsi que les deux
épithalames[20] ont
pu être réunies à ce recueil de façon plus ou moins arbitraire, peut-être parce
que d’autres pièces du recueil primitif avaient été égarées.
De fait, cette
hypothèse d’un recueil primitif de pièces scolaires trouve un renforcement dans
l’usage du singulier poema pour désigner apparemment le fait même
d’écrire de la poésie, par opposition aux œuvres désignées ici par carmina.
Ce sens rejoint en effet en grande partie celui que propose Diomède (Ars
gramm. 3, 1, GLK 1, )[Diom.3,1] :
Distat autem poetica a poemate et poesi, quod poetica ars ipsa
intellegitur, poema autem pars operis, ut tragoedia, poesis contextus et corpus
totius operis effecti, ut Ilias Odyssia Aeneis.
or il existe entre le mot poetica (poétique) d’un côté et les mots poema et poesis (poème et poésie) de l’autre la différence
suivante : le mot poetica désigne la technique elle-même, le mot poema une partie de la production poétique, par exemple
une tragédie, le mot poesis l’ensemble et le corps d’une œuvre intégrale
effectivement écrite, comme Iliade, Odyssée, Énéide.
Dans cette hypothèse
le mot poema désigne bel et bien sans doute le choix par Dracontius de
traiter ces sujets sous forme de carmina et non d’oratio soluta (« en
prose »). C’est ce que confirme aussi une differentia de Nonius
Marcellus (428M 9[Non.428M9]) fondée sur un
fragment, d’ailleurs assez obscur en l’état, d’une satire perdue de
Lucilius :
Poesis et poema differunt. Poesis textus scriptorum ut Odyssea uel Ilias
Homeri aut Aeneis Virgilii. Poema inuentio parua quae paucis uerbis exprimitur
ut in gladiatoribus ludis Homeri. Poetica est ars earum rerum
Il existe une différence entre le mot poesis et le mot poema. Poesis désigne le texte même des écrits, comme par exemple
Odyssée et Iliade d’Homère ou bien Énéide de Virgile. Poema désigne le fait de concevoir une pièce de taille
limitée qui s’exprime en peu de mots, comme par exemple la scène des jeux chez
Homère. Quant à poetica le mot désigne l’art de créer ces choses.
Les différences
minimes entre les deux textes – et qui portent précisément sur poema –
ne paraissent ni irréductibles, ni inconciliables avec l’emploi – que nous
supposons ici technique et non ornemental – du mot par Dracontius. En
effet, la differentia de Nonius explicite en réalité la phrase un peu
obscure de Diomède. Un poema est ce que crée la poetica, mais non
pas en tant qu’œuvre complète, mais en tant que partie d’un discours recourant
à la poetica. On pourrait dire dans une première approche que poesis est
un « poème » là où poema est un « morceau
poétique ». Une poesis comprend évidemment des poemata,
c’est le sens de l’isolement par Nonius du passage des jeux comme poema,
mais, poema renvoyant à la conception même du texte, à l’inuentio,
le mot transcende en un sens sa réalisation concrète : le poema
désigne donc en fait, indication essentielle donnée par Nonius, l’activité
créatrice qui, dans les diverses formes possibles qui lui sont offertes,
sélectionne la forme poétique pour l’adapter à des éléments de contenu qui
donneront au final des poemata éléments d’une poesis.
Or c’est ce choix
formel lui-même que le poète rapporte à ce qu’il puise à la source où coule
« la langue de Romulus ». De fait, le choix de l’adjectif Rōmŭlĕ/am
étonne ici dans la mesure où Rōmā/nam conviendrait également
parfaitement à l’hexamètre. Il peut passer pour une coquetterie du poète sans
grande conséquence, mais la substitution d’un mot plus rare à l’adjectif banal
porte sans doute, dans cette pièce offerte à son maître, une valeur très réelle
et très forte. L’intertexte choisi par Dracontius pour cette dédicace peut
éclairer le sens qu’il faut ici donner à l’adjectif. L’expression tu mihi
numen eris renvoie encore une fois à Lucain dans la commendatio de
sa propre épopée (1, 63-66[Luc.1,63-66]) :
sed mihi iam numen ; nec, si te pectore uates
accipio, Cirrhaea uelim secreta mouentem
sollicitare deum Bacchumque auertere Nysa :
tu satis ad uires Romana in carmina dandas.
Mais j’ai déjà mon dieu ; et si moi le poète
je te reçois en mon sein, je ne veux plus troubler le dieu
qui fait trembler les antres de Cirrha ni de Nysa faire partir Bacchus
tu suffis pour donner les forces qui créeront des poèmes romains.
Le poète néronien
remplaçait Apollon et Dionysos, les dieux grecs qui donnaient l’inspiration
poétique, par un numen nouum, le prince lui-même, et ce remplacement
tenait à la nature même du poème qu’il offrait : un carmen Romanum
c’est-à-dire une œuvre où le poète parlerait, non en élève des Grecs ou en
imitateur de ceux-ci, mais en ciuis Romanus, c’est-à-dire en gardien
d’une tradition que l’on pourrait, au risque de l’anachronisme, nommer
« nationale ». Pour Dracontius, Felicianus joue le même rôle :
il n’est nul besoin de recourir dans cette préface aux traditionnelles fictions
mythologiques de l’inspiration, car l’œuvre du poète est toute entière contenue
en germe dans le savoir que le maître lui a communiqué. Plus n’est besoin
d’écouter la Muse, puisque Felicianus suffit à souffler au poète les vers qu’il
écrira.Ilestl’inspirateuretleguide,celuiquiafourni au poète les uires
in carmina dandas comme dirait Lucain.
Or le résultat, le fructus
offert au professeur, ne prend pas la forme des carmina Romana de
Lucain, mais de poèmes issus de la source de Romulus. Plus que la personne même
de Felicianus lui-même, et à la différence de ce que prétendait la flatterie
lucanienne, inhérente au genre de la commendatio et à la personne du
destinataire, c’est ce que représente l’enseignement du rhéteur qui constitue
le souffle divin qui vient, par la bouche du maître, animer le poète. Or
l’adjectif Romuleus dit parfaitement cette quête de l’origine, cette
fascination de la tradition dans ce qu’elle a de plus spécifiquement Romain,
sans pollution ni mélange de quelque influence étrangère, cet idéal d’une jeune
Rome encore vierge de tout contact extérieur et réduite à construire par
elle-même ce qui sera sa gloire. C’est ainsi que Claudien, à peine un siècle
avant Dracontius, exprime ce qu’il prend ou feint de prendre pour une
restauration d’un empire romain dans ses valeurs les plus authentiques,
l’action victorieuse et libératrice du général Stilicon, que son ascendance à
demi-barbare, compensée il est vrai par un lien avec la famille des Scipions,
n’empêche nullement d’être, dans un monde bouleversé, la vivante réincarnation
de la vertu des vieux Romains (Cons. Stilic. 3, 122-124[Claud.Cons.Stil.3,122-124] :
uerior Augusti genitor,
fiducia belli,
pacis consilium, per quem
squalore remoto
pristina Romuleis iam floruit artibus aetas,
d’Auguste le vrai père, fidèle dans la guerre
et sage dans la paix, par qui la souillure est chassée
et le temps d’autrefois refleurit dans les arts que donna Romulus.
Au contraire,
lorsqu’un oriental dégénéré, l’eunuque Eutrope, reçoit d’Arcadius les insignes
de consul, ces marques vénérables de la puissance romaine, c’est plus que
l’Histoire de Rome toute la romanité, l’appartenance à la descendance de
Romulus, qui s’en trouve insultée (Eutr. 2, 62-63)[Claud.inEutr.2,62-63] :
spado Romuleo succinctus amictu
sedit in Augustis laribus.
Un eunuque du manteau de Romulus aujourd’hui est paré,
et siège où des Augustes les lares ont leur séjour.
L’alliance de la
figure de Romulus avec les lares augustes exprime avec toute la force du dégoût
combien ce qui ne pourrait passer que comme une faute politique est en fait un
crime contre la civilisation millénaire de Rome et même une souillure jetée sur
l’ascendance illustre du prince qui a pu prendre un tel décret. L’apport pour
lequel Dracontius remercie son maître en lui offrant ses poèmes est donc bien
celui de toute la tradition romaine, perpétuée dans l’Afrique vandale par le
romain Felicianus.
Ainsi le sens du
recueil s’éclaire à la lumière conjointe de cette préface et de la controverse
qui en illustre à la perfection le projet poétique. Il s’agit pour le poète
africain de porter par ses vers le meilleur de la tradition romaine, celle qui
a donné Cicéron et tous les orateurs comme Virgile, Lucain et tous les poètes,
de le faire sien et de le donner ensuite à la postérité. L’humble exercice
scolaire devient, en ce qu’il représente l’effort des maîtres pour faire passer
d’une génération à l’autre ce dépôt de la tradition, l’écrin précieux dans
lequel Dracontius peut sertir son florilège des beautés de la culture romaine.
Mais le mécanisme de transfert qui s’opère ici n’est plus vraiment celui de
l’Antiquité et déjà Dracontius, qui s’accroche de toute sa romanité à cette
tradition, regarde, bien malgré lui, vers d’autres temps. Car il ne s’agit plus
d’enrichir le patrimoine de Romulus en y introduisant pour les assimiler les
richesses des nations, mais bien de sauver l’héritage, d’opérer avant qu’il ne
soit trop tard une synthèse conservatoire. Car le monde où Dracontius récite
n’est plus celui de Romulus et la lignée des Césars est brisée en
Occident : Dracontius n’est plus vraiment un citoyen romain, il est le
sujet d’un roi vandale, le représentant d’une tradition coupée de ses bases,
loin d’une Rome réfugiée en Orient. Les Romulea répètent donc en un sens
l’amer constat de Sidoine Apollinaire à peu près à la même époque (Épist. 8,
2, 2[Sid.Ep.8,2,2]). Privés du pouvoir politique,
les Romains ne peuvent plus exercer que l’empire de leur culture :
nam iam remotis gradibus dignitatum, per quas solebat ultimo a quoque
summus quisque discerni, solum erit posthac nobilitatis indicium litteras
nosse.
car maintenant que n’existent plus la carrière des charges publiques qui
faisaient le départ entre le vulgaire et l’élite, il n’y aura désormais d’autre
signe de noblesse que la connaissance des belles lettres.