En onomastique
peut-être plus qu’ailleurs, les phénomènes de réécriture impliquent un dialogue
intertextuel fort, pour diverses raisons : le nom propre suffit seul, en
tant qu’unité syntaxique autonome, à établir l’allusion là où, avec des noms
communs, un syntagme est nécessaire ; de plus, il ne possède pas a priori
de signifié lexical : il constitue donc, dans l’énoncé phrastique, un
élément non sémantique, et par là même plus reconnaissable ; enfin, en
tant que nom d’un référent, il implique la présence d’un personnage, et
véhicule des traits sémiotiques qui s’attachent à ce dernier et qui, lors du
réemploi du nom propre, risquent de provoquer des résurgences connotatives.
Ainsi, pour en venir au genre bucolique, des noms comme Tityre ou Amyntas,
présents tout au long de la tradition, semblent caractéristiques de la
pastorale : mais à quel titre ? Faut-il parler de simple emprunt d’un
auteur à l’autre ? Emprunt de quoi ? Du nom propre ? Du
personnage ? Notre objectif sera d’étudier, de l’intérieur, l’évolution de
l’onomastique d’un genre précis, dans sa cohérence et sa variété, à travers les
phénomènes d’acculturation onomastique et de réécriture, en deux temps :
d’abord le passage symbolique, entre Théocrite et Virgile, de la grécité à la
romanité, puis le traitement, par les auteurs postérieurs, de l’héritage
virgilien.
1. De Théocrite à Virgile :
l’acculturation de l’onomastique idyllique à Rome
1.1. Réécriture : renouvellement
et tradition
1.1.1. Les Idylles de
Théocrite
L’onomastique des Idylles
de Théocrite est caractérisée par sa variété : si l’on dénombre
rapidement, sur le corpus des dix merae bucolicae recensées par Servius
(à savoir les Idylles 1 ; 3-11), auxquelles nous ajoutons les Idylles 20,
27, les noms des personnages cités, nous obtenons la liste suivante (avec,
entre parenthèses, l’idylle où ils apparaissent) :
Ageanax (7) ; Aigon (4) ; Akrotimè (27) ; Alkippa (5) ;
Amaryllis (3 ; 4) ; Amyntas, Amyntichos (7) ; Antigenes
(4) ; Aratos (6 ; 7) ; Aristis (7) ; Battos (4) ;
Bombyka (10) ; Boukaios, Boukos (10) ; Brasilas (7) ; Chromis
(1) ; Galatea (6 ; 11) ; Glauka (4) ; Damoitas (6) ;
Daphnis (1 ; 5 ; 7 ; 8 ; 9 + ép. 3 ; 4) ;
Erithakis (3) ; Eukritos (7) ; Eumaras (5) ; Eumedes (5) ;
Hippokion (10) ; Kalaithis (5) ; Klearista (5 + 2) ; Komatas,
Kerastas (5 ; 7) ; Korydon (4 ; 5) ; Kratidas (5) ;
Krokylos (5) ; Lakon (5) ; Lampriadas (4) ; Lykidas (7 ;
27) ; Lykon (7 + 2) ; Lycopas (5) ; Lykoreus (7) ; Menalcas
(8 ; 9 ; 27) ; Mikon (5) ; Milon (4 ; 8 ;
10) ; Molon (7) ; Morson (5) ; Myrto (7) ; Nais (8) ;
Nikias (11 + ép. 8) ; Olpis (3) ; Paraibatis (3) ; Philetas (7) ;
Philinos (7) ; Philondas (4 ; 5) ; Phrasidamos (7) ;
Polybotas (10) ; Polyphamos (6 ; 7 ; 11) ; Pyrrhos
(4) ; Siburtas (5) ; Sikelidas (7) ; Simichidas (7) ;
Thyrsis (1 + ép. 6) ; Tityros (3 ; 7) ; Xenea (7) ;
Animaux : Kinaitha (5) ; Kissaitha (1) ; Kymaitha (4) ;
Konaros (5) ; Lampouros (8) ; Leukitas (5) ; Phalaros (5)
Les personnages sont
ainsi une soixantaine, auxquels il faut ajouter sept zoonymes : cette
grande variété est assez bien répartie dans les différentes Idylles,
même si deux d’entre elles (5 et 7) se détachent du lot.
L’onomastique de
Théocrite possède des caractéristiques qui se retrouveront chez Virgile :
en particulier, elle mêle différentes sphères de notoriété : personnages
fictifs, personnages mythiques ou mythologiques (en particulier Daphnis,
Polyphème et Galatée, mythes centraux du genre), personnages réels et
contemporains (les poètes Philétas et Aristophane de Cos, sous l’appellation de
Sikelidas, le musicien Pyrrhos). On note aussi, outre les zoonymes, la
possibilité du pseudonyme : c’est ainsi que les commentateurs antiques ont
vu dans le locuteur Simichidas de l’Idylle 7[Theoc.7] le poète lui-même, de même que les
commentateurs de Virgile opteront parfois pour une lecture allégorique
systématique[1].
D’autres traits
semblent, en revanche, propres à Théocrite : ainsi, l’usage parfois précis
des toponymes, en 7 par exemple, situe l’action dans un cadre volontiers
réaliste. Mais surtout, on constate une limitation du retour des
personnages : la plupart d’entre eux apparaissent dans une seule idylle,
parfois dans deux, mais rarement plus : sur la soixantaine de noms, seuls
quatre reviennent trois fois ou plus : Daphnis, Menalcas, Milon et
Polyphème. Encore ces retours appellent-ils de sérieuses réserves :
Daphnis et Polyphème appartiennent, du moins en partie, au mythe ; quant à
Daphnis encore, Menalcas et Milon, leur présence dans les idylles
pseudo-théocritéennes 8 et 9[Theoc.8][Theoc.9]
est remarquable : dans ces deux textes jumeaux, les noms des locuteurs (Menalcas
et Daphnis) prouvent une cristallisation et une spécialisation de
l’onomastique de la Bucolique, ce que Théocrite semble avoir finalement évité,
puisqu’il n’a pas écrit deux idylles qui aient les mêmes personnages ni les
mêmes locuteurs. Menalcas n’apparaît d’ailleurs dans aucun texte
authentifié de Théocrite.
Cette tendance à
utiliser des noms attachés au genre semble se vérifier – autant que faire
se peut, vu leur état fragmentaire – chez les autres bucoliques grecs,
comme Bion : sur les quatre noms bucoliques que nous relevons chez lui,
deux innovent par rapport à Théocrite (Cleodamos 15 ; Myrson 2 ;
15)[Bion.], deux s’inscrivent dans la tradition (Galatea 13 ;
Lycidas 2 ; 6), surtout Lycidas, dont l’usage sera
constant chez les Latins.
Dans l’état actuel de
nos sources (nous avons perdu les modèles de Théocrite, dont Philétas), c’est
donc après Théocrite que se sont créées des traditions onomastiques
propres à la bucolique, ce que lui-même semble avoir limité autant que
possible. D’ailleurs, l’onomastique de ses Idylles bucoliques pose des
problèmes de spécialisation, puisque certains noms apparaissent dans des Idylles
non bucoliques, comme la 2 (cf. Klearista ; Lykon)[Theoc.2], ou encore dans des épigrammes (Daphnis,
Thyrsis). C’est donc, une fois encore, que Théocrite n’a pas souhaité
pousser loin la spécialisation d’une onomastique qui, par ses caractéristiques
(en particulier le mélange des diverses sphères de notoriété), était novatrice.
1.1.2. Les choix de Virgile
Théocrite n’avait pas
écrit un recueil suivi de bucoliques, alors que Virgile, même si l’on peut
établir une chronologie de ses textes, a construit un livre dont la structure
interne prouve la savante élaboration. Au niveau onomastique, ce travail a
imposé des choix au Mantouan, qui joue sur tous les tableaux : il a écarté
certains noms du corpus théocritéen, en a repris, en a ajouté. Voici les noms
propres des personnages virgiliens, avec en gras ceux qui lui sont
propres :
Aegle (6) ; Aegon (3 ; 5) ; Alcimedon (3) ;
Alcippa (7) ; Alcon (5) ; Alexis (2 ; 5 ;
7) ; Alphesiboeus (5 ; 8) ; Amaryllis (1 ; 2 ;
3 ; 8 ; 9) ; Amyntas (2 ; 3 ; 5 ; 10) ;
Antigenes (5) ; Bauius (3) ; Caesar (9) ; Chromis
(3) ; Cinna (9) ; Codrus (2 ; 5) ; Conon
(3) ; Corydon (2 ; 5 ; 7) ; Damoetas (2 ; 3) ; Damon
(3 ; 8) ; Daphnis (5 ; 2 ; 3 ; 7 ; 8 ;
9) ; Delia (3) ; Galatea (1 ; 3 ; 7 ; 9) ;
Gallus (6 ; 10) ; Iollas (8) ; Lycidas (7 ;
9) ; Lycoris (10) ; Meliboeus (1 ; 3 ; 7) ;
Menalcas (2 ; 3 ; 5 ; 9 ; 10) ; Maeuius
(3) ; Micon (3 ; 7) ; Mnasylus (6) ; Moeris
(8 ; 9) ; Mopsus (5 ; 8) ; Neaera (3) ; Nysa
(8) ; Palaemon (3) ; Phyllis (3 ; 5 ;
7 ; 10) ; Pollio (3 ; 4 ; 8) ; Stimichon
(5) ; Thestylis (2) ;
Thyrsis (7) ; Tityrus (1 ; 3 ; 5 ; 6 ; 8) ; Varius
(9) ; Varus (9) ;
Animaux : Hylax (8) ; Lycisca (3).
1.1.2.1. Les noms propres écartés
Parmi les noms écartés
par Virgile, on relève les zoonymes : non seulement le poète a fortement
réduit leur présence, mais il emploie des noms qui ne sont pas chez Théocrite.
Il a également éliminé l’emploi des hypocoristiques que Théocrite avait
utilisés deux fois (Amyntas / Amyntichos 7[Theoc.7] ; Boukaios / Boukos 10[Theoc.10]), ainsi que toute une série de noms
commençant par les groupes initiaux Eu-, Kr-, H-, Phi-,
Poly- ou Si-. Parmi les noms récurrents chez Théocrite, il omet Aratos,
Philondas et surtout Milon. Il est difficile d’expliquer ces
rejets : au vu de ses propres ajouts, on ne peut avancer que Virgile a
écarté des noms pour leurs sonorités trop grecques ou pour leur éventuelle
signification en langue. Il semble surtout qu’il a voulu condenser le corpus
onomastique du genre.
1.1.2.2. L’héritage théocritéen et
ses aléas
Environ 37 % des
noms virgiliens sont repris à Théocrite, mais avec une fidélité toute relative
si l’on envisage le couple nom propre/personnage : le rôle, la qualité ou
la caractérisation des personnages subissent parfois des modifications importantes
lors de la réécriture. Si Lycidas, par exemple, ne semble pas varier
sensiblement, les personnages de Daphnis et d’Amyntas sont considérablement
amplifiés : Amyntas, surtout, n’est cité qu’une fois par Théocrite, comme
un ami (7, 2), sans aucune caractérisation ni aucun rôle, puis disparaît
entièrement. Virgile, au contraire, le fait apparaître dans quatre Bucoliques,
le promouvant donc de manière tout à fait inattendue. Autre exemple :
Galatée, chez Théocrite, est uniquement la nymphe aimée par le cyclope Polyphème,
alors que, chez Virgile, le personnage se dédouble et subit des distorsions
fortes : néréide mythique en 7 et 9, elle est auparavant bergère
volage en 1 et 3. Ce fait illustre l’instabilité sémiotique du nom propre
dans le genre bucolique. Ce phénomène était déjà connu de Théocrite, chez qui
le personnage de Daphnis présentait deux visages. Mais ce qui était acceptable
dans des idylles écrites sans projet éditorial devient problématique dans un
recueil construit : la variabilité des personnages d’une bucolique
virgilienne à l’autre, malgré et peut-être à cause de l’identité du nom propre,
crée un monde instable, où les tentatives de lectures unitaires et cohérentes
des personnages sont souvent en porte-à-faux. Virgile s’inscrit certes dans un
cadre prédéfini, mais ne s’y enferme pas. On le voit encore à travers un nom
comme Thestylis, qui n’est pas bucolique chez Théocrite (Idylle 2[Theoc.2]), mais le devient chez Virgile (Buc. 2)[Verg.Ecl.2] : solution transgénérique, mais non
sans une certaine continuité littéraire.
1.1.2.3. L’apport virgilien
Deux types de noms
s’inscrivent dans une démarche novatrice. Le premier est constitué par les noms
latins, qui bien évidemment ne pouvaient être empruntés aux sources grecques.
En citant ses collègues poètes ou ses protecteurs, Virgile ne fait rien
d’original, puisque Théocrite en faisait tout autant. La nouveauté, c’est
d’insérer des noms latins dans un corpus jusque-là uniquement grec. À nouveau,
il fait preuve de fidélité (à l’esprit) et d’infidélité (dans la lettre).
Mais le principal
apport de Virgile consiste en une série de noms grecs – et donc de
personnages – absents des Idylles. C’est là qu’on peut parler
véritablement d’acculturation de l’onomastique de la bucolique à Rome. En
effet, la présence de noms grecs empruntés à Théocrite n’a rien
d’anormal : Virgile s’inscrit alors dans une tradition générique dont on a
d’autres exemples, ainsi au théâtre. Mais, quitte à introduire de nouveaux noms
propres pour les personnages fictifs, pourquoi en choisir des grecs et non des
latins (réservés aux personnes réelles) ? En choisissant des noms grecs,
Virgile fait plus que s’inscrire dans une tradition : il en crée une.
Après lui, l’onomastique de la bucolique sera définitivement grecque, ce qui,
contrairement aux apparences, n’était pas évident pour un genre qui manie
relativement peu l’onomastique mythologique (contrairement à la tragédie) et
qui, somme toute, reprend assez peu de noms propres à ses devanciers grecs
(contrairement à la comédie).
Diverses rationes
ont guidé Virgile dans le choix de ses nouveaux noms grecs. Certains relèvent
ainsi nettement de l’emploi signifiant du nom propre, par exemple Meliboeus,
comme le notait déjà Servius[2] ;
le même principe est valable pour Alphesiboeus : c’est que, selon
lui, « la plupart des personnages de cette œuvre ont des noms tirés des
choses de la campagne[3] ».
Un autre principe met
en jeu les influences grecques transgénériques, de toute époque, qui se sont
exercées sur Virgile, et qu’il a choisi de mettre en avant : M. Lipka
estime ainsi qu’il a pu trouver chez Homère le nom Chromis (bien que
présent chez Théocrite), chez Callimaque Phyllis[Call.],
chez Apollonios Mopsus[AR], chez
Parthenius, son contemporain, Neaera[4][Parth.]. Quant à Alexis, il faut plutôt le chercher du
côté de l’épigramme érotique (Méléagre Anth. Pal. 12, 127 ;
164)[Mel.AP12,127][Mel.AP12,164]. Comme
précédemment, ces emprunts à d’autres auteurs et d’autres genres s’accompagnent
de modifications importantes : ainsi, Phyllis, avant Virgile, ne
fait référence, dans nos sources, qu’au personnage mythologique (fille de
Lycurgue, roi de Thrace, changée en amandier) : il devient une bergère
chez le Mantouan, puis reste disponible pour les élégiaques ou les lyriques
(Properce, Horace). Le poète refuse alors nettement de se fondre dans un moule
préexistant. Mais, ce faisant, il reste fidèle à l’esprit alexandrin, qui déjà
préconisait ce genre d’allusions systématiques.
Enfin, par-delà
l’emprunt, le choix de ces noms nouveaux pour la Bucolique se fait aussi à travers
une mimesis qui joue sur un surcode formel jusqu’au pastiche. Le choix de noms
composés comme Meliboeus relevait déjà d’une volonté de faire grec
et de concurrencer le savoir-faire théocritéen. Virgile poursuit ce but en
sélectionnant des noms dont les finales, surtout, sont fortement
idiomatiques : ainsi, Iollas est légitimé par les nombreux Amyntas,
Brasilas, Komatas, Kratidas, Lykidas, Lycopas, Menalcas, etc., déjà
théocritéens ; Alexis ou Phyllis, par des noms comme Amaryllis,
Chromis, Erithakis, Kalaithis, Olpis ou Thyrsis ; Alcon, Damon,
Palaemon et Stimichon, par Aigon, Hippikion, Korydon, Lakon,
Milon, Molon, etc. Une fois de plus se manifeste l’ambiguïté de Virgile, à
la fois novateur dans le choix des noms, et conservateur par leurs structures
phonétiques, extrêmement cohérentes avec les modèles existants, voire un peu
caricaturales. À cet égard, Virgile fonde la tradition latine de l’onomastique
bucolique.
1.2. Réécritures en situation
Ce n’est pas
seulement, de manière un peu abstraite, au niveau des choix que Virgile réécrit
l’onomastique de Théocrite, mais aussi au niveau du texte. Aulu-Gelle,
commentant les traductions latines du grec (NA 9, 9)[Gel.9,9], entreprend justement de comparer Virgile et
Théocrite : il note que Virgile n’a « ni dû ni pu traduire »
certains passages grecs, mais que cela n’empêchait pas ses changements d’être
« plus agréables et plus beaux ». Il n’aborde pas directement les
noms propres, mais les deux exemples qu’il propose englobent les deux possibilités
majeures : la conservation et le changement. Ainsi, le parallèle entre
Théocrite 5, 88-89[Theoc.5,88-89] et
Virgile 3, 64-65[Verg.Ecl.3,64-65] montre que
le nom Klearista est devenu Galatea ; en revanche, la
traduction par Virgile (9, 21-25) de Théocrite 3, 1-5 illustre la
conservation du nom Tityre. Mais on peut pousser l’analyse plus loin.
1.2.1. Les séquences onomastiques et
la double traduction de Théocrite 3, 1-5
Aulu-Gelle avait donc
déjà envisagé ce phénomène de traduction. Pourtant, ce dernier met en jeu, en
réalité, trois textes, car Virgile s’est par deux fois inspiré de l’extrait de
Théocrite :
– Théocrite 3,
1-4 :[Theoc.3,1-4]
Κωμάσδω
ποτὶ τὰν
Ἀμαρυλλίδα,
ταὶ δέ μοι
αἶγες
βόσκονται
κατ’ὄρος,
καὶ ὁ Τίτυρος
αὐτὰς ἐλαύνει.
Τίτυρ’,
ἐμὶν τὸ καλὸν
πεφιλημένε, βόσκε τὰς
αἶγας,
καὶ ποτὶ
τὰν κράναν ἄγε,
Τίτυρε, καὶ
τὸν ἐνόρξαν,
τὸν
Λιβυκὸν
κνάκωνα,
φυλάσσεο μή τυ
κορύψῃ.
Je m’en vais
courtiser Amaryllis ; quant à mes chèvres, elles paissent dans la
montagne, et Tityre les mène. Tityre, mon très cher ami, fais paître mes
chèvres, et mène-les à la fontaine, Tityre, et le bouc, le rousseau de Libye,
prends garde qu’il ne te frappe de sa corne.
– Virgile 9,
21-25 :[Verg.Ecl.9,21-25]
[…] uel quae sublegi
tacitus tibi carmina nuper,
cum te ad delicias ferres Amaryllida nostras ?
« Tityre, dum redeo (breuis est uia) pasce capellas ;
et potum pastas age, Tityre, et inter agendum
occursare capro (cornu ferit ille) caueto. »
[…] ou ces vers que
j’ai lus en catimini, l’autre jour, en silence, alors que tu te portais vers
Amaryllis, notre chérie ? « Tityre, jusqu’à mon retour (la route est
courte), fais paître les chèvres ; et, tandis qu’elles paissent, mène-les
boire, Tityre, et en les menant, prends garde de ne pas tomber sur le bouc
– il frappe de ses cornes. »
– Virgile 1, 1-5 :[Verg.Ecl.1,1-5]
Tityre, tu patulae
recubans sub tegmine fagi
siluestrem tenui Musam meditaris auena ;
nos patriae finis et dulcia linquimus arua ;
nos patriam fugimus ; tu, Tityre, lentus in umbra
formosam resonare doces Amaryllida silvas.
Toi, Tityre, étendu
sous la frondaison d’un large hêtre, tu taquines une muse sylvestre sur un
mince pipeau ; nous, nous quittons notre patrie et nos doux champs ;
nous, nous fuyons notre patrie ; toi, Tityre, lentement sous l’ombre, tu
apprends aux forêts à redire le nom de la belle Amaryllis.
Dans ces deux
passages, Virgile reprend la même séquence onomastique Amaryllida, Tityre,
Tityre que chez Théocrite, avec une variation dans l’ordre des noms
en 1, 1-5, mais en conservant soigneusement les mêmes cas.
Comme l’avaient noté
les Anciens, c’est en 9, 21-25 que Virgile a imité Théocrite le plus
ouvertement : il reproduit la séquence onomastique dans le bon ordre, de
manière toutefois plus resserrée, sur trois vers successifs, et en respectant
la répétition de Tityre sur deux vers. La mimesis va au-delà des noms
propres, avec une série de parallèles fort intéressants : pasce
capellas est le correspondant exact, au niveau sémantique, métrique et
accentuel, de βόσκε τὰς
αἶγας ; la séquence age Tityre a dans les deux textes le même sens,
la même position dans le vers et la même prononciation ; cornu ferit
traduit κορύψῃ, avec une attaque verbale commune en cor- ;
enfin, une série de mimesis phonétiques crée des échos : à φυλάσσεο répond sémantiquement caueto, avec la même
séquence vocalique [a/e/o] ; surtout, au début du vers 9, 24, Virgile
imite les sonorités de Théocrite 3, 4, sans le recours, cette fois, du
sens : et potum « et (mène-les) boire » en regard de καὶ ποτὶ« et
vers (la fontaine) », avec la même syllabe pot-. Cette première
traduction de Théocrite s’attache donc, autant que possible, à rendre la lettre
du texte (et déjà Aulu-Gelle pointait certains syntagmes non translaticia,
« impossibles à traduire », par exemple τὸ καλὸν
πεφιλημένε), mais c’est encore dans la reprise exacte des noms
propres, qui échappent par nature aux enjeux de traduction, qu’il est le plus
fidèle.
Mais le début de la
première Bucolique, et donc du recueil virgilien en sa lancée programmatique,
s’il ne se prête pas à la traduction littérale de Théocrite, reproduit,
longtemps avant l’extrait 9, 21-25, une séquence onomastique identique.
Certes, l’ordre des noms propres est légèrement modifié : Amaryllida
apparaît après les occurrences de Tityre qui, pour leur part, sont
séparées par deux vers ; mais, d’un point de vue métrique, Tityre
se situe exactement aux mêmes positions que chez Théocrite ou dans la neuvième Bucolique,
à savoir le dactyle initial pour la première occurrence, et le dactyle
quatrième pour la seconde. La reprise des noms de l’Idylle 3
suffisait à établir un dialogue intertextuel ; les similitudes métriques
renchérissent, par-delà la réécriture du texte, sur la portée programmatique de
ce début, placé sous le patronage de Théocrite et de l’alexandrinisme.
On peut donc parler,
pour cette séquence, de calque onomastique, dont la signification dépasse de
loin les noms proprement dits, ou même les personnages, pour se constituer en
hommage et en marque générique.
Toutes les séquences
ne sont pas aussi lisibles. Il faut parfois les décrypter : ainsi, chez
Virgile, la coprésence, en 3, 18-20[Theoc.3,18-20],
des noms Tityrus et Lycisca peut s’envisager comme un clin d’œil
au couple onomastique Λυκωπίτας et Τίτυρος chez Théocrite 7, 72[Theoc.7,72]
(sans oublier Λυκίδαν en 7, 55)[Theoc.7,55] :
la réunion d’un nom formé sur le radical du « loup » et d’un autre
qui, au dire de Servius (Buc. Proem.)[Serv.Ecl.proem.],
désigne le bélier qui mène le troupeau, crée un jeu onomastique crypté, qui
devient bilingue chez Virgile.
1.2.2. Variatio et réécritures
complexes
À travers l’acte de
réécriture, plusieurs options se présentent à Virgile, sur les plans, qui se
croisent, du nom propre et du contexte : il peut conserver le nom propre
dans son contexte (comme avec Tityrus ci-dessus), le conserver en
changeant le contexte, ou le changer en gardant le contexte.
Conserver le nom
propre en modifiant le contexte immédiat permet de réécrire le texte tout en
conservant un lien minimal avec l’original :
– Théocrite 5,
112-113 :[Theoc.5,112-113]
Μισέω τὰς
δασυκέρκος
ἀλώπεκας,
αἳ τὰ Μίκωνος
αἰεὶ
φοιτῶσαι τὰ
ποθέσπερα
ῥαγίζοντι.
Je hais les renards à
grosse queue, qui, rôdant toujours le soir, pillent le raisin de Micon.
– Virgile 3,
10-11 :[Verg.Ecl.3,10-11]
Tum, credo, cum me
arbustum uidere Miconis
atque mala uitis incidere falce nouellas.
C’était, visiblement,
le jour où elles m’ont vu piller le verger de Micon et ses jeunes vignes de ma
serpe malfaisante.
Certes, il existe des
similitudes entre les deux extraits : le pillage des jardins et en
particulier de la vigne est le thème commun d’un distique amébée, mais Virgile
introduit des différences notables : la métaphore du renard disparaît, de
même que l’expression de la haine ; à ce propos, Virgile réécrit le texte
avec un renversement narratif : le locuteur de Virgile revendique les
actions que celui de Théocrite condamne. Finalement, le parallèle entre les
deux textes n’est encore flagrant pour nous que par la reprise du nom Micon,
au même cas et en même position métrique. Le nom propre apparaît alors comme un
élément de stabilité au sein d’une réécriture profonde du passage. Plus
encore : il permet seul de relier les deux textes, et, par
intertextualité, de caractériser les personnages : le locuteur de Virgile
est implicitement comparé au renard que maudit celui de Théocrite. Une fois
encore, la reprise onomastique éclaire et enrichit la réécriture, en ajoutant
au texte de Virgile des connotations et des traits sémiotiques qui passeraient
inaperçus sans le texte de Théocrite.
À l’inverse, le
changement de nom dans un contexte semblable prouve que Virgile a parfois opté
pour une uariatio onomastique. Cette dernière est toutefois ambiguë,
puisque, une fois recontextualisée, elle est elle-même l’objet d’un contrepoint
de la réécriture :
– Théocrite 7, 21 et
27-28 :[Theoc.7,21][Theoc.7,27-28]
Σιμιχίδα,
πᾷ δὴ τὺ
μεσαμέριον
πόδας ἕλκεις [...]
Τὸν δ’ἐγὼ
ἀμείφθην :
Λυκίδαν φίλε,
φαντί τυ
πάντες
ἦμεν
συρικτὰν
μέγ’ὑπείροχον
ἔν τε νομεῦσιν
Simichidas, où te mènent
donc tes pas en plein midi ? […] Je lui répondis : « Cher
Lycidas, tous disent que tu es un musicien hors pair parmi les pâtres. »
– Virgile 9,
1-2 :[Verg.Ecl.9,1-2]
Quo te, Moeri,
pedes ? An, quo uia ducit, in urbem ?
O Lycida, uiui peruenimus, aduena nostri
(quod nunquam ueriti sumus) ut possessor agelli
diceret : « Haec mea sunt ; ueteres migrate coloni. »
Où te mènent tes pas,
Moeris ? Serait-ce en ville, où conduit la route ? – O Lycidas,
nous avons vécu jusqu’à maintenant pour qu’un étranger (jamais nous n’avons eu
cette crainte), propriétaire de notre petit domaine, nous dise :
« C’est à moi ; dehors, les anciens cultivateurs ! »
En réécrivant, au
début de sa neuvième Bucolique, un vers de la septième Idylle,
Virgile se situe volontairement dans une tradition dont il s’affranchit tout
aussitôt. En effet, l’image théocritéenne des pas en attaque de dialogue
se trouve, les deux fois, dans la bouche d’un personnage nommé Lycidas :
reprenant les paroles, Virgile reprend aussi le nom du locuteur. Cependant, les
ressemblances s’arrêtent là : dès les premiers mots, le changement du nom Σιμιχίδας en Moeris annonce une modification radicale
du contexte : la conversation bonhomme de Théocrite devient une révélation
tragique sur le destin de Moeris. Tout marque, chez Virgile, un effet
d’accélération dramatique : d’abord, le dialogue commence ex abrupto,
alors que, chez Théocrite, il est précédé d’une introduction narrative de vingt
vers ; les répliques du dialogue sont par ailleurs fortement raccourcies :
la première prise de parole de Lycidas occupe six vers chez Théocrite, et un
seulement chez Virgile ; la réplique de l’interlocuteur prend quinze vers
dans l’Idylle, et cinq dans la Bucolique ; à peine donc le
lecteur a-t-il reconnu l’allusion à Théocrite qu’il se trouve entraîné dans un
échange dont le fond et la forme diffèrent absolument. Ces changements étaient
annoncés par la modification onomastique du premier vers. Mais elle va plus
loin que la simple uariatio, car elle est cryptée : la tradition
des scoliastes grecs voyait dans le nom Σιμιχίδας un pseudonyme pour Théocrite lui-même, qui se
serait ainsi mis en scène dans son propre texte[5] ;
Virgile ne pouvait donc guère conserver ce nom, mais en reprenant quasi
littéralement le vers 21 de l’idylle 7, il s’insère dans la tradition
du pseudonyme : Moeris remplace certes Σιμιχίδας, sans lien apparent, mais continue l’allusion
pseudonymique. On peut donc y lire un épisode de la vie de Virgile, chassé de
ses terres par des vétérans. D’ailleurs, le choix de Moeris doit être
mis en relation avec le grec μοίρα « le destin », et exprime la fatalité
diffuse qui se répand dans les Bucoliques 1, 4 et 9. Servius
auctus a vu en lui l’intendant de Virgile à Mantoue et en Ménalque le poète
lui-même (Buc. 9, 1)[Serv.Ecl.9,1] ;
une autre tradition représentée par Philargyrius fait au contraire de Moeris
le pseudonyme de Virgile[6].
Dans tous les cas, l’allusion à l’œuvre de Théocrite donne un cadre bucolique
intertextuel certes vite dépassé, mais auquel, malgré les apparences, participe
aussi la uariatio onomastique. Même s’il finit par modifier entièrement
le contexte, Virgile veut qu’on reconnaisse le passage de Théocrite, pour qu’on
le reconnaisse en arrière-plan.
Autre exemple d’une
réécriture complexe, qui, dans une même séquence, tantôt conserve tantôt modifie
le nom propre, le début de la Bucolique 3 reproduit de fort près le
début de l’Idylle 4 :
– Théocrite 4,
1-2 :[Theoc.4,1-2]
Εἰπέ μοι,
ὦ Κορύδων,
τίνος αἰ βόες ;
Ἦ ῥα Φιλώνδα ;
– Οὔκ,
ἀλλ’Αἴγωνος,
βόσκειν δέ μοι
αὐτὰς ἔδωκεν.
Dis-moi, Corydon, à
qui sont ces bœufs ? À Philondas ?
– Non, à Aigon ; il me les a confiés pour les faire paître.
– Virgile 3,
1-2 :[Verg.Ecl.3,1-2]
Menalcas : Dic
mihi, Damoeta, cuium pecus ? An Meliboei ?
Damoetas : Non, uerum Aegonos ; nuper mihi tradidit Aegon
Dis-moi, Damète, à
qui est ce troupeau ? À Mélibée ?
– Non, à Aegon ; Aegon me l’a confié tout à l’heure.
Le contexte, cette
fois, est strictement identique : la réécriture littérale s’accompagne
d’une imitation qui atteint jusqu’à la phraséologie. Virgile traduit presque
littéralement les deux vers de Théocrite, et conserve même la place, la
structure ou le rythme des syntagmes, sauf sur l’extrême fin. Les deux
modifications onomastiques du premier vers n’en ressortent que davantage :
Corydon est remplacé par Damète, Philondas par Mélibée. En revanche, au second
vers, Aegon est conservé jusque dans sa désinence grecque, et même
répété, comme si l’auteur voulait souligner la différence de traitement entre
les noms des deux vers. Il s’agit donc d’une réécriture onomastique complexe
dont il faut chercher la cause.
Dans le premier vers,
les noms propres sont les seuls éléments modifiés par rapport à l’original. Le
premier nom est celui d’un des protagonistes et indique un changement de
personnage : Virgile remplace Κορύδων par Damoetas. Or, il n’apparaît pas de lien
notable entre les deux noms qui puisse justifier le changement. Peut-être Damoetas
relève-t-il d’un choix esthétique de Virgile à l’intérieur même de son
texte : dic mihi, traduction littérale et inévitable de εἰπέ μοι, pourrait avoir motivé, par mimesis phonétique, un
nom au schéma consonantique [d/m]. Quant à Meliboeus remplaçant Φιλώνδας, là encore, il doit s’expliquer par lui-même, et
non en regard du nom théocritéen. En effet, comme le notait Servius, ce personnage
est ainsi nommé « parce qu’il prend soin des bovins ». Or, le mot pecus
désigne le bétail indistinct, et non les bœufs ; le nom Meliboeus
permet donc d’inscrire dans la lettre du texte virgilien le terme théocritéen βόες qu’il n’a pu rendre autrement, et s’explique donc à la fois par un jeu de
mot interne et par intertextualité, tout en reproduisant le jeu de Théocrite
sur le nom d’Aegon (qui le destine plutôt à posséder des chèvres).
Dans le second vers,
Virgile conserve donc le nom Aegon, qui constitue le pôle onomastique de
stabilité de ce début (d’autant que les premiers pieds ont exactement le même
rythme prosodique et accentuel dans les deux versions). Il renchérit même sur
Théocrite en le répétant. Cette insistance indique sans doute un clin d’œil au
lecteur : le poète souligne ainsi qu’il réécrit le texte et offre à son
lecteur le plaisir aristotélicien de la reconnaissance, qui est, selon le
philosophe (Rhet. 1031b)[Arist.Rhet.1031b]
l’une des justifications de la mimesis. Au niveau du texte, la répétition se
pose aussi comme une caractérisation du personnage Damoetas, qui est un puer :
il se vante ainsi, avec une fierté non dissimulée, d’avoir la confiance
d’Aegon.
Cet extrait est donc
la marque d’une réécriture complexe : il semblerait que Virgile veuille
que transparaisse l’imitation de Théocrite, mais qu’elle n’occupe pas
l’intégralité du champ littéraire. Il la limite expressément. À cet égard, les
noms propres apparaissent comme des marqueurs symptomatiques des intentions
virgiliennes, qui, à loisir, tantôt soulignent, tantôt obscurcissent les
phénomènes de réécriture.
En guise de bilan,
nous dirons que Virgile acclimate l’onomastique de la bucolique grecque :
les noms propres sont moins nombreux que chez Théocrite, et par un retour
organisé, créent dans son recueil une narrativité en trompe-l’œil, car, tout
comme chez son prédécesseur, le retour d’un nom ne signifie pas le retour du
personnage. L’acculturation de l’onomastique s’effectue, en permanence, entre
fidélité et infidélité : fidélité à la langue grecque, tout d’abord, et à
quelques noms finalement assez limités ; infidélité par les ajouts
novateurs et les réécritures où le poète joue à cache-cache avec l’hypotexte
théocritéen. L’onomastique est à cet égard symptomatique de l’entreprise
virgilienne des Bucoliques dans son ensemble.
D’ailleurs, la
dernière séquence étudiée était devenue assez symbolique du genre bucolique
pour faire l’objet d’une parodie dans les Antibucolica écrites par
Numitorius[Num.poet.], plus précisément dans l’un
des deux fragments conservés par la Vie de Virgile de Donat[Don.Verg.vita][7] :
Dic mihi, Damoeta,
« cuium pecus » anne Latinum ?
Non, uerum Aegonis nostri
sic rure locuntur.
Dis-moi, Damète, ce
« cuium pecus » est-il bien latin ? – Non, mais
c’est ainsi qu’on parle dans la campagne de notre Aegon.
En conservant
littéralement le début des vers, l’auteur détourne ces derniers sur une
critique littéraire et linguistique de la langue de Virgile, ici confondu avec Aegon
(« le chevrier »), et relégué avec mépris dans une rusticité
étrangère au bon usage.
2. La bucolique
postvirgilienne : réécritures et (in)fidélités
2.1. La bucolique néronienne
Le renouveau du genre
bucolique sous Néron, représenté par Calpurnius Siculus et les Bucoliques
d’Einsiedeln, s’effectue avant tout dans la continuité virgilienne, trait
également valable pour l’onomastique.
Les noms des
personnages, dans les sept bucoliques de Calpurnius Siculus, pourraient se
répartir en trois catégories : dans la première, les noms semblent
empruntés à une tradition littéraire qui remonte à Virgile et à Théocrite, et
donc ancienne de trois siècles ; la seconde catégorie regroupe les noms
empruntés à Virgile seulement ; la troisième, les noms bucoliques propres
à Calpurnius :
Théocrite /
Virgile
|
Virgile
|
Calpurnius Siculus
|
Aegon
Alcippe
Amaryllis
Amyntas
Corydon
Daphnis
Lycidas
Menalcas
Micon
Thyrsis
Tityrus
|
Alcon
Alexis
Alphesiboeus
Iollas
Meliboeus
Mnasyllas
Mopsus
Phyllis
Stimichon
|
Acanthis
Astacus
Astylus
Callirhoe
Canthus
Crocale
Dorylus
Idas
Ladon
Leuce
Lycotas
Nyctilus
Ornytus
Petale
Petasos
|
31,3 %
|
25,7 %
|
43 %
|
Cependant, la première
catégorie ne résiste pas à l’examen des faits : les noms issus apparemment
de la tradition grecque de Théocrite sont tout autant empruntés à Virgile. Les
deux traditions grecque et latine se fondent, en réalité, en une seule, celle
de Virgile. Calpurnius ne semble pas entrer en résonance avec Théocrite, qui
n’est exploité qu’à travers Virgile, et peut-être même sans que l’auteur en ait
conscience. Ainsi, plutôt que de distinguer les sources théocritéenne et
virgilienne, il convient d’y voir une seule réserve onomastique, qui représente
57 % des noms. C’est à la fois beaucoup et peu : ce nombre est
suffisant pour qu’on mesure la dette de Calpurnius Siculus à l’égard de Virgile,
et qu’on puisse parler d’une tradition onomastique installée, mais il laisse
une part très importante à l’innovation. D’ailleurs, si Calpurnius paie sa
dette à la tradition, il n’est guère plus débiteur de Virgile que de Théocrite,
car, plus que jamais, il faut dissocier le nom propre du personnage.
Ainsi, la technique de
la séquence onomastique devient inefficace, inopérante pour tisser des liens
intertextuels avec les devanciers, comme l’illustrent les exemples
suivants :
– Calpurnius Siculus
3,31-34 :[Calp.Ecl.3,31-34]
Alcippeniratapetit
dixitque :« relicto,
improbe,te,Lycida,MopsumtuaPhyllisamabit. »
NuncpenesAlcippenmanet ;acne forte negetur,
a ! uereor ; nec tam nobis ego Phyllida reddi
Elle alla en colère
chez Alcippé en disant : « Je te quitte, misérable Lycidas, ta
Phyllis aimera Mopsus » ; maintenant, elle loge chez Alcippé, et je
crains bien d’essuyer un refus ; et je ne souhaite pas tant que Phyllis me
soit rendue que […]
– Virgile 7,
14-16 :[Verg.Ecl.7,14-16]
Quid facerem ?
Neque ego Alcippen, nec Phyllida habebam,
depulsos a lacte domi quae clauderet agnos,
et certamen erat, Corydon cum Thyrside, magnum.
Que faire ? Je
n’avais ni Alcippé ni Phyllis pour enfermer mes agneaux sevrés, mais il y avait
une joute d’importance – Corydon contre Thyrsis.
– Calpurnius Siculus
3, 24 :[Calp.Ecl.3,24]
Phyllide contentus
sola (tu testis, Iolla) […]
Satisfait de la seule
Phyllis (tu en es témoin, Iollas) […]
– Virgile 3, 76 :[Verg.Ecl.3,76]
Phyllida mitte
mihi ; meus est natalis, Iolla.
Envoie-moi
Phyllis ; c’est mon anniversaire, Iollas.
Alcippe et Phyllis dans la première série, Phyllis
et Iollas dans la seconde, constituent des séquences onomastiques
empruntées à Virgile : la seconde, surtout, est trop nette (mêmes noms,
mêmes positions métriques) pour être fortuite (d’autant que le terme testis
est reconnaissable dans l’imitation par des échos phoniques : est
natalis). Pourtant, elles ne reproduisent en rien le contexte
original : elles sont narrativement désamorcées, et ne suffisent plus à
assurer un tissu intertextuel. Calpurnius n’est plus dans la phase
d’acculturation d’un genre à Rome : aussi, non seulement le dialogue avec
la source première (Théocrite) n’est-il plus nécessaire, car le centre de
gravité s’est déplacé à Virgile, mais même l’allusion à Virgile demeure, du
moins au niveau onomastique, facultative.
Cette situation
n’empêche certes pas les clins d’œil à Virgile, mais ils sont rares. Ainsi,
Virgile (cf. supra), à travers le nom Micon, jouait avec
Théocrite : Calpurnius, avec le même nom, fait allusion à Virgile :
– Calpurnius Siculus
5, 1 :[Calp.Ecl.5,1]
Forte Micon senior
Canthusque, Miconis alumnus […]
Un jour, le vieux
Micon et Canthus, l’élève de Micon […]
– Virgile 7,
29-30 :[Verg.Ecl.7,29-30]
Saetosi caput hoc
apri tibi, Delia, paruos
et ramosa Micon uiuacis cornua cerui.
Pour toi, Délie, une
tête de sanglier hirsute, la ramure d’un cerf à la longue vie, présent du jeune
Micon.
La caractérisation du
personnage, pour être opposée, n’en suppose pas moins un jeu entre les deux
œuvres (le personnage de Virgile a bien vieilli) ; en revanche, Calpurnius
délaisse entièrement Théocrite pour ce genre d’allusions. Autre exemple :
en 4, 64[Calp.Ecl.4,64], l’emploi
métaphorique de Tityrus, un bon poète, suppose que le lecteur sache que
le personnage était lui-même, chez Virgile, comparé à Orphée (8, 55)[Verg.Ecl.8,55] ; en Calpurnius 4, 75[Calp.Ecl.4,75], Mélibée fait allusion aux éloges que
Corydon adresse à Alexis, renvoi évident à Virgile 2, 1[Verg.Ecl.2,1]. Dans ces cas-là, l’exploitation
onomastique de Virgile permet d’esquisser, en deux mots et sans conséquence, la
suite d’une histoire virgilienne. Mais, pour la plupart des noms empruntés à
Virgile, par exemple Alphesiboeus ou Mnasyllus, il n’existe aucun
rapprochement possible. Calpurnius Siculus exploite une tradition installée, et
installée par Virgile, en particulier celle de la grécité. Mais la veine
onomastique virgilienne sert d’habillage et, à part quelques allusions, cache
mal, à travers la fausse continuité du nom propre, une large réécriture
sémiotique des personnages.
Quant aux noms qui
relèvent du seul Calpurnius, ils montrent comment un auteur renouvelle une
matière sans en avoir l’air. Ils relèvent du même surcode qu’employait Virgile
pour introduire de nouveaux noms : utilisation de finales féminines en -e
ou -is, masculines en -as ou -on, de phonèmes grecs comme
l’upsilon ou les aspirées ; même recours aussi aux noms signifiants avec
le monde rural ou rustique (Acanthis ; Crocale) ; même
récupération, enfin, de noms empruntés aux poètes antérieurs et, cette fois, de
la période augustéenne (Acanthis pris à Properce ; Ornytus
ou Idas extraits de l’Énéide, etc.). Ces innovations marquent
clairement le refus d’apparaître comme un simple héritier de Virgile (car
Théocrite se trouve hors-jeu), de s’emprisonner dans une tradition figée. Or,
le nom propre constitue un moyen des plus simples pour introduire à peu de
frais une uariatio dans une œuvre par ailleurs sous l’influence directe
de Virgile. Il existe donc un travail onomastique en amont du texte, tout en
réécriture, c’est-à-dire en reprises et en changements variés.
Cette réécriture de
l’onomastique bucolique par Calpurnius, qui introduit 43 % de noms
nouveaux dans ce genre, est l’expression d’une volonté d’autonomie par rapport
au grand modèle virgilien, volonté qui se radicalise dans les Bucoliques
d’Einsiedeln[Buc.Eins.], où, pour le peu qu’on
en a conservé, on ne relève que cinq noms de personnages, qui sont d’ailleurs
les locuteurs de ces deux textes : Glyceranus (2), Ladas
(1), Midas (1), Mystes (2), Thamiras (1), dont aucun
n’apparaît dans les autres textes bucoliques : l’auteur a donc souhaité
imposer sa marque à ce niveau. Pourtant, contemporain de Calpurnius Siculus, il
aurait pu suivre la même voie d’inspiration virgilienne, mais il a préféré une
autre option, radicalisant la réécriture tant au niveau du choix qu’à celui de
la forme des noms propres : trois noms sur cinq sont des masculins en -as,
ce qui cristallise davantage encore la caractérisation onomastique du genre,
dont seul le trait principal est retenu. Mais surtout, le nom Glyceranus,
par sa forme hybride gréco-latine, est symptomatique de la latinisation du
genre depuis Virgile, occultée par un hellénisme onomastique de façade. De
plus, les Bucoliques d’Einsiedeln sont des textes courtisans :
l’enrichissement onomastique dont elles témoignent se double d’un
appauvrissement sémiotique : les personnages n’ont plus d’histoire propre
(contrairement aux trois auteurs antérieurs), mais se contentent de débiter
leurs louanges à Néron. La période néronienne du genre bucolique doit alors
être considérée – et l’onomastique vaut pour le reste – comme plus
originale qu’on ne le croit d’ordinaire.
2.2. Les derniers soubresauts
Dernier auteur de
bucoliques, le carthaginois Némésianus (IIIe siècle après J.-C.)
procède comme ses prédécesseurs, entre reprises et innovations
onomastiques :
Théocrite /
Virgile / Calpurnius Siculus
|
Virgile /
Calpurnius Siculus
|
Calpurnius
Siculus
|
Némésianus
|
Amyntas
Lycidas
Micon
Tityrus
|
Alcon
Iollas
Meliboeus
Mopsus
|
Idas
Nyctilus
|
Donace
Meroe
Mycale
Thymoetas
|
28,5 %
|
28,5 %
|
14,5 %
|
28,5 %
|
Là encore, les choix
onomastiques s’opèrent à travers un filtre chronologique : même si la
généalogie de tel nom remonte parfois à Virgile ou même Théocrite, tous ces
noms sont présents chez Calpurnius Siculus. De même que ce dernier avait les
yeux fixés sur Virgile, Némésianus regarde avant tout Calpurnius pour ses choix
onomastiques. Ce faisant, il conforte et même stabilise définitivement
l’existence d’une tradition. Quant à ses quatre nouveaux noms, ils se
répartissent en un masculin en -as et trois féminins en -e :
une fois de plus, on note la volonté d’ajouter un apport original à la
tradition, mais tout en restant cohérent avec elle, d’où le recours aux formes
topiques de la morphologie onomastique. Mais tout marque chez Némésianus un
appauvrissement de l’inspiration : la part de noms nouveaux est en net
recul par rapport à Calpurnius, tandis que l’épaisseur diégétique des
personnages s’amincit irrémédiablement. Certes, le poète se livre encore à
quelques jeux de réécriture intertextuelle :
– Némésianus 2,
1 :[Nemes.2,1]
Formosam Donacen Idas
puer et puer Alcon
Le jeune Idas et le
jeune Alcon [brûlaient] pour la belle Donacé
– Calpurnius Siculus
2, 1 :[Calp.Ecl.2,1]
Intactam Crocalen
puer Astacus et puer Idas
Le jeune Astacus et
le jeune Idas [aimèrent] la vierge Crocalé
Némésianus ne conserve
qu’un nom sur les trois de Calpurnius : mais la reprise d’Idas doit
être mise en relation avec la répétition de puer et le strict
parallélisme entre les deux noms féminins, qui ouvrent le vers avec le même
schéma métrique et accentuel formosam Donacen / intactam
Crocalen, qui neutralise la modification onomastique pour ne retenir qu’une
identité de rythme. Autre exemple d’inspiration :
– Némésianus 4,
4-5 :[Nemes.4,4-5]
Nam Mopso Meroe,
Lycidae crinitus Iollas
ignis erat
Car Mopsus
s’enflammait pour Meroe, Lycidas pour Iollas à la belle chevelure
– Calpurnius Siculus
3, 7-9 :[Calp.Ecl.3,7-9]
Non satis
attendi : nec enim uacat. Vror, Iolla,
uror, et immodice : Lycidan ingrata reliquit
Phyllis amatque nouum post tot mea munera Mopsum.
Je n’ai pas fait
assez attention, car mon esprit n’était pas libre. Je brûle, Iollas, je brûle
sans mesure : l’ingrate Phyllis a abandonné Lycidas et aime Mopsus, nouvel
amant, après tous mes cadeaux.
Le recours à la
séquence onomastique semble si ténu qu’on ne peut plus même assurer que
Némésianus ait réellement pensé à son modèle pour choisir ses noms : en
d’autres termes, la coprésence en quelques vers de Iollas, Lycidas
et Mopsus doit-elle s’interpréter comme une allusion (imitation
consciente), ou comme une réminiscence (imitation inconsciente) ? Le
problème se pose d’autant plus que les personnages ont une complète autonomie
sémiotique, puisque les schémas amoureux de Calpurnius ne sont pas respectés.
Némésianus s’est donc
fortement inspiré de ses prédécesseurs, et surtout Calpurnius, dans le choix
des noms de ses personnages, mais il n’a que très superficiellement songé à
réécrire des passages avec un objectif intertextuel : il sacrifie à la
tradition, mais ne recherche plus les échos qu’on trouvait auparavant.
Conclusion
En conclusion,
l’onomastique du genre bucolique présente une histoire formellement très
cohérente, et même une évolution vers toujours plus de cohérence, avec, en
outre, une tendance au renouvellement interne. Acculturation, réécriture,
dynamique et contraste : tous les niveaux de problématique de ce colloque
sont pertinents pour décrire l’évolution de l’onomastique bucolique.
L’acculturation est le
phénomène-clef du passage de Théocrite à Virgile : on passe d’une
onomastique unilingue (par appartenance au code linguistique idiomatique) et
souvent issue du monde réel (ainsi les commentaires modernes à Théocrite
s’attachent-ils volontiers à rechercher si tel nom était employé à Cos, en
Sicile, etc.), avec quelques influences déjà poétiques, à une onomastique
étrangère (grecque dans des textes latins) qui constitue uniquement un objet
poétique. Il y a là deux contrastes forts dans l’histoire de la bucolique, deux
dimensions dont la réécriture est à l’origine. C’est en effet Virgile le
véritable fondateur d’une tradition onomastique propre à la bucolique, qui ne
s’est pleinement réalisée qu’en littérature latine. Les contrastes que nous
soulignons s’accompagnent de phénomènes de réécriture dans les détails :
premier bucolique latin, Virgile dialogue nécessairement avec son grand
devancier, d’où ces reprises en forme d’hommage au maître et de clins d’œil au
lecteur.
Après Virgile,
l’onomastique bucolique évolue de façon cohérente et mimétique. L’acculturation
proprement dite est acquise, mais crée aussi une dynamique onomastique issue de
la concurrence de deux mouvements contradictoires : la reprise de noms
typiques de la bucolique, par exemple Amyntas ou Tityrus ;
le double renouvellement sémiotique (pour les noms empruntés : les
personnages ne sont pas les mêmes, seul leur nom demeure) et onomastique, qui,
par émulation, suscite chez les auteurs le désir d’imprimer leur marque en
introduisant des noms inédits dans le genre, phénomène qui trouve son plein
accomplissement dans les Bucoliques d’Einsiedeln. Les réécritures par
allusions intertextuelles se font plus rares : c’est dans le choix du nom
propre, et non du personnage, que se manifestent les influences littéraires,
encore que certains traits semblent perdurer, comme celui qui fait d’Amyntas
un éromène.
Enfin, soulignons la
portée du nom propre dans l’acte de réécriture : il constitue un moyen
pratique et rapide, pour un auteur, de s’insérer dans la tradition et la
caractérisation d’un genre littéraire, alors même que ce genre connaît des
évolutions internes (par exemple celle, essentielle, entre Théocrite et
Virgile). L’onomastique est finalement un élément fondamental pour la
coloration bucolique d’une poésie, ainsi qu’un élément de stabilité et de
cohérence par rapport aux autres genres, malgré sa propre dynamique interne. À
cet égard, l’onomastique peut s’interpréter comme un microcosme de l’œuvre,
puisque les contrastes que nous avons analysés, dus à l’acculturation du genre
bucolique à Rome, sont efficients bien au-delà du nom propre.