Introduction
Dans un précédent
travail fait en séminaire, j’avais essayé de cerner le discours de quelques
auteurs chrétiens sur le chant lyrique et sa situation par rapport à la lyrique
chrétienne. Mon propos sera ici de regarder les textes lyriques eux-mêmes, pour
compléter par la pratique ce que j’avais pu tirer de la réflexion théorique des
Pères sur le chant et sa valeur spécifiquement chrétienne.
Pour cela j’ai choisi
de me centrer sur un corpus restreint, les Hymnes attribués à Ambroise
de Milan, dont Jacques Fontaine a supervisé naguère une magnifique édition[1].
De ce groupe de quatorze poèmes, je m’attacherai, pour ce bref travail, à un
corpus très restreint, ceux que les éditeurs tiennent pour sûrement
authentiques, soit les pièces [Ambr.Hymn.1,3,4et5]1, 3, 4 et 5. Le
choix de ces textes comme point de référence s’impose de lui-même quand on sait
qu’ils sont passés dans la tradition occidentale comme le type même de l’hymne
liturgique chrétien, puisque le mot Ambrosianum devient le nom commun
des hymnes écrits dans ce style et ce mètre[2].
C’est donc à travers ces textes dont Isidore souligne qu’ils sont devenus la
norme du chant d’église occidental que l’on a le plus de chance d’appréhender
ce que les chrétiens considèrent comme la spécificité de leur chant.
Je diviserai mon étude
en trois temps : tout d’abord la constitution d’une uox poetae particulière,
qui n’est ni celle d’Horace et de la lyrique ancienne, ni non plus tout à fait
celle des psaumes ; j’examinerai ensuite le statut particulier de cette
voix qui est en réalité la conséquence non de la nature du chantre, mais de
celle du destinataire du chant, le deus christianorum, avant
d’indiquer quelles mutations, à mon sens essentielles, cette situation de
communication fait subir au chant lyrique.
1. Une parole personnelle qui
s’efface derrière une parole communautaire : l’hymne prière de l’Église
plus que prière du chrétien.
1.1
L’effacement
du « je » lyrique
Le premier élément
essentiel à la situation de communication des [Ambr.Hymn.]Hymnes est l’absence
totale de la première personne du singulier : jamais le poète ne prend
dans ces textes la parole en son nom.
En s’effaçant, elle
laisse la place à deux autres réalités : la voix communautaire d’un
« nous », dont il va nous appartenir de définir la nature, ou la voix
indéterminée d’un narrateur, dont il faudra se demander si elle est si
différente de la voix qui dit « nous ». Si donc le « je » lyrique
est totalement absent, c’est que le poète s’inclut dans une entité plus grande
qui est faite non pas de celui qui écrit, mais de ceux qui chantent. Le poète
glisse donc au second plan, il n’est que le porte-voix de la communauté. Mais
évidemment, cette situation est profondément ambiguë, car le poète n’est pas
simplement la caisse de résonance de la communauté. Ce ne sont pas les
paroissiens de Milan qui écrivent, mais bien leur évêque, et du coup le poète
apparaît dans la fonction de catalyseur et d’orienteur de la ferveur populaire.
Il faut donc penser dans le cas de ces hymnes le rôle du poète comme se situant
par rapport à la communauté dans un rapport à la fois ascendant et
descendant : d’un côté, il se donne comme celui qui met en forme les
aspirations de la communauté, de l’autre, par son chant, il éveille la
communauté à la vision de certaines réalités spirituelles. Enfin, comme nous
avions pu le noter dans les textes théoriques que nous avions examinés, le
chantre se donne comme un membre à part entière de la communauté, dont il est
la voix. On a donc pour le poète chrétien une conscience aiguë que sa voix
n’est pas une voix propre et individuelle, mais une voix sociale, un chant qui
constitue et exprime une communauté[3].
Dans les pièces
authentiques à coup sûr, 1, 3 et 4 font apparaître ce « nous »
lyrique. En 1 et 3, l’apparition de cette voix est tardive dans l’hymne ([Ambr.Hymn.1,17]1,
17 : surgamus ergo strenue et [Ambr.Hymn.3,29]3, 29 : nos
credimus natum Deum), mais se situe à des moments clés : début de la
seconde moitié de l’hymne au vers 17 et attaque de la dernière strophe. Dans
une forme aussi stricte que l’hymne ambrosien (8 strophes de 4 vers), les
positions clés de l’hymne se trouveront au début (vers 1-4), au milieu (17-21)
et à la fin (29-32). Dans la pièce [Ambr.Hymn.4]4, le « nous »
rebondit d’une position a priori moins signifiante au vers [Ambr.Hymn.4,12]12
(hymnum canentes soluimus), vers une position clé, au vers [Ambr.Hymn.4,29]29
(Christum rogamus et patrem). On voit donc clairement que la
constitution de cette entité est assimilable au but même du chant : la
communauté chante pour passer d’un « je » désormais absent, à ce
« nous » que l’hymne constitue.
1.2
Une
position lyrique originale ?
Si l’on compare cet
état de fait à ce qui se trouve dans les hymnes antérieurs, quelques
convergences apparaissent, mais aussi de très nettes différences.
Dans les hymnes grecs,
on rencontre deux types : chez Callimaque, la voix du poète prend la forme
d’un nous[4],
qui peut être un rappel d’une dimension chorale possible du chant hymnique,
tandis que dans les Hymnes homériques le narrateur parle en son nom
propre[5],
constituant ainsi le chœur – s’il existe – d’une succession de voix
individuelles.
Les pièces hymniques
d’Horace qui font intervenir un « nous » représentant la collectivité
des citoyens sont très rares : quatre pièces sur les vingt-six qui peuvent
être considérées à des degrés divers comme des hymnes dans le recueil des [Hor.Carm.]Odes[6].
Il est donc vrai de dire que cette fonction de l’hymne existe chez le
lyrique latin, mais elle n’a jamais de caractère systématique, même dans la
poésie religieuse. On trouve d’ailleurs parfois alternance du
« nous » et du « je » ([Hor.Carm.3,5]3, 5), mais l’expression
personnelle du rapport au dieu, exprimé par le « je » domine. Le
poète paraît donc parler en son nom propre et n’invoquer le nous que dans des
situations précises. Le cas le plus clair est celui du [Hor.C.S.1-4]carmen saeculare dont
la forme même et l’évidente nature chorale expliquent de façons plausible et
suffisante un recours à la méthode callimachéenne :
Phoebe, sïluarumque
potens Diana,
Lucidum caeli decus,
o colendi Semper et culti,
date quae precamur tempore sacro ([Hor.C.S.1-4]Hor.
C.S. 1-4)
Phébus et toi Diane
qui règnes sur les bois,
Clair ornement du ciel,
Vous toujours vénérables et toujours vénérés,
Exaucez nos prières en ce moment sacré […]. ([Hor.C.S.1-4]Hor.
C.S. 1-4)
En dehors de ce texte,
l’apparition du « nous » relève de conditions très précises : il
s’agit de rappeler à la communauté un état qui préexiste au chant, et que le
chant a précisément pour fonction d’annuler :
Vidimus flauuom
Tiberim retortis
Litore Etrusco uiolenter undis
Ire deiectum monumenta regis
Templaque Vestae […]
Quem uocet diuum
populus ruentis
Imperi rebus ? […] ([Hor.Carm.1,2,13-16et25-26]Hor. C.S. 1, 2, 13-16 et 25-26)
Nous avons vu le
Tibre blond
Loin des rives étrusques ses
ondes retournées
Venir jeter à bas le
monument d’un roi,
Le temple de Vesta […]
Quel dieu le peuple
pourrait-il invoquer
Quand l’empire s’écroule ? […] ([Hor.Carm.1,2,13-16et25-26]Hor. C.S. 1, 2, 13-16 et 25-26)
En [Hor.Carm.1,35]1,
35 la sollicitude des dieux s’oppose très clairement aux fautes du peuple, dans
un mouvement qui introduit une réelle dimension de contrition :
Heu heu cicatricum et
sceleris pudet
Fratrumque. Quid nos dura refugimus
Aetas, quid intactum nefasti
Liquimus ? ([Hor.Carm.1,35,32-36]Hor.
C.S. 1, 35, 32-36)
Las, las, nos
cicatrices et nos crimes en nos frères
Sont notre honte. Devant quoi, siècle dur,
Avons nous reculé ? Et
qu‘avons-nous laissé
Que ne touche le crime ? ([Hor.Carm.1,35,32-36]Hor.
C.S. 1, 35, 32-36)
Or ce mode d’éloquence
demeure très exceptionnel et lié au nefas sans exemple des guerres
civiles. Le chant a donc pour but d’annuler cette perception commune traumatique
et de tourner le peuple vers une restauration que l’on attend et dont on voit
les signes, mais qui jamais ne se concrétise avant le carmen dans un
« nous » pacifié.
La filiation
horatienne est d’autant moins significative à mon sens que le modèle psalmique
rassemble bien plus de caractéristiques communes. Le « nous »
communautaire y apparaît dans plus d’un cinquième des pièces, selon des
modalités diverses[7].
Pourtant, le mode de la communication personnelle est aussi, voire davantage
présent dans les psaumes. On voit donc que l’hymnique ambrosienne systématise
une pratique presque totalement étrangère à la lyrique romaine classique et qui
n’est pas prioritaire dans la lyrique du texte modèle, le psautier. L’hymne
ambrosien se constitue donc comme le chant spécifique de l’Église. L’importance
de celle-ci dépasse aux yeux du poète largement celle de la communauté civique
dans la lyrique horatienne et même celle du peuple chez les poètes juifs. La
lyrique ambrosienne tend à confondre lyrique chrétienne et chant communautaire.
Il y a évidemment à cela une justification due d’abord à l’usage de ces textes,
mais se limiter à une question de convenance liturgique revient à déplacer une
difficulté au lieu de la résoudre. La question qui demeure est bien celle-là :
pourquoi Ambroise a-t-il choisi cette situation de communication particulière
pour le chant liturgique, puisque les psaumes ont eu rapidement, malgré leur
modalité en ich-Styl un usage liturgique. Plus qu’une question pratique,
l’enjeu du problème est purement théologique : il s’agit de caractériser
l’attitude de communication de la créature avec son Créateur.
2. Le dialogue lyrique du
« je » et du « tu »
2.1 « Tu » devient
« nous » pour que « nous » devienne « tu »[8], le mystère chrétien au cœur de la communication
hymnique
Nous avons noté un
retard dans l’apparition même du « nous » communautaire. Notons que
ce retard est loin d’être une constante du style psalmique[9]
et qu’il prend donc sa source dans la vision particulière qu’Ambroise prend de
la communication d’un « nous » avec un « tu » qui occupe
toujours la première place[10].
La priorité du « tu » hymnique est évidente dans les hymnes [Ambr.Hymn.1,4et5]1,
4 et 5 par l’apostrophe qui ouvre l’hymne :
Aeterne rerum
conditor,
Noctem diemque qui regis {…] ([Ambr.Hymn.1,1-2]Ambr.
Hymn. 1, 1-2)
Éternel créateur du
monde
Du jour et de la nuit tu es
le maître [… ] ([Ambr.Hymn.1,1-2]Ambr.
Hymn. 1, 1-2)
Deus creator omnium
Polique rector […] ([Ambr.Hymn.4,1]Ambr.
Hymn. 4, 1)
Dieu qui a tout créé
Maître du ciel […] ([Ambr.Hymn.4,1]Ambr.
Hymn. 4, 1)
Intende qui regis
Israël
Super Cherubim qui sedes […] ([Ambr.
Hymn. 5, 1-2]Ambr. Hymn. 5, 1-2)
Prête l’oreille,
maître d’Israël
Qui siège au-dessus des
Chéroubs […] ([Ambr. Hymn.
5, 1-2]Ambr. Hymn. 5, 1-2)
Le rapport entre les
deux voix apparaît clairement si l’on compare ces marques très nettes de la
suzeraineté divine et les modalités communautaires qui leur répondent. Au Dieu
qui règne sur l’alternance des jours et des nuits répond avec surgamus la
prise en compte par l’homme de cette division du temps entre temps de labeur et
temps de repos[11], dans
la pièce 1 :
Surgamus ergo strenue
Gallus iacentes excitat ([Ambr.Hymn.1,17-18]Ambr.
Hymn. 1, 17-18)
Levons-nous donc avec
courage
Le coq réveille les dormeurs ([Ambr.Hymn.1,17-18]Ambr.
Hymn. 1, 17-18)
et la nécessité de la
prière dans la pièce 4 :
Christum rogamus ([Ambr. Hymn. 4, 29]Ambr.
Hymn. 4, 29)
Prions le Christ. ([Ambr. Hymn. 4, 29]Ambr.
Hymn. 4, 29)
On voit donc que
l’identité communautaire dans laquelle s’insère le chantre prend son origine
dans le destinataire du chant lui-même, ce Dieu maître, qui impose en quelque
sorte une réponse humaine à sa nature propre.
Si donc la voix du
chantre se fond dans une communauté d’adresse à Dieu, une seconde voix se
constitue immédiatement, qui est celui à qui l’on parle certes – et en
tant que tel ce n’est pas une voix –, mais aussi celui qui nous fait agir
et chanter, et à ce titre cela en est une. La composition des hymnes que nous
lisons ici est donc très nettement dialogique y compris dans le seul hymne qui
ne comporte pas de notation communautaire, l’hymne 5[Ambr.Hymn.5]. Je partirai de lui. Le
début est celui d’une adresse certes anonyme, mais où se reconnaît sans mal la
voix communautaire :
Intende, qui regis
Israël
Super Cherubim qui sedes
Appare Ephraem coram, excita
Potentiam tuam et ueni ([Ambr.Hymn.5,1-4]Ambr.
Hymn. 5,1-4)
Prête l’oreille,
maître d’Israël
Qui sièges au-dessus des
Chéroubs
Apparais devant Ephraïm,
réveille
Ta puissance et viens. ([Ambr.Hymn.5,1-4]Ambr.
Hymn. 5,1-4)
Le ton ne laisse aucun
doute : les multiples hébraïsmes (Ephraem, Cherubim),
l’enchaînement des répétitions (ueni ouvre la seconde strophe) indiquent
que l’hymne adopte le ton de la prière psalmique, ici le [Ps.79]Psaume 79 appel à la restauration
d’Israël. À travers le « tu » de l’adresse c’est un nous qui se lit,
celui d’une communauté qui attend son libérateur[12] :
Qui regis Israël
intende
Qui deducis tamquam oues
Ioseph
Qui sedes super cherubim
manifestare
Coram Effraim, et Beniamin
et Manasse,
Excita potentiam tuam et
ueni ut saluos facias nos. ([Ps.79]Psaume 79, 1-3)
Maître d’Israël
écoute
Toi qui conduis Joseph comme
des brebis
Toi qui sièges sur les
Chéroubs manifeste-toi
Devant Ephraïm, et Benjamin
et Manassé,
Éveille ta puissance et viens
pour nous sauver. ([Ps.79,1-3]Psaume 79, 1-3)
On voit donc posée ici
la situation du dialogue, appel à Dieu, à travers une tradition biblique
définie, celle de la prière psalmique. Or ce rapport, dont on a vu qu’il avait
quelque fondement formel, me paraît devoir être qualifié de leurre. Ce n’est
pas tant que le souvenir des psaumes est faux, mais il ne sert qu’à introduire
artificiellement une situation de communication qui n’est plus celle des
psaumes[13] ;
la suite est en effet très néotestamentaire et regarde plutôt vers l’hymnique
chrétienne antérieure, Hilaire par exemple :
Veni, redemptor gentium
Ostende partum uirginis
Miretur omne saeculum
Talis decet partus deo. ([Ambr.Hymn.5,4-8]Ambr.
Hymn. 5, 4-8)
Viens rédempteur des
nations
Montre nous l’enfant de la
vierge
Et que tout siècle s’en
étonne
Tel est l’enfant qui sied à
Dieu ([Ambr.Hymn.5,4-8]Ambr.
Hymn. 5, 4-8)
À ce point, ce leurre
vétérotestamentaire se comprend parfaitement comme l’outil privilégié pour
créer la situation de communication voulue. L’Église constituée en nouvel
Israël renouvelle par ses hymnes l’attitude psalmique du peuple chantant pour
Dieu et chantant Dieu, mais elle ne la recopie pas. C’est pourquoi, nous le
verrons, psaumes et hymnes sont soigneusement articulés dans la liturgie
chrétienne et jamais confondus.
De fait le
« tu » ainsi constitué est spécifiquement chrétien, puisque les
quatre hymnes tournent chacun à leur façon autour du mystère de la Trinité,
mais ce mouvement même de l’hymne tournant autour de l’objet mérite qu’on s’y
arrête.
On observe en effet un
mouvement de creusement dans les quatre pièces, où la personne du
« tu » acquiert une complexité progressive et se diffracte selon un
modèle particulièrement net dans l’hymne 4[Ambr.Hymn.4]. On s’adresse d’abord à Dieu,
dans une formule qui pourrait tout aussi bien définir le summus deus de
quelque philosophie :
Deus creator omnium
Polique rector, uestiens
Diem decoro lumine
Noctem soporis gratia. ([Ambr.Hymn.4,1-4]Ambr.
Hymn. 4, 1-4)
Dieu créateur de
toute chose
Maître du ciel toi qui revêts
Le jour d’une belle lumière
La nuit du sommeil bienvenu. ([Ambr.Hymn.4,1-4]Ambr.
Hymn. 4, 1-4)
Cette vision large de
la divinité, à la fois chrétienne et philosophique, aboutit au contraire à la
fin de l’hymne à une vision spécifiquement chrétienne :
Christum rogamus et
patrem
Christi patrisque spiritus
Vnum potens per omnia
Foue precantes Trinitas. ([Ambr.Hymn.4,29-32]Ambr.
Hymn. 4,29-32)
Nous prions le Christ
et le Père
Et l’Esprit du Christ et du
Père
Puissance unique sur toute
chose
Soutiens qui te prie,
Trinité. ([Ambr.Hymn.4,29-32]Ambr.
Hymn. 4,29-32)
Cette évolution pose
une question : est-ce le chant lui-même qui conduit d’une vision de Dieu à
l’autre, par une progression savante, qui ferait de ce chant une parole performative
de conversion ? Non, en réalité, car ce qui se produit est plus complexe, les
deux visions se complétant au lieu de
s’annuler. Les conceptions diverses de Dieu qui se croisent dans l’hymne se
construisent selon une hiérarchie qui fait que la dernière apparue, ici la
vision trinitaire, n’abolit pas la première, mais la dépasse en lui donnant la
plénitude de son sens. On le voit bien, dans l’hymne 5[Ambr.Hymn.5],
avec le passage de la logique
vétérotestamentaire à une vision néotestamentaire.
De la situation
initiale d’appel du peuple d’Israël, on passe d’abord à gentium tandis
que le chef de guerre rex se mue en redemptor par une sorte de
jeu étymomogique sans doute : Intende qui regis Israel / Veni
redemptor gentium ([Ambr.Hymn.5,1-2]Ambr.
Hymn. 5, 1-2).
On est donc passé d’un
salut ethnique, où les gentes sont les ennemis, à une vision
universaliste où, sur un modèle qui rappelle l’action civilisatrice de Rome,
les gentes participent à leur tour au salut. La clé de ce passage se
trouve dans la strophe suivante dans le passage, constaté par l’hymne, de
l’ordre de l’ancienne loi à l’ordre de la nouvelle :
Non ex uirili semine
Sed mystico spiramine
Verbum dei factum est caro
Fructusque uentris floruit ([Ambr.Hymn.5,7-10]Ambr.
Hymn. 5, 7-10)
Non point d’une
semence d’homme
Mais par le souffle mystérieux
Le Verbe de Dieu se fit chair
Et fleurit du ventre le fruit. ([Ambr.Hymn.5,7-10]Ambr.
Hymn. 5,7-10)
Ce qui se passe ici
est d’ordre purement liturgique, l’action de chanter fait advenir à l’être hic
et nunc ce qui est chanté, car c’est bien la reconnaissance trinitaire qui
fait passer de l’ancien Israël au nouveau.
Or ce passage se fait
par le changement inouï de la nature du « tu », du Dieu auquel
s’adresse la communauté des chantres : si Dieu s’incarne, se fait chair,
il vient lui-même en « nous » et donc notre chant devient son chant.
Souvenons nous que l’auteur aux Hébreux présentait le Christ comme le Grand
Prêtre parfait ([Hb.5,1-12]Hb.
5, 1-12), parfait intermédiaire entre Dieu et les hommes, et que selon Paul
c’est l’Esprit du Père et du Fils qui crie en nous « Père » et dévoile
donc la nature de Dieu[Ga.4,6].
Le Christ est donc l’image du chantre parfait, car la prière de son corps
mystique, l’Église, peut s’identifier à la sienne, puisqu’il s’est fait homme
pour permettre à la communauté de se constituer comme un « nous »
priant ce « tu » qui est le Père qu’il nous découvre.
Il paraît donc évident
que l’orientation assez nettement trinitaire de l’hymnique ambrosienne dépasse
sans doute la controverse anti-arienne sur la nature du Christ. Elle propose la
mise en actes liturgiques de ce qui distingue le christianisme de toute autre
religion : le salut de la nature humaine par l’Incarnation.
Il en résulte
que la stucture relativement immuable de l’hymne correspond bien à cette
fonction liturgique, qui consiste à unir les voix des chantres dans une prière
ecclésiale qui reprend et ordonne la prière personnelle et lui confère son
originalité et sa spécificité « chrétiennes ». Jacques Fontaine dans
son introduction a bien décrit ces schémas de deux strophes formant une
totalité signifiante plus que syntaxique et dont il note qu’elles correspondent
au type même de l’antiphonie, ou chant alterné. C’est qu’il faut également voir
que, devenue corps du Christ, l’Église se pose aussi comme dépositaire de sa
parole.
2.2 Le chant antiphoné des
hymnes : la communauté s’instruisant elle-même
On sait que le texte
hymnique était conçu pour être chanté en alternance par deux chœurs sans nul
doute sur une mélodie simple[14].
À travers le chant antiphoné la communauté s’instruit elle-même, et découvre,
par une sorte de dialogue spirituel mimé par le chant, les mystères de sa foi.
La fonction pédagogique de l’hymne me paraît indissociable de la forme même que
revêt ce chant alterné, et conçu comme tel, à la différence sans doute des Psaumes[15].
On voit un magnifique exemple de ce dialogue dans la fin de 5 :
Aequalis aeterno Patri
Carnis tropheo cingere
Infirma nostri corporis
Virtute firmans perpeti
Praesepe iamfulget tuum
Lumenque nox spirat nouum
Quod nulla nox intervolet
Fideique iugi luceat
([Ambr.Hymn.5,25-32]Ambr.
Hymn. 5, 25-32)
Toi l’égal du Père
éternel
Ceins-toi du trophée de la chair
Que les faiblesses de nos corps
De ta force sans fin soient
fermes
Voici que resplendit la
crèche
La nuit exhale un jour nouveau
Nulle nuit ne peut l’arrêter
Brillant d’une éternelle foi ([Ambr.Hymn.5,25-32]Ambr.
Hymn. 5,25-32)
Un rapide parcours de
certaines correspondances suffit à voir comment l’antiphonie constitue la
parole lyrique ambrosienne. Le premier chœur chante la gloire du Christ après
son Ascension. Le Christ, égal au Père, aequalis Patri, et désormais
de retour auprès du Père peut intercéder pour l’humanité et donner une force
divine aux hommes qui sont ses disciples. À cette vision céleste, le second
chœur répond en renvoyant à la source même de cette gloire, l’abaissement
volontaire du Fils né dans une mangeoire, praesepe,événement
inouï nouum qui ancre dans l’Histoire humaine la transcendance divine et
rend l’humanité susceptible d’être coaequalis aeterno Patri. Le dernier
vers peut alors se poser comme la clé même de la lecture hymnique : à ce
que Dieu fait par sa puissance éternelle, uirtute perpeti,l’homme
croyant a part, non par la valeur de ses actes, mais par la solidité de sa foi fideique
iugi. C’est parce qu’il croit que le Christ est bien aux côtés du Père et
que lui seul peut donner cette force divine, que le croyant la reçoit. Ainsi se
trouve définie en dernier lieu la situation liturgique : Dieu agit et
l’homme adhère à l’action de Dieu, et le manifeste par ses actes de culte, la
communauté par son chant alterné s’encourage concrètement à cette attitude de
foi et la met en œuvre[16].
Avec ces dernières
analyses, la voix lyrique chrétienne trouve une forme de nécessité dans
l’adéquation de ce chant jusque dans ses modalités concrètes à une
signification liturgique et théologique précise. Il ne s’agit plus ici de
raisonner sur des modèles et une possible imitation directe ou contrastive
d’une lyrique antérieure romaine ou biblique, mais de voir comment le génie du
poète parvient à incarner dans une forme au moins autant que dans des mots une
certaine représentation spirituelle : constituée par l’Incarnation
salvatrice du Christ, l’Église se nourrit de ce mystère en le méditant en
elle-même par ce chant qui redit le mystère du dialogue unique instauré par le
Créateur avec sa créature dans le Christ à travers l’alternance des voix qui
constituent Son corps mystique.
3. Le « nous » lyrique et
la sanctification du temps
3.1 Fonctions de la voix
lyrique : la sanctification communautaire du temps
L’énonciation lyrique
ambrosienne correspond donc à cette vision théologique particulière de la
constitution de la communauté par une liturgie commune. Cependant le propre de
la liturgie chrétienne est de ne pouvoir être séparée de l’idée
judéo-chrétienne d’une sanctification du temps, selon les « heures »
et les « jours »[17],
heures dévolues traditionnellement à la prière et jours sanctifiés par le
calendrier de la célébration des mystères du Christ et de la vie des saints.
Cette dimension de la sanctification du temps était, on s’en souvient,
déterminante dans les textes théoriques. L’action communautaire trouve sa
source et sa justification dans une communautarisation du temps, c’est-à-dire
les moments où l’Église, communauté spirituelle, se mue en communauté visible[18].
Ainsi se trouvent placées en premier les deux grandes heures, issues de la
prière juive, et mises très tôt en honneur dans la prière liturgique
chrétienne, le matin et le soir, avec leurs modalités propres. Mais en même
temps, c’est la célébration communautaire qui solennise et pérennise
l’organisation du temps, les fastes de la cité nouvelle, comme semblent
l’indiquer plusieurs textes théoriques. Or les quatre pièces que nous examinons
ici permettent de saisir les modalités de cette recomposition communautaire et
ecclésiale du temps, à la fois dans son cycle journalier et dans son cycle
annuel. Le corpus que nous étudions présente deux hymnes du matin ([Ambr.Hymn.1et2]1
et 2), un hymne du soir ([Ambr.Hymn.4]4)
et un hymne pour une fête (5 [Ambr.Hymn.5],
Hymne pour la Nativité). Voyons d’abord les hymnes pour les heures et la figure
de la communauté qui s’y dessine.
L’heure matinale
reconstitue d’abord la communauté dans l’œuvre commune. La pièce 1[Ambr.Hymn.1],
parfaitement équilibrée, pose, par le surgamus du vers [Ambr.Hymn.1,17]17,
au strict milieu de l’hymne, la journée de l’Église comme répondant à un double
mouvement : l’action de grâces pour les bienfaits de Dieu qui fait
succéder à la nuit le jour, et la demande instante pour que ce jour soit digne
de l’amour divin. On trouve donc, très clairement séparées par ce surgamus,deux modalités différentes du discours : l’assertion, témoignage des
actes divins en faveur de l’homme, sur le thème initié par la première strophe
Et temporum das
tempora
Vt alleues fastidium ([Ambr.Hymn.1,3-4]Ambr.
Hymn. 1, 3-4)
Et tu donnes temps
après temps
Pour soulager la lassitude ([Ambr.Hymn.1,3-4]Ambr.
Hymn. 1, 3-4)
repris en écho par les
verbes suivant tous assertifs : sonat, soluit, deserit, colligit,
mitescunt, diluit. À cette action salvatrice et protectrice constatée,
répond le lever joyeux de l’homme, désormais en paix, grâce à la sollicitude
divine :
Surgamus ergo
strenue ;
gallus iacentes excitat
et somnolentos increpat ;
gallus negantes arguit.
Gallo canente, spes
redit,
aegris salus refunditur,
mucro latronis conditur,
lapsis fides reuertitur. ([Ambr.Hymn.1,17-24]Ambr.
Hymn. 1, 17-24)
Levons-nous donc avec
courage
Le coq réveille les dormeurs
Il vient blâmer les endormis
Le coq s’en prend à qui refuse.
Au chant du coq,
l’espoir renaît
la santé revient au malade
l’épée du voleur est rangée
la foi revient à qui tomba ([Ambr.Hymn.1,17-24]Ambr.
Hymn. 1, 17-24)
Dans les deux
dernières strophes, l’apostrophe oubliée depuis la fin de la strophe 1
revient, mais non plus sur le mode de la louange, mais sur celui de la prière
en vue de la protection tout au long du jour de ceux qui chantent : respice,
corrige, refulge, discute.
Il n’est évidemment
pas indifférent que la voix communautaire se trouve à la croisée de la louange
et de l’intercession puisque ce sont ces deux actes qui la constituent, notent
les théoriciens. L’ordre lui-même n’est pas indifférent : la louange de
Dieu Père conduit à souder la communauté dans une activité commune qui ne
trouve sa pleine réalisation que dans la prière instante au Christ médiateur. En
même temps le rapport entre la célébration lyrique et la vie elle-même se pose
clairement : toute l’action concrète de la vie quotidienne chrétienne
trouve sa source et sa force dans la prière du matin.
La pièce 2 [Ambr.Hymn.2]de
destination semblable, comparée à la prière juive du matin[19],
affirme clairement par son initiale christique le refus de toute confusion
entre judaïsme et christianisme, tout en reprenant, comme l’a bien vu Jacques
Fontaine les images bibliques du Messie-Soleil :
Splendor paternae
gloriae,
de luce lucem proferens,
lux lucis et fons luminis,
dies dierum illuminans, ([Ambr.Hymn.2,1-4]Ambr.
Hymn. 2, 1-4)
Splendeur de la
gloire du Père,
lumière irradiant de lumière,
lumière de lumière et source de clarté
illuminant les jours des jours[20] ([Ambr.Hymn.2,1-4]Ambr.
Hymn. 2, 1-4)
La comparaison des
deux pièces montre donc à la fois un ancrage dans la prière juive, qui était
celle du Temple et où la tradition apostolique de prière organisée prend sa
source, et le désir de placer cette prière juive dans une relation typologique
avec la prière chrétienne ; cette dernière est pensée comme
l’accomplissement universel et total de ce qui était une prière encore
imparfaite car circonscrite à un seul peuple (voir le mouvement déjà cité de
l’hymne 5).
La pièce 4
fonctionne sur un principe semblable adapté à la réalité du soir, où il ne
s’agit plus de lancer l’action du jour, mais d’en recueillir les fruits et d’en
goûter le repos. De façon unique dans les pièces que nous regardons, la parole
communautaire apparaît deux fois :
grates peracto iam
die
et noctis exortu preces
uoti reos ut adiuues,
hymnum canentes soluimus ([Ambr.Hymn.4,9-12]Ambr.
Hymn. 4, 9-12)
Le chant de notre
hymne rend grâces
pour ce jour déjà terminé,
te prie au lever de la nuit
aide-nous à tenir nos vœux. ([Ambr.Hymn.4,9-12]Ambr.
Hymn. 4, 9-12)
Et :
Christum rogamus et
patrem
Christi patrisque spiritum
Vnum potens per omnia
Foue precantes, Trinitas. ([Ambr.Hymn.4,29-32]Ambr.
Hymn. 4, 29-32)
Nous prions le Christ
et le Père
Et l’Esprit du Christ et du Père
Puissance unique sur toute chose
Soutiens qui te prie, Trinité. ([Ambr.Hymn.4,29-32]Ambr.
Hymn. 4, 29-32)
Unis dans l’action du
jour dont il faut à présent rendre grâce, la communauté qui va se séparer de
son unité visible se reconstitue dans une voix priante, comme si chaque membre
emportait avec lui la prière communautaire. Les precantes désormais
séparés, la precatio communautaire est appelée à se prolonger
spirituellement. On voit ici apparaître un élément fondamental pour la
suite : la sanctification concrète du temps manifestée par le chant n’est
qu’un élément visible d’une liturgie plus vaste et continuelle. Il n’est
d’ailleurs pas sans importance de noter que la tradition de l’Église impose
rapidement le Nunc dimittis comme cantique particulièrement adapté à la
dernière prière du jour[21]
avec ce renvoi dans la paix de celui qui a vu le salut :
Nunc dimittis seruum
tuum domine secundum uerbum tuum in pace
Quia uiderunt oculi mei salutare tuum
Quod parasti ante faciem omnium populorum ([Lc.2,29-31]Lc. 2, 29-31)
Maintenant tu
renvoies ton serviteur, Seigneur, en paix selon ta parole
Parce que mes yeux ont vu
ton salut
Que tu as préparé à la face
de tous les peuples ([Lc.2,29-31]Lc.
2, 29-31)
Cet élément de
renouvellement d’une tradition apparaît évidemment bien plus clairement encore
dans la création du cycle liturgique de l’année chrétienne dans lequel
l’hymne 5 [Ambr.Hymn.5]prend
naturellement sa place. Ambroise, rappelons-le, a œuvré pour introduire à Milan
la fête latine du 25 décembre à côté de la célébration sur le mode
oriental de l’Épiphanie. On voit donc ici comment le chant communautaire
participe d’une catéchèse plus étendue dont le but est de faire admettre et
célébrer un mystère jugé essentiel par l’évêque, la Nativité. Or, tout l’hymne
apparaît comme une mise au point théologique anti-arienne :
Non ex uirili semine,
sed mystico spiramine
uerbum Dei factum est caro
fructusque uentris floruit.
Aluus tumescit
uirginis,
claustrum pudoris permanet,
uexilla uirtutum micant,
uersatur in templo Deus.
Procedat e thalamo
suo,
pudoris aula regia,
geminae gigas substantiae
alacris ut currat uiam.
Egressus eius a Patre,
regressus eius ad Patrem ;
excursus usque ad inferos,
recursus ad sedem Dei. ([Ambr.Hymn.5,7-22]Ambr.
Hymn. 5, 7-22)
Non par
l’engendrement d’un homme
mais par un souffle mystique
le Verbe de Dieu s’est fait chair
et le fruit du ventre a fleuri
Le sein de la Vierge
a grossi
mais sa pudeur demeure intacte
les étendards des vertus brillent
et Dieu habite dans son temple.
Qu’il s’avance hors
de cette chambre,
royal palais de la pudeur,
le Titan et ses deux natures
pour s’élancer sur le chemin.
C’est sa sortie du
sein du Père
et son retour auprès du Père
c’est sa venue dans les enfers
et sa course jusqu’auprès de Dieu. ([Ambr.Hymn.5,7-22]Ambr. Hymn. 5, 7-22)
Le Christ est sans
cesse identifié à Dieu dans une progression vers le cœur du mystère : uerbum
dei caro, Deus, geminae gigas substantiae, aequalis Patri. De l’enfantement
par Dieu dans le sein de la Vierge Marie, qui distingue le Christ de toutes les
créatures, on glisse à la question très disputée des deux natures, d’ailleurs
assez maladroitement présentée, puis au point qui fâche, l’égalité des
personnes envisagée ici dans l’économie du salut : venu du Père et égal à
Lui, le Christ retourne au Père en y attirant la nature humaine qu’il a prise
dans son Incarnation. On s’aperçoit donc que l’hymne a une fonction didactique
évidente qui consiste par le chant à faire assimiler à la communauté les
vérités de la foi, et à les ancrer dans le rythme du temps en constituant, sur
le modèle juif, un cycle des fêtes où toutes les vérités fondamentales de la
foi sont présentes. On retrouve ici une ambiguïté dont nous parlions en
commençant : si Horace proposait dans ses prières un « je » avec
lequel le lecteur pouvait librement s’identifier, Ambroise masque sa parole
d’autorité derrière une forme collective, alors que c’est sa seule voix qui
parle. Mais, s’il le fait, c’est parce que sa voix est celle de l’auctoritas,
de la vraie fides. Être membre de l’Église c’est croire comme
Ambroise et croire comme Ambroise c’est chanter de l’Ambroise. De ce fait,
l’adhésion au chant apparaît comme la marque même de l’adhésion au dogme et
donc la marque de l’adhésion à l’Église.
3.2 Vers une perception plus large du
temps : le chant lyrique, voix des christiana tempora
Pour terminer, je
voudrais seulement soulever la question de la place des hymnes ambrosiens dans
le déroulement de l’office liturgique, pour montrer qu’on peut sans doute aller
encore plus loin dans le lien entre cette parole lyrique et la sanctification
du Temps. C’est une question très disputée, mais je voudrais montrer comment un
des rares éléments certains que nous possédons, bien que plus tardif, corrobore
clairement les présentes analyses. Il s’agit de plusieurs passages de la [RSB]Règle
de Saint Benoît où le moine décrit l’office tel qu’il doit être célébré. Leur
caractère formulaire indique de façon assez évidente une pratique qui a valeur
de norme.
L’hymne ambrosien
apparaît quatre fois, aux matines du dimanche ([RSB,12,4]12, 4)et de la semaine ([RSB13,11]13, 11),
et aux vêpres ([RSB17,8]17,8).
Un dernier emploi ([RSB9,4]9,4)
paraît se rattacher à l’office nocturne, mais il est moins clair, et
n’apporterait pas grand-chose ici. On remarquera tout d’abord que Benoît
n’emploie le mot ambrosien que pour les hymnes des grandes heures. Pour les
petites heures, il dit hymnus, ce que confirme le corpus que nous avons
étudié, cette forme lyrique étant sans doute à l’origine destinée aux temps
privilégiés de l’office. La structure qui se dégage est la suivante :
12, 4 [RSB12,4](matin
dimanche) : psalmodie, bénédiction, laudes, lecture de l’Apocalypse et
répons, ambrosien, verset, cantique de l’Évangile, litanie.
13,11 [RSB13,11](matin
semaine) : psalmodie, cantique de l’AT, laudes, lecture de l’Apôtre et
répons, ambrosien, verset, cantique de l’Évangile, litanie
17, 8 [RSB17,8](soir) :
psalmodie, lecture et répons, ambrosien, verset, cantique de l’Évangile,
litanie, Notre Père.
Dans tous les cas
l’ordonnancement est le même, signe d’une structure intime de l’office :
la psalmodie vétérotestamentaire ouvre l’assemblée (on notera que le cantique
des matines de semaine est de l’Ancien Testament) et aboutit pour l’office du
matin à une louange ; à cette partie vétérotestamentaire succède une
partie néotestamentaire et spécifiquement chrétienne qui contient essentiellement
la lecture, l’ambrosien, et un cantique du Nouveau Testament. La place centrale
de l’ambrosien entre la lecture et le cantique ne laisse pas d’intriguer, mais
elle est sans nul doute voulue. Elle me paraît compléter et achever la
structure ternaire de cette partie de l’office : lecture, répons,
ambrosien. En effet, le répons est un bref dialogue chanté qui porte
généralement d’assez près sur le texte même de la lecture, il est donc comme la
réponse immédiate de la communauté, l’ambrosien, fixe et plus général, tirant
alors la prière commune vers la contemplation d’un mystère plus vaste, qui est
ensuite célébré dans le cantique évangélique, précédé et suivi de l’appareil
requis, verset et litanie.
Il me semble donc que
l’ambrosien est conçu par Benoît, qui nulle part malheureusement ne dit
explicitement son sentiment sur le sujet, comme une prière spécifiquement
chrétienne qui permet au fidèle de pénétrer dans l’intelligence de la foi.
Un dernier élément
peut apparaître de l’ordonnancement en apparence aberrant de l’office
nocturne : [Ps.3]psaume 3
et gloria, [Ps.94]psaume 94
d’un trait, ambrosien. Le psaume 3 s’explique clairement car il fait
allusion au sommeil[22]
et s’oppose donc au psaume 94 qui invite à se rassembler pour la prière.
La mention « d’un trait » est intéressante car elle peut signifier
que l’antiphonie est proscrite dans cette partie de l’office. C’est donc à ce
moment seulement et avec un ambrosien sans doute du type de [Ambr.Hymn.1]1 que
paraît l’antiphonie, la communauté a été arrachée par Dieu au danger représenté
par le sommeil, elle se présente pour la prière, et se constitue dans la
communauté qui tout au long du jour chantera Dieu. C’est là, à mon sens, le
rôle pédagogique de l’ambrosien ici, et il se retrouve bien, si cette
explication est acceptable, comme le chant lyrique d’une communauté dont on
entreprend par la codification de la liturgie d’orienter la prière pour assurer
orthodoxie et progrès spirituel. On retrouve donc dans la réception même de ces
textes par la liturgie occidentale toute la richesse de la vision ambrosienne
du chant.
Conclusion
Pour conclure en
quelques mots, je rappellerai simplement les éléments que cette petite étude a
mis en avant :
1) Le chant lyrique
ambrosien peut bien emprunter à la lyrique classique une part de sa forme, il
se constitue comme une création originale et spécifiquement chrétienne :
le poème lyrique est conçu pour porter de manière exclusive le message chrétien
et pour une utilisation qui s’intègre dans l’organisation chrétienne de la
prière.
2) Parallèlement,
l’hymne est construit comme une forme poético-didactique, mais ici encore le
lien avec la tradition païenne est beaucoup moins fort que la représentation
chrétienne elle-même : l’originalité même de la religion chrétienne, sa
théologie de l’Incarnation, commande à la fois le contenu des vers, mais aussi
leur forme et leur disposition même dans l’acte liturgique pour lequel ils ont
été créés.
3) Enfin cette création
à ce moment précis en Occident s’apparente évidemment à l’effort sans précédent
d’organisation d’une liturgie s’adressant désormais à un peuple nombreux et
dont l’expérience spirituelle est variable. En même temps, on ne peut
s’empêcher de rapprocher cette construction lente et complexe de la liturgie de
la représentation de plus en plus prégnante de l’Église visible comme Cité de
Dieu sur terre, en parallèle ou en opposition avec la cité terrestre.
[1] Ambroise de Milan, Hymnes, texte établi,
traduit et annoté sous la direction de Jacques Fontaine, Paris, Cerf, 1992.
[2] Isid. De ecclesiasticis officiis ([Isid.Eccl.Off.1,6]1,
6) :
Hilarius autem Gallus
episcopus, Pictauis genitus, eloquentia conspicuus, hymnorum carminé floruit
primus. Post quern Ambrosius episcopus, uir magnae gloriae in Christo et in
ecclesia clarissimus doctor, copiosius in huiusmodi carminé claruisse
cognoscitur ; atque inde hymni ex eius nomine Ambrosiani uocantur, quia
eius tempore primum in ecclesia Mediolanensi celebrari coeperunt; cuius
celebritatis deuotio dehinc per totius occidentis ecclesias obseruatur.
Hilaire, évêque
gaulois, né à Poitiers, admirable par son éloquence, fut le premier à faire
fleurir le chant des hymnes. Après lui, Ambroise, évêque lui aussi, très
glorieux en Christ et dans l’Église,
docteur très illustre, se distingua bien davantage, on le sait, dans ce genre
poétique ; c’est pourquoi les hymnes sont appelés par son nom Ambrosiens,
car ils commencèrent d’abord à son époque à être chantés dans l’église
milanaise, mais ensuite ce fut dans toutes les églises d’Occident que l’on
veilla avec dévotion à les chanter souvent.
La même
généralisation se trouve attestée dès le VIe siècle dans la [RSB,9,4]Règle
de saint Benoît (9, 4) par exemple, voir ci-dessous.
[3] Sur tous ces éléments, je renvoie à ma
communication en séminaire (GDR Ars Scribendi, 2004).
[4] Par exemple [Call.Jov.4]Hymne à Zeus
(4) :
πῶς καί νιν,
Δικταῖον
ἀείσομεν ἠὲ
Λυκαῖον;
Comment le
chanterons-nous lui aussi : sous le nom de Dictéen ou sous celui de
Lycéen ?
Evidemment, le
« nous » dans ce texte peut recouvrir la seule personne du narrateur,
mais on peut, par comparaison avec la forme de l’hymne homérique cité dans la
note suivante, voir là plus qu’une simple variation stylistique, une forme même
de la prière.
[5] Par exemple Hymne à [h.Hom.Ap.1-2]Apoll. (1-2) :
Μνήσομαι
οὐδὲ λάθωμαι
᾿Απόλλωνος
ἑκάτοιο,
ὅν τε θεοὶ κατὰ
δῶμα Διὸς
τρομέουσιν
ἰόντα
Je ferai mémoire
d’Apollon qui lance au loin les traits et je ne le laisserai pas dans l’ombre,
lui qui fait trembler les dieux quand il parcourt le palais de Zeus ;
[6] Voir par exemple, pour les trois premiers livres, [Hor.C.1,3]Carm.
1, 3, [Hor.C.1,10]10,
[Hor.C.1,31]31,
[Hor.C. 1,32]32,
[Hor.C.1,35]35 ;
[Hor.C.2,12]2,
12, [Hor.C.2,14]14,
[Hor.C 2,21]21,
[Hor.C.2,37]37 ;
[Hor.C.3,1à6]3,
1 à 6, [Hor.C.3,13]
13, [Hor.C.3,16]16,
[Hor.C.3,18]18,
[Hor.C.3,22-26]22-26,
[Hor.C.3,29]29.
Il n’est pas dans mon propos ici de me prononcer sur la validité de cette
classification qui est celle proposée par l’éditeur de la CUF ;
pour ce qui m’intéresse ici, et malgré ses probables défauts, elle est très
commode.
[7] [Ps.19]Ps.
19, [Ps.20]20,
[Ps.32]32, [Ps.33]33, [Ps.35]35, [Ps.43]43, [Ps.45]45, [Ps.47]47, [Ps.59]59, [Ps.64]64, [Ps.66]66, [Ps.74]74, [Ps.77à79]77 à 79,
[Ps.89]89, [Ps.94]94, [Ps.105]105, [Ps.107]107, [Ps.113]113, [Ps.117]117, [Ps.122]122, [Ps.123]123, [Ps.125]125, [Ps.128]128, [Ps.131]131, [Ps.136]136.
[8] On me pardonnera de jouer avec la célèbre formule
inspirée d’Irénée (voir par exemple [Iren.adv.haer.3,18,7]Adv. Haer.
3, 18, 7 :
Oportuerat enim
Mediatorem Dei et hominum per suam ad utrosque domesticitatem in amicitiam et
concordiam utrosque reducere, et facere ut et Deus adsumeret hominem et homo se
dederet Deo.
il avait fallu en
effet que le Médiateur entre Dieu et les hommes par sa participation intime aux
deux natures ramenât les deux natures à l’amitié et à la concorde, et faire en
sorte que Dieu assumât l’homme et que l’homme se donnât à Dieu.
ou encore [Iren.adv.haer.4,33]4,
33 :
Et quemadmodum homo
transiet in Deum, si non Deus in hominem ?
Et comment l’homme
passera-t-il en Dieu si Dieu ne passe pas dans l’homme ?
[9] Disposition ambrosienne en [Ps.20]Ps. 20, [Ps.32]32, [Ps.35]35, [Ps.47]47 et [Ps.113]113 ;
apparentée à l’ambrosienne en [Ps.19]Ps.
19 (prière puis passage au « nous »), [Ps.64]64, [Ps.77]77, [Ps.78]78, [Ps.89]89, [Ps.105]105 ; initiale en
« nous » en Ps. 43 [Ps.43]; [Ps.45]45 ; [Ps.59]59 ; [Ps.66]66 ; [Ps.74]74 ; [Ps.79]79 ; [Ps.94]94, [Ps.123]123, [Ps.125]125 et [Ps.136]136.
[10] On remarquera d’ailleurs que les psaumes dont la
forme rappelle la disposition ambrosienne sont assez majoritairement des
psaumes de pénitence, ce qui n’est le cas d’aucun des textes ambrosiens.
[11] Sur la tradition très ancienne de cette
sanctification du passage de la nuit au jour, voir W. Fauth (« Der
Morgenhymnus Aeterne rerum conditor
des Ambrosius und Prudentius cath. 1 [Ad galli cantum]. Eine
synkritische Betrachtung mit dem Blick auf vergleichbare Passagen der
frühchristlichen Hymnodie », Jahrbuch für Antike und Christentum,
27-28, 1984-1985), p. 112 qui cite en particulier Clem. Alex. Protr. 9, 84
sur Eph. 5, 14 :
Τοιούτου
μάρτυρος
ἐλέγχοντος
τὴν τῶν
ἀνθρώπων ἄνοιαν
καὶ θεὸν
ἐπιβοωμένου,
τί δὴ ἕτερον
ὑπολείπεται
τοῖς ἀπίστοις
ἢ κρίσις καὶ
καταδίκη; Οὐ κάμνει
δὲ ὁ κύριος
παραινῶν,
ἐκφοβῶν,
προτρέπων, διεγείρων,
νουθετῶν·
ἀφυπνίζει γέ
τοι καὶ τοῦ σκότους
αὐτοῦ τοὺς πεπλανημένους
διανίστησιν·
«ἔγειρε,» φησίν,
«ὁ καθεύδων καὶ
ἀνάστα ἐκ τῶν
νεκρῶν, καὶ
ἐπιφαύσει σοι
ὁ Χριστὸς
κύριος,» ὁ τῆς
ἀναστάσεως
ἥλιος, ὁ «πρὸ ἑωσφόρου»
γεννώμενος, ὁ
ζωὴν
χαρισάμενος
ἀκτῖσιν ἰδίαις.
Quand un tel témoin
reproche à l’homme sa folie et invoque Dieu, que reste-t-il d’autre aux
incroyants que le jugement et la condamnation ? Le Seigneur n’a de cesse
d’exhorter, d’effrayer, d’orienter, de réveiller, d’admonester ; il nous
éveille donc et fait lever des ténèbres ceux qui y erraient ; il dit :
« éveille-toi, toi qui dors, et lève-toi d’entre les morts, et le Seigneur
Christ t’illuminera », lui le soleil de résurrection, lui qui a été
engendré « avant l’aurore », lui qui par ses propres rayons fait don
de la vie.
[12] On accordera donc sans difficulté l’ajout de la
traduction dans l’édition de Jacques Fontaine : « écoute-nous ».
[13] Ainsi, la substitution aux trois noms de tribus du
psaume du seul nom d’Ephraïm est en soi porteur de sens. En effet, le nom, qui
correspondait dans la tradition juive à une réalité extrêmement précise d’ordre
religieux, mais aussi géographique et politique et qui, par là, justifiait que
trois tribus précises soient nommées, n’a sans doute plus chez Ambroise qu’une
valeur de marqueur, pour faire reconnaître dans le vers ambrosien la trace
indubitable du psaume. Pour cela un seul nom, à consonnance ouvertement
biblique comme Cheroub ou Ephraïm peut suffire à produire l’effet. En ce sens,
également, on peut parler de leurre psalmique.
[14] De cette mélodie, on ne peut dire grand chose,
sinon qu’elle a pu passer sous une forme ou une autre, et peut-être très
altérée, dans les plus anciennes mélodies grégoriennes de ces textes. Voir à ce
sujet J. Fontaine (1992).
[15]Voir
C. P. E Springer, « Ambrose’s Veni redemptor gentium : the aesthetics
of antiphony », Jahrbuch
für Antike und Christensum, 14, 1991, p. 79 et
81 : it makes sense from an antiphonal point of view for both halves of
the congregation to express the same idea, et plus loin à propos de ce
texte précis : despite the powerful parallels between the two stanzas,
there are also some clear differences. The second group of singers does not
simply repeat what the first half of the congregation has just sung. The first
stanza uses language and imagery which is rooted in the Old testament […] in
the second stanza, by contrast, the request of divine manifestation is
addressed to the redeemer of all the nations, not just Israel.
[16] Comme l’écrit Jacques Fontaine : « la
forme fixe de huit strophes soumises aux lois d’un mètre bref inclinait
Ambroise à imiter la rigueur horatienne bien plus que la liberté indéfinie du
psalmiste » (p. 55). Le procédé même de l’antiphonie n’est pas sans
rapport avec le Carmen saeculare où
des réponses de ce type sont possibles. Cependant le jeu d’échos ici est, comme
le note encore J. Fontaine, typiquement inspiré de la poésie psalmique,
assagie certes et domptée par la métrique lyrique latine, mais présente comme
modèle et référence permanente.
[17] J’emprunte à dessein cette terminologie au nouveau
Bréviaire romain, qui distingue parfaitement dans l’esprit de cette tradition,
le cycle journalier des grandes et petites heures (laudes, tierce, sexte, none,
vêpres et complies) du cycle annuel des solennités, fêtes et mémoires. On verra
qu’un phénomène très semblable est à l’œuvre dans les pièces ambrosiennes. Sur
l’origine de cette pratique en milieu chrétien voir le dossier réuni par
W. Fauth(art.cité,Jahrbuch für Antike und Christentum, 27-28,
1984-19851) : pour un aperçu des prières du matin et du soir dans la
tradition antérieure à Ambroise (Ambroise de Milan, Hymnes, op. cit.,
1992, p. 98), où sont cités Cypr. [Cypr.Dom.orat.35]Dom orat. 35 :
Nam quia christus sol
uerus est et dies uerus, sole ac die saeculi recedente quando oramus et petimus
ut super nos lux denuo ueniat, christi precamur aduentum lucis aeternae gratiam
praebiturum.
Car, parce que le
Christ est le vrai soleil et le vrai jour, lorsque se retirent le soleil et le
jour de ce monde et que nous prions et demandons que sur nous brille à nouveau
la lumière, nous implorons le retour du Christ qui nous donnera la grâce de la
lumière sans fin.
Voir aussi [Const.Apost.8,35-38]Const.
Ap. 8, 35-38; [Hippol.Trad.Apost.25]Hipp. Trad.
apost. 25; [Hippol.Can.32,164-168]Can. 32, 164-168.
[18]Aux yeux de W. Fauth (art. cité, Jahrbuch für Antike und Christentum, 27-28, 1984-1985), c’est là que se trouve la
différence fondamentale entre l’hymnique d’Ambroise et celle de Prudence :
p. 100 pour Ambroise, « Direkter Bindung der relativ einfach
gehaltenen ambrosianischen Hymnen an die kanonischen Stundenoffizien bzw. ihren
unmittelbaren Anschluss an die Gottesdienstliche Feier und dem eher privaten,
nicht auf die Liturgie fixierten, daher von subjektiven Empfindungen
gesteuerten Gebetscharakter der kunstvollen Lieder Cathemerinon des Prudentius ».
[19] Voir [1Ch.23,30]1 Chron. 23,
30 ; [1Nb.10,10]Nb. 10,
10 et [2Ch.8,14]2 Chron. 8,
14 ; pour la psalmodie, voir par exemple [Ps.94]Ps. 94 qui est resté
ancré dans la tradition occidentale comme psaume du matin.
[20] Sur l’authenticité de cette pièce, voir
J. Fontaine, op. cit., 1992.
[21] A. G. Martimort, L’Église en prière.
Introduction à la liturgie, Paris, Desclée, 1961, p. 822.
[22] Ego dormiui et soporatus sum ([Ps.3,6]3, 6),
tandis que la fin est un appel au réveil de Dieu.