On considère souvent
la Rome antique comme un lieu où se déchaînaient la violence – si bien
étudiée par A. Lintott[1] –
et la cruauté : rares sont ceux qui, comme P. Grimal[2],
ont souligné le caractère essentiel de la clémence et de la douceur. Nous
aimerions continuer ici dans cette direction, puisque se pose la question de
l’influence de la Grèce : la douceur est-elle une importation
grecque ?
Nous partirons d’une
constatation de J. Hellegouarc’h dans sa thèse sur le vocabulaire latin
des relations et des partis politiques sous la République[3],
à la rubrique « clementia » :
« Ce mot, dont le sens général est “douceur” est employé avec quelques
autres dont le sens premier est à peu près semblable : mansuetudo et lenitas : “douceur de caractère” ; misericordia : “pitié inspirée par le malheur d’autrui”, pour
exprimer une attitude indulgente et compréhensive à l’égard d’une autre
personne. » Si clementia et misericordia ont fait l’objet d’une
grande attention, il n’en va pas de même de lenitas
et de mansuetudo, présentées ailleurs
par J. Hellegouarc’h comme des « notions annexes »[4].
Ce sont précisément ces mal-aimées que nous allons tâcher de mettre en lumière,
en posant une question naïve, forcément naïve : si ce sont des synonymes,
alors pourquoi César n’emploie-t-il le terme mansuetudo que dans le De
Bello Gallico, et lenitas (dans
son sens figuré) uniquement dans le Bellum
ciuile ?[5]
Mansuetudo désigne-t-il la douceur de caractère ? Une
première réponse est donnée par l’étymologie : elle est négative. Selon
A. Ernout et A. Meillet[6],
le mot désigne tout d’abord le domptage (sens rare), puis la douceur, la
mansuétude (sens ordinaire). Il s’agit donc de la douceur des animaux
apprivoisés, ou des hommes devenus civilisés, pas d’une attitude innée. C’est
peut-être là que se trouve la raison de l’emploi très modéré de mansuetudo par les auteurs latins :
on ne trouve que 75 occurrences de ce terme, à peu près également
réparties entre la période républicaine et le Haut-Empire. Il est en
particulier frappant de relever la totale absence de mansuetudo dans l’œuvre conservée de Tite-Live. Pour Cicéron, au
contraire, le mot ne semble poser aucun problème. Premier exemple, évoquant les
débuts de l’humanité, il décrit l’évolution suivante (Sest. 91)[Cic.Sest.91][7] :
Qui igitur primi
uirtute et consilio præstanti exstiterunt, ii perspecto genere humanæ
docilitatis atque ingeni dissupatos unum in locum congregarunt eosque ex
feritate illa ad iustitiam atque ad mansuetudinem transduxerunt.
Donc, les premiers,
qui l’ont emporté par la supériorité de leur valeur et de leur intelligence,
ayant pleinement saisi la docilité spécifique de l’être humain, rassemblèrent
en un seul endroit les êtres qui vivaient disséminés, et ils les amenèrent de
leur état de sauvagerie primitive à une vie de justice et de douceur.
On notera la tournure atque qui met en valeur mansuetudo.
Autre exemple,
emprunté cette fois à l’histoire mythique de Rome qui a le bon goût de
ressembler à l’enseignement des Stoïciens exposé dans l’exemple cité
précédemment (Rép. 2, 27)[Cic.Rep. 2, 27][8] :
Quibus rebus
institutis ad humanitatem atque mansuetudinem reuocauit animos hominum studiis
bellandi iam immanis ac feros.
Grâce à ces
institutions, il ramena à des sentiments humains et à la douceur des hommes que
l’amour de la guerre avait rendus cruels et sauvages.
Scipion Émilien évoque
ici l’œuvre du deuxième roi de Rome, Numa Pompilius. Nous sommes toujours dans
un contexte fortement marqué par la Stoa, du fait des liens qui existaient
entre Scipion, ses amis, comme Lælius, et le philosophe Panétius. Néanmoins il
y a une différence, contenue dans le verbe reuocare :
il ne s’agit pas de civiliser les hommes, mais de les faire revenir à leur état
antérieur de douceur, après l’épisode du règne guerrier de Romulus. Ce que l’on
constate, c’est que, là encore, Cicéron n’emploie pas mansuetudo en premier : il choisit humanitas, probablement parce que le contexte est philosophique.
Mais la douceur en tant que fruit de la civilisation apparaît comme encore plus
précieuse que les sentiments humains.
Sous la République,
les Romains revendiquaient cette vertu : la mansuetudo est la douceur du peuple romain, du Sénat et de leurs
représentants. Pas la douceur d’un individu. Le premier auteur que nous
citerons à l’appui de cette thèse est César, parce qu’il est bien souvent au
centre des recherches sur la douceur en politique et parce qu’il est passé
maître dans l’emploi du vocabulaire politique. Or, il n’emploie mansuetudo que dans la Guerre des Gaules, jamais dans le Bellum ciuile (Gal. 2, 14 ; 2, 31)[Caes.B.G.2,14][Caes.B.G.2,31] :
Petere non solum
Bellouacos, sed etiam pro his Haeduos, ut sua clementia ac mansuetudine in eos
utatur.
Non seulement les
Bellovaques, mais aussi les Héduens, parlant en faveur de ces premiers, lui
demandèrent de les traiter avec la clémence et la bonté qui étaient les
siennes.
Unum petere ac
deprecari : si forte pro sua clementia ac mansuetudine, quam ipsi ab aliis
audirent, statuisset Atuatucos esse conseruandos, ne se armis despoliaret.
Ils ne faisaient
qu’une demande, une prière : si César, dont ils entendaient vanter la
clémence et la bienveillance, décidait de ne pas anéantir les Atuatuques, qu’il
ne les privât pas de leurs armes.
Que se passe-t-il en
général avec ces deux extraits ? On se précipite sur clementia, et on ignore mansuetudo ;
or, à notre avis du moins, les deux sont indissociables : il s’agit d’une
formule toute faite, du vocabulaire des relations internationales, entre Rome
et un peuple étranger. Les deux substantifs renvoient à une qualité du peuple
romain représenté en la circonstance par le dux
César[9].
La mansuetudo est ici la douceur de
Rome en quelque sorte déléguée avec le commandement. On retrouve cette formule
dans les Verrines(Verr. 2,
5, 115)[Cic.Verr.2,5,115] :
Hic cuncti Siculi,
fidelissimi atque antiquissimi socii, plurimis adfecti beneficiis a maioribus
nostris, grauiter commouentur et de suis periculis fortunisque omnibus
pertimescunt : indigne ferunt illam clementiam mansuetudinemque nostri
imperi in tantam crudelitatem inhumanitatemque esse conuersam [...].
Alors tous les
Siciliens, nos plus fidèles et anciens alliés, gratifiés de très nombreuses
faveurs par nos ancêtres, sont profondément émus et le danger couru par leurs
personnes et leurs biens les pénètre d’effroi : ils s’indignent de ce que
la modération et la douceur caractéristiques du pouvoir romain soient
transformées en une si grande cruauté et barbarie[...].
Les Siciliens se
plaignent ici de Verrès, un magistrat romain, représentant de l’État et de ses
vertus en théorie : on a ici la formule complète qui précise bien le
caractère institutionnel de la mansuetudo.
Une autre formule tout
aussi figée vient renforcer cette analyse, nous semble-t-il : mansuetudo et misericordia. Elle
apparaît à quatre reprises dans la Conjuration
de Catilina, d’une manière qui mérite que l’on s’y arrête. Salluste
l’emploie une première fois dans la réponse du proconsul Q. Marcius Rex[10]
aux conjurés qui ont tenté de le gagner à leur cause(Cat. 34,
1)[Sall.Cat.34,1] :
Ad haec
Q. Marcius respondit, si quid ab senatu petere uellent, ab armis
discedant, Romam supplices proficiscantur : ea mansuetudine atque
misericordia senatum populi Romani semper fuisse, ut nemo umquam ab eo frustra
auxilium petiuerit.
À cela Q. Marcius
répondit que, s’ils avaient quelque requête à présenter au Sénat, ils devaient
d’abord déposer les armes, et se rendre à Rome en suppliants ; le Sénat du
peuple romain avait toujours fait preuve d’une telle bienveillance et d’une
telle compassion que jamais personne ne lui avait demandé secours en vain.
C’est un refus que
nous avons ici, enrobé de ce que nous appellerions à notre époque une parfaite
langue de bois : puisque les conjurés invoquaient son aide et celle du
Sénat, le proconsul les renvoie à ce dernier. Précisément, c’est le caractère
officiel de cette réponse qui nous intéresse, avec la référence à l’auxilium et à la mansuetudo : Marcius s’adresse à des concitoyens, ce qui
explique l’emploi de misericordia à
la place de clementia, ce dernier
vocable appartenant au lexique des « relations internationales ».
Mansuetudo et misericordia
font leur réapparition dans le discours de Caton lors de la séance au Sénat du
5 décembre 63(Cat. 52, 11)[Sall.Cat.52,11] :
Hic mihi quisquam
mansuetudinem et misericordiam nominat ?
Et l’on viendra me
parler de douceur et de pitié !
L’indéfini quisquam est une allusion rageuse au
discours de César : ce qui est à relever ici, c’est justement le fait que
César n’a parlé que de la misericordia
– entre sénateurs, entre membres de grandes familles, c’est le terme qui
s’impose[11] –
et que Caton choisit d’employer la formule officielle. Nous aurions tendance à
penser que c’est un effet de l’exaspération : un renvoi ironique en somme,
mais pas seulement... Caton a parfaitement compris que César revendiquait pour
lui la fidélité au mos maiorum, à une
douceur faisant partie des traditions romaines, d’où son emploi de la formule
officielle[12]. Il la
réutilise comme un rappel rhétorique un peu plus loin dans son discours (Cat. 52, 26-27)[Sall.Cat.52,26-27] :
Misereamini,
censeo : deliquere homines adulescentuli per ambitionem ; atque etiam
armatos dimittatis ; ne ista uobis mansuetudo et misericordia, si illi
arma ceperint, in miseriam conuertat.
Ayez pitié d’eux,
soit : ce sont de tout jeunes gens que l’ambition a égarés ;
renvoyez-les même en leur laissant leurs armes ; mais prenez garde, s’ils
prennent les armes, que cette douceur et cette compassion ne vous mènent tout
droit à votre perte.
L’impératif est une
allusion ironique à la misericordia
césarienne, le terme adulescentuli renforçant
cet effet ironique puisque les conjurés avaient largement dépassé la tranche d’âge
correspondante[13]. L’ironie
se nourrit enfin de l’allitération en « m » – misereamini, mansuetudo, misericordia, miseria – qui fait glisser les
auditeurs jusqu’à une mise en garde en complète opposition avec le début de la
phrase.
Il faut, selon nous, avoir
ces trois occurrences en tête pour comprendre ce dernier extrait qui provient
du portrait croisé de César et de Caton[14]
(Cat. 54, 2)[Sall.Cat.54,2] :
Caesar beneficiis et
munificentia magnus habebatur, integritate uitae Cato. Ille mansuetudine et
misericordia clarus factus, huic seueritas dignitatem addiderat.
César devait son
prestige à ses largesses et à sa munificence, Caton, à l’intégrité de sa vie.
Le premier s’était rendu célèbre par sa douceur et sa pitié, le second avait
conquis le respect par sa sévérité.
Il pourrait paraître
en contradiction avec ce que nous avons tenté de démontrer jusqu’à présent
– à savoir que la mansuetudo est
une douceur « institutionnelle » – puisqu’il semble y avoir une
opposition entre la douceur de caractère et la seueritas. Nous pensons qu’il y a en fait un transfert, préparé par
les emplois précédents : Salluste réutilise de manière métaphorique la
formule officielle pour caractériser César[15].
Autrement dit, on est ici au deuxième degré : au premier degré, la mansuetudo est bien une vertu
« institutionnelle ».
L’expression mansuetudo et misericordia se retrouve
dans la péroraison de deux discours de Cicéron, qui sont très proches dans le
temps : il s’agit du pro Murena
et du pro Sulla. Nous ne citerons ici
que le dernier (Sull. 93)[Cic.Sull.93] :
In quo ego uos,
iudices, quantum meus in uos amor postulat, tantum hortor ut communi studio,
quoniam in re publica coniuncti sumus, mansuetudine et misericordia nostra
falsam a nobis crudelitatis famam repellamus.
En ces circonstances,
c’est moi, juges, qui vous demande, au nom de toute l’affection que je vous
porte, de joindre vos efforts aux miens, puisque nous sommes associés dans la
gestion des affaires publiques, pour nous délivrer, grâce à votre douceur et à
votre compassion, d’une injuste réputation de cruauté.
Au terme de son
discours, Cicéron fait appel à la bienveillance des juges, de plusieurs
manières, mais il choisit de conclure ici en employant le vocabulaire de la
douceur institutionnelle : nous sommes ici de nouveau dans un contexte de
formules officielles, comme le montre la tournure in re publica coniuncti sumus. Le possessif nostra indique bien qu’il s’agit de la douceur du peuple romain.
Sulla, tout comme les complices de Catilina, était un concitoyen, qui plus est
faisant partie d’une grande famille : la situation n’est pas sans faire
penser au 5 décembre 63, et Cicéron comme Salluste parle donc de la mansuetudo associée à la misericordia. Les juges, tout comme les
gouverneurs de province, ou les sénateurs, sont des représentants de l’État
romain, et doivent faire preuve de cette douceur institutionnelle.
Si dans ses discours
Cicéron se réfère constamment à la mansuetudo
du peuple romain, ou de ses représentants, en revanche on pourra nous
objecter que la correspondance présente un exemple qui paraît ruiner notre
hypothèse. Il se trouve dans une lettre à Atticus de l’année 49,
concernant la politique de César (Att. 10,
8, 6)[Cic.Att.10,8,6] :
Nullo enim modo uideo
stare istum diutius quin ipse se etiam languentibus nobis concidat, quippe qui
florentis [simus] ac nouus rex, septem diebus ipsi illi egenti ac perditae multitudini in
odium acerbissimum uenerit, qui duarum rerum simulationem tam cito amiserit,
mansuetudinis in Metello, diuitiarum in aerario.
Selon moi il est
totalement impossible que cet individu puisse se maintenir bien longtemps sans
s’écrouler de lui-même, quand bien même nous resterions inertes : ne
l’a-t-on pas vu, malgré ses succès éclatants et tel un nouveau roi, devenir en
sept jours un objet de haine sans merci, auprès de cette foule indigente et
dépravée elle-même, lui qui a perdu en si peu de temps deux faux-semblants,
celui de la clémence dans le cas de Metellus, celui de la richesse dans
l’affaire du Trésor public ?
Serait-ce, enfin, la
clémence de César ? La réponse sera normande : oui et non. Oui, parce
que Cicéron fait ici allusion à un épisode du début de la guerre civile où
César tenta en effet de se montrer magnanime : devant le refus de Metellus
de le laisser puiser dans le trésor public, il menaça le tribun, mais sans
aller plus loin[16]. Non, parce
que Cicéron emploie mansuetudo encore
une fois à contre-emploi, cette fois par indignation pensons-nous : il
n’est pas de situation plus contraire à la légalité que celle décrite ici, or mansuetudo est la douceur des
représentants légaux du peuple romain. Lorsque Cicéron emploie ce terme pour
qualifier la conduite de César, c’est un cadeau empoisonné, ainsi dans l’exorde
du pro Marcello[17](Marc. 1)[Cic.Marcell.1] :
Tantam enim
mansuetudinem, tam inusitatam inauditamque clementiam, tantum in summa
potestate rerum omnium modum, tam denique incrediblem sapientiam ac paene
diuinam tacitus praeterire nullo modo possum.
En effet, une telle
bienveillance, une clémence si inhabituelle et si nouvelle, une si grande
maîtrise de soi au faîte d’un pouvoir si absolu, une sagesse enfin si
incroyable, quasiment divine, voilà ce que je ne pourrais en aucune manière
passer sous silence.
Tout s’annonce bien
avec mansuetudo en tête, alors que
justement César tentait de rester dans la légalité, mais immédiatement après
arrive clementia, qui est la douceur
d’un roi : G. Voi a bien montré[18]
que l’emploi de ce terme dans les discours « césariens » de Cicéron
était tout sauf un compliment, bien plutôt une méchanceté. L’expression potestas rerum omnium n’est guère plus avantageuse, rappelant la tournure rerum potiri « s’emparer du
pouvoir ». Il s’est écoulé trois ans entre l’affaire Metellus et le
discours pour Marcellus : trois longues années au cours desquelles
certaines ambiguïtés se sont dissipées. En 49, Cicéron se livre à
l’indignation ; en 46, il choisit froidement ses termes de façon à nuire
au dictateur.
César lui-même ne se
sert jamais de mansuetudo dans le Bellum ciuile. Et pour cause, puisqu’il
est en pleine illégalité. En revanche, il fait référence plusieurs fois à sa lenitas[19],
la première occurrence de ce mot apparaissant au cours de la guerre en Espagne
contre Afranius et Petreius, soit en 49 : nous nous permettons de renvoyer
notre lecteur au commentaire que nous avons fait de ce passage dans un article
à paraître[20], et
passerons directement à la seconde occurrence, à la fin du Bellum ciuile, après la bataille de Pharsale[21]
(Ciu. 3, 98, 2)[Caes.B.C.3,98,2] :
Quod ubi sine
recusatione fecerunt passisque palmis proiecti ad terram flentes ab eo salutem
petiuerunt, consolatus consurgere iussit et pauca apud eos de lenitate sua
locutus, quo minore essent timore, omnes conseruauit militibusque suis
commendauit, nequi eorum uiolaretur, neuquid sui desiderarent.
Lorsqu’ils l’eurent
fait sans protestation, et que, les mains étendues, ils se furent jetés à terre
pour demander grâce en pleurant, César les rassura, les fit se relever, leur
dit quelques mots de sa clémence pour diminuer leur effroi, leur laissa la vie
à tous, et recommanda à ses soldats qu’il ne leur fût fait aucune violence, et
qu’on ne leur enlevât rien de ce qui leur appartenait.
La lenitas de César a le dernier mot :
on voit bien ici que le terme remplace clementia
qui serait mal pris, mais il s’agit de pardonner et d’accorder la vie sauve aux
vaincus. On pourrait objecter que lenitas
n’apparaît somme toute que deux fois dans l’œuvre de César avec ce sens. Ce qui
prouve qu’il s’agissait d’une pièce essentielle de la propagande césarienne,
c’est sa présence chez les continuateurs de César ou chez Cicéron.
Malheureusement, on ne saurait dire quand ce mot commence à s’imposer dans le
camp césarien, du fait de l’impossibilité de dater en particulier le Bellum ciuile, dans l’état actuel de nos
connaissances.
Lenitas se trouve dans le livre 8 du De
bello Gallico achevé par Hirtius. Cette douceur s’applique aux Gaulois
vaincus, mais de toute évidence il faut lire ce passage à la lumière de la
guerre civile à Rome[22]
(Gal. 8, 44, 1)[Hirt.B.G.8,44,1] :
Caesar, cum suam
lenitatem cognitam omnibus sciret neque uereretur ne quid crudelitate naturae
uideretur asperius fecisse, neque exitum consiliorum suorum animaduertere si
tali ratione diuersis in locis plures consilia inissent, exemplo supplicii
deterrendos reliquos existimauit.
César savait que sa
bonté était connue de tous et qu’il n’avait pas à redouter de paraître agir de
façon particulièrement rigoureuse sous l’effet d’une cruauté naturelle ;
comme, d’autre part, il ne voyait pas la réalisation de ses projets si plusieurs
se lançaient dans des entreprises de ce genre en des lieux variés, il décida de
terroriser les autres par un châtiment exemplaire.
Plus intéressant à nos
yeux est le Bellum Africanense parce
que l’auteur, quel qu’il soit, note au jour le jour ce qu’il voit : on
peut ainsi affirmer sans trop de risque que, fin 47, la lenitas faisait partie intégrante de la
propagande césarienne. Le terme n’est jamais prononcé seul, mais toujours
associé à un autre mot qui précise son sens et l’affine en fonction des publics
concernés. Ainsi, César invoque sa lenitas
devant des soldats indisciplinés[23]
(B. Af. 54, 2)[B.Af.54,2] :
Maxime uellem,
inquit, homines suae petulantiae nimiaeque libertatis aliquando finem fecissent
meaeque lenitatis, modestiae patientiaeque rationem habuissent.
J’aurais bien voulu,
leur dit-il, que l’on cessât une bonne fois de se conduire avec insolence et
d’en prendre trop à son aise, et que l’on me sût gré de mon indulgence, de ma
modération, de ma patience.
Il est à relever que
l’invocation de la lenitas n’est pas
de bon augure pour ceux auxquels s’adresse César, tout comme ce fut le cas pour
les Gaulois privés de leurs mains : c’est parce que sa douceur est bien
connue que César peut se permettre une grande sévérité. L’exaspération
transparaît dans l’emploi de l’irréel, l’opposition entre le champ lexical de
l’abus – petulantia, nimia – et celui de la patience, enfin dans l’accumulation de
substantifs qualifiant la conduite de César selon un crescendo assez menaçant.
Lenitas est associée à clementia
lorsqu’il s’agit des Pompéiens, après Thapsus (B. Af. 86, 2)[B.Af.86,2] :
Deinde ipse Vergilium
appellauit inuitauitque ad deditionem suamque lenitatem et clementiam
commemorauit.
Ensuite, il appela
lui-même Vergilius, l’invita à se rendre et lui rappela sa douceur et sa
clémence.
De nouveau, le
contexte est assez tragique : les survivants de l’armée de Scipion
viennent de se faire massacrer jusqu’au dernier sous les yeux de César par ses
vétérans. L’intérêt de la Guerre
d’Afrique réside sans doute dans le contraste existant entre une guerre de
plus en plus cruelle et la clémence proclamée. À peine la bataille de Thapsus
gagnée se met en place le tableau de la douceur du vainqueur, de toute évidence
une belle opération de propagande pour régler le plus vite possible – et
surtout à moindre frais pour ce qui est des hommes engagés – les détails
du nouvel ordre mis en place. César essaie ainsi de convaincre Vergilius de se
rendre pour s’éviter des opérations militaires supplémentaires, puis il se
rallie les chefs des tribus[24].
Cicéron réutilise à
son compte cette propagande dans deux des discours prononcés devant César, le pro Marcello déjà cité, mais aussi le pro Ligario, ce qui nous prouve qu’en
septembre 46 lenitas était
toujours un mot d’ordre césarien[25]
(Lig. 15)[Cic.Lig.15] :
Si in tanta tua
fortuna lenitas tanta non esset, quam tu per te, per te, inquam, obtines
– intellego quid loquar –, acerbissimo luctu redundaret ista
uictoria. Quam multi essent de uictoribus qui te crudelem esse uellent, cum
etiam de uictis reperiantur ! quam multi qui cum a te ignosci nemini
uellent, impedirent clementiam tuam, cum hi quibus ipsis ignouisti, nolint te
esse in alios misericordem !
Si ta fortune n’avait
pour égale ta douceur, que tu es seul, seul je dis bien, à exercer – je
m’entends –, ta victoire serait source du plus grand des deuils. Combien y
en aurait-il parmi les vainqueurs qui voudraient que tu sois cruel, quand on en
trouve même parmi les vaincus ! Combien voudraient que tu ne pardonnes à
personne et feraient obstacle à ta clémence, quand ceux à qui justement tu as
pardonné ne veulent pas que tu montres de la pitié envers les autres !
Que l’on nous pardonne
une aussi longue citation : nous avons choisi ce découpage parce qu’il
nous paraît bien mettre en lumière les intentions de Cicéron. Le passage est
encadré par deux emprunts au vocabulaire de César : la fortuna et la lenitas, puis à la
fin misericors. Mais au centre se
trouve... la clementia qui renvoie au
pouvoir d’un roi ou d’un tyran. Il est toujours amusant de suivre Cicéron dans
ses méandres, mais en l’occurrence, nous voulons surtout montrer que lenitas est reconnue comme partie
intégrante de la propagande césarienne : sa présence à côté de fortuna, autre grand thème césarien, ne
laisse pas de doute.
La question serait de
savoir pourquoi César a choisi ce mot. Lenitas
est un substantif formé à partir de l’adjectif lenis « doux »[26] :
il désigne une douceur naturelle. Ce terme apparaît plutôt à la période
républicaine (environ 70 occurrences sur 120 environ au total, en comptant
Tite-Live) ; sous le Haut-Empire il tend à se confondre avec dulcedo pour désigner la douceur d’une
chose, surtout chez Pline, mais il ne disparaît pas après lui[27],
puisque les auteurs de l’Histoire Auguste s’en servent à plusieurs reprises
pour décrire la conduite de certains empereurs[28].
Chez les Comiques, il désigne la douceur instinctive des pères envers leurs
enfants[29].
À la fin de la République, lenitas désigne
la douceur de la voix[30] ;
César s’en sert dans le De Bello Gallico
pour décrire un fleuve au cours particulièrement paisible (Gal. 1, 12, 1)[Caes.B.G.1,12,1] :
flumen est Arar [...]
incredibili lenitate [...]
Il est un cours
d’eau, la Saône […] au cours incroyablement paisible […]
Mais ce terme est
également employé en politique : Cicéron l’emploie pour désigner la
douceur des lois, en opposition à la dureté des supplices[31].
Néanmoins, on s’en douterait, c’est l’emploi de lenitas appliqué à une personne qui nous intéresse le plus :
or, à côté des textes en lien avec la propagande césarienne, qui datent des
années 40, c’est l’œuvre de Cicéron qui offre le plus d’occurrences et
plus particulièrement des discours et des lettres – à Quintus – des
années 63-60. Tout se passe comme si la lenitas était le propre des chevaliers, des homines noui, face aux membres des grandes familles, ainsi dans le
deuxième discours prononcé contre Catilina. Il n’est pas indifférent de se
rappeler que ce discours fut adressé par le consul au peuple, autrement dit à
ses électeurs :
Ne illi uehementer
errant, si illam meam pristinam lenitatem perpetuam sperant futuram.
(Cat. 2, 6)[Cic.Cat.2,6]
Ils se trompent
complètement, s’ils espèrent que ma douceur passée sera éternelle.
(Cat. 2, 6)[Cic.Cat.2,6]
Non est iam lenitati
locus : seueritatem res ipsa flagitat. (Cat. 2, 4, 6)[Cic.Cat.2,4,6]
Il n’y a plus de
place désormais pour la douceur ; c’est la rigueur que la situation même
exige. (Cat. 2, 4, 6)[Cic.Cat.2,4,6]
Mea lenitas adhuc si
cui solutior uisa est, hoc exspectauit ut id quod latebat erumperet.[32] (Cat. 2, 27)[Cic.Cat.2,27]
Si jusqu’à présent ma
douceur a pu paraître à quelqu’un trop indulgente, c’est qu’elle attendait que
les menées secrètes apparaissent au grand jour.[32] (Cat. 2, 27)[Cic.Cat.2,27]
Sed si uis manifestae
audaciae, si impendens patriae periculum me necessario de hac animi lenitate
deduxerit, illud profecto perficiam, quod in tanto et tam insidioso bello uix
optandum uidetur, ut neque bonus quisquam intereat paucorumque poena uos omnes
salui esse possitis.[33] (Cat. 2, 28)[Cic.Cat.2,28]
Mais si la violence
d’un coup d’audace en plein jour, si un danger menaçant l’État m’obligeait à me détourner de ma douceur
naturelle, j’obtiendrai assurément ce résultat, qui dans une guerre si grande
et aussi pleine d’embûches paraît à peine imaginable : aucun homme de bien
ne perdra la vie et grâce au châtiment d’un petit nombre vous tous pourrez être
sauvés. [33](Cat. 2, 28)[Cic.Cat.2,28]
Nous aurions tendance
à penser que Cicéron se justifie ici d’avoir attendu pour réagir contre les
menées de Catilina par son vocabulaire : il rappelle au peuple sa position
inconfortable d’homo nouus face à un
patricien. De même qu’il exalte une vertu en complète opposition avec la superbia des nobiles. Ce passage résonne pour nous à la fois comme une
autodéfense et une revendication[34].
Ce n’est donc pas un
hasard si lenitas réapparaît dans le pro Murena, peu de temps après les Catilinaires. Un homme nouveau défend un
autre homme nouveau[35]
face à deux nobiles, Ser. Sulpicius
Rufus et Caton : lenitas est ici
comme le mot d’ordre d’une catégorie sociale, tantôt face à l’un tantôt face à
l’autre. Cicéron s’en sert comme d’une pique contre Sulpicius en évoquant la
préture de Murena[36] : il
emploie les expressions aequabilitas
decernendi et lenitas audiendi.
Mais c’est surtout contre Caton que la lenitas
est invoquée (Mur. 6)[Cic.Mur.6] :
Ego autem has partis
lenitatis et misericordiae quas me natura ipsa docuit semper egi libenter,
illam uero grauitatis seueritatisque personam non appetiui, sed ab re publica
mihi impositam sustunui, sicut huius imperii dignitas in summo periculo ciuium
postulabat.
En ce qui me
concerne, j’ai toujours joué volontiers ce rôle de douceur et de compassion que
la nature elle-même m’a enseigné ; quant à ce rôle de rigueur et de
sévérité, je ne l’ai pas recherché, mais une fois qu’il me fut imposé par l’État je l’ai soutenu, comme la dignité de mon
consulat l’exigeait au milieu du danger immense couru par mes concitoyens.
Cet extrait est
intéressant à plus d’un titre, ne serait-ce que pour le champ lexical de la
comédie : retenons la mise en place d’une opposition qui va en quelque
sorte structurer le pro Murena, lenitas
contre seueritas. Elle annonce la
caricature faite plus loin de Caton. Mais la lenitas est aussi un écho des Catilinaires
auxquelles il est fait allusion[37].
De la défensive,
Cicéron passe à l’offensive, en reprochant à Caton de manquer de cette douceur
(Mur. 64)[Cic.Mur.64] :
Hos ad magistros si
qua te fortuna, Cato, cum ista natura detulisset, non tu quidem uir melior
esses nec fortior nec temperantior nec iustior – neque enim esse
potes – sed paulo ad lenitatem propensior.
Si quelque hasard
t’avait donné ces hommes pour maîtres, Caton, avec le caractère qui est le
tien, tu ne serais assurément pas meilleur, ni plus courageux, ni plus
tempérant, ni plus juste – et de fait, tu ne le pourrais pas – mais
tu serais quelque peu plus porté à l’indulgence.
Le reproche est amené
de façon plaisante, et accompagné de compliments, mais c’était un reproche que
Cicéron fit souvent à Caton, en particulier dans ces années qui suivirent
l’affaire Catilina : il l’accusait de ruiner la bonne entente entre
chevaliers et sénateurs[38].
Cicéron se sert de lenitas de façon encore plus marquée
dans le pro Sulla sans doute afin de
trouver une réponse au problème suivant : comment faire pour défendre un
accusé indéfendable ? En se mettant en avant. La lenitas sert donc tout d’abord à valoriser l’action de Cicéron
consul[39] ;
elle sert également à créer une connivence avec le jury, composé de chevaliers,
d’où l’évocation de cette douceur dès l’exorde, associée au thème des boni uiri – et les membres du jury
ne pouvaient sans doute que se sentir concernés – et dans la péroraison (Sull. 92)[Cic.Sull.92] :
Vt ego quid de me
populus Romanus existimaret, quia seuerus in improbos fueram, laboraui et, quae
prima innocentis mihi defensio est oblata, suscepi, sic uos seueritatem
iudiciorum quae per hos menses in homines audacissimos facta sunt lenitate ac
misericordia mitigate.
De même que moi je me
suis soucié de ce que le peuple romain pensait à mon sujet, parce que je
m’étais montré sévère envers des malfaisants, et que j’ai saisi la première
occasion qui se présentait à moi de défendre un innocent, de même, vous,
adoucissez par votre indulgence et votre compassion la rigueur des jugements
qui ont été rendus ces derniers mois contre des hommes d’une audace extrême.
La lenitas est cette fois la douceur
attendue de la part des membres du jury : le balancement ut ego..., sic uos... associe Cicéron à
ces derniers qui font partie de la même catégorie et partagent les mêmes
valeurs politiques. Mais c’est aussi une douceur qui les distingue de la morgue
de Torquatus l’accusateur, membre d’une grande famille, et là réside aussi
l’intérêt de se référer à la lenitas.
Si la lenitas est la douceur des homines noui, alors on comprend mieux
pourquoi Cicéron emploie de façon récurrente[40]
ce terme dans la très longue lettre adressée en 59 à son frère Quintus élu
préteur pour lui donner des conseils politiques : Quintus est lui aussi un
homo nouus. On peut ajouter évidemment
qu’il avait fort mauvais caractère, et que la douceur était donc recommandée
dans son cas, mais Cicéron a une lecture politique surtout dans cette lettre.
On perçoit mieux
ainsi, pensons-nous, pourquoi César a fait de lenitas un élément-clé de sa propagande. On dira qu’il n’était pas
un homo nouus : certes non, mais
d’une part il avait dans son camp des homines
noui, des chevaliers, d’autre part il avait contre lui des nobiles connus pour leur irascibilité.
Par conséquent, la lenitas pouvait
tant rallier des partisans que servir à dénoncer la superbia et la crudelitas
des adversaires. Hirtius oppose clairement la lenitas à la crudelitas
au livre 8 du De bello Gallico[41].
C’est la douceur d’un individu, d’une personnalité, tout comme la clémence,
mais sans les connotations négatives de la royauté, au contraire. Il importe
peu, finalement, que César ait été un patricien et qu’un certain nombre de ses
partisans aient été des membres de grandes familles[42] :
ce qui compte, dans un contexte de guerre psychologique, n’est pas ce que l’on
est, mais ce que l’on veut être et ce qu’on l’on veut faire croire au sujet de
ses adversaires.
Le choix de lenitas est également le fruit d’une
révolution lexicale accomplie en parallèle avec la révolution des
institutions : chaque ordre nouveau en politique est déclencheur, puis
porteur d’une nouvelle façon de parler. On pourrait dire de manière cynique
qu’à chaque régime correspond une langue de bois qui lui est propre :
G. Orwell parle de la « novlangue » dans son roman 1984. Ce que l’on constate ici, c’est un
bouillonnement, une évolution en cours, mais non achevée, avec des conséquences
diverses : une première étape se dessine du vivant de César, où coexistent
des termes, selon les intentions des uns et des autres : dans le camp
césarien, on ne peut guère employer le terme républicain mansuetudo, tandis que misericordia
ne correspond qu’à une des situations où la douceur peut s’appliquer, et enfin clementia est à proscrire. Une deuxième
étape se profile entre les Ides de Mars et la victoire d’Octave : période
où la politique de douceur tente aussi bien les héritiers de César que ses
ennemis politiques, provoquant la rage de Cicéron qui se décide à suivre la
ligne opposée, celle de Caton, celle de la seueritas.
On se limitera à trois exemples[43]
(Att. 14, 19, 2)[Cic.Att.14,19,2] :
M. Antonius ad
me tantum de Cloelio rescripsit, meam lenitatem et clementiam et sibi esse
gratam et mihi uoluptati magnae fore.
M. Antoine vient
juste de me répondre au sujet de Cloelius : ma douceur et ma clémence lui
seraient agréables et devraient me procurer beaucoup de plaisir.
L’association des
termes lenitas et clementia est
typiquement césarienne : mais Antoine s’est bien gardé de l’employer dans
la lettre où il demandait à Cicéron son accord pour le retour de Cloelius, et
Cicéron de même lui a répondu[44]
en employant le mot humanitas. En
l’absence de la réponse d’Antoine, on a le choix entre imaginer que ce dernier
a employé volontairement cette expression ou considérer que Cicéron s’en sert
dans un mouvement d’amertume, pour souligner que l’ordre politique créé par
César continue sous son lieutenant : cette dernière hypothèse a nos
faveurs, quand on connaît un peu le caractère de l’orateur.
Le deuxième exemple
nous renforce d’ailleurs dans cette idée. Cicéron s’adresse à Brutus tenté à
son tour par une politique de clémence pour le lui reprocher[45]
(Br. 2, 5, 5)[Cic.Brut.2,5, 5] :
Video te lenitate
delectari et eum putare fructum esse maximum ; praeclare quidem, sed aliis
rebus, aliis temporibus locus esse solet debetque clementiae.
Je vois que tu fais
tes délices de la douceur et que tu penses en retirer un très grand
avantage ; belle conduite assurément, mais c’est pour d’autres affaires,
dans d’autres circonstances qu’il y a d’ordinaire et qu’il doit y avoir place
pour la clémence.
Que fait-il pour
rappeler son jeune ami à l’ordre ? Il emploie à dessein le langage
politique du camp césarien : lenitas,
et si cela ne suffisait pas, clementia,
la douceur d’un tyran que l’on reprochait justement à César.
C’est la même
opération de réemploi de la « novlangue » du parti adverse pour mieux
s’opposer à ce dernier qui se répète dans une œuvre de l’année 43, le De Officiis (Off. 1, 88)[Cic.Off.1,88] :
Et tamen ita probanda
est mansuetudo atque clementia ut adhibeatur rei publicae causa seueritas sine
qua administrari ciuitas non potest.
Et cependant il ne
faut approuver la douceur et la clémence qu’à cette condition, que pour le bien
de l’État on emploie la
sévérité sans laquelle il n’est pas possible de gouverner la cité.
Ce passage nous paraît
essentiel : nous avons ici l’équivalent du portrait croisé de César et de
Caton par Salluste, avec d’une part mansuetudo
atque clementia – la douceur de César – et seueritas qui était la caractéristique de Caton. On relèvera
cependant que Cicéron fait passer cette fois la mansuetudo avant la clementia,
comme dans la formule mansuetudo et misericordia : pourquoi ?
Probablement parce qu’on n’est pas ici dans un contexte de relations
internationales : il s’agit cette fois de la clémence vis-à-vis de
concitoyens. On a d’abord la douceur institutionnelle, légale, et ensuite la
douceur d’un seul homme au-dessus des autres.
Donc, Cicéron, au soir
de sa vie, donne le dernier mot à la seueritas
de Caton. Mais en réalité, c’est bien entendu Octave qui eut le dernier mot,
sur l’orateur mais aussi sur César : clementia.
À partir du moment où cette dernière était inscrite sur le clupeus, c’est ce terme qui l’a emporté sur tous les autres. Et le
bouillonnement s’est arrêté, pour au moins une génération.
Nous espérons donc
avoir répondu à la question initiale : César ne se sert de mansuetudo que dans la Guerre des Gaules, et de lenitas au sens figuré dans le Bellum ciuile seul, parce que la
situation, sa situation d’hors-la-loi le lui a imposé. Mais nous avons aussi
voulu montrer que la douceur était un enjeu politique essentiel à la fin de la
République : la propagande césarienne l’impose comme un thème majeur avant
et après la mort de César. La clementia
apparaît en fait comme un ultime avatar d’un problème plus vaste, mettant en
cause la façon dont les Romains se voyaient, comment ils concevaient l’histoire
de leur État et administraient les affaires publiques. La fortune de la clementia est d’abord celle d’Octave qui
a trahi César, d’une certaine manière, en employant ce mot, pour mieux
pérenniser une attitude politique. Mais à côté du mot clementia, il y a misericordia, mansuetudo, lenitas, on pourrait ajouter placabilitas, liberalitas, etc. Enfin, et surtout, nous
espérons avoir convaincu notre auditoire des valeurs particulièresattribuéesà
mansuetudoetàlenitas :nousavionsévoquélestravauxdeA. Lintotten
introduction,enayant en fait à l’esprit un article surle vocabulaire de la
cruauté dans l’Antiquité[46].
Selonlui,ilestliéauxdifférentsgradesdela dignitas. Nous pensons que le vocabulaire de la douceur renvoie lui
aussi à des réalités sociales, à un rang dans la société.