Réflexions sur les anapestes de Sénèque et la réception des mètres grecs à Rome

   

Gauthier Liberman

 

Cet article a été rédigé avant la publication des Annaeana Tragica de J. G. Fitch (Leyde, 2004), où l’auteur défend sa colométrie des anapestes de Sénèque. Je discuterai ces arguments dans une révision de mon article.

 

La publication récente (2002) du premier volume de la nouvelle édition Loeb des tragédies de Sénèque[1] ravivera peut-être l’intérêt des latinistes pour l’analyse de leurs parties anapestiques : ils en verront les vers disposés d’une manière surprenante, conforme à une théorie qui a déjà suscité le doute. Choqué par la nouvelle colométrie mais impressionné par l’apparente rigueur de la démonstration qui l’appuie, j’ai tenté de justifier rationnellement un rejet d’abord fondé sur un sentiment et d’ajouter aux objections déjà formulées, non sans reconnaître les aspects positifs de la thèse contestée. Dans un premier temps, les réflexions qui suivent retracent, à grands traits, l’histoire de la question et mettent à l’épreuve la théorie incriminée ; puis elles essaient de placer dans une perspective historique la technique que semble suivre le poète latin, héritier d’une tradition qui avait cessé d’être comprise. Cette mise en perspective évoque la réception à Rome de la versification grecque vue au travers de la colométrie alexandrine, et permet de mieux saisir la nature des anapestes de Sénèque. Il y a encore, ce semble, un beau livre de métrique, de stylistique et de critique textuelle et littéraire à écrire sur les anapestes de Sénèque[2] : puissent les modestes remarques qu’on va lire contribuer à le susciter !

 

Avant 1819, le lecteur des tragédies de Sénèque ou attribuées à Sénèque qui s’aventurait hors des trimètres iambiques dans les anapestes rencontrait sur son chemin des monstres[3]. Friedrich Bothe débarrassa Sénèque de ces monstres dans une édition parue à Leipzig en 1819. Un illustre métricien les croisait encore en 1894. Cette année-là, Lucian Müller publie à Saint-Pétersbourg et à Leipzig la seconde édition de son important traité De re metrica poetarum Latinorum[4]. Lisant les tragédies de Sénèque dans une édition variorum de 1728, il cite[5] seize dimètres anapestiques où la synaphie prosodique[6] d’un colon à l’autre n’est pas respectée. Dans ces seize passages, ou bien la dernière syllabe du premier mètre anapestique est brève, comme dans Hercule Furieux, vers 1134[Sén.Herc.Fur.1134], Patriusque furor B : ite infaustum, ou bien il y a hiatus, comme dans[Sén.Med.342] Médée, vers 342, Claustra profundi, H hinc atque illinc. Refusant à juste titre d’admettre ces ruptures de la synaphie[7], il suppose que ces anapestes sont non des dimètres, mais des monomètres, dont l’utilisation stichique est attestée à une époque tardive[8]. L’ouverture de [Sén.Phaedr.]Phèdre compterait alors… 180 vers. La thèse radicale de Lucien Müller a surtout trouvé des contradicteurs[9]. En 1819, Bothe était parvenu à éliminer tous les cas de violation de la synaphie prosodique en isolant comme monomètres les premiers cola des dimètres problématiques. Ce faisant, Bothe ne modifiait que ponctuellement la colométrie des éditions antérieures, où déjà des monomètres interrompaient ici ou là la succession des dimètres. Mais il savait que si les retouches qu’on voit dans le texte de son édition suffisaient à éliminer les violations de la synaphie prosodique, elles ne permettaient pas à elles seules d’établir la colométrie véritable des anapestes de Sénèque. Dans une note de son édition, il propose une nouvelle colométrie des vers [Sén.Herc.Fur.173-180et194-197]173-180 et 194-197 de l’Hercule Furieux, prétendant qu’elle rend le passage concinnior, « plus harmonieux », et ajoutant ceci : « Et c’est de la même manière que partout les phrases seront adaptées aux mètres dans les parties anapestiques de ces tragédies, la plupart du temps, cependant, dans les notes plutôt que dans le texte même, afin qu’un changement de numérotation des vers ne trouble pas ceux qui comparent d’autres éditions[10]. » Je ne crois pas trahir la pensée de Bothe en lui attribuant l’opinion que dans les anapestes de Sénèque vers et groupes de mots cohérents, membres de phrase ou propositions, tendent à coïncider[11]. S’il avait mis dans le texte les suggestions qu’il réserva aux notes, la colométrie des anapestes de Sénèque aurait peut-être progressé plus vite. Gustav Richter redécouvrit ce que Bothe avait trouvé[12] et publia en 1899 dans un programme d’Iéna le fruit de ses recherches[13]. Il y élabore une argumentation justifiant le remaniement de la colométrie en fonction de la tendance à faire coïncider vers et groupes de mots cohérents. Richter édita les tragédies de Sénèque en 1902[14], mais il fallut attendre 1986 pour voir paraître, dans la collection classique d’Oxford, sous la signature d’Otto Zwierlein, une édition qui fasse une application poussée du principe prôné par Richter.

Soit le premier chœur de [Sén.Agam.58-107]l’Agamemnon. La première colonne ci-dessous présente le texte avec la colométrie donnée par E et A, les deux sources du texte des tragédies de Sénèque. E désigne le célèbre Etruscus (Laurentianus Plut., 37.13, de la fin du XIe siècle) et A une famille de manuscrits qui, à l’occasion, se scindent en deux groupes notés β et δ [15]. Je souligne les passages où j’observe, dans la colométrie transmise, une concordance entre mètre et organisation du discours au niveau du dimètre ou de la combinaison dimètre + monomètre « complétif » – c’est-à-dire complétant le dimètre de façon que l’ensemble enferme un groupe de mots cohérent. La seconde colonne présente le texte avec la colométrie de Zwierlein.

 

O regnorum magnis fallax

O regnorum magnis fallax

Fortuna bonis, in praecipiti

  Fortuna bonis,

dubioque locas excelsa nimis. 59

in praecipiti dubioque locas

 

  excelsa nimis.

Numquam placidam sceptra quietem

Numquam placidam sceptra quietem

certumue sui tenuere diem :

certumue sui tenuere diem :

alia ex aliis cura fatigat

alia ex aliis cura fatigat

uexatque animos noua tempestas.

uexatque animos noua tempestas.



Non sic Libycis Syrtibus aequor

Non sic Libycis Syrtibus aequor

furit alternos uoluere fluctus, 65

furit alternos uoluere fluctus,

non Euxini turget ab imis

non Euxini turget ab imis

commota uadis unda niuali

  commota uadis

uicina polo, H ubi caeruleis

unda niuali uicina polo,

immunis aquis lucida uersat

ubi caeruleis immunis aquis

    plaustra Bootes, 70

lucida uersat plaustra Bootes,

ut praecipites regum casus

ut praecipites regum casus

Fortuna rotat. Metui cupiunt

  Fortuna rotat.

metuique timent, non nox illis

Metui cupiunt metuique timent,

alma recessus praebet tutos,

non nox illis alma recessus

non curarum somnus domitor 75

  praebet tutos,

  pectora soluit.

non curarum somnus domitor

  

  pectora soluit.

  


Quas non arces scelus alternum

Quas non arces scelus alternum

dedit in praeceps ? Impia quas non

dedit in praeceps ? Impia quas non

arma fatigant ? Iura pudorque

arma fatigant ? Iura pudorque

et coniugii sacrata fides 80

et coniugii sacrata fides

fugiunt aulas ; sequitur tristis

fugiunt aulas; sequitur tristis

sanguinolenta Bellona manu

sanguinolenta Bellona manu

quaeque superbos urit Erinys,

quaeque superbos urit Erinys,

nimias semper comitata domos,

nimias semper comitata domos,

quas in planum quaelibet hora 85

quas in planum quaelibet hora

tulit ex alto. Licet arma uacent

  tulit ex alto.

cessentque doli, sidunt ipso

Licet arma uacent cessentque doli,

pondere magna B ceditque oneri

sidunt ipso pondere magna

  fortuna suo.

ceditque oneri fortuna suo.

  


Vela secundis inflata Notis 90

Vela secundis inflata Notis

uentos nimium timuere suos ;

uentos nimium timuere suos ;

nubibus ipsis inserta caput

nubibus ipsis inserta caput

turris pluuio uapulat Austro,

turris pluuio uapulat Austro,

densasque nemus spargens umbras

densasque nemus spargens umbras

annosa uidet robora frangi ; 95

annosa uidet robora frangi ;

feriunt celsos fulmina colles,

feriunt celsos fulmina colles,

corpora morbis maiora patent,

corpora morbis maiora patent,

et cum in pastus armenta uagos

et cum in pastus armenta uagos

uilia currant, placet in uulnus

  uilia currant,

maxima ceruix : quidquid in altum 100

placet in uulnus maxima ceruix :

Fortuna tulit, ruitura leuat.

quidquid in altum Fortuna tulit,

  ruitura leuat.

  


Modicis rebus longius aeuum est :

Modicis rebus longius aeuum est :

felix mediae quisquis turbae

felix mediae quisquisturbae

sorte quietus B aura stringit

  sorte quietus

litora tuta timidusque mari 105

aura stringit litora tuta

credere cumbam remo terras

timidusque mari credere cumbam

propiore legit.

remo terras propiore legit.

 

57 o E : om. A || magnis EA : vanis Axelson || 59 locas excelsa nimis Bentley : locas excelso nimis E nimis excelsa loco A || 63 vexatque A : vexat E || 65 volvere EA : volvens Liberman || 81 fugiunt A : faciunt E || 84 nimias E : tumidas A || 103 medie quisquis turbe δ : medie turbe quisquis β quisquis medie turbe E || 104 sorte E : parte A || 104/105 aura (EA) addubitat Liberman. An alno (i. e. nave) ?

Je ne peux pas approuver le maintien par Zwierlein de la colométrie transmise dans [Sén.Agam.78-79]Agamemnon, vers  78-79[16] :

Quas non arces scelus alternum

dedit in praeceps ? Impia quas non    78

arma fatigant ? Iura pudorque […].

Non seulement la phrase Impia quas non arma fatigant figure sur deux dimètres et est précédée d’une phrase interrogative qui se termine et suivie d’une autre phrase qui commence, mais, de surcroît, le vers 78 se termine sur le mot non.

La synaphie prosodique est, dans la colométrie transmise, violée en trois endroits ([Sén.Agam.68,88,104]vers 68, 88 et 104), où interviennent des phénomènes (hiatus, brevis in longo) qui ne peuvent se produire qu’à la fin et non à l’intérieur du vers. Ces violations montrent que cette colométrie est incorrecte à trois reprises. En deux endroits ([Sén.Agam.68-69et103-107]vers 68-69 et 103-107), le rétablissement de la nécessaire synaphie prosodique par la correction la plus économique de la colométrie renforce la concordance partielle entre mètre et organisation du discours constatée dans cette même colométrie. D’où l’idée que la concordance entre mètre et discours a été perturbée ailleurs que là où la violation de la synaphie prosodique fait apparaître une perturbation de la colométrie. Dans une monographie consacrée aux anapestes chez Sénèque et parue en 1987[17], John Fitch présente comme « cruciale » l’observation suivante de Richter : si la colométrie transmise par E et A est plusieurs fois incorrecte, alors il est très probable que la colométrie originale ait été perturbée ailleurs que là où l’hiatus ou la brevis in longo mettent en évidence cette perturbation. Je dirais plutôt « possible » ou « plausible ». Richter observe que là où la présence de l’hiatus ou de la brevis in longo à l’intérieur du dimètre amène à corriger la colométrie transmise par les deux sources du texte ou par l’une d’elles, cette correction rétablit la correspondance entre unités métriques et unités de sens. Selon Fitch, Richter a raison d’en conclure que cette correspondance fournit un critère permettant de déceler et de corriger les passages où la colométrie est altérée. Mais le raisonnement n’est pas sans être circulaire, car, comme l’indique la formulation « cette correction rétablit la correspondance », il part du principe dont il est censé démontrer la validité.

La colométrie originale de Sénèque est diversement troublée dans l’Etruscus et la famille A, mais il est certain, contrairement à ce que laissait entendre Müller[18], que les anapestes n’étaient pas disposés comme de la prose dans l’archétype. Si Müller avait raison, il faudrait supposer, là où l’Etruscus transmet une colométrie présumée juste, une intervention trop habile pour que l’hypothèse en soit plausible. La mise en conformité de la colométrie avec le principe de correspondance entre mètre et phrase multiplie les monomètres ; si la colométrie ainsi obtenue est la colométrie originale, il est permis de penser que la cause principale de la perturbation de celle-ci est le gain de place entraîné par l’élimination des monomètres.

Marchant sur les traces de Fitch, je dirais qu’une distribution par dimètres et monomètres observant la correspondance entre vers et organisation du discours accentue la tendance à privilégier le schéma d[actyle] s[pondée] au second colon du dimètre[19] et à limiter l’emploi du schéma s[pondée] s[pondée] dans ce même colon. Voici, pour illustration[20], les proportions qu’on obtient en comparant, dans le premier chœur de l’Agamemnon ([Sén.Agam.57-107]vers 57-107) la colométrie transmise par E et A avec la colométrie de Zwierlein rectifiée aux vers 78-79 :

 

 

1er colon

 

2e colon

 

 

mss.

Zw. corr.

mss.

Zw. corr.

ds[21]

13

8

16

18

sa

17

13

10

12

ss

8

10

9

4

as

6

6

4

3

aa

3

5

8

6

dimètres

47

43

47

43

 

Comparons maintenant, dans la magnifique ouverture de [Sén.Phaedr.1-84]Phèdre (vers 1-84), la colométrie de Zwierlein avec celle du manuscrit E, réputé le témoin le plus « fidèle ». La famille A présente une colométrie légèrement différente dans les [Sén.Phaedr.1-41]vers 1-41 et radicalement différente dans les vers [Sén.Phaedr.42-84]42-84, qui sont distribués par trimètres.

 

 

1ercolon

 

2e colon