Stace et les lyriques
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Dans le Satiricon,
les seuls poètes à trouver grâce aux yeux d’Eumolpe sont Homère, les lyriques,
Virgile et Horace : Ceteri enim aut non uiderunt uiam qua iretur ad
carmen, aut uisam timuerunt calcare ([Petr.S.118,5]118, 5). Si les trois noms
propres sont ceux qu’on pouvait attendre, la présence des lyriques grecs ne
paraît pas s’imposer au même titre. Ils sont certes tenus en haute estime.
Lorsque Martial feint d’avoir dû descendre tous les degrés de la littérature avant
de se résigner à l’épigramme, il apparaît que le genre lyrique est le plus
élevé après l’épopée et la tragédie (ou à côté d’elles)[1]. Quintilien en préconise la lecture aussi bien pour
l’enfant que pour l’orateur ([Quint.Inst.1,8,6]1, 8,
6 ; [Quint.Inst.10,1,64]10, 1, 61-64), et il cite deux fois
Pindare ([Quint.Inst.8,6,71]8, 6, 71 ; [Quint.Inst.10,1,109]10, 1,
109). Pourtant, en-dehors de ce professionnel de la littérature[2], ils sont en général mentionnés collectivement et
on a quelque peine à croire qu’ils aient été sérieusement étudiés et connus à
Rome, au premier siècle de notre ère. On en vient à se demander si Calvisius
Sabinus, avec ses neuf esclaves connaissant par cœur les neuf lyriques, afin de
lui permettre de briller en société malgré sa mémoire défaillante, n’est pas
plus représentatif de son temps que ne le dit Sénèque ([Sen.Ép.27,5-8]Ép., 27,
vers 5-8)[3]. Stace fait sur ce point exception. On cherchera
ici à distinguer comment il se réfère aux lyriques et quel profit il a entendu
tirer des modèles qu’ils lui offraient dans la Thébaïde.
1. Le témoignage des Silves
Les Silves [Stat.Silv.]permettent
de poser trois questions qui fourniront une première approche : comment
Stace parle-t-il des lyriques grecs ? quel est son rapport avec celui qui
se veut l’introducteur du lyrisme à Rome, Horace, auquel il doit beaucoup
– mais qu’il ne nomme pas ? comment enfin présente-t-il le genre
lyrique dans les pièces où il le pratique lui-même, [Stat.Silv.4, 5]Silves 4, 5, en
strophes alcaïques, et [Stat.Silv.4,7]4,
7, en strophes saphiques ?
L’Epicedion in
patrem suum que Stace consacre à son père (nous l’appelons par commodité
Papinius), [Stat.Silv.5,3]Silves
5, 3, comporte des informations assez précises sur la vie et les activités de
ce grammaticus, professeur grec de poésie grecque à Naples, puis de
poésie latine à Rome. La pièce fournit une liste de douze poètes expliqués dans
son école napolitaine ([Stat.Silv.5,3,146-158]vers 146-158).
En tête, bien entendu, Homère, puis Hésiode – celui-ci associé à un poète
sicilien en qui on s’accorde à reconnaître Épicharme. Suivent cinq lyriques,
précédant Callimaque, puis trois poètes caractérisés par leur obscurité,
Lycophron, Solon et Corinne. On note, comme dans la liste d’Eumolpe, l’absence
des tragiques et des comiques. Quant à la place accordée aux lyriques, elle
mérite d’autant plus l’attention qu’elle comporte des noms rarement mentionnés
par les Latins. Le professeur enseigne :
[…] qua lege recurrat
Pindaricae uox flexa lyrae uolucrumque precator
Ibycus et tetricis Alcman cantatus Amyclis
Stesichorusque ferox saltusque ingressa uiriles
non formidata temeraria Chalcide Sappho, 155
quosque alios dignata chelys. ([Stat.Silv.5,3,151-156]Stace,
Silves 5, 3,
vers 151-156)
[...] la loi qui
régit le retour des souples rythmes de la lyre de Pindare, d’Ibycus qui en
appela aux oiseaux, d’Alcman chanté par la sévère Amyclées, du fier
Stésichore, de l’audacieuse Sappho qui s’engagea dans les défilés réservés aux
hommes, sans craindre Chalcis (? ), et de tous les autres que la lyre a
jugés dignes d’elle. ([Stat.Silv.5,3,151-156]Stace,
Silves 5, 3,
vers 151-156)
Papinius ne s’est pas
contenté d’enseigner. Selon son fils, il a, comme Apulée, « pratiqué tous
les arts », vers et prose ([Stat.Silv.5,3,100-103]vers 100-103).
Parmi les « confrères » qui pleurent sa mort, les lyriques (et
quibus Arcadia carmen testudine mensis / † Cydalibem † nomenque
fuit, ([Stat.Silv.5,3,
93-94]vers 93-94) figurent après les épiques, mais avant les
poètes philosophes et les tragiques.
On s’est longtemps
montré sceptique à propos de ces énumérations, ne voyant là qu’un effort un peu
pédant du poète pour donner une haute idée de la science paternelle[4]. On pourrait renchérir : en affirmant que
Papinius savait distinguer les rythmes de Pindare, il reprend et corrige une
expression d’Horace déclarant que Pindare « s’emporte en des rythmes
affranchis de lois », numerisque fertur / lege solutis ([Hor.C.4,2,11-12]C. 4,
2, vers 11-12). Cicéron affirmait déjà :
a modis quibusdam
cantu remoto soluta esse uidetur oratio maximeque id in optimo quoque eorum
poetarum quiλυρικοί a Graecis nominantur, quos cum cantu spoliaueris,
nuda paene remanet oratio. ([Cic.Or.183]Or.183 ; trad. Yon)
Il y a certains mètres
qui, séparés de leur accompagnement musical, donnent l’impression de la prose,
en particulier chez les meilleurs des poètes que les Grecs appellent
lyriques : ôtez leur la musique, il ne reste presque que de la prose nue.
([Cic.Or.183]Or.183 ; trad. Yon)
Jacques Perret
confirme que « des commentateurs à peu près contemporains d’Horace, et le
fameux Didyme lui-même, proposent au texte des corrections qu’exclut
indubitablement la métrique »[5]. L’éloge n’est donc pas mince. Doit-on pour autant
refuser de prendre au sérieux l’étude des lyriques qu’évoque le texte de l’Epicedion ?
On a tout à fait
méconnu, jusqu’au livre d’A. Hardie, le fait que Papinius est grec et que
Stace lui-même est « a neapolitan poet at Rome »[6]. On a de même refusé de croire que le père avait
triomphé dans les plus grands Jeux poétiques de la Grèce, comme l’affirme son
fils ([Stat.Silv.5,3,141-145]vers 141-145)
– jusqu’au jour où K. Clinton a relevé qu’une base de statue, à
Éleusis, portait un nom qui, malgré la mutilation, avait toutes chances d’être
le sien[7]. C’est à ses leçons que le grand artiste qu’est
Stace (qui a, comme lui, triomphé aux Augustalia, les Jeux grecs de
Naples) doit sa culture et sa τέχνη ([Stat.Silv.5,3,209-238]vers 209-238 ;
en particulier[Stat.Silv.5,3,233-237]
vers 233-237). Rien n’autorise donc à mettre en doute le témoignage de l’Epicedion.
Seul le rôle central et massif des lyriques dans la liste paraît remarquable.
Pindare, quant à lui,
reparaît ailleurs : écrire, comme Manilius Vopiscus, des vers lyriques,
c’est Pindaricis [...] contendere plectris ([Stat.Silv.1,3,101]1, 3, vers 101).
Dans Silves 4, 7, vers 5-8,[Stat.Silv.4,7,5-8]Stace évoque ainsi sa
Thébaïde[Stat.Th.] :
Tuque, regnator
lyricae cohortis,
da noui paulum mihi iura plectri,
si tuas cantu Latio sacraui,
Pindare, Thebas. ([Stat.Silv.4,7,5-8]Silves 4, 7, vers 5-8)
Et toi, souverain de
la cohorte lyrique, accorde-moi le droit d’user un moment d’un plectre neuf, si
j’ai su, par un chant latin, immortaliser, Pindare, ta Thèbes. ([Stat.Silv.4,7,5-8]Silves 4, 7, vers 5-8)
Trait plaisant et sans
conséquence, portant simplement sur l’ingénieuse mise en relation du sujet de
l’épopée et de la patrie de Pindare ? On pourrait le penser, dans une
pièce où, on le verra, l’humour n’est pas absent, si, dans un contexte des plus
sérieux, au cours du proœmium de l’Achilléide, Stace ne reprenait
la même idée, en visant plus haut encore : meque inter prisca parentum
/ nomina cumque suo numerant Amphione Thebae ([Stat.Ach.1,12-13]1, vers 12-13).
Trois poètes divins (ne négligeons pas la force de sacraui[8]) font donc la gloire de Thèbes, Amphion, Pindare et
Stace[9]. Lyrisme et épopée sont placés au même niveau. Bref
on ne saurait douter du prestige que possède à ses yeux, du fait même de son
éducation, le genre lyrique.
Pourtant, quels
qu’aient été ses premiers essais, c’est cantu Latio qu’il a célébré
Thèbes. L’ambition que son père lui a léguée, après leur installation à Rome
dans la période la plus brillante de l’ère néronienne[10], est de se faire un nom illustre dans la littérature
latine : c’est avec Virgile qu’il déclare explicitement vouloir rivaliser
([Stat.Th.12,816-817]Th. 12,
vers 816-817 ; [Stat.Silv.4,7,25-28]Silves 4, 7,
vers 25-28 ; cf. [Stat.Th.10,447-448]Th. 10, vers 447-448 ; [Stat.Silv.5,3,63]Silves 5, 3,
vers 63). Pourquoi cette prédominance ici de la Grèce ? Parmi les
lyriques latins, Horace est, dit Quintilien, fere solus legi dignus ([Quint.Inst.10,1,96]10,
1, vers 96). On s’est étonné du silence de Stace à son sujet :
« cuius [= Horace] tam frequentem se praestat imitatorem
Statius, ut mirum videatur, quod nusquam auctoris tanti faciat mentionem »[11]. Peut-être son isolement parmi les poètes latins
explique-t-il pourquoi Stace ne peut le faire entrer dans ces listes qui
figurent habituellement dans ses pièces.
Il est pourtant
présent d’une autre manière dans la liste des lyriques grecs. Les vers que nous
avons cités font en effet écho à une liste horatienne comparable, éloge de la
poésie lyrique ([Hor.C.4,9,5-12]C. 4,
9, vers 5-12) : après avoir reconnu la prééminence d’Homère (priores
Maeonius tenet / sedes Homerus), le poète affirme par une litote (non
[...] latent) la grandeur de la poésie lyrique, représentée par Pindare,
Simonide, Alcée, Stésichore, Anacréon et Sappho. Si Stace paraît corriger
Horace à propos des rythmes de Pindare, il s’appuie aussi sur lui pour
magnifier les lyriques grecs : double témoignage de l’importance qu’il
accorde à l’auctor latin. Si, comme on l’a supposé, beaucoup de lecteurs
romains sont peu familiers avec ces poètes, ils le sont en revanche avec
Horace. Le souvenir de ses vers valorise l’éloge de Papinius. Mais en
s’inspirant de lui, Stace peut aussi, sans qu’il soit besoin de le nommer, lui
rendre hommage en exauçant le vœu qui clôt le premier poème du recueil des Odes :
Quod si me lyricis
uatibus inseres, sublimi feriam sidera uertice.[12] ([Hor.C.1,1,35-36]C. 1, 1 ; vers 35-36)
Mais si tu m’accordes
une place parmi les lyriques inspirés, tout là-haut j’atteindrai, de ma tête,
les astres. ([Hor.C.1,1,35-36]C. 1, 1, vers 35-36 ;
trad. Villeneuve modif.)
Le poète de Venouse
apparaît ici comme le digne intercesseur entre les anciens lyriques et Stace.
Les travaux sur l’intertextualité horatienne chez Stace datent d’une époque
fort ancienne et relèvent d’une Quellenforschung peu critique[13], mais la moisson recueillie est abondante et
sûre : Horace est un des poètes dont la présence est la plus forte chez
Stace, “auffalend stärker” que chez les épiques contemporains[14]. L’« imitation » est cependant
sélective : sermones [Hor.Sat.]et
carmina [Hor.C.]apparaissent
également dans les [Stat.Silv.]Silves,
seuls les seconds ont leur place dans les épopées. Place éminente : il
suffit de considérer, dans l’Achilléide, le premier vers du récit :
Soluerat Oebalio
classem de litore pastor Dardanus incautas blande populatus Amyclas. ([Stat.Ach.1,20-21]Ach. 1, vers 20-21)
Le berger dardanien
avait, avec sa flotte, levé l’ancre du rivage Ébalien, après le doux pillage de
l’imprudente Amyclées. ([Stat.Ach.1,20-21]Ach. 1, vers 20-21)
Le souvenir d’Horace est bien reconnaissable :
Pastor cum traheret per freta nauibus
Idaeis Helenen perfidus
hospitam. ([Hor.C.1,15, 1-2]Od. 1, 15,
vers 1-2)
Lorsque le berger
entraînait par les mers, sur ses
vaisseaux idéens, Hélène, son hôtesse, le perfide... ([Hor.C.1,15,1-2]Od. 1, 15, vers 1-2)
Mais on s’en tiendra
ici à l’autre épopée de Stace.
Il s’inspire en tout
cas avant tout d’Horace dans ses deux essais lyriques[15]. On ne s’attardera pas sur [Stat.Silv.4,5]Silves 4, 5, pièce
adressée à Septimius Sévérus. La seule référence au mètre figure dans la
première strophe : le poète salue le dédicataire non solitis fidibus.
Sévérus, quant à lui, pratique surtout la prose, mais il est exhorté à ne pas
oublier son barbitos, en souvenir de Stace ([Stat.Silv.4, 5,57-60]vers 57-60).
On peut penser qu’il y a là une inversion des rôles et que c’est en l’honneur
de ce poète amateur que Stace s’essaie au lyrisme. La pièce en strophes
saphiques, [Stat.Silv.4,
7]4, 7, est bien plus riche du point de vue qui nous intéresse.
On a déjà cité la seconde
strophe où le poète revendique « le droit d’user d’un nouveau
plectre » et invoque à ce titre Pindare. La première et la troisième
utilisent un vocabulaire critique connu :
Iam diu lato sociata campo
fortis heroos, Erato, labores
differ atque ingens opus in minores
contrahe gyros [...] ([Stat.Silv.4,7,1-4]Stace, Silves 4, 7, vers 1-4)
Toi qui depuis
longtemps déjà m’es associée sur un vaste champ, valeureuse Érato, diffère les
labeurs héroïques et, d’une œuvre immense, ramène tes pas à des cercles plus
étroits. ([Stat.Silv.4,7,1-4]Stace,
Silves 4, 7, 1-4)
Maximo carmen tenuare tempto ;
nunc ab intonsa capienda myrto
serta, nunc maior sitis et
bibendus
castior amnis. ([Stat.Silv.4,7,9-12]Stace,
Silves 4, 7,
vers 9-12)
Pour Maximus, je
m’efforce d’amenuiser mon chant ; il me faut maintenant emprunter mes
guirlandes à un myrte non taillé, maintenant ma soif est plus grande et il me
faut boire à un flot plus pur. ([Stat.Silv.4,7,9-12]Stace,
Silves 4, 7,
vers 9-12)
L’invocation à Érato
annonce subtilement l’opposition sur laquelle va se fonder le poème :
Érato est la Muse qu’invoque Virgile avant d’annoncer les horrida bella
qui emplissent la seconde moitié de l’Énéide ([Verg.Aen.7, 37]7, 37) et elle a acquis
par là un titre pour être associée aux exploits héroïques[16] ; il est pourtant clair qu’il ne s’agit pas de
sa fonction principale et qu’elle est plus à sa place dans un poème qui célèbre
la naissance d’un fils à Maximus[17]. De même le vocabulaire de la grandeur qui emplit
les deux premiers vers reçoit un brusque coup d’arrêt avec l’impératif differ.
Du champ de bataille, on passe au manège[18]. Ingens opus évoque maius opus moueo
([Verg.Aen.7,45]Aen.
7, 45), mais la conversion s’effectue dans le sens inverse, celui de
l’amoindrissement, ce que souligne, du point de vue rythmique, la brièveté de
l’« adonique ».
« Petit »
s’applique ici au lyrisme éolien : des vers plus brefs, un souffle moins
ample. Une moindre ambition ? C’est ce que vient aussitôt démentir, dans
la seconde strophe, l’appel éclatant à Pindare ! Lyrisme et épopée, on l’a
dit, se voient placés à niveau égal. Cette strophe est encore rehaussée par
l’écho d’Horace : hunc fidibus nouis / hunc Lesbio sacrare
plectro / te tuasque decet sorores ([Hor.C.1,26,10-12]C. 1, 26,
vers 10-12). On passe d’Alcée à Pindare, cependant qu’est exploité le
prestige de l’épithète nouus, bien qu’elle n’implique ici qu’une
innovation personnelle. Bref, il apparaît déjà que ce qui est
« petit » ne manque pas vraiment de grandeur.
L’idée d’amenuisement
est reprise, dans la troisième strophe, avec tenuare – équivalent,
du point de vue matériel, de contrahere du vers 3, mais qui résonne
de façon très différente. De manière comparable, Horace parlait déjà avec
ironie de magna modis tenuare paruis[Hor.C.3,3,72][19]. Mais la référence directe, compte tenu du contexte
de la strophe, est Properce, dans une question adressée à Callimaque et
Philétas : dicite, quo pariter carmen tenuastis in antro ? ([Prop.3,1,5]3, 1,
vers 5) – allusion à la Muse λεπταλέη de la Réponse aux Telchines ([Call.Telch.24]vers 24),
où le chemin plus étroit apparaît, lui aussi, au vers 28[Call.Telch.28].
Chez Stace, le verbe est mis en valeur à la fois par le rapprochement paradoxal
avec Maximo et par l’oxymore tenuare tempto, souligné par
l’allitération. Le souvenir de l’Hymne à Apollon apparaît d’autre part
avec castior : la goutte sourd πίδακος
ἐξ ἱερῆς ὀλίγη
λιβὰς ἄκρον
ἄωτον[Call.Ap.112] (vers 112) ; l’épithète latine associe
les idées de sacré (ἱερῆς) et de pureté (ἄωτον), cependant que le comparatif transpose ἄκρον. Dans la tradition callimachéenne, le
« petit » est valorisé par sa pureté supérieure. Agencer les mots
dans la strophe relève d’un art plus difficile, plus rigoureux et plus raffiné.
Stace impose aux vers des exigences nouvelles[20]. Raffinement ou artifice ? c’est là un type de
virtuosité auquel ne répugnaient pas les poètes alexandrins[21].
Conversion à la
tradition de Callimaque donc ? Quand Walter Wimmel, après avoir étudié
l’influence de Callimaque sur les poètes augustéens, accorde in fine quelque
attention à cette pièce, il parle de Bedeutungslosigkeit : il ne
voit pas (ce n’était pas là son propos) comment Stace joue avec des thèmes et
un vocabulaire qui, à son époque, ont trop servi et il s’est laissé prendre à
la vieille idée de « décadence »[22]. Castior amnis n’est pas, comme il le dit,
dépourvu de sens. Amnis suppose plus de puissance que l’ὀλίγη
λιβὰς de Callimaque et que le castus fons de Properce ([Prop.3,1,3]3, 1,
vers 3) ; mais c’est le terme qu’emploie Horace pour Pindare ([Hor.C.4,2,5-8]C. 4,
2, vers 5-8), de même qu’il déclare ailleurs que celui qui voudra composer
le legitimum poema devra se montrer uehemens et liquidus puroque
simillimus amni ([Hor.Ép.2,2,120]Épodes
2, 2, vers 120). On a employé par commodité « petit », mais il
s’agit toujours d’une petitesse relative, avec minores, contrahe,
tenuare. J’ai montré ailleurs comment Stace conserve la condamnation
callimachéenne, du « fleuve impur »[23]. Il reprend et met en valeur avec ironie une
trouvaille particulièrement malheureuse de Silius Italicus : le mineur
revient à l’air libre concolor auro (16 = [Sil.1,231]Sil. 1,
231). Il oppose d’autre part les deux historiens que semble avoir entrepris de
résumer Maximus : orsa Sallusti breuis et Timaui / reddis
alumnum ([Stat.Silv.4,7,55-56]vers 55-56).
Tite-Live, parfois accusé de verbosité, μακρολογία, est ce
« rejeton du Timave », fleuve aux eaux saumâtres[24]. L’auteur de la Thébaïde [Stat.Th.]est bien
disposé à condamner le long ouvrage qui charrie les impuretés, mais non pas
tout ouvrage long !
La présence des thèmes
callimachéens dans cette pièce permet de préciser le rôle des lyriques dans la
culture de Stace. Le Battiade apparaît lui aussi en bonne place dans la liste
des poètes expliqués par Papinius et le grammaticus s’inscrit dans la
tradition érudite des poetae docti alexandrins. Il est l’héritier de
leurs recherches sur les lyriques, de leur volonté de s’inspirer d’eux[25]. Il est comme eux un adepte de « la pratique
constante de la référence aux autres auteurs, qui suppose une lecture attentive
de leurs œuvres en même temps qu’une recherche de l’adaptation de l’œuvre déjà
écrite à l’œuvre en train de se faire »[26]. Installé à Rome, étudiant les poètes romains
devant des élèves romains, il ne pouvait que s’intéresser particulièrement à
Horace, faisant ici encore profiter son fils de sa science et de son
expérience.
La pièce adressée à
Maximus ne paraît pas, non plus que [Stat.Silv.4,5]Silves 4, 5,
comporter d’écho des lyriques grecs. On peut comparer l’attitude de Stace
envers Homère : dans les [Stat.Silv.]Silves,
pièces écrites plus rapidement, les épisodes virgiliens, les formules inspirées
de l’[Verg.Aen.]Énéide,
viennent plus facilement sous sa plume et s’interposent le plus souvent entre
le poète grec et lui[27]. S’essayant au lyrisme, il trouve plus
naturellement un modèle chez le lyrique latin. Quant à sa façon de jouer avec
les thèmes de la grandeur et de la petitesse, elle relève d’un humour plus
alexandrin qu’horatien, qui permet d’éviter le pédantisme d’une culture
écrasante et de références incessantes : « l’art du poète est de
transformer ce poids en un voile léger qui ne fatigue pas la lecture »[28].
2. Le proœmium de la Thébaïde
(1, 1-45)
Le proœmium de
la Thébaïde est d’une complexité inégalée. On ne saurait le réduire à
aucun modèle antérieur. On découvre ponctuellement un certain nombre d’échos
d’autres morceaux épiques ou didactiques comparables[29], mais leur fusion, leur entrelacement, les
résonances nouvelles qu’ils acquièrent sont d’une totale originalité. Les
remarques de Paul Friedländer sur l’influence du lyrisme, dans le cours d’un
article ancien, gardent tout leur intérêt. Pourtant, au nom d’un classicisme
éternel aujourd’hui assez défraîchi, il voit là un trait négatif :
« Les Grecs domptent (bändigen) d’abord le barbare en eux, tout
comme autour d’eux ; les Romains, avec l’aide des Grecs, font de même et,
avec l’aide des uns et des autres, l’Europe[30] ». Les lyriques sont définis comme
préclassiques[31], Stace fournit un exemple du postclassique. On se
doit de mentionner également un très bon article de W. Schetter démontrant
fermement, en réponse à Bernhard Kytzler, l’unité du proœmium[32].
On citera entièrement
les quarante-cinq vers de ce morceau[33], en distinguant dès maintenant trois
« strophes », longues respectivement de quatorze, dix-sept et
quatorze vers : évocation par prétérition du passé de Thèbes ; excusatio
(autre type de prétérition) et éloge du prince ; annonce du
poème :
Fraternas acies
alternaque regna profanis
decertata odiis sontesque euoluere Thebas,
Pierius menti calor incidit. Vnde iubetis
ire, deae ? Gentisne canam primordia dirae,
Sidonios raptus et inexorabile pactum 5
legis Agenoreae scrutantemque aequora Cadmum ?
Longa retro series, trepidum si Martis operti
agricolam infandis condentem proelia sulcis
expediam penitusque sequar, quo carmine muris
iusserit Amphion Tyrios accedere montes, 10
unde graues irae cognata in moenia Baccho,
quod saeuae Iunonis opus, cui sumpserit arcus
infelix Athamas, cur non expauerit ingens
Ionium socio casura Palaemone mater.
Atque adeo iam nunc
gemitus et prospera Cadmi 15
praeteriisse sinam : limes mihi carminis esto
Oedipodae confusa domus, quando Itala nondum signa nec Arctoos ausim spirare triumphos
bisque iugo Rhenum, bis adactum legibus Histrum
et coniurato deiectos
uertice Dacos 20
aut defensa prius uix pubescentibus annis
bella Iouis teque, o Latiae decus addite famae,
quem noua maturi subeuntem exorsa parentis
aeternum sibi Roma cupit. Licet artior omnis
limes agat stellas et te plaga lucida caeli, 25
Pleiadum Boreaeque et hiulci fulminis expers,
sollicitet, licet ignipedum frenator equorum
ipse tuis alte radiantem crinibus arcum
imprimat aut magni cedat tibi Iuppiter aequa
parte poli, maneas hominum contentus habenis, 30
undarum terraeque potens, et sidera dones.
Tempus erit, cum Pierio tua fortior oestro
facta canam : nunc tendo
chelyn satis arma referre
Aonia et geminis sceptrum exitiale tyrannis
nec furiis post fata modum flammasque rebelles 35
seditione rogi tumulisque carentia regum
funera et egestas alternis mortibus urbes, caerula cum rubuit Lernaeo sanguine Dirce
et Thetis arentes assuetum stringere ripas
horruit ingenti uenientem Ismenon aceruo. 40
Quem prius heroum, Clio, dabis ? Immodicum irae
Tydea ? Laurigeri
subitos an uatis hiatus ?
Vrguet et hostilem propellens caedibus amnem
turbidus Hippomedon, plorandaque bella proterui
Arcados atque alio Capaneus horrore canendus. 45
(1, vers 1-45)
Des guerres entre
frères, le conflit de haines impies pour une royauté qu’ils devaient exercer
tour à tour, les crimes de Thèbes, voici pour quels récits les Piérides
embrasent mon cœur. Par où m’ordonnez-vous de commencer, déesses ? Chanterai-je
les prémisses d’une race maudite, le rapt de Sidon, les termes implacables de
la loi d’Agénor et, sur les mers, la quête de Cadmus ? Ce serait remonter bien
loin que de dépeindre le laboureur épouvanté par Mars encore caché, semant les
combats en de monstrueux sillons, que d’exposer en détail par quels chants
Amphion contraignit les montagnes tyriennes à former des remparts ; d’où vint à
Bacchus sa terrible colère contre les murailles de sa patrie ; quelle fut
l’œuvre de la cruelle Junon ; contre qui leva son arc le misérable Athamas ;
pourquoi la mère de Palémon ne redouta pas l’immensité Ionienne, serrant son
enfant au moment de les y précipiter.
Non, mieux vaut
laisser là les plaintes et les joies de Cadmus : que mon poème s’en tienne
aux désordres de la maison d’œdipe
– puisque mon souffle n’est pas encore assez audacieux pour [célébrer] les
enseignes italiennes ni les triomphes sur le Nord, le Rhin soumis deux fois au
joug et l’Hister deux fois à nos lois, les Daces précipités de leurs sommets
rebelles ou cette guerre, menée plus tôt, à peine au seuil de l’adolescence,
pour défendre Jupiter – et toi, nouveau fleuron de la gloire latine, toi
qui poursuis les exploits inouïs de ton vénérable père et que Rome souhaite conserver
à jamais. Bien que toutes les étoiles serrent leurs rangs et que la zone
lumineuse du ciel, qu’épargnent les Pléiades, Borée et la foudre fendant la
nue, t’appelle, bien que le conducteur des coursiers aux pieds de flamme place
de sa main sur ta chevelure le nimbe d’où jaillissent haut les rayons ou que
Jupiter te cède une part égale à la sienne du ciel immense, puisses-tu demeurer
parmi nous, satisfait de tenir les rênes de l’humanité, maître des ondes et de
la terre, et faire don des astres.
Viendra le temps où,
plus hardi sous l’aiguillon des Muses, ce sont tes exploits que je chanterai :
aujourd’hui, je me contente de tendre ma lyre pour dire les armes Aoniennes et
le sceptre fatal aux deux tyrans, leur rage que n’apaisa pas la mort, les
flammes reprenant la lutte sur un bûcher en révolte, les corps des rois privés
de sépulture, les cités vidées par les meurtres mutuels, lorsque l’onde bleue
de Dircé rougit du sang argien et que Thétis vit l’Ismène, accoutumé à raser
des rives arides, rouler vers elle (horreur !) un énorme monceau [de
cadavres]. Lequel des héros, Clio, me présenteras-tu d’abord ? Tydée, sans
mesure dans sa rage ? le gouffre s’ouvrant soudain pour le devin ceint de
lauriers ? Mais voici que me presse aussi l’impétueux Hippomédon, repoussant
avec des corps l’assaut du fleuve, qu’il me faut pleurer les combats téméraires
de l’Arcadien et trouver pour Capanée des accents nouveaux dans l’horreur. (1,
vers 1-45)
Le mouvement général
peut être schématisé ainsi :
– éventualité de prendre l’histoire ab ouo, depuis Cadmus ;
– elle est rejetée, éventualité de chanter Domitien ;
– elle est repoussée, matière qui sera réellement traitée : arma
Aonia.
Les ponctuations les
plus fortes, coïncidant avec des fins de vers, permettent la segmentation. Des
clausules éclatantes imposent à l’imagination ce qui ne sera pas traité dans le
poème : celle, très picturale, d’Ino en déséquilibre au bord de l’abîme
(il y a un frémissement de vie dans le vertige suggéré par le participe futur casura) ;
celle, cosmique, de l’ambigu et sidera dones – à la fois
« fournis au ciel des étoiles par les apothéoses » et
« laisse-les généreusement à Jupiter ». Les transitions ont été
finement analysées par W. Schetter. Au vers [Stat.Th.1,15]15, l’hémistiche atque
adeo iam nunc, qui ne comprend pas un seul mot de sens plein, fournit une
pause (propice aux applaudissements ?) où nunc prépare de loin le
nouveau thème. Schetter souligne l’ambivalence de limes [...] domus,
qui peut se rattacher à la fois à ce qui précède et à ce qui suit ;
« dans le premier cas, il s’agit de définir une limite à l’intérieur du
cycle thébain ; dans le second de distinguer l’épopée mythologique de
l’épopée nationale contemporaine : dans les deux cas, carmen
désigne le poème que Stace entreprend d’écrire[34] ». Même ambiguïté après [Stat.Th.1,32]le vers 32. À la
fois, de nouveau, résumé (tua facta) et rejet (non dans le passé, comme
avec praeteriisse du vers [Stat.Th.1,16]16, mais dans
l’avenir) ; le rejet prend cette fois la forme d’une affirmation
(« je les chanterai réellement »), cependant que des oppositions
terme à terme introduisent le nouveau développement : tempus erit /
nunc ; fortior / satis ; tua facta canam
/ arma referre Aonia. Les deux transitions estompent en quelque sorte
les formules de la recusatio et permettent à la louange du prince
d’éclater pleinement, pour elle-même, dans la « strophe » centrale.
L’ensemble du morceau progresse souplement, sans rupture sensible dans le
développement.
Alfred Croiset parle,
à propos de Pindare, d’« enjambements de pensée », qui visent à
« lier plus étroitement ensemble les parties mélodiques successives entre
lesquelles la pensée du poète se distribue »[35]. Je n’aurai pas l’audace d’affirmer que les choses
se passent ici « comme chez Pindare », mais le projet et la méthode
de composition évoquent bien plus facilement le lyrique que les prédécesseurs
épiques de Stace. La disparité de la matière ne nuit pas à l’écoulement
régulier de cet ample morceau. La digression se développe comme le mythe au
cœur d’une ode pindarique : c’est ici le passé qui encadre le présent et
non l’inverse. Si l’on doute que, pour la symétrie de la composition, Stace se
soit souvenu de la triade pindarique, je rappellerai une remarque piquante de
J. Perret : le style de Tacite ressemble en somme assez peu à celui
de Thucydide ou de Démosthène, mais il ressemble beaucoup à l’image de ces
écrivains que fournissent les traités théoriques[36].
Du point de vue de
l’énonciation, le proœmium est régi tout au long par un « je »
qui n’est pas celui, discret et un peu hautain, du narrateur épique : il
affronte deux secondes personnes différentes, les Muses et le prince, avant de
se faire bousculer par les héros mêmes de l’épopée.
Les trois premiers
hémistiches constituent une variation bien reconnaissable sur les vers[Luc.1,4-5] 4
et 5 de la Pharsale : cognatasque acies et rupto foedere regno /
certatum[37]. Mais le verbe principal, rejeté de façon
inhabituelle en fin de phrase, n’est pas canere. Première audace, une
périphrase en fait fonction : Pierius menti calor incidit. Avec Pierius,
Stace réintroduit dans l’épopée les déesses auxquelles ses prédécesseurs
immédiats évitaient de se référer : le fert animus d’Ovide a été
repris par Lucain [Luc.1,67](1,
vers 67)[38]. Calor d’autre part, courant dans le langage
de la rhétorique, chez Cicéron et Quintilien, à propos de l’orateur, s’applique
chez les poètes à l’amour, non, comme ici, à l’enthousiasme de l’inspiration[39]. Cet enthousiasme que revendique Stace reparaîtra,
de façon plus explicite encore, comme Pierius oestrus [Stat.Th.1,32](vers 32),
puis comme horror[Stat.Th.1
45] (vers 45)[40]. P. Friedländer commente : « Chez
les classiques, la μανία se manifeste
seulement en ceci qu’une œuvre d’art est là, comme son produit ; chez les
postclassiques, elle s’exprime comme μανία[41] ». Il éprouve en fait quelque peine à trouver
des exemples chez les « postclassiques » autres que Stace. Mais il
rapproche avec raison une autre adresse aux Muses, chez le
« préclassique » Pindare : ἔρα[ται] δέ μο[ι]γλῶσσα, « la bouche me brûle de », suivi de
l’infinitif ([Pi.Pae.6,58]Péan
6, vers 58). W. Schetter, lui, cite Horace : quo me, Bacche,
rapis plenum tui ([Hor.C
3,25]C. 3, vers 25).
Ces Muses,
chaleureuses et tyranniques inspiratrices, ne se contentent pas de leur
discrète présence habituelle. Avec la question unde iubetis ire, deae ([Stat.Th.1,3-4]vers 3-4),
un dialogue s’engage avec elles[42]. Toute la suite nous présente les fluctuations
d’une âme aux prises avec une inspiration encore hésitante. Soumis à leur
empire, le poète s’interroge, s’inquiète (longa retro series, [Stat.Th.1,7]
vers 7), tout en se laissant emporter par son imagination, tentée par tant
de séduisantes légendes[43].
Il se reprend et
s’arrête à une décision ([Stat.Th.1,16]praeteriisse
sinam ; limes [...]. esto, vers 16) – mais c’est pour se
laisser aller aussitôt à regretter sa timidité (quando [...] nondum
[...] ausim, [Stat.Th.1,17-18]vers 17-18).
Son imagination s’enflamme de nouveau[44] : la phrase se fait progressivement plus ample
avec des membra de longueur croissante, le flot de l’inspiration
s’enfle, il n’est plus contenu dans le cadre du vers ([Stat.Th.1,21-22]vers 21-22) :
la ferveur éclate soudain avec la nouvelle apparition d’une seconde personne, teque,
et l’apostrophe où s’exprime pour le prince le souhait, à la fois personnel et
partagé avec toute la communauté romaine, d’éternité ([Stat.Th.1,22-24]vers 22-24). À ce
moment, le poète se fait l’interprète d’un sentiment présenté comme unanime.
Mais c’est en son propre nom qu’il va prononcer l’éloge proprement dit.
L’éloge du prince se
développe dans une ample période de sept vers et demi ou, serait-il plus juste
de dire, de quinze hémistiches. Les textes dont s’inspire Stace sont avant tout
le proœmium des Géorgiques ([Verg.G.1,24-42]1, vers 24-42) et
l’éloge de Néron chez Lucain (1, vers 33-66[Luc.1,33-66]), quoique les longueurs ne
soient pas comparables (dix-neuf vers chez Virgile, trente-quatre chez
Lucain) : les reprises s’organisent en fonction du thème horatien serus
in caelum redeas ([Hor.C.1,2,
45]C. 1, 2, vers 45)[45]. Mais le rythme et le ton, parfaitement en accord,
sont tout à fait originaux.
La période de Stace
est solidement construite, sur le principe de la duplication. Dans la protase,
deux concessives introduites par licet ([Stat.Th.1,24]vers 24,[Stat.Th.1,27]
27), chacune se décomposant en dicola (agat [...] et[...]
sollicitet ; imprimat [...] aut [...] cedat) ;
dicolon dans l’apodose : maneas [...] et [...] dones.
Mais, alors que Virgile et Lucain s’appuient, comme il est habituel, sur le
rythme solennel de l’hexamètre, Stace brise systématiquement ce rythme. Chez
Virgile en effet, l’éloge comporte également une unique période : elle
commence au début du vers [Verg.G.1,24]24,
l’apodose au début du vers [Verg.G.1,40]40 ;
les principales articulations, grammaticales et/ou logiques, occupent la même
place :[Verg.G.1,29]
an, vers 29 ;[Verg.G.1,32]
anne, vers 32 ;[Verg.G.1,36]
quidquid eris, vers 36 ; [Verg.G.1,38] quamuis,
vers 38 ;[Verg.G.1,39]
nec, vers 39. Rejets et enjambements permettent évidemment d’écarter
toute monotonie, mais ils constituent en quelque sorte les écarts par rapport à
un rythme qui demeure toujours clairement sensible. Il en va de même chez
Lucain[46]. Dans la phrase de Stace, les termes correspondants
ne figurent jamais en début de vers, mais après les coupes, avec un évident
souci de variété : trihémimère (le second licet, aut),
penthémimère (le premier et ; maneas, qui ouvre l’apodose),
hepthémimère (le premier licet). Il n’est pas dans mes compétences de
pousser plus loin l’analyse de la métrique. Il est sûr en tout cas que Stace
veut produire ici des effets qui ne sont pas naturellement ceux de l’hexamètre.
Sur quel ton
s’adresser à un prince ? Chez Virgile, dans l’apodose, quatre impératifs
adressés à Octave. Un impératif adressé à Néron chez Lucain ([Luc.1,58]tene,
vers 58), auquel s’ajoute neque[...] legeris du[Luc.1,53]
vers 53 ; en outre sept subjonctifs à la troisième personne, avec
valeur jussive, concernent le déroulement des événements ([Luc.1,38-43]vers 38-43)
et l’organisation de l’univers ([Luc.1,58-62]vers 58-62).
Stace, lui, choisit, comme Horace, la seconde personne du subjonctif, plus
proche de l’optatif que du jussif. Virgile et Lucain s’expriment avec
l’autorité de uates qui ont une influence sur le prince – voire sur
le cosmos. Horace et Stace demeurent dans la sphère privée. Mais, tandis
qu’Horace, en citoyen romain, adopte un point de vue politique et s’inquiète du
salut de l’État, Stace, simple sujet de l’Empire, se montre en somme plus
familier. Non familier avec le prince, certes ! Mais familier avec les
dieux : l’auteur de la Thébaïde a l’auctoritas nécessaire
pour percer et révéler leurs projets, inconnus du vulgaire et du prince
lui-même. La théologie des poètes n’a pas pour fonction de dire le vrai. Mais,
de même que les monuments grandioses, ces vers, dans leur perfection,
contribuent authentiquement au prestige et à l’éclat du régime impérial. Ce
n’est pas un hasard si, pour ne pas répéter ses grands prédécesseurs, Stace
s’est souvenu avant tout du lyrisme horatien, qui lui fournissait les moyens
d’une splendeur dépourvue de solennité.
Une promesse,
magnifiquement introduite par la formule épique tempus erit, cum, mais
rejetée dans un avenir indéterminé – et, après cette double prétérition,
Stace en vient à la matière de l’épopée à venir. Les vers [Stat.Th.1,33-40]33-40
peuvent être mis en parallèle avec les vers 1-7[Verg.Aen.1,1-7] de l’Énéide et
de la[Luc.1,1-7]
Guerre civile. Après le fameux arma uirumque cano, Virgile
présente successivement les errores d’Énée (vers 1-4)[Verg.Aen.1,1-4]
et les guerres du Latium [Verg.Aen.1,5-7](vers 5-7).
Lucain énumère les enjeux moraux de la guerre civile. L’un et l’autre rejettent
l’anecdotique. Stace concentre l’attention sur la partie guerrière de l’épopée,
juxtapose les images pathétiques et éclatantes, dans un ordre qui n’est pas l’ordo
naturalis, chronologique, du récit narratif.
Ce récit,
représentation d’une action héroïque, s’annonce au vers 41[Stat.Th.1,41],
quand une question à la Muse qui y préside[47], amorce le dernier mouvement du morceau : quem
prius heroum, Clio, dabis ? Horace écrivait :
quem uirum aut heroa
lyra uel acri tibia sumis celebrare, Clio ?([Hor.C.1,12,1-2]Hor,
C. 1, 12,
vers 1-2)
Quel homme ou quel
héros, sur la lyre ou sur la flûte perçante, entreprends-tu de célébrer,
Clio ? ([Hor.C.1,12,1-2]Hor.,
C. 1, 12,
vers 1-2)
Il reprenait ainsi
lui-même, dans une ode où Pindare est partout présent[48], le début d’un vers de la seconde Olympique[Pi.O.2,1-2] :
᾿Αναξιφόρμιγγες
ὕμνοι,
τίνα θεόν, τίν’
ἥρωα, τίνα δ’
ἄνδρα
κελαδήσομεν ;
([Pi.O.2,1-2]Pindare, Ol. 2,vers 1-2)
Hymnes, rois de la
lyre, quel dieu, quel héros, quel homme allons-nous chanter ? ([Pi.O.2,1-2]Pindare, Ol. 2, vers 1-2 ; trad. Puech)
Au-delà d’Horace,
Stace pense-t-il à Pindare ? On ne peut plus guère en douter quand on
constate que l’ode célébrait Théron, descendant de Cadmos, d’Œdipe et de
Polynice[49]. Pindare est, dit l’auteur du Sublime, un de
ces poètes que leur superbe audace met en danger de retomber mal à propos ([Subl.33,5]33, 5).
Quintilien déclare de même Horace uerbis felicissime audax ([Quint.Inst.10,1,96]10,
1, vers 96). On n’a mentionné ici que quelques unes des audaces de Stace[50]. Deux effets particulièrement surprenants sont à
relever dans ce dernier mouvement.
Jean Soubiran,
étudiant les fins de vers où accent du vers et accents de mots ne coïncident
pas, a examiné le type intrémer[e] ómnem. Il ne découvre que quatre vers
possédant une telle fin dans la poésie latine classique, dont ce vers [Stat.Th.1,41] 41,
immodicum irae / Tydea. Or ce vers est le seul à comporter une élision
sur –m. L’effet n’est pas exactement le même : « Il est
saisissant que ce membre très bref, écartelé entre deux vers, évoque
précisément le caractère impétueux, emporté et irritable de Tydée [...]. Chez
Virgile et Valérius Flaccus, l’expression de brutalité soudaine s’appliquait à
des phénomènes physiques ; elle concerne ici un état d’âme[51] ». Le rythme du vers, entraînant le lecteur de
façon imprévue, lui fait violence.
Violence que subit à
son tour le poète lui-même aux vers [Stat.Th.1,43-44]43-44 : urguet
et hostilem propellens caedibus amnem / turbidus Hippomedon. Gérard
Genette, exhumant Fontanier, appelle « métalepse » le « passage
d’un niveau narratif à un autre » : ainsi la forme « qui
consiste à feindre que le poète opère lui-même les effets qu’il chante, comme
lorsqu’on dit que Virgile fait mourir Didon ». En général, « la
métalepse consiste, pour le narrateur, à s’introduire dans l’action
narrée »[52]. Ici, à l’inverse, avec urguet (auquel la
proximité de propellens et de l’épithète turbidus, qui,
qualifiant Hippomédon, évoque aussi les tourbillons du fleuve, conserve toute
sa brutalité concrète), le guerrier s’introduit comme une nouvelle présence
dans le proœmium pour agir sur le narrateur : compellit ad
scribendum, commente le scoliaste. L’irrésistible élan du Pierius calor
se confond avec la poussée surhumaine du héros repoussant le fleuve. La
contrainte est doublement exprimée à propos des deux derniers héros,
Parthénopée et Capanée : contrainte exercée par eux, puisque leurs noms
sont encore sujets d’urguet, contrainte subie par le poète avec les deux
adjectifs verbaux, ploranda et canendus. Contrainte efficace. De
même que s’ouvre tout à coup un rideau de théâtre, le récit commence, en
rupture complète avec ce qui précède, par un « gros plan » sur les
yeux sanglants d’Œdipe.
K. Hamburger se
réfère à la notion aristotélicienne de mimésis pour opposer
fiction narrative et poésie lyrique, qui constituent selon elle les deux
aspects de la littérature : « Si la littérature fictionnelle
est mimésis de la réalité, c’est parce qu’elle n’est pas une
énonciation, mais une “mise en forme”, une “reproduction” (Nachbildung)
dont le matériau est la langue, comme le marbre ou la couleur sont les
matériaux des arts plastiques ». L’œuvre, épopée, roman ou pièce de
théâtre, constitue dès lors un « champ d’expérience de l’auteur, du
narrateur ou du dramaturge et ne peut prendre la forme d’une fiction que parce qu’il
est formé comme univers de personnages fictifs ». La poésie lyrique, elle,
s’oppose au langage commun grâce à « la transformation opérée par le sujet
lyrique sur l’objet de son énoncé, qui transforme la réalité objective en une
réalité subjective vécue, ce qui fait qu’elle subsiste en tant que
réalité »[53]. Dans cette sorte de sas qui prépare la fiction
épique, la communication entre le poète et la Muse se réduit d’ordinaire à une
demande d’information, de forme stéréotypée : dic, mone, memora.
Chez Stace, le rapport entre le « je » et les déesses, qu’elles
soient évoquées en tant que Piérides ou qu’elles apparaissent comme des
interlocutrices, est caractérisé par une subjectivité riche et complexe, par le
nombre et la variété des « actes de langage ». Elles ne sont pas des
personnages, πραττόντες :
leur statut est le même que celui du dieu ou de l’objet d’amour auquel
s’adresse une pièce lyrique. Pour reprendre les termes de G. Genette[54], elles sont « objets d’énoncés » et non
« sujets doués d’autonomie » – ce qui n’implique pas que leur
manquent le charme et la souplesse de la vie : tel était le cas des ἰοπλοκάμων et βαθυκόλπων
Μοισᾶν de Pindare[Pi.P 1,1et12] (Pyth. 1,
vers 1 et 12). Ce qui fut ferveur religieuse authentique chez l’ancien
poète grec a fait place à un amour de la poésie, lui aussi profond et
authentique[55]. Pour Domitien, la question de savoir si la
vénération proclamée à son égard est sincère ou non n’est nullement pertinente.
Ce qui importe est ce tableau merveilleux où le poète l’introduit, entouré de
dieux et semant les astres – image de rêve, ingénieuse fantaisie, qui ne
remplit sa fonction que parce que nul, pas même l’intéressé, ne songerait à y
voir une mimésis de la réalité[56].
Pindare a proclamé la
nécessité de débuts éclatants : « Pour soutenir le portique
splendide, devant l’édifice, dressons des colonnes d’or ; faisons comme si
nous construisions un palais magnifique. À l’œuvre qui s’élève, il faut donner
une façade qui brille au loin[Pi.O.6,1-4][57] ». Ce que nous savons de la place des lyriques
dans la culture de Stace permet de ne pas être surpris de ce qui fait la totale
originalité de ce proœmium.
3. Émergences du lyrique
Les échos d’Horace
sont, on l’a dit, très nombreux dans la suite de [Stat.Th.]Thébaïde. On s’arrêtera
d’abord sur un des plus frappants. Un hymne à Apollon, prononcé par Adraste,
clôt le chant 1. Il commence ainsi :
Phoebe parens, seu te
Lyciae Patarea niuosis
exercent dumeta iugis, seu rore pudico
Castaliae flauos amor est tibi mergere crines[...]. ([Stat.Th.1,696-698]Stace,
Th. 1, vers
696-698)
Phébus, Père, soit
que te retiennent les halliers de Patara sur les crêtes neigeuses de Lycie,
soit que tu te plaises à plonger ta blonde chevelure dans l’onde pure de
Castalie [...]. ([Stat.Th.1,696-698]Stace,
Th. 1,
vers 696-698)
Le souvenir d’Horace
est évident :
qui rore puro
Castaliae lauit
crinis solutos, qui Lyciae tenet
dumeta natalemque siluam,
Delius et Patareus Apollo. ([Hor.C.3,4,61-64]Hor., C. 3, 4, vers 61-64)
Celui qui lave ses
cheveux défaits dans l’onde pure de Castalie, qui habite les halliers de la
Lycie et la forêt natale, le dieu de Délos et de Patara , Apollon. ([Hor.C.3,4,61-64]Hor.,C. 3, 4, vers 61-64)
Rarement la volonté de
reprendre un poète antérieur a été affichée de façon aussi spectaculaire :
la strophe d’Horace comporte quatorze mots de sens plein (noms, adjectifs,
verbes) : cinq se retrouvent exactement chez Stace (rore, Castaliae,
crines, Lyciae, dumeta), un avec variation de cas (Patareus / -rea) ;
ailleurs des équivalents : puro / pudico, lauit / mergere,
Apollo / Phoebe – et même tenet / exercent. Seuls
quatre mots, solutos et ce qui concerne Délos (natalemque siluam,
Delius) mentionnée plus loin (vers 701-702)[Stat.Th.1,701-702], ne sont pas repris.
La strophe n’est pas la première de l’ode d’Horace. Mais, dans une pièce tout
entière inspirée de Pindare[58], elle est celle où le modèle apparaît le plus
clairement :
Λύκιε καὶ
Δάλοι’ ἀνάσσων
Φοῖβε
Παρνασσοῦ τε
κράναν
Κασταλίαν
φιλέων, […] ([Pi. P. 1, 39]Pindare,
Pyth. 1,
vers 39)
Phébus, qui règnes
sur la Lycie et sur Délos, et qui aimes, sur le Parnasse, la source Castalie
[…] ([Pi. P. 1, 39]Pindare,
Pyth. 1,
vers 39)
L’emploi de la seconde
personne, Phoebe parens, amor est marquent chez Stace le recours
direct à Pindare.
Quelle est l’intention
qui préside à ces reprises ? Une très forte opposition, porteuse de sens,
se révèle si on compare les contextes chez Horace et chez Stace. Dans l’ode, la
strophe s’insère dans une évocation de l’assaut des Titans contre l’Olympe.
Apollon est « celui dont jamais les épaules ne déposeront l’arc », nunquam
umeris positurus arcum, vers 60[Hor.C.3,4,60]. La défaite des Titans
est celle de la violence incapable de réflexion :
Vis consili expers
mole ruit sua ;
uim temperatam di quoque prouehunt
in maius ; idem odere uires
omne nefas animo mouentis.[59]([Hor.C.3,4,65-68]Hor.,
C. 3, 4,
vers 65-68)
La force sans
l’intelligence croule sous sa propre masse ; la force bien réglée, les
dieux eux-mêmes la font avancer toujours plus haut ; et ils ont en haine
ceux dont la force ne médite qu’actions défendues. ([Hor.C.3,4,65-68]Hor., C. 3, 4,
vers 65-68)
Dans l’épopée, l’image
d’Apollon semble absolument opposée et c’est lui-même qui apparaît consili
expers. Usant de ses flèches contre des innocents ou pour assouvir des
vengeances toutes personnelles[60], il est même qualifié de Titan, à la fin de
l’hymne :
seu te roseum
Titana uocari / gentis Achemeniae ritu
[...]. praestat ([Stat.Th.1,717-718]Stace,
Th. 1,
vers 717-718)
Soit qu’on doive
t’invoquer comme Titan couleur de rose, selon le rite de la race Achéménide
[...].([Stat.Th.1,717-718]Stace,
Th. 1,
vers 717-718)
avant d’être assimilé
à Osiris et à Mithra[61]. Mais c’est là une image présentée, dans l’hymne
comme dans le long récit qui précède ([Stat.Th.1,557-568]Stace, Th. 1, vers 557-668),
par Adraste, dévot d’une religio qui ressemble fort à celle que dénonce
Lucrèce ([Lucr.1,83sqq.]1,
vers 83 et suiv.), contant et approuvant nombre de crimes abominables
qu’il attribue à Apollon.
Un rapprochement avec
la troisième Pythique de Pindare éclaire mieux le passage. Là est contée
la légende de Coronis, fille de Phlégyas et mère d’Esculape[62], légende qui offre maintes similitudes avec
l’aventure contée auparavant par Adraste. Chaque fois Apollon séduit une jeune
fille, qui attend un enfant ; chaque fois, il se venge cruellement. Mais
les suites sont présentées de manière très différente. Dans le récit d’Adraste,
la mort accidentelle de l’enfant entraîne une avalanche de représailles de plus
en plus absurdes. Chez Pindare, le dieu se repent d’avoir causé, par jalousie,
la mort de la mère : « Mon cœur ne souffrira pas plus longtemps que
je laisse périr un fils de mon sang d’une mort lamentable et qu’il partage le
destin affreux de sa mère » ([Pi.P.3,40-42]Pythiques, vers 40-42). Il
sauve l’enfant et le confie à Chiron. De la colère de Phlégyas qui brûle le
temple du dieu, de son châtiment sur terre et aux Enfers, le poète ne dit rien.
Ainsi se conduit l’homme véritablement pieux : « Rappelle-toi ce que
nous ont appris les Anciens : les Immortels distribuent aux homme un bien
pour deux maux. Les insensés ne sont pas capables de les supporter comme il
convient ; mais les gens de bien savent le faire ; ils ne montrent
des choses que le bon côté[Pi.P.3,80-83] »[63]. Insensé, νήπιος, Adraste ; il termine précisément son
énumération des titres d’Apollon à être loué, par l’évocation du supplice de
Phlégyas :
ultrix tibi torua
Megaera
ieiunum Phlegyan subter caua saxa iacentem
aeterno premit accubitu dapibusque profanis
instimulat, sed mixta famem fastidia uincunt.([Stat.Th.1,712-715]Stace, Th. 1, vers 712-715)
Pour te venger, la
farouche Mégère harcèle Phlégyas qui gît affamé sous des rochers en
surplomb : éternellement attablée à ses côtés, elle le stimule par des
mets impurs, mais le dégoût se mêle à la faim et la vainc. ([Stat.Th.1,712-715]Stace,
Th. 1,
vers 712-715)
Dans la description du
supplice, Stace renchérit sur toutes les versions antérieures. La référence,
d’un type courant chez lui[64], confirme d’une façon qui paraît certaine
l’importance de la présence intertextuelle de Pindare.
On peut parler aussi
en un autre sens, plus riche, d’une émergence du lyrique : celui-ci paraît
intervenir au cœur de la technique narrative. Revenons à Aristote
lui-même : l’épopée, comme la tragédie, « est représentation d’action
et les agents en sont des personnages en action », πράξεώς
ἐστι μίμησις, πράττεται
δὲ ὑπὸ τινῶν
πραττόντων ([Arist.Po.1449b,36-37]Aristote,
Poétique 1449 b, vers 36-37). Le récit,
après le proœmium, présente en effet une action régie par des
personnages et qui se déroule dans le temps : on découvre bien un début,
un milieu et une fin ; comparer situation initiale et situation finale
permet de voir que le sujet de l’épopée est constitué par une crise, déclenchée
par la malédiction d’Œdipe, qui se résout grâce à l’intervention de Thésée.
Cette image de l’épopée est toutefois insuffisante. Le passé est répudié dans
le proœmium par la prétérition, figure éminemment ambiguë : sans
s’imposer toujours au premier plan, il imprègne pourtant le présent ; le
poids des catastrophes à venir n’est pas moins lourd que celui des crimes
passés ; des figures qui n’accèdent pas pleinement au statut de
personnages hantent la diégèse, créant une sorte de hors champ d’une épaisseur
et d’une complexité singulières. Un réseau thématique souterrain, parfois
dissimulé dans la trame même de l’expression, vient pervertir la simplicité
linéaire du récit épique. Ces effets sont souvent en rapport avec des échos
d’Horace ou des chœurs de Sénèque, parfois des lyriques grecs.
Revenons au début du
chant 1. Un épisode qui a été bien étudié par François Ripoll[65], fournira un point de départ pour une incursion
plus large dans les premiers chants de l’épopée. Après que la discorde s’est
établie entre les fils d’Œdipe, le désordre s’étend à leurs sujets. Un individu
haineux se fait l’interprète de l’effervescence populaire : ce n’est même
pas un quidam, mais un aliquis ([Stat.Th.1,171]Stace, Th. 1,
vers 171), qui pousse l’impudence jusqu’à critiquer ses souverains ([Stat.Th.1,168-196]vers 168-196).
Ainsi en vient-il à s’interroger sur la malédiction qui pèse sur Thèbes :
An inde uetus Thebis
extenditur omen 180
ex quo Sidonii nequiquam blanda iuuenci
pondera Carpathio iussus quaerere sale Cadmus exsul Hyantheos inuenit regna per agros,
fraternasque acies fetae
telluris hiatu
augurium seros dimisit ad usque nepotes ? 185
([Stat.Th.1,180-185]Stace,
Th. 1,
vers 180-185)
Ou bien l’antique
malédiction se perpétue-t-elle contre Thèbes, depuis que Cadmus, vainement
contraint à rechercher sur la mer Carpathienne le doux fardeau du taureau de
Sidon, trouva dans l’exil un royaume parmi les champs Hyantéens et, en ouvrant
la terre grosse d’armées fratricides, transmit ce présage jusqu’à ses lointains
descendants ? ([Stat.Th.1,180-185]Stace, Th. 1, vers 180-185)
On ne penserait pas à
rapprocher un mouvement de la seconde Olympique, si on n’avait déjà
rencontré cette ode dans le proœmium : la race de Cadmus a connu le
malheur « depuis que le fils de Laïos rencontra son père et le tua, pour
accomplir l’antique oracle proféré à Pythô. Le voyant, l’irritable Érinys fit
périr sa vaillante race ; ses fils s’entre-tuèrent de leurs propres
mains »[Pi.O.2,42-46]
(vers 42-46). Les épisodes évoqués sont différents, tout en possédant la
même tonalité, mais ex quo, avec une attraction plus rare en latin,
rappelle ἐξ οὗπερ, également en début de vers ; il y a reprise,
après une coupure de la phrase, par ἰδοῖσα chez Pindare, par cernis au vers suivant
chez Stace[66].
L’hypotexte qui
apparaît de la façon la plus évidente est un chœur d’Œdipe, où Sénèque
concentre plusieurs épisodes des chants 3 et 4 des Métamorphoses[Ov.Mét.3et4] :
deux passages seulement en ont été retenus par Stace, l’un concernant la quête
de Cadmus (vers 709-717)[Sén.Œdip.709-717],
l’autre les Spartes[Sén.Œdip.1,
31-750] (vers 731-750). Cette reprise d’un morceau lyrique
dans la bouche du porte-parole de la collectivité n’est pas isolée : toute
la tirade présente « de nombreuses convergences thématiques avec [...]
certains passages lyriques des tragédies de Sénèque »[67]. Au-delà de ces convergences thématiques, on
s’attachera aux échos verbaux du chœur d’Œdipe qui se répondent, avec
une volonté manifeste de rappel, dans les quatre premiers chants de la Thébaïde.
Le premier figurait dans le proœmium : on y lisait [Stat.Th.1,5]Sidonios
raptus, 5 (cf. Sidonii iuuenci), scrutantemque aequora Cadmum,[Stat.Th.1,6] 6
(cf. Carpathio [...] Cadmus)[68] ; suivaient les semailles paradoxales des
dents du dragon : trepidum [...] Martis operti / agricolam
infandis condentem proelia sulcis (vers 6-7[Stat.Th.1,6-7])[69] – périphrase d’une concision parfaitement
hermétique, pour qui n’aurait pas lu Ovide. Mais l’effet d’écho le plus
frappant, dans le discours du Thébain, est la reprise des deux premiers mots de
l’épopée, fraternas acies : le combat fratricide des Spartes est
une préfiguration de celui des fils d’Œdipe. Ovide parlait de guerre civile.
C’est chez Sénèque que ces luttes des agmina cognata ([Sén.Œdip.738]Œdipe,
vers 738), les proelia fratrum ([Sén.Œdip.750]vers 750), annonçant
le duel futur, introduisent à la fois dans le présent le passé et l’avenir.
Un troisième morceau
semblable reparaît au chant 3[Stat.Th.3]. Les cinquante Thébains envoyés par
Étéocle en embuscade contre Tydée ont été massacrés par le héros. Ici encore un
homme, Alétès (il a cette fois un nom), parle au nom de la foule et invective
contre son roi avec une libertas ([Stat.Th.3,216]vers 216) que Stace
n’approuve guère. Lui aussi rappelle le passé, les infortunes de Thèbes :
Sidonius ex quo 180
hospes in Aonios iecit sata ferrea sulcos,
unde noui fetus et formidata
colonis
arua suis ([Stat.Th.3,180-183]Stace, Th. 3, vers 180-183)
Depuis qu’un étranger
de Sidon jeta des semences de fer dans les sillons aoniens : de là une
monstrueuse portée et une terre en horreur à ceux qui la cultivent. ([Stat.Th.3,180-183]Stace,
Th. 3,
vers 180-183)
Mais c’est au
chant 4 que les thèmes prennent de l’ampleur, avec une impressionnante
orchestration. L’inamovible Tirésias a été convoqué par Étéocle pour consulter
les morts. La cérémonie a lieu dans la plaine où sont tombés les Spartes :
Extra immane patent,
tellus Mauortia, campi,
fetus ager Cadmo ; durus qui uomere primo 435
post consanguineas acies sulcosque nocentes
ausus humum uersare et mollia sanguine prata
eruit ; ingentes infelix terra tumultus
lucis adhuc medio solaque in nocte per umbras
expirat, nigri cum uana in proelia surgunt 440
terrigenae ; fugit incepto tremibundus ab aruo
agricola insanique domum rediere iuuenci. ([Stat.Th.4,434-442]Stace, Th. 4, vers 434,442)
Au-dehors se déploie
la plaine immense, terre de Mars, champ fécondé par Cadmus. Rude fut le premier
qui, de son soc, après les combats fratricides et les funestes semailles, osa
retourner le sol et fouiller les prés gorgés de sang ; de cette terre maudite
s’exhalent encore de terribles tumultes au milieu du jour et, dans la nuit
solitaire, parmi les ombres, quand noirs surgissent pour de vains combats les
enfants de la Terre ; le laboureur s’enfuit en tremblant loin des sillons
commencés et c’est une folle panique qui a ramené dans l’étable les taureaux. ([Stat.Th.4,434-442]Stace,
Th. 4,
vers 434-442)
Tout ici est dominé
par la présence formidable et la vie convulsive de la terre thébaine :
engrossée (fetus) par Cadmus, elle a vu ses enfants rentrer dans son
sein (genetrixque suo reddi gremio / modo productos uidit alumnos,
([Sén.Œdip.746-747]Sénèque,
Œdipe, vers 746-747) ; retournée de nouveau (uersare,
eruit), elle libère de nouveau (expirat, surgunt) ces
rejetons maudits. La permanence de l’esprit du Mal à Thèbes s’inscrit dans
cette terre imbibée de poisons. Et avec une légère variation de l’épithète, ce
sont toujours les combats fratricides, consanguineas acies.
Des liens se tissent
aussi avec d’autres thèmes. « Les enfants de la terre », Terrigenae,
sont ici les Spartes. Le terme, rare et noble, peut s’appliquer aux Géants,
symbole de la révolte jamais apaisée contre les dieux[70]. Mais il qualifie surtout les serpents : terrigena,
Python ([Stat.Th.1,563]Stace, Th. 1, vers 563) ou le serpent de Némée qui écrase
le petit Opheltès ([Stat.Th.5,506]5,
vers 506). Il rappelle par là l’origine reptilienne des Spartes et
souligne le mouvement par lequel ils surgissent de terre, surgunt, dans
la nuit. Les serpents grouillent, dans la Thébaïde. Ils sont liés à
Thèbes : par les Spartes qui ont survécu, beaucoup de Thébains sont nés uipereo
de sanguine ([Stat.Th.3,285]3,
vers 285), en particulier Créon et son fils Ménécée ([Stat.Th.10,601]10,
vers 601 ; [Stat.Th.10,
10-615]610-615 ; [Stat.Th.10,806-809]806-809). À
l’origine de la famille royale, Cadmus et Harmonie ont fini leur vie
transformés en serpents. Argos n’est pas à l’écart : son nom est souvent
assimilé à celui de Lerne où, dans le marais, continue à bouillonner le venin
de l’hydre[71]. L’antique semence du dragon vaincu ne dort pas.
Les Furies surtout jouent un rôle sans précédent du début à la fin de la Thébaïde.
Quand Tisiphone apparaît, elle fait boire ses cheveux dans les eaux du Cocyte ([Stat.Th.1,89-91]1,
vers 89-91). Cette chevelure vipérine n’est pas purement ornementale,
c’est un organe dont elle use sans cesse pour exciter les frères ou les autres
guerriers[72]. N’oublions pas boucliers, objets d’art,
comparaisons, etc. Il arrive même à un serpent d’être comparé à d’autres
serpents[73].
Les serpents n’étaient
du reste pas absents lorsque se plaignait l’anonyme thébain. Voici la foule
commençant à gronder : iam murmura serpunt / plebis Echioniae
([Stat.Th.1,168-169]1,
vers 168-169). Stace se souvient certes de Virgile : serpit per
agmina murmur ([Verg.Aen.12,239]Aen.
12, vers 239), mais le verbe serpere, en suspens à la fin du vers,
acquiert une force inquiétante. Le serpent se révèle avec l’épithète issue d’ἔχις, « vipère », Echionius, qui
apparaît pour la première fois chez Horace, dans une strophe où ne sont pas
mentionnés moins de trois reptiles :
Non hydra secto
corpore firmior
uinci dolentem creuit in Herculem,
monstrumue submisere Colchi
maius Echioniaeue Thebae[74] ([Hor.C.4,
61-64]Hor., C. 4, vers 61-64)
L’hydre, le corps
mutilé, ne repoussa point plus vigoureuse contre Hercule s’affligeant de sa défaite,
la Colchide ou Thèbes, l’Échionienne, n’ont pas produit monstre plus
prodigieux. ([Hor.C.4,
61-64]Hor., C. 4, vers 61-64)
Le porte-parole de la plebs
Echionia ne dépare pas : aliquis, cui mens humili laesisse ueneno
/ summa ([Stat.Th.1,171-172]1,
vers 171-172). Alors qu’Allecto, chez Virgile, pour susciter les premiers
troubles, use d’une trompe ([Verg.Aen.7,513]cornuque
recuruo, 7, vers 513), sa sœur Tisiphone a fait, chez Stace, siffler
ses serpents : fera sibila crine uirenti / congeminat (1, vers 115-116[Stat.Th.1,115-116]).
Le venin, après avoir suscité la haine dans le cœur des frères[75], la répand dans la population thébaine.
Serpents et Spartes
sont évidemment à l’honneur quand apparaissent les morts, en une « vision
panoramique de l’histoire de la dynastie maudite »[76]. La scène est décrite par Manto, fille du devin
aveugle :
Primus sanguineo summittit inertia Cadmus
ora lacu, iuxtaque uirum
Cythereia proles
insequitur, geminusque bibit de uertice serpens. 155
Terrigenae comites illos, gens Martia, cingunt :
his aeui mensura dies, manus omnis in armis,
omnis et in capulo; prohibent obstantque ruuntque
spirantum rabie nec tristi incumbere fossae cura, sed alternum sitis exhaurire cruorem. 160
([Stat.Th.4,553-560]Stace, Th. 4, vers 553-560)
Le premier à plonger
dans la mare de sang sa bouche inerte, c’est Cadmus ; aux côtés de son
époux, vient la fille de Cythérée : tous les deux boivent en ployant leurs
têtes de serpents. Les enfants de la Terre, race de Mars, sont les compagnons
qui les entourent : un jour fut la durée de leur vie, chaque main tient
une arme, chacune serre la garde de l’épée ; ils bloquent, repoussent,
chargent avec la même rage que vivants ; nul souci de se pencher sur la
sinistre fosse, c’est de boire mutuellement leur sang qu’ils ont soif ». ([Stat.Th4,553-560]Stace, Th. 4, vers 553-560)
Dans la bouche de la
prophétesse hallucinée se succèdent les visions fantastiques. On peut dire,
comme Roger Lesueur, que chaque personnage « garde, éternellement figés
dans la mort, l’attitude et le mouvement qui rappellent une scène tragique de
sa vie »[77]. Il conserve également la passion qui l’animait[78]. Les ombres sont d’ordinaire légères,
inconsistantes. Chez Stace, après Cadmus et Harmonie, un peu indolents, tous
les morts sont animés d’une effroyable énergie, d’une violence grimaçante,
parfois quasi caricaturale. Les Spartes parviendront-ils à s’entre-tuer ?
Question absurde ? Non, car on découvre bien, dans ces Enfers, des morts
« au second degré » : Athamas porte sur son épaule le cadavre (funus)
de Léandre ([Stat.Th.4,570-571]4,
vers 570-571), Niobé compte les corps de ses enfants (tumido percenset
funera luctu), bravant désormais les dieux, puisqu’ils ne peuvent plus les
tuer davantage ([Stat.Th.4,575-578]4,
vers 575-578). Penthée fuit, en lambeaux, et Échion, son père, reconstitue
le puzzle ([Stat.Th.4,567-569]4,
vers 567-569). La concentration extrême de l’expression, la succession
rapide, les changements constants de rythme confèrent toute leur efficacité à
ces φαντασίαι, uisiones, qui sont, dit Quintilien,
« comme des rêves éveillés », uelut somnia quaedam uigilantium
([Quint.Inst.6,2,30]6,
2, vers 30). Où pourrions-nous en effet nous faire une meilleure idée des
Enfers que, dans ces cauchemars qui naissent au plus secret de nous-mêmes[79] ?
Jamais nous
n’accepterions cette incohérence parfaitement contrôlée (on constate que l’amentia
que réclame le uates aux Muses n’est pas un vain mot), si la légende des
Spartes, le thème des luttes fraternelles, celui des reptiles ne nous étaient
apparus dans des textes étroitement apparentés. La continuité d’une fiction
narrative pouvait peut-être leur fournir l’occasion de surgir à tel moment de
façon assez naturelle (et en particulier lors de la traditionnelle rencontre
avec les morts). Mais leur étroit entrelacement, leur retour régulier, leur
obscure concision relèvent de la seule fantaisie du uates. Cette liberté
souveraine n’est pas ordinairement celle du poète épique, qui présente les
événements en observant leur linéarité et les organise « selon la
vraisemblance et la nécessité ». C’est en revanche celle que doit
revendiquer, de même que le musicien, le poète lyrique.
Revenons une dernière
fois au démagogue thébain, pour étendre le réseau avec deux références peu
attendues. Un autre texte fameux d’Horace résonne « sous » la phrase
où est évoquée l’origine des malheurs de la cité, la fin de
l’épode 7 :
Sic est : acerba
fata Romanos agunt
scelus fraternae necis,
ut immerentis fluxit in terram Remi
sacer nepotibus cruor. ([Hor.Épod.7,17-20]Hor.,
Épode 7,
vers 17-20)
Il est donc
vrai : d’amères destinées poursuivent sur les Romains le meurtre impie
d’un frère, depuis le jour où le sang innocent de Rémus a coulé sur terre pour
la malédiction de ses descendants. ([Hor.Épod.7,17-20]Hor., Épode 7, 17-20)
Fraternasque acies répond aussi, ici, à scelusque fraternae necis,
comme ad usque nepotes à nepotibus. Quelques vers plus haut, quo
tenditis iras, / a miseri ([Stat.Th.1,155]1, vers 155)
rappelait le début de l’épode : quo, quo scelesti ruitis. Acerba fata
se retrouve dans aspera fata de Stace ([Stat.Th.1,173-174]1,
vers 173-174). Au-delà des ressemblances de vocabulaire, le ton, les
questions angoissées qui se succèdent, l’incertitude sur le sort de la cité
exprimée par un simple citoyen viennent d’Horace – de même que le thème
d’une faute originelle qui, bien des générations plus tard, pèse encore sur les
descendants, à Thèbes comme à Rome.
Dans la dernière
phrase de cette lamentation, qui doit tant au lyrisme, figure l’écho le plus
net relevé jusqu’ici d’un lyrique grec :
Qualiter hinc gelidus
Boreas, hinc nubifer Eurus
uela trahunt, nutat mediae fortuna carinae.[80] ([Stat.Th.1,193-194]Stace,
Th. 1,
vers 193-194)
De même que, d’un
côté le glacial Borée, de l’autre l’orageux Eurus emportent les voiles, tandis que
le destin du navire, pris entre les deux, chancelle... ([Stat.Th.1,193-194]Stace, Th. 1, vers 193-194)
Le modèle est ici
Alcée :
ἀσυννέτημμι
τὼν ἀνέμων
στάσιν,
τὸ μὲν γὰρ
ἔνθεν κῦμα
κυλίνδεται,
τὸ δ’ ἔνθεν,
ἄμμες δ’ ὂν τὸ
μέσσον
νᾶϊ φορήμμεθα
σὺν μελαίναι ([Alc.frg.208aLobel-Page]Alcée, Fragm. 208 a,Lobel-Page)
Je suis dérouté par
la mêlée des vents ; tantôt de ci vient la vague qui roule, tantôt de
là ; nous cependant, au milieu, nous sommes emportés avec le noir
vaisseau.[81] ([Alc.frg.208aLobel-Page]Alcée,
Fragm. 208 a,
Lobel-Page)
Le balancement des
deux hinc et mediae viennent directement du poète grec ; ἄμμες, si frappant et pathétique, était repris dans la
phrase précédente, dans un mouvement semblable : nos uilis in omnis
/ prompta manus casus [...] ([Stat.Th.1,191-192]1,
vers 191-192). On fermera sur cet écho le relevé des réseaux thématiques
qui irriguent l’épopée, et au moyen desquels Stace prend modèle sur la liberté
des lyriques, habiles à suggérer les arrière-plans d’une situation ou d’une
légende, l’au-delà du « factuel ».
Comme l’épopée de
Lucain, celle de Stace ne peut se réduire à la définition aristotélicienne de
la mimésis. Les interventions explicites ou implicites du poète se sont
multipliées, minant le récit « objectif ». « Crise de la
représentation »[82] ou volonté de renouvellement ? On remarquera
simplement que la prose d’art, elle aussi, tend de plus en plus à cette époque
à répudier « transparence » et « objectivité » pour devenir
« discours », qu’il s’agisse de l’histoire ou de la philosophie. Ce
qu’on a appelé longtemps assez improprement l’« influence de la
rhétorique » marque cette période, la plus originale sans doute de la
littérature latine : Stace lui-même reviendra avant sa mort à une forme
plus traditionnelle avec l’Achilléide.
S’il est légitime de
rapprocher Lucain et le Stace de la Thébaïde, l’épisode du Thébain
permet aussi de bien distinguer une différence. On rapproche justement la scène
où, dans la Guerre civile, un Romain, lui aussi simple aliquis,
déplore les malheurs de sa patrie : comme notre Thébain, il
« remontait dans sa mémoire pour aller chercher dans une digression
rétrospective [...] les sources de la discorde civile et des malheurs
présents »[83]. Mais le fait qu’il s’agit d’un citoyen romain, et
non d’un représentant quelconque de la « veulerie criarde des
masses »[84], modifie totalement l’orientation du discours. De
même que les soldats partant pour la guerre civile présentent aux dieux des
demandes précises et pressantes, au subjonctif ou à l’impératif ([Luc.2,45-63]Lucain 2,
vers 45-63), le vieillard construit son discours comme une
démonstration : une interminable accumulation d’exemples énumère les
malheurs d’un passé récent ([Luc.2,68-222]Lucain 2,
vers 68-222) ; la conclusio annonce un avenir pareil – ou
plutôt pire ([Luc.2,223-232]Lucain 2,
vers 223-232). Cette querella est construite de façon à convaincre,
et Lucain en résume vigoureusement la composition : sic maesta senectus
/ praeteritique memor flebat metuensque futuri ([Luc.2,232-233]Lucain 2,
vers 232-233). On serait en peine de résumer aussi simplement les détours
du discours thébain : les derniers mots ne prouvent rien de plus que les
premiers : il s’agit toujours de l’incertitude et de l’angoisse
impuissante du peuple, pris entre deux tyrans qui se succèdent sur le trône. De
même que lyrisme amoureux ou lyrisme religieux disparaîtraient s’il y avait
connaissance précise de l’autre, le regard du « coryphée » n’est pas
fixé sur un interlocuteur précis, un « tu » ou un « vous ».
« La relation lyrique sujet-objet se distingue d’un énoncé
communicationnel, orienté vers l’objet : pour le poème son objet n’est pas
le but, mais l’occasion ; autrement dit encore, l’énoncé lyrique ne
cherche pas à avoir une fonction dans un contexte d’objet ou de réalité[85] ». L’éloquence est au contraire le genre
« communicationnel » ou « ciblé » par excellence, elle
implique le souci constant de la présence de celui ou de ceux qui sont en face
et un contrôle du « je » quand il apparaît au premier plan.
On a parlé ici de
l’utilisation par Stace du modèle des lyriques. Il ne s’ensuit pas qu’il
n’existe pas de morceaux relevant de la déclamation : ainsi, juste avant
la scène sur laquelle on s’est arrêté, celui où le poète dénonce en son propre
nom le pacte entre les frères ([Stat.Th.1,138-164]Stace,
Th. 1, vers 138-164) ou telle tirade contre la
divination ([Stat.Th.3,551-565]3,
vers 551-565). D’autre part les trois exemples qu’on a examiné de façon
plus approfondie figurent au chant 1 : si le traitement du proœmium
relève d’un choix original du poète, la déploration ou l’hymne fournissaient
des occasions où le lyrique peut s’introduire de façon plus naturelle avant
d’essaimer de façon plus discrète dans la suite du poème[86]. On sait que, chez Virgile, c’est dans le
chant 1 que l’« imitation » d’Homère est la plus nette :
sans doute Stace a-t-il voulu aussi dans le chant initial marquer nettement son
projet, afin de préparer le lecteur (ou l’auditeur) à accepter des accents
nouveaux.
[1]Mart. 12, 94[Mart.12,94]. Voir Pétr. 2,
4 [Pétr.2,4]; Tac., Dial. 10, 4[Tac.Dial.10,4].
[2] Qui n’énumère lui-même
que quatre poètes, en reprenant Denys d’Halicarnasse, Imit. 2 (Épit. 2, vers 5-8) [D.H.Imit.2].
[3] Voir M. Brozek,
« De scriptoribus latinis antiquis Pindari laudatoribus et aemulis »,
Eos, 59, 1971, p. 104, à propos de Pindare : « Nec
defuerunt, qui poetae Graeco debitam tribuerent laudem. Verumtamen non multi videntur
fuisse, qui carmina eius ipsi legerent. Sane pauci, qui imitanda susciperent. »
Ceci vaut à plus forte raison pour les autres lyriques. À propos de Stace,
M. Brozek (« De Statio Pindarico », Eos, 55, 1965,
p. 338-340) se contente de relever les mentions de Pindare et de suggérer
une influence possible sur les Silves.
[4] Ainsi D. Vessey, Statius
and the Thebaid, Cambridge, Cambridge University Press, 1973, p. 52.
[5] J. Perret, Horace,
Paris, Hatier, 1959, p. 93.
[6] A. Hardie, Statius
and the Silvae : Poets, Patrons and Epideixis en the graeco-roman
World, Liverpool, Cairns, 1983, en particulier p. 15-36.
[7] K. Clinton,
« Papinius St…at Eleusis », Transactions of the American Philological Association, 103, 1972,
p. 79-82.
[8] Le verbe vient d’Horace
([Hor.C.1,26,11]C. 1, 26, vers 11) : voir infra.
[9] De même deux poètes
auront chanté dignement Achille, disait-il juste avant, Homère et lui-même ([Stat.Ach.1,3-7]Ach. 1, vers 3-7).
[10] F. Delarue, Stace, poète épique : originalité et coherence,
Louvain, Peeters, 2000, p. 15-16.
[11] G. Luehr, De
P. Papinio Statio priorum poetarum imitatore, diss., Könisberg, 1880,
p. 9.
[12]Voir D. C. Feeney, « Horace and the greek lyric poets », in
N. Rudd (éd.), Horace 2000. A Celebration : Essays for the
Bimillenium, Londres, Duckworth, 1993,
p. 41-42.
[13] Voir A. Zingerle, Zu späteren lateinischen Dichtern, Innsbruck, I, 1873
et II, 1879 ; G. Luehr, op.
cit., 1880.
[14] A. Zingerle, op. cit., 1873, p. 2.
[15] Stace, Silves, H. Frère
(éd.), Paris, Les Belles
Lettres, 1944, p. 154,
note 1 ; p. 162, note 2. Voir aussi Stace, Silvae IV,
K. Coleman (éd.), Oxford,
Oxford Clarendon Press, 1988.
[16] Sociata est la
bonne leçon, malgré K. Coleman (op. cit., 1988, p. 198) qui
choisit spatiata des minores, et évoque les liens des Muses avec
la Béotie : voir [Stat.Th.7,628-631]Th. 7,
vers 628-631.
[17] L’amour prend
habituellement, chez Stace, la forme de l’amour conjugal, auquel convient le
myrte du vers 10.
[18] Même image chez Cicéron
([Cic.DeOr.3,70]De or., 3, vers 70) et
Pline le jeune ([Plin.Ép.9,26,7]Ép. 9, 26, 7).
[19][Hor.C.3,3,72]C. 3, 3, vers 72
(strophes alcaïques) ; mihi[...] / spiritum Graiae tenuem
Camenae / Parca[...] dedit ([Hor.C.2,16,37-39]2, 16,
vers 37-39 ; strophes saphiques).
[20] H. Frère (éd.), op. cit., 1944, p. 162, note 2, :
« La métrique est horatienne, mais sans tricherie dans la distinction des
vers, sans élision ni hiatus en fin de saphique ; la coupe, dans le
saphique, est toujours après la cinquième syllabe ; l’adonique est 11 fois
de 3 + 2, 3 fois de type 2 + 3. »
[21] Papinius transposait
Homère en prose de telle façon qu’une ligne correspondît à un vers ([Stat.Silv.5,3,159-161]Silv. 5, 3, vers 159-161).
[22] W. Wimmel, Kallimachos in Rom. Die Nachfolge seines apologetischen
Dichtens in der Augusteerzeit, Wiesbaden, Steiner, 1960, p. 316-319. De même, P. Grimal, Le
lyrisme à Rome, Paris, PUF, 1978, p. 202-203.
[23] F. Delarue, « Un ami méconnu de Stace,
Vivius Maximus », Siculorum Gymnasium, 19, 1976, p. 180 (note 1) et 189-199.
[24] Voir aussi
P. Flobert, « La patauinitas
de Tite-Live d’après les mœurs politiques du temps », Revue des études
latines, 59, 1981,
p. 205.
[25] Sur les Alexandrins et
les poètes lyriques, C. Cusset, La Muse dans la bibliothèque.
Intertextualité et réécriture dans la poésie alexandrine, Paris, CNRS Éditions, 1999, p. 331-369 (sur Pindare,
p. 343-369).
[27] F. Delarue, op. cit., 2000, p. 42-45.
[28] C. Cusset, op.
cit., 1999, p. 371-372 (cf. sur le « projet ludique »,
p. 375-376).
[29] Voir Stace, La Tebaide, libro I, introd., testo, trad., e
note, F. Caviglia (éd.), 1973, p. 87 et suiv.
[30] P. Friedländer, « Vorklassich und
nachklassich », in W. Jaeger, Das Problem des Klassischen und die
Antike, Berlin-Leipzig, Teubner, 1933,
p. 46.
[31]« Rein archaisch ist Pindar » (id.,
p. 33).
[32] W. Schetter, « Die Einheit des Prooemium
zur Thebais des Statius », Museum Helveticum, 19, 1962, p. 204-217. Voir B. Kytzler, « Beobachtungen zum
Prooemium des Thebais », Hermes, 88, 1960, p. 331-354.
[33] Le texte est celui de la
CUF.
[34] W. Schetter, art.
cité, 1962, p. 208.
[35] A. Croiset, La
poésie de Pindare et les lois du lyrisme grec, Paris, Hachette, 1880,
p. 358. Voir C. M. Bowra, Pindar, Oxford, Oxford
University Press, 1964), p. 320 – et Pindare lui-même, [Pi.P.10,53]Pyth. 10, vers 53.
[36] J. Perret, « La formation du style de Tacite », Revue des
études anciennes, 56, 1954, p. 119.
[37] F. Delarue, op. cit., 2000, p. 102-106.
[38] Les Muses font parties
de ces « démons » dont l’omniprésence peuple et coordonne l’univers
de la Thébaïde. Par leur statut et leur fonction, elles sont comparables
aux Furies, au Sommeil, aux forces naturelles, Vents ou Fleuves, etc., mais
aussi à Virtus et Pietas qui interviendront à la fin de l’épopée.
Ces « démons » participent au surnaturel au même titre que les dieux
olympiens, qu’ils rencontrent dans le même espace et dont il arrive qu’ils
dépendent. On a dit que ces dieux, chez Stace, tendaient à devenir
allégories : je n’en crois rien, et ils résistent en tout cas fort bien.
Il est vrai en revanche que les « allégories » se dégourdissent
singulièrement.
[39] On ne peut guère
rapprocher que Virgile, Géorgiques 3, vers 483-484[Verg.G.3,483-484].
[40] Stace parle ailleurs d’amentia
et de furor.
[41] P. Friedländer,
op. cit., 1933, p. 41. Sur la « folie poétique », voir
aujourd’hui A. Billault, « La folie poétique : remarques sur les
conceptions grecques de l’inspiration », Bulletin de l’Association
Guillaume Budé, déc. 2002, p. 18-35.
[42] C. Cusset, op.
cit., 1999, p. 365) voit dans l’interrogation sur le sujet à traiter
« un lieu commun de la poésie lyrique », repris par Callimaque.
[43] Sur le rôle ici de
Sénèque, voir infra.
[44] Sur l’audacieux emploi
de spirare, inspiré par Horace ([Hor.C.4,3, 4]C. 4, 3,
vers 24), W. Schetter, op. cit. 1962, p. 209,
note 24 ; voir E. Fraenkel, Horace, Oxford, Oxford
University Press, 1957, p. 402 et 409-410.
[45] Pour le détail,
F. Caviglia, op. cit., 1973, p. 92-94.
[46] Coïncidence de la fin du
vers avec un point : [Luc.1, 52]1, 52, [Luc.1,55]55, [Luc.1,59]59, [Luc.1,62]62, [Luc.1,52]65 ; avec une
articulation forte, [Luc.1,36]1, 36, [Luc.1,39]39, [Luc.1,40]40, [Luc.1,43]43, [Luc.1,47]47, [Luc.1,48] 48, [Luc.1,51]51, [Luc.1,53]53, [Luc.1,54]54, [Luc.1,60]60.
[47] Voir [Stat.Th.10,630-631]Theb. 10, vers 630-631 (saecula
te quoniam penes et digesta uetustas, vers 631) ; voir.
V.-Flacc.3, 14-16[Val.Fl.3,14-16] (tibi enim superum
data, uirgo, facultas / nosse animos rerumque uias,
vers 15-16).
[48] E. Fraenkel, op.
cit., 1957, p. 291-293.
[49] Des rapprochements
sont-ils possibles ? Chez Stace, Ino n’a pas peur avant de se précipiter
dans la mer ([Stat.Th.1,13-14]1, vers 13-14 ;
chez Ovide, la peur de la Furie lui fait oublier celle de la mer (nullo
tardata timore, [Ov.Mét.4,529] Mét. 4,
vers 529). Pindare est, semble-t-il, plus proche : elle sait
« qu’en la mer, parmi les filles de Nérée, Ino a reçu, pour l’éternité,
une existence impérissable » ([Stat.Th.1,31-35]1, vers 31-35). Pour
Pindare, une alternance de malheurs et de félicités caractérise la famille
depuis l’origine (voir [Stat.Th.1,37-38]1,
vers 37-38) : alors que Stace n’a encore énuméré que des malheurs, il
parle au vers [Stat.Th.1,15]15 de gemitus et
prospera Cadmi. On est ici à la limite de l’impondérable.
[50] Il revendique lui aussi
l’audace : mecum omnes audete, deae ![Stat.Th.10,831](Th. 10,
vers 831) ; cum [...] hanc audaciam stili nostri frequenter
expaueris (Silv. 3, Ép. 3-5)[Stat.Silv.3,Ép.3-5].
[51] J. Soubiran,
« Intremere omnem et si bona norint », Pallas, 8, 1959,
p. 46. Les autres exemples sont [Verg.Aen.3,581]Aen. 3, vers 581 ;
[Val.Fl.2,519]V.-Flacc. 2,
vers 519 et [Val.Fl.5,680]5, vers 680.
[52] G. Genette, Figures III, Pareis, Seuil, 1972,
p. 243-246. De ce type, avant l’assaut « sublime » de Capanée
contre les dieux : nunc / comminus astrigeros Capaneus tollendus in
axis ([Stat.Th.10,827-828]10, vers 827-828).
[53] K. Hamburger, Die
Logik der Dichtung, trad. P. Cadiot, Logique des genres littéraires, Paris,
Seuil, 1986, p. 249-250. La même opposition est présentée ainsi par
G. Genette dans la préface (p. 10) : « L’usage littéraire
de la langue se définit [...] par le fait que n’y sont pas produits des énoncés
de réalité à fonction d’intervention dans le monde, mais que la langue y sert
soit à constituer de toutes pièces des réalités fictives et, très
spécifiquement, des personnages fonctionnant non comme objets d’énoncés, mais
comme sujets doués d’autonomie (c’est le cas de la fiction narrative ou
dramatique), soit à produire des énoncés de réalité dont la fonction n’est pas
de communiquer, mais de constituer une expérience vécue inséparable de son
énonciation et dont l’origine reste essentiellement indécidable, c’est-à-dire
impossible à assigner à un sujet réel (le poète) ou fictif (un locuteur
imaginaire), c’est le cas de la poésie lyrique. »
[55] Sur les vies vouées au
culte des Muses, comme celles de Stace et de son père, voir H.-I. Marrou, Mouσικὸϛ
ἀνήρ, Grenoble, 1937.
[56] Le contenu des
propositions introduites par licet relève de l’imaginaire. Il n’en va
pas de même chez Virgile et Lucain pour la divinisation future – ce qui ne
signifie bien sûr pas qu’il s’agit de fictions narratives, voir infra.
[57][Pi.O.6,1-4]Ol. 6, 1-4 ; voir [Pi.P.7,1-4]Pyth. 7, 1-4. Sur ces débuts
qu’illuminent « des noms illustres, des épithètes riches et sonores, des
images brillantes », A. Croiset, op. cit., 1880, p. 373.
[58] E. Fraenkel, op.
cit., 1957), p. 274 ; G. Pasquali, Orazio lirico,
Florence, Le Monnier, 1920, p. 695.
[59] À cinq reprises des
Argiens belliqueux sont comparés, dans la Thébaïde, aux Géants montant à
l’assaut de l’Olympe : [Stat.Th.2,593-601]2, vers 593-601
(Tydée), [Stat.Th.3,594-597]3, vers 594-597
(guerriers avides de se battre), [Stat.Th.8,78-79]8, vers 78-79, [Stat.Th.10,849-852]10, vers 849-852 et [Stat.Th.11,7-8]11, vers 7-8
(Capanée : voir [Stat.Th.4,175-176]4,
vers 175-176 ; [Stat.Th.10,909sqq.]10, vers 909 et
suiv.).
[60] Tela tibi longeque
feros lentandus in hostes / arcus, [Stat.Th.1,703-704]1,
vers 703-704 ; voir surtout, plus haut, [Stat.Th.1,627sqq.]1, vers 627et suiv.
[61] Sur l’interprétation de
la fin du chant 1, F. Delarue, « La fonction de Corébus dans la Thébaïde
de Stace », in H. Zenacker, Mélanges, 2005 (à paraître). Il
est absurde d’attribuer ce syncrétisme à Stace qui vénère Virgile (voir omnigenum
deum monstra et latrator Anubis, [Verg.Aen.8,698]Aen. 8, vers 698), qui
paraît avoir été proche de Sénèque, auteur du De superstitione, et qui
se veut fidèle à l’esprit de toute la lignée « classique » des poètes
grecs et latins.
[62] Le récit le plus complet
figure chez Servius ([Serv.Aen.6,618]Aen. 6, vers 618).
Ovide parle de Coronis ([Ov.Mét.2,452sqq.]Mét. 2, vers 452 et
suiv. ; voir [Call.Hec.260-261]Call. Hec.
vers 260-261), mais ne mentionne pas Phlégyas.
[63][Pi.P.3,80-83]Pyth. 3, vers 80-83. De
même, [Pi.O.1,35]Ol. 1, vers 35 :
« L’homme ne doit attribuer aux dieux que de belles actions, c’est la voie
la plus sûre » ; [Pi.O.1,52-53]1, vers 52-53 :
« Non ! je ne puis appeler cannibale aucun des dieux ! je m’y
refuse. Rarement on échappe aux châtiment qu’attire le blasphème. »
[64] Ainsi G. von
Stosch, Untersuchungen zu den Leichenspielen der Thebais des Statius,
diss., Tübingen, 1968, p. 31-37, montre comment la scène de la course de
chars, lors des Jeux funèbres du chant 6 [Stat.Th.6,296-549] (vers 296-549), est
construite sur le modèle de l’épisode de Phaéthon chez Ovide, ce que soulignent
des comparaisons ([Stat.Th.6,320-325]6,
vers 320-325 ; [Stat.Th.6,500-501]vers 500-501 ;
voir, après la mort du héros, [Stat.Th.12,413-415]12, vers 413-415).
Lors de l’évocation des morts, Stace évoque de même les fameuses enchanteresses
de ses modèles, Circé, Médée, Érichtho. Des allusions à Molorchus et à Hécalé
signalent des passages où se fait sentir l’influence de Callimaque.
[65] F. Ripoll, «
De Thersite à Tacite : le contestataire anonyme du chant I de la Thébaïde
de Stace », Vita Latina, 160, déc. 2000, p. 45-57.
[67] F. Ripoll, art. cité, 2000, p. 47. Ripoll étudie ici
« la couleur tragique » (p. 46-48), non le lyrisme.
[68] Fessus per orbem
furta sequi Iouis, [Sén.Œdip.716]Sén. Œd.vers 716.
On ne relèvera pas ici, dans les textes cités, toutes les équivalences :
ainsi Cadmus est toujours l’étranger (hospes, aduena, exsul :
voir coloni), la peur règne (pauidus, trepidus, formidata) ;
le vocabulaire de l’agriculture, partout largement exploité, fournit diverses
variations.
[69]Fetatellusimpio
partueffuditarma, [Sén.Œdip.731]Sén.Œd.
vers 731.
[70] Tityos, [Stat.Th.1, 10]1, vers 710 ;
Antée, [Stat.Th.6,894]6, vers 894. Cf. supra.
[71] Th. [Stat.Th.1,359-360 ]1, vers 359-360 ; [Stat.Th.2,376-377]2, vers 376-377;
[Stat.Th.5,579]5,
vers 579 ; [Stat.Th.9,340-341]9, vers 340-341.
[72] Th. [Stat.Th.7,466-467]7, vers 466-467 ; [Stat.Th.7,579-580]vers 579-580 ; [Stat.Th.8,344-346]8, vers 344-346 ; [Stat.Th.9,153]9, vers 153, [Stat.Th.9,172-173]vers 172-173 ; [Stat.Th.11,406]11, vers 406 ; [Stat.Th.12,646-647]12, vers 646-647. Sur la fonction de ces serpents, S. Franchet
d’Espèrey (1999), p. 219-220. Les serpents de l’égide de Minerve ne sont
pas moins actifs : [Stat.Th.2,597]2, vers 597 ; [Stat.Th.8,518]8, vers 518, [Stat.Th.8,762-764]vers 762-764 ; [Stat.Th.12,606-609]12, vers 606-609.
[73] Le serpent de Némée est
comparé à la constellation (voir Ovide, Mét. 44-45) et à Python ([Stat.Th.5,529-533]Stace,
Th. 5, vers 529-533), puis à un serpent ordinaire
ravageant un nid ([Stat.Th.5,599-604]5, vers 599-604).
[74] De tels jeux
étymologiques sont fréquents chez Stace.
[75] Voir la façon dont est
décrit Étéocle : cernis, ut erectum torua sub fronte minetur, / saeuior
adsurgens (vers 186-187). Erectum ferait penser au serpent, en
raison des nombreux emplois semblables d’erigi ([Stat.Th.2,312]Th. 2,
vers 312 ; [Stat.Th.4,97]4, vers 97 ; [Stat.Th.8,518]8, vers 518 ; [Stat.Th.11,311]11, vers 311 ; [Stat.Th.12,608-609]12, vers 608-609).
Cependant torua sub fronte rappelle le Cyclope ([Verg.Aen.3,636]Virgile,
Aen. 3, vers 636) et, pour Stace, P. Papinii
Statii Thebaidos liber primus versione batava commentarioque exegetico
instructus, H. Heuvel (éd.]), Zutphen (Pays-Bas), 1932, p. 128,
« equi exultantis imaginem cum tauri oculis saeuis confundit poeta ».
Le bestiaire de Stace avec les marques de déshumanisation qu’il implique ne se
limite évidemment pas aux serpents : voir en particulier B. Kytzler, art. cité, 1962.
[76] D. Vessey, op. cit., 1973, p. 258.
[77] Stace, Thébaïde I-IV,
R. Lesueur (éd.), Paris, Les Belles Lettres, 1990, p. 148-149 (ad
IV, 571). « Fixés » conviendrait mieux que « figés ».
[78] Le point de départ de
Stace est une évocation, déjà passablement onirique, de Sénèque ([Sén.Œdip.586-618]Œd. vers 586-618). On
ne peut ici analyser comme elle le mériterait la progression dans la
concentration des thèmes sous-jacents.
[79] Aristarque considérait
comme inauthentique la partie de la nekuia homérique qui semble
impliquer une véritable visite des enfers : Minos sur son trône, Orion,
Tityos, Tantale, Sisyphe, etc. ([Hom.Od.11,565-626]Od. 11,
vers 565-626). Mais ce décalage même, cette incongruité crée l’atmosphère
onirique qui convient à l’évocation du royaume des morts. Telle était, je
crois, la lecture de Stace.
[80] Sur le thème de la
navigation, A.-M. Taisne, L’esthétique de Stace, Paris, Les Belles
Lettres, 1994, p. 146-153.
[81] Le rapprochement est dû
à F. Caviglia (éd.), op. cit., 1973, p. 112. On ne trouve
aucun écho ici chez Stace de l’ode[Hor.C.1,14] 1, 14 d’Horace,
également inspirée par cette pièce d’Alcée.
[82] Voir J.-C. de Nadaï, Rhétorique et poétique dans la Pharsale
de Lucain : la crise de la représentation dans la poétique antique,
Louvain, Peeters, 2000, en particulier la première partie, p. 13-172.
[83] F. Ripoll, art. cité, 2000, p. 47.
[85] K. Hamburger, op. cit., 1986, p. 234.
[86] Mériteraient une analyse
particulière les apostrophes à Méon ([Stat.Th.3,99-113]3, vers 99-113), à
Hoplée et Dymas ([Stat.Th.10,445-448]10, vers 445-448),
aux frères ([Stat.Th.11,874-879]11, vers 874-879) et
à la Thébaïde ([Stat.Th.12,810-819]12, vers 810-819).
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