L’écriture juridique d’Ovide
des élégies amoureuses (Amours et Héroïdes)
aux Tristes de l’exil

   

Anne Videau

 

Deux faits permettent de mettre en perspective la question d’une « écriture juridique » chez l’auteur des Métamorphoses. Tout d’abord la connaissance que nous avons – au contraire de la plupart des poètes latins classiques – de sa formation et de sa carrière par le biais de deux documents, d’une part, son élégie autobiographique des Tristes (4, 10)[Ov.Tr.4,10] et le témoignage de Sénèque le Père ou le Rhéteur sur sa présence parmi les déclamateurs qu’il a entendus, d’autre part, la mutation du droit dans son moment d’activité poétique. L’élégie autobiographique 4,10[Ov.Tr.4,10] des Tristes résume sa carrière : en revêtant le laticlave de pourpre (v. 29)[Ov.Tr.4,10,29], « Nason » se destine initialement comme son frère à la carrière politique, mais son choix s’oriente finalement et définitivement vers la poésie et il se contente de l’angusticlave (v. 35)[Ov.Tr.4,10,35] qui distingue l’ordre équestre ; sa carrière s’achève par la magistrature des triumviri capitales (v. 33-34)[Ov.Tr.4,10,33-34][1]. J. André spécifie en note dans son édition de la CUF[2] que ces magistrats sont « chargés de la surveillance des prisons et des exécutions ». R. Monier cite leur tribunal parmi les tribunaux permanents : « Ils interviennent, dit-il, dans le sacramentum »[3], ou « action par ‘ enjeu sacré ’ »[4], ainsi que dans certains cas de manus iniectio[5] dont nous reparlerons plus loin. Ovide indique donc là les limites de son exercice des matières juridiques dans la réalité qu’il a vécue. On sait que Sénèque le Rhéteur témoigne d’un autre type d’application de sa connaissance du droit. Dans cinq passages de ses Controverses et Suasoires[6], probablement de 34 après J.-C., il fait allusion à l’influence des déclamateurs sur le poète et à l’influence de celui-ci, en retour, sur les déclamateurs : Controverses 2, 2, 8-12[Sen.Contr.2,2,8-12] ; 9, 5, 17[Sen.Contr.9,5,17] ; 10, 4, 25[Sen.Contr.10,4,25] ; exc. Contr. 3, 7[Sen.exc.Contr.3,7] ; Suas. 3, 7[Sen.Suas.3,7]. Si la suasoire se définit comme discours de persuasion adressé à un personnage, historique ou mythique, l’engageant à telle action, la controverse est une cause fictive. Dans la présentation de Sénèque le Rhéteur, en tête de chaque controverse, sont posées la situation juridique des protagonistes et la ou les lois sous le coup de laquelle / desquelles tombe l’acte de l’accusé. Sont mentionnés alors successivement : les arguments des différents déclamateurs étayant soit la culpabilité soit l’innocence de l’accusé, la diuisio, l’« organisation », de ces arguments choisie par eux, enfin leurs colores, c’est-à-dire les motifs particuliers qui confèrent une « tonalité » propre aux actes de l’accusé.

Seules les Controverses mettent en jeu le juridique de manière explicite. Or, Sénèque le Rhéteur commence par rapporter qu’« Ovide traitait rarement des controverses et seulement quand elles étaient éthiques ; il traitait plus volontiers des suasoires, car toute argumentation lui pesait »[7][Sen.Contr.2,2,9-12].

D’autre part, comme l’avait montré M. Ducos à propos du romanesque des situations mises en place dans ce type d’exercices[8], si la loi romaine, une loi précise, peut servir de point de départ à l’élaboration de telle d’entre elles ‑ c’était par exemple le cas dans la Controverse 4, excerpt. 8[Sen.Exc.Contr.4,8] : « Le patron qui réclame à l’un de ses affranchis des services auxquels il a renoncé », « Au cours de la guerre civile, un patron vaincu et proscrit se réfugia chez son affranchi. Celui-ci l’accueillit et lui demanda de le tenir quitte de ses services Le patron y consentit par écrit. Rétabli dans ses biens, il exige ses services. L’affranchi fait objection. », où la loi invoquée était tirée de l’Édit du préteur, Per uim metumque gesta irrita sint[9] ‑, il pouvait tout aussi bien s’agir de lois grecques ou de lois fantaisistes. Par conséquent, si Ovide n’était pas tenté par l’exercice du droit, il allait aussi spontanément vers ce qui, de ses exercices de formation, était le moins juridique, et ces exercices eux-mêmes, renvoyant relativement peu au fond juridique romain, privilégiaient en quelque sorte le débat sans s’astreindre à la référence juridique en vigueur[10].

En second préalable, un rappel peut être fait de ce qu’il en est de cette référence juridique au moment où compose le poète, à partir de ce qu’il en inscrit lui-même dans ses Métamorphoses. À l’issue du poème épique, au livre 15, Jupiter vient « réciter » – au sens classique du terme recitare – pour sa fille Vénus inquiète du sort fatal de son descendant César, le contenu qu’il a lu sur les ex aere et solido rerum tabularia ferro, sur « les archives du monde, d’airain et de fer massif »[Ov.Met.15,810;813-814] : « Gravés d’une pointe de diamant éternel les destins de [s]a race[11]. » Ces destins, ce sont l’apothéose de César, la vengeance qu’Octave tire de ses assassins, les guerres civiles, la conquête universelle du Prince. Enfin, passant de la guerre à la paix, Jupiter célèbre celui qui[Ov.Met.15,832-834] Pace data terris animum ad ciuilia uertet / iura suum legesque feret iustissimus auctor / exemploque suo mores reget […][12].Ovide loue ainsi dans son poème, en termes techniques : leges feret […] auctor, l’activité législatrice du Prince qu’il ne dissocie pas de son œuvre morale : « Ayant donné la paix au monde, il tournera ses pensées vers la juridiction de la cité et il proposera des lois en rapporteur plein de justice, il règlera les mœurs sur son propre modèle. » Cette prophétie mérite d’être rapprochée du tout début du livre 1. Deux métaphores y sont choisies pour caractériser le rapport des éléments dans le chaos originel[13] ; d’abord une métaphore guerrière, les éléments sont en lutte : obstabat aliis aliud, pugnabant[Ov.Met.1,17-20][14] ; puis, au moment où l’intervention du deus associé à la melior natura amène une issue, à la métaphore guerrière Ovide vient en substituer une nouvelle[Ov.Met.1,21] [15] :

Hanc deus et melior litem natura diremit.

Ce débat[16], le dieu, avec la nature la meilleure, le trancha ».

Les Métamorphoses s’ouvrent donc sur une représentation métaphorique juridique de la mise en ordre du chaos en cosmos. Au dieu originel qui joue le rôle de juge en tranchant fait pendant l’activité législatrice d’Auguste, Pater patriae, assimilé aussi dans les Tristes à Jupiter Optimus Maximus[17]. Cette activité législatrice est rapportée par lui-même dans ses Res Gestae[August.ResGest.2,8][18] :

Legibus nouis latis complura exempla maiorum exolescentia iam ex nostro usu reuocaui et ipse multarum rerum exempla imitanda posteris tradidi.

En proposant des lois nouvelles, j’ai remis en usage maints exemples de nos ancêtres tombés en désuétude dans nos pratiques et j’ai transmis moi-même à la postérité bien des conduites exemplaires à imiter.

Suétone rapporte que les Res gestae devaient être gravées à la mort du Prince sur des tables d’airain pour être placées devant son mausolée[19]. Les Tabularia lues par Jupiter dans les Métamorphoses incluent en quelque sorte les écrits même d’Auguste. Proposées par lui devant les comices tributes, ses lois comprennent, comme le rapporte encore Suétone, des lois somptuaires, des lois sur l’adultère (17 avant J.-C.), sur les atteintes à la pudeur (sodomie), sur la brigue et sur le mariage des ordres ; mais aussi[20] sur les affranchissements, les actes de violence, les réformes des procédures civiles et criminelles[21].

Parler de l’écriture juridique d’Ovide ce sera donc, dans ce double contexte d’une pratique juridique et d’une formation rhétorique particulières en même temps que d’une mutation historique du droit à un moment politique charnière, mesurer comment ses œuvres sont modelées par telle question de droit en fonction d’une réflexion, exacte ou libre, réaliste ou fictionnelle, à partir d’une loi donnée ou bien sur la loi en général, comment un lexique et une syntaxe juridique s’y déploieraient, en s’efforçant d’en expliquer le pourquoi. Sans recherche d’exhaustivité, seront proposés quelques « coups de sonde » dans les Amours et dans les Héroïdes « doubles » 20-21, les œuvres les plus proches des années d’études du poète, puis dans les Tristes où la résurgence massive du juridique s’organise autour de l’aventure autobiographique de l’exil qui constitue leur canevas.

Double apologie d’un genre de vie et d’une écriture

En tant que poète de l’amour et en tant qu’amoureux, le locuteur des Amours prend une posture apologétique dans l’élégie conclusive du livre, 1, 15[22][Ov.Am.1,15], se faisant le champion d’un genre de vie et de l’écriture qui lui correspond. L’accusateur est Liuor, littéralement « Jaunisse » :

Quid mihi Liuor edax ignauos obiicis annos ?

Pourquoi, rongeante Jaunisse, me reprocher d’oisives années ?

Le poème part d’une accusation où l’apostrophe à Liuor transcrit l’invective à Baskaniè que l’épigramme 28 de Callimaque écarte[Call.Epigr.28][23] :

Allez à la male heure, funestes enfants de l’Envie.

L’élégie1, 15[Ov.Am.1,15] s’inscrit donc globalement parmi les variations élégiaques autour de la recusatio callimachéenne des grands genres au profit des petits genres. La nequitia[Ov.Am.2,1,2][24] est déjà un trait du locuteur tibullien qui oppose sa uita iners au labor guerrier[25], mais chez ce poète, elle ne fait l’objet d’aucun jugement de valeur porté explicitement. Chez Properce, il arrive que le héros se montre « traîné dans l’infamie par toute la ville » et qu’il ait honte d’être « le jouet d’une maîtresse trompeuse », qu’il se rappelle qu’« un homme bien né doit avoir de la pudeur ». Il se réjouit de ne mourir peut-être pas turpi fractus amore, « brisé par un honteux amour». Son élégie 2, 30[Prop.2,30] évoque les critiques « des vieillards sévères » sur les festins avec Cynthie[26]. Ces formulations sont morales. Elles ne sont pas juridiques, au contraire de l’amorce citée des Amours, 1, 15[Ov.Am.1,15] ou encore du début de leur élégie 2, 17[Ov.Am.2,17] :

Siquis erit qui turpe putet seruire puellae,

illo conuincar iudice turpis ego,

S’il est quelqu’un pour trouver honteux de servir une fille,

son jugement me convaincra, moi, d’infamie,

où les positions de l’accusateur et du juge anonymes sont d’ailleurs superposées.

Dans les deux passages rapportés, la métaphore juridique reste ponctuelle, elle ne fait pas l’objet d’un développement.

Débats amoureux

Ce n’est pas le cas lorsqu’il s’agit de mettre en scène les relations amoureuses du héros.

Celui-ci s’y retrouve en effet toujours en position d’accusé, et, partant, d’apologie. Accusé de tromper sa puella avec la coiffeuse Cypassis, le poète amoureux répond[Ov.Am.2,7,2] :

Ergo ego sufficiam reus in noua crimina[27] semper ?

Ainsi donc, moi, j’encourrai encore et toujours des accusations ?[28]

De son côté, la jeune fille trompée dolet (v. 4)[Ov.Am.2,7,4], arguit (v. 6)[Ov.Am.2,7,6], insimulat (v. 13)[Ov.Am.2,7,13], obiicit (v. 18)[Ov.Am.2,7,18], jusqu’au serment final du jeune homme[Ov.Am.2,7,27-28] [29] :

Per Venerem iuro […]

me non admissi criminis esse reum.

Par Vénus, je jure […]

que je suis accusé d’un crime que je n’ai pas commis.

Dans ce contexte, le héros qualifie sa relation avec la coiffeuse Cypassis de furtum, de « larcin »[Ov.Am.2,8,3] [30] :

Et mihi iucundo non rustica cognita furto.

Toi dont un doux larcin m’a montré l’absence de naïveté.

et parle de furtiuae ueneris, de « plaisir dérobé ».

Ou bien il se fait accusateur de la puella qui le trompe, ainsi en 2, 5, 7-9[Ov.Am.2,5,7-9] :

O utinam arguerem sic ut uincere non possem !

Me miserum quare tam bona causa mea est ?

Felix qui quod amat defendere fortiter audit !

Ah ! si j’argumentais sans pouvoir triompher !

Pourquoi, malheureusement, ma cause est-elle si bonne ?

Heureux qui ose courageusement défendre ce qu’il aime !

et 11-12[Ov.Am.2,5,11-12] :

Ferreus est nimiumque suo fauet ille dolori

cui petitur uicta palma cruenta rea.

Il est de fer et il se complaît trop dans son ressentiment

celui qui recherche une palme sanglante en triomphant d’une accusée.

La métaphore se file ici quelque peu (arguerem, uicta, causa, defendere), oscillant entre le juridique et le guerrier (uincere, cruenta), et débouchant, dans l’emphase, sur les sentences parodiques Felix qui / Ferreus est, antinomiques, de béatification et d’invective. L’effet produit est « burlesque » dans l’écart entre le sérieux de la métaphore, le social, et le ludique du signifié, le privé, qui met en jeu une femme appartenant au monde interlope.

L’effet est plus net encore dans l’élégie 2, 2[Ov.Am.2,2]où la puella est, en revanche, accusée par son uir en titre sur le rapport du gardien, l’eunuque Bagoüs. Successivement, dans des conseils que le locuteur amoureux de la puella lui adresse, c’est Bagoüs qui est l’accusateur, mimant devant le uir de fausses incriminations destinées à cacher la véritable faute[Ov.Am.2,2,37-38][31] :

Tu contra obiicies quae tota diluat illa

et ueris falso crimine deme fidem.

Toi, de ton côté, dirige contre elle des reproches dont elle puisse aisément se laver

et, par de fausses accusations, enlève tout crédit à celle qui serait justifiée.

Il est le dénonciateur, index[32], apportant des « indices » ; puis le uir apparaît en juge à travers une sentence :

Culpa nec ex facili quamuis manifesta probatur

Iudicis illa sui tuta fauore uenit.

La faute, si évidente soit-elle, ne se prouve pas facilement.

Elle, elle est tranquillisée par la faveur de son juge, qui prépare le retournement dans la pointe finale, épigrammatique :

[…] in gremio iudicis illa sedet

Elle, elle est assise sur les genoux du juge.

dans laquelle la lascivité vient cohabiter avec la gravité des deux côtés de la coupe gremi / iudicis[33]. Cette mise en scène des rapports amoureux entre l’homme et la femme dans l’élégie des Amours – on remarquera que les mœurs homosexuelles, présentes chez Tibulle, et sujet central dans la bucolique, n’y entrent pas – peut être interprétée comme un renouvellement, chez Ovide, de la querela donnée par Horace comme originelle pour le genre. On se souvient de la formule qui l’expédie dans l’Art poétique[Hor.A.P.75-76][34] :

Versibus impariter iunctis querimonia primum

post etiam inclusa est uoti sententia compos.

Dans le premier volet de sa formule, Horace renvoie, comme on l’a dit, aux origines sociales des élégoï, elegi, comme mètre de l’épitaphe plaintive, ainsi dans cette inscription :

« J’ai connu la lumière qui aussitôt me fut ravie. Mon maître, ainsi, n’a pu faire de moi sa joie et je n’ai pu savoir, moi, pourquoi j’étais né »[CIL,12,912][35], mètre de lamentation des vivants sur le mort ou du mort sur lui-même. La querela – « déploration » – parcourt tant l’œuvre de Tibulle que celle de Properce et Ovide. Mais querela s’entend aussi, de même que querimonia, comme « doléance », « réclamation », « grief »[36], même si ce ne sont pas les termes qu’en droit, à l’époque classique, on utilise pour désigner l’accusation officielle portée en justice contre quelqu’un. Le locuteur des Amours est doublement placé en position d’accusé, comme poète et aussi comme amant. Si la formulation juridique de l’accusation de nequitia reste seulement esquissée, en revanche, la relation amoureuse ne prend forme, typique, que comme furtum – acte sanctionné depuis la Loi des XII Tables comme acte frauduleux visant à priver un propriétaire d’un bien meuble ou immeuble[37] –, comme « vol », susceptible de criminari, de susciter un crimen, une « accusation », d’« être incriminé » : elle place aussi bien l’homme que la femme en positions réversibles d’accusés et d’accusateurs[38]. Or, le recueil des Amours s’ouvre aussi avec le furtum qu’accomplit le dieu-enfant Cupidon sur le poème en cours d’écriture[Ov.Am.1,1,4][39] :

Dicitur atque unum surripuisse pedem,

On dit qu’il a subtilisé un pied,

et sur la plainte consécutive du poète, questus eram[40][Ov.Am.1,1,21], contre une prise de possession illicite, et sur son écrit :

Quis tibi saeue puer dedit hoc in carmine iuris ?

Qui, cruel enfant, t’a donné ce genre de droit sur mon poème ?

et sur lui-même[Ov.Am.1,1,5-6][41] :

Pieriduum uates non tua turba sumus.

Nous sommes l’inspiré des Piérides, pas ta troupe.

Argumentant par une série d’exemples de vols entre dieux, aux effets incongrus :

Et si Vénus enlevait ses armes à Minerve la blonde […] ?,

Qui armerait Phébus de la lance acérée quand Mars jouerait de la lyre ?,

le héros « lésé » termine sur une question formulée en termes de propriété d’un territoire spatial aussi bien que d’un attribut, dans la reprise du possessif tuum / tua en polyptote, avec la paronomase tuta[Ov.Am.1,1,15-16][42] :

An quod ubique tuum est ? Tua sunt Heliconia Tempe ?

Vix etiam Phoebo iam lyra tuta sua est !

Est-ce que ce qu’il y a partout est à toi ? Elle est à toi l’héliconienne Tempè ?

Tout juste si la lyre de Phébus est encore en sécurité !

Cette ouverture, où l’interpellation familière est comiquement alliée au registre mythique de l’inspiration poétique, annonce, comme on l’a souvent remarqué, la scène de soumission de Phébus au début des Métamorphoses[43]. Cupidon jouant avec l’arc qui vient de servir à Phébus pour terrasser Python est interpellé par le dieu :

Quidque tibi lasciue puer cum fortibus armis,

dixerat Ista decent umeros gestamina nostras.

Qu’as-tu à faire, enfant joueur, de ces vaillantes armes,

avait-il dit, c’est à mes épaules que leur port convient.

À quoi l’enfant rétorque en agissant de la même manière que vis-à-vis du poète des Amours[Ov.M.1,456-457et463-465][44] :

[…] Figat tuus omnia Phoebe,

te meus arcus ait quantoque animalia cedunt,

cuncta deo tanto minor est tua gloria nostra.

[…] Ton arc peut bien tout transpercer, Phébus,

le mien, c’est toi, dit-il, et autant tous êtres vivants te cèdent à toi,

dieu, autant ta gloire est au- dessous de la nôtre.

L’aventure épique de Phébus est formulée en termes de convenance (decent, v. 456[Ov.M.1,456]) et de puissance (cedunt, quasi-anagramme de decent ; gloria, v. 464-465[Ov.M.1,464-465]). Celle du héros des Amours est coulée dans ceux d’un débat juridique qui avorte, pour déboucher sur la domination violente de Cupidon.

Dans le premier recueil élégiaque de ses compositions, Ovide joue donc avec un code de référence commun aux jeunes gens de sa génération formés à la déclamation pour en tirer des effets d’incongruité burlesques. À supposer que l’usage de ce code tende à conférer une reconnaissance sociale à un type de relation jusque-là inconnu de l’expression poétique, c’est en mettant en évidence le conflit entre le désir (cupido) et la loi exprimée dans le lexique du droit.

Acontius et Cydippè, une controverse autour des lois sur le mariage : d’un débat religieux à un débat juridique

Avec l’histoire d’Acontius et Cydippé dans les Héroïdes 20-21, la délibération juridique est entée de manière beaucoup plus étroite sur des questions de droit, qui, tournant toujours autour de la relation entre homme et femme, ne se situent plus dans le registre de l’adultère mais dans celui du mariage.

Ovide emprunte l’histoire de ces jeunes gens au livre 2 des Aitia de Callimaque, qui la donne pour l’un des récits rassemblés par « le vieux Xénomèdès dans ses archives des mythes » de l’île de Céos[Call.Aet.3,54-55et74-77][45]. Elle s’inscrit dans le temps élégiaque de l’imminence[46] puisque « les bœufs étaient, dit le narrateur, sur le point de voir se refléter dans l’eau le coutelas aigu » pour célébrer le mariage de la jeune fille. Cette imminence provoque la fièvre de celle-ci, à trois reprises. Son père consulte alors l’oracle d’Apollon qui lui explique « le grave serment » qu’elle a prêté (v. 27) : « qu’elle aurait pour époux Acontios et pas un autre » (v. 25-26). Le dieu engage le père à respecter le serment de sa fille en louant l’équilibre du mariage noble qu’elle va contracter (Acontios descend des prêtres de Zeus Aristaios) ; ce que celui-ci exécute après avoir entendu le récit de la bouche de sa fille. Suit la narration du mariage, accompagnée de l’éloge des Acontiades, « grand nom de Ioulis ».

On voit donc que chez le poète hellénistique aucune délibération juridique n’est développée mais une dimension religieuse autour d’une étiologie. En revanche, chez Ovide, chacun des deux amants parle de « plaider sa cause » : chacune des Héroïdes du diptyque peut ainsi apparaître comme un volet d’une controverse. Acontius se plaint d’être accusé en son absence[Ov.H.20,81et93-94][47] :

Ignoras tua iura. Voca, cur arguor absens ?

[…]

Nunc reus infelix absens agor et mea cum sit

optima non ullo causa tuente perit.

Tu ignores tes droits. Cite-moi, pourquoi m’accuser absent ?

[...]

Maintenant, infortuné ! je suis, quoique absent déclaré coupable, et je perds parce que nul ne la défend la meilleure des causes.

Comme le commente R. Monier : « Dans la phase in iure, la procédure par défaut n’était pas admise : par suite, il était indispensable de permettre au demandeur (ici, Cydippé) de contraindre le défendeur (Acontius) à comparaître devant le magistrat, en utilisant l’in ius uocatio (citation devant le magistrat) : quiconque, rencontré hors de son domicile, n’obéissait pas à l’injonction : in ius te uoco (‘ je t’appelle devant le magistrat ’), pouvait être saisi en présence de témoins et conduit devant le magistrat. Dans la phase apud iudicem si l’une (des parties) ne comparaît pas avant midi et ne s’est pas fait valablement excuser, le juge doit donner gain de cause à la partie présente »[48]. Il cite la Loi des XII Tables 1, 6[Leg.XIITab.1,6] : Post meridiem praesenti litem addicito.

Ovide fait donc qu’Acontius se réfère littéralement sur ce point aux termes de la loi romaine, et la plus ancienne. Cydippè, quant à elle, plaide quasiment in utramque partem, puisqu’elle conclut aux vers 154-55[Ov.H.21,154-155][49] :

Cum bene promissi causa peracta mei est,

confiteor : timeo saeuae Latoïdos iram.

Quand la cause de ma promesse a bien été plaidée,

je l’avoue, je redoute la colère de la cruelle Létoïde.

C’est-à-dire qu’après s’être défendue de s’être engagée, elle reconnaît à l’inverse s’être engagée devant Diane. Mais d’abord, elle se plaint. Acontius dit à son propos : queraris (20, 36 ; 96)[Ov.H.20,36et 96] ; elle porte accusation : accuses (20, 81 ; 93-94)[Ov.H.20,81et93-94] de ce que le jeune homme lui cause du tort : noces (20, 37[Ov.H.20,37] ; 21, 57[Ov.H.21,57]), d’être la victime d’une iniuria (20, 95)[Ov.H.20,95]. Acontius explicite cela en posant son acte en termes juridiques romains[Ov.H.20,31-34][50] :

Sit fraus huic facto nomen dicarque dolosus […]

Qu’on donne à mon acte le nom de fraude et me dise coupable de dol […]

La définition du « dol » que reprend R. Monier[51] est donnée par Cicéron[Cic.Off.3,14,60][52] :

Cum ex [Aquillio] quaereretur quid esset « dolus malus », respondere : « Cum esset aliud simulatum aliud actum. »

Quand on demandait à Aquillius ce qu’était le « dolus malus », il répondait : « Quand est feinte une chose, une autre faite. »

Le dolus malus est susceptible d’entraîner une action en justice de dolo[53]. Il s’agit, dans le cas d’Acontius, de déterminer si son acte est un bonus dolus ou un malus dolus, puisque, dans le droit romain le plus ancien, tromper, par exemple pour obtenir un meilleur prix d’un objet, était considéré comme bonus dolus.

Dans ce débat, Acontius campe l’Amour dans le rôle de son jurisconsulte[Ov.H.20,32et113] : Consultoque fui iuris Amore uafer, et Diane dans le rôle de celui de Cydippé : Consulit ipsa tibi[54].

Ovide joue en même temps sur la polysémie du radical dol- puisque Cydippé accuse Acontius d’être cause qu’elle « souffre » physiquement, dolet : Cui meus est ulla parte dolere dolor[55],[Ov.H.20,4]au point que la rumeur l’accuserait de ueneficiis[56][Ov.H.21,54], crime évidemment châtié aussi par la loi[57]. Le débat porte donc d’abord sur le procédé d’Acontius. Il porte ensuite sur la nature et la valeur d’engagement des paroles prononcées par Cydippé. Pour Acontius, il y aurait eu sponsio[58] :

Verba licet repetas,

Inuenies illic id te spondere quod opto

te […] meminisse.

Tu peux répéter les mots,

Tu y trouveras que tu réponds ce dont je souhaite

que toi tu te souviennes.

C’est-à-dire que, selon le jeune homme, le texte l’engage, lui, en tant qu’il en est l’auteur, et que sa répétition (spondet) par Cydippé, l’engage, elle à son tour, en tant que réponse. On remarquera l’habileté d’Ovide qui n’inscrit nulle part la littéralité du texte prononcé. Il n’est évoqué que de manière allusive[59] :

Verba ferens doctis insidiosa notis.

[Une pomme] portant des mots-pièges en signes habiles.

Verba […] lecta, les mots lus[60][Ov.H.20,212-216]. Les deux poèmes sont élaborés autour de ce non-dit – de manière analogue aux Tristes qui voilent la réalité de la faute commise par « Nason » – Ovide[61]. Selon Acontius, ce sont des fiançailles, sponsalici, qui auraient été passées entre les deux jeunes gens. Cydippé s’est promise, c’est le point de départ de sa lettre :

Promissam satis est te semel esse mihi.

Il suffit que tu te sois promise une fois à moi.

Acontius revendique une pacta fides et se pose en debitus coniux (v. 9-10)[Ov.H.20,9-10], en époux « lié par obligation ». Le débat n’est donc pas posé seulement entre le jeune homme et la jeune femme autour de la promesse, mais aussi entre le jeune homme et son rival, chacun étant représenté, dans la lettre d’Acontius, comme défendant sa cause. Le rival[Ov.H.20,173] [62],

ferus hic pro causa pugnat iniqua.

ce cruel, combat pour son inique cause.

Si l’on se repère à ce qu’écrit R. Monier à propos des fiançailles, sponsalici, « accompagnées de rites religieux, elles consistaient dans l’ancien droit en contrats verbaux entre les deux chefs de famille (une sponsio consistant en l’échange d’une promesse de donner contre une promesse d’épouser) ou entre le père de la jeune fille et le fiancé, le consentement de la jeune fille étant tacite. Avant la fin de la République, une action de sponsu pouvait être engagée en cas de défaillance d’une partie, avec une indemnité »[63]. Varron, note-t-il encore, assimile la promesse de donner sa fille en mariage à la promesse « d’une somme d’argent »[64]. C’est cette promesse devant témoins[65], dans les règles du droit ancien, avec laquelle Acontius met en balance la promesse de Cydippé elle-même, dans les mêmes vers 159-161[Ov.H.20,159-161]de l’élégie 20 :

Haec mihi se pepigit Pater hanc tibi primus ab illa.

[…]

Promisit pater hanc Haec et iurauit amanti.

Elle, s’est promise à moi. À toi, son père l’a promise, tout de suite après elle.

[…]

Son père te l’a promise. Elle, s’est aussi jurée à son amant.

Le pronom haec insiste sur la vocation de Cydippé à être un sujet et non un objet. R. Monier écrit : « Primitivement, lorsque les fiancés étaient alieni iuris, les chefs de famille pouvaient les contraindre au mariage, mais sous l’Empire, on requiert, en outre, l’accord des volontés des deux époux[66]. » Son assertion est toutefois rectifiée par sa note 3, puisqu’il cite un juriste qui pense que le pater familias pouvait marier la jeune fille contre son gré. R. Monier répond en citant par deux fois la lex Iulia : « Le pater ne peut plus marier ses enfants malgré eux, et la lex Iulia, sous Auguste, avait permis au magistrat de contraindre le père qui s’opposait sans motif légitime au mariage de sa fille[67]. » Ainsi, la façon dont Ovide pose le débat entre Acontius et son rival reflèterait un conflit entre la loi ancienne et la loi nouvelle, absolument contemporaine (18 avant J.-C.) de la composition des Héroïdes (15  avant J.-C.), conflit que les vers 159-162 résument en faisant jouer les pronoms autour des verbes. Au vers 159, Haec mihi se, l’autonomie de Cydippè, et son engagement à Acontius sont détachés devant la trihémimère, avant le verbe pepigit, qui est encadré, de l’autre côté, par le groupe pater hanc tibi, avec un caractère binaire et un semi-parallélisme organisé autour de lui. Enfin, c’est en termes de propriété juridique qu’Acontius revendique ses droits sur Cydippè. La première de ses expressions adressée au rival[Ov.H.20,145-146][68] :

Quis tibi permisit nostras praecerpere messes ?

Ad segetem alterius quis tibi fecit iter ?,

Qui t’a permis de récolter avant nous nos moissons ?

Qui t’a donné accès aux semailles d’un autre ?,

renvoie à l’univers agraire archaïque romain tel qu’il est codifié dans les XII Tables. On verra par exemple la Table VII, 9[Leg.XIITab.7,9], rapportée par Pline[Plin.N.H.18,12][69] :

Frugem quidem aratro quaesitam furtim noctu pauisse ac secuisse puberi XII Tabulis capital erat […].

Avoir fait paître ou moissonner une récolte obtenue par labourage, en cachette, de nuit, était passible selon les XII Tables, pour un adulte, de la peine capitale […].

La seconde expression insiste sur la possession, sans métaphore, par la reprise de possessifs autour de la coupe, et sur le refus du geste de prise de possession du rival par la manus[Ov.H.20,147-149][70] :

Iste sinus meus est Mea turpiter oscula sumis

A mihi promisso corpore tolle manus

improbe tolle manus […].

R. Monier écrit : « […] à une époque où la langue latine ne possédait pas encore d’expression technique et abstraite pour désigner cette puissance (potestas), le pater familias indiquait ‘ par l’emploi du possessif ’ le rapport qui existait entre lui et la personne ou la chose placée sous son autorité »[71]. S’agit-il en outre de référence au mariage cum manu[72] où la jeune fille entre dans la famille du mari et est entièrement soumise à son autorité ? La formule du vers 152 (20)[Ov.H.20,152] n’est en tout cas pas ambiguë :

dominum res habet ista suum.

ce bien a son possesseur.

À travers la métaphore rurale, agricole, messes-seges, à travers les possessifs, Cydippè apparaît comme une res qui peut faire l’objet d’une réclamation judiciaire entre deux parties, Acontius et son rival, un litige qui aurait, selon le droit, à se dérouler devant le préteur. C’est ce litige que dessine le vers 151[Ov.H.20,151] :

Elige de uacuis quam non sibi uindicet alter.

Choisis-t’en une parmi les disponibles, qu’un autre ne revendique pas.

Ovide insère un verbe technique qu’explique R. Monier à partir de Gaius, 4, 16,[Gai.4,16]et Valerius Probus, 4, 6[Val.Prob.4,6], en donnant l’exemple d’un esclave : les deux plaideurs vont d’abord faire le geste de s’emparer de l’esclave litigieux, en affirmant solennellement qu’il leur appartient. Celui qui prenait l’initiative du procès (qui uindicabat) saisissait l’esclave et le touchait avec une baguette, et il déclarait : hunc ego hominem ex iure Quiritum meum esse aio […][73]. L’élégie 1, 4[Ov.Am.1,4] des Amours où la puella désirée par le poète dîne, érotiquement étendue près de son uir en titre, suppose le même schéma juridique. Le poète, jaloux, réclame ses droits en ces termes[Ov.Am.1,4,39-41][74]:

Oscula si dederis fiam manifestus amator

et dicam « Mea sunt » iniiciamque manum.

Si tu lui donnes des baisers, je me déclarerai publiquement l’amant

et je dirai : « [Ces baisers] m’appartiennent », et je poserai la main dessus.

Et encore en Amours 2, 5[Ov.Am.2,5,29-30][75] :

Quid facis exclamo Quo nunc mea gaudia differs ?

Iniiciam dominas in mea iura manus;

Que fais-tu, m’écriai-je, où emportes-tu là mes plaisirs ?

Je poserai une main de maître sur ce qui est mon droit.

La main devient l’instrument de la prise de possession du dominus sur ces biens aussi abstraits que concrets que sont baisers et plaisirs. Acontius demande d’ailleurs à frui, à « jouir », de Cydippè[Ov.H.20,74][76] :

Irata liceat dum mihi posse frui,

Pourvu que, toute colère que tu sois, je puisse jouir de toi,

tout aussi bien qu’Orphée, réclamant Eurydice aux Enfers dans les Métamorphoses, argumente son droit d’usage sur elle auprès de Pluton et de Proserpine[Ov.M.10,37][77] :

Pro munere poscimus usum.

Plutôt qu’un don, je réclame une jouissance.

L’histoire d’Acontius et Cydippé prend donc, chez Ovide, la forme d’un débat juridique  : débat entre Cydippé, plaignante, et Acontius, accusé, absent, autour de la décision à faire entre dolus bonus et dolus malus pour caractériser l’action du jeune homme ; débat entre Acontius et son rival pour faire triompher l’ancien droit matrimonial ou le nouveau, codifié naguère par le Prince. Cydippè apparaît là tantôt comme objet, par référence au droit de propriété et / ou à la potestas, tantôt comme sujet, quand Acontius revendique la validité de son engagement verbal comme sponsio, comme acte juridique à part entière. Ainsi, ce qui semblait s’inscrire dans un registre religieux chez Callimaque, une promesse protégée par la tutelle d’Artémis dans le temple de laquelle le texte avait été lu à haute voix par Cydippè, s’inscrit chez Ovide dans ce contexte juridique laïc, très contemporain. Diane est invoquée comme témoin[Ov.H.20,20][Ov.H.21,136][78] :

Non potes hoc factum teste negare dea

[…]

lingua […] praesentem testifica deam.

Tu ne peux nier ce fait qui a une déesse pour témoin

[...]

que ne languirait pris à témoin une déesse qui m’écoutait.

Si elle est bien à l’origine de la maladie de la jeune fille, on a vu aussi que l’accusation d’empoisonnement est suggérée contre Acontius. Le motif de la maladie d’amour, élégiaque, se profile en même temps. Il se met en place un style où la mise en relief des pronoms par répétition, rapprochement, détachement par des coupes diverses, parallélismes, etc., prend appui sur les rapports juridiques et vient les formuler plus fortement : Ovide créant ainsi ce que l’on peut appeler, avec Jakobson, « une poétique de la grammaire » du droit.

Les Tristes ou Ovide en proie au droit nouveau

Avec les Tristes, c’est sous la pression d’événements personnels qu’Ovide renoue, explicitement cette fois, avec la posture apologétique du locuteur élégiaque telle qu’elle a été mise en évidence plus haut dans les Amours. Tenue continuellement au long du recueil, cette posture est un des axes qui en forment l’armature. Sans remettre en cause sa culpabilité, le héros exilé argumente sur la nature de sa faute et sur la forme de châtiment qu’elle a entraîné ; son plaidoyer vise par là à la fois l’allègement de sa peine (un exil plus proche) et qu’elle soit rapportée (le retour).

Ovide instaure un débat sur la nature de sa faute. Il distingue et conjoint alternativement deux fautes : une faute « de papier », si l’on peut se permettre cet anachronisme, la composition immorale de l’Art d’aimer, et une faute indicible dont il n’indique jamais ni les circonstances, ni les protagonistes, ni la réalité exacte. En revanche, il travaille à en discerner la nature juridique. On fera ici une brève reprise des éléments avancés à ce propos par G. Focardi dans son article « Difesa, preghiera, ironia nel II Iibro dei Tristia di Ovidio »[79]. Y sont soumis à l’examen les termes de crimen, d’error, de scelus, de facinus et de culpa. Crimen ne réfère à l’indicible faute qu’en 3, 5 et 6[Ov.Tr.3,5et6] : son sens reste intermédiaire, indiscernable, entre «  chef d’accusation » et «  faute » dont la réalité a été établie. L’acte est clairement distingué du facinus et du scelus qui impliquent l’intention de nuire. Ovide choisit le terme d’error et tantôt fait de la fortuna l’origine de cet error[Ov.Tr.2,107-108][80] :

Scilicet in Superis etiam fortuna luenda est nec ueniam laeso numine casus habet.

C’est qu’ à l’égard des dieux d’en haut, même la fortune s’expie et quand une divinité est blessée le hasard n’a pas d’excuse.

tantôt du fatum[Ov.Tr.3,6;15;18][81] :

Me mea fata trahebant.

Mes destins m’entraînaient.

Seu ratio fatum uincere nulla ualet […].

Soit qu’aucune rationalité n’ait pouvoir de vaincre le destin […].

Fortuna, casus, fatum viennent successivement, moins excuser l’acte du héros que susciter l’apitoiement sur sa relégation. Ovide inscrit alternativement, voire simultanément, sa représentation dans un contexte tragique et religieux et/ou dans une réflexion laïque, philosophico-juridique. Quand il écrit[Ov.Tr.3,5,49][82] :

Inscia quod crimen uiderunt lumina plector,

Je suis frappé parce que mes yeux ont inconsciemment vu un acte délictueux,

il place son personnage dans la lignée mythique des héros inconscients voyeurs qu’il met en scène au livre 3 des Métamorphoses, tout ce livre étant parcouru par une interrogation sur le degré de responsabilité dans les fautes de chacun des personnages principaux : regard inconscient d’Actéon sur Diane, inconsciente hybris de Sémélé (ignara), mépris conscient de ses amoureux chez Narcisse, haine consciente de Penthée à l’égard de Dionysos et persévérance dans l’erreur[83]. À propos d’Actéon, le narrateur ovidien parle de Fortunae crimen (3, 176)[Ov.Met.3,176] mais dit aussi : sic illum fata ferebant, il reprend l’expression error non scelus[84]. En même temps, la présentation de sa faute est débattue rationnellement. Nason parle de sa stultitia, et se plaint[Ov.Tr.2,104][85] :

Cur imprudenti cognita culpa mihi ?

Pourquoi ai-je senti ma faute sans pouvoir la prévenir ?

G. Focardi rapproche de cet emploi la définition de la culpa dans le Digeste (9, 2, 31)[Dig.9,2,31] :

Culpam autem esse quod cum a diligente poterit non esse prouisum.

Quant à la culpa, c’est le fait de n’avoir pas su prévenir ce que l’attention aurait pu prévenir.

L’élégie 3, 6,[Ov.Tr.3,6,15-18et21] organise plus précisément encore le raisonnement dans ses vers 15-18 et 21, oscillant entre ratio et soumission au fatum :

Sed mea me in poenam nimirum fata trahebant

Omne bonae claudunt utilitatis iter

siue malum potui tamen hoc uitare cauendo

seu ratio fatum uincere nulla ualet.

Mais mes destins m’entraînaient à l’évidence vers mon châtiment :

ils ferment tout accès à ce qui peut servir au bien,

que j’aie pu éviter ce malheur par la prudence

ou qu’aucune rationalité n’ait force de vaincre le destin, [aie souvenir de moi].

Dans la première hypothétique, cauendo signifie que la « prudence », capacité de prévoir et de prévenir, aurait eu sa place dans les actes du protagoniste. La seconde dénie tout pouvoir aux calculs et aux raisonnements. Nason, surpris par la Fortune ou entraîné aveuglément par les destins, n’a pas su prévoir ce qu’il aurait pu prévoir peut-être. Sa faute n’est ni délit volontaire : facinus scelus, adikèma, ni pur accident peut-être, casus, error, atuchèma, mais peut-être amartèma, culpa-iniuria.

À la nature intermédiaire, voire indécidable, de sa faute correspond un châtiment ambigu et inouï. D’une part, il est décrit en des termes politiques et juridiques précis. Nason indique qu’il n’a pas été condamné par un tribunal ordinaire ni par le Sénat mais par un « édit »[Ov.Tr.2,135-136][86] :

Adde quod edictum quamuis immite minaxque,

attamen in poenae nomine lene fuit.

Ajoute que l’Édit si impitoyable et menaçant qu’il fût,

a été doux pourtant dans la dénomination de la peine.

Dans la relégation (assignation à résidence avec interdiction de s’éloigner), Nason énumère tout ce qu’il n’a pas perdu : ses biens (2, 129-130)[Ov.Tr.2,129-130], ses droits (4, 9, 11 : Caesar mihi iura reliquit)[Ov.Tr.4,9,11], sa citoyenneté (5, 4, 21)[Ov.Tr.4,21], la vie (!) (1, 2, 61)[Ov.Tr.1,2,61], témoignant ainsi que ce qui était encore vrai au moment des Amours[Ov.Am.1,10,37-42][87],

At si pulsassem minimum de plebe Quiritem

plecterer […],

Mais si j’avais frappé le moindre petit Quirite plébéien,

je serais châtié […],

qu’un citoyen frappe (tue ?) un citoyen, ne l’est plus sous Auguste.

Les Tristes semblent témoigner donc ainsi autour de leur auteur de l’évolution du droit pénal. Auguste blessé (laesus) l’a blessé en retour (2, 131-134)[Ov.Tr.2,131-134] ; à une offense supposée personnelle, il a répondu par une sanction personnelle. R. Monier précise à propos du terme d’« édit » : « Ce terme s’applique à des dispositions générales prises par l’Empereur comme magistrat suprême. Les decreta seront des décisions rendues par l’Empereur et le conseil impérial dans des affaires judiciaires[88]. »

La relégation, que l’exilé des Tristes situe au carrefour de la colère et de la clémence du Prince, mitissima Caesaris ira, est en même temps décrite comme la sanction émanée d’une personnalité divine, celle d’un Jupiter sur terre, par exemple au livre 2, vers 179[Ov.Tr.2,179] :

Parce precor fulmenque tuum fera tela reconde.

Épargne-moi, je t’en prie, et remise les traits cruels de ta foudre.

Cette représentation est également omniprésente, la puissance de ce Jupiter se déployant dans les éléments des paysages marins puis terrestres de l’exil[89]. L’expansion de la déclamation dans les armées de formation du poète autorise donc le jeu fictif avec les représentations juridiques. Celles-ci se déploient dans l’élégie ovidienne. En y recourant dans les Amours, Ovide rénove la querela élégiaque dans une parodie audacieuse où il rapproche la liberté du demi-monde (pour parler à la Paul Veyne) de la codification sérieuse du droit. Il transpose le registre du deuil dans celui de la doléance, au cœur d’un univers de tromperie, de furtum.

Les Héroïdes qui mettent toujours en scène les rapports entre homme et femme offrent, avec le diptyque épistolaire en forme de controverse Acontius – Cydippè, une autre réflexion sur la tromperie, mais sous des auspices plus sérieux. Elle semble marquée par un débat de société contemporain sur la femme comme sujet ou objet, porter la trace de la rénovation du droit conjugal. Ovide emprunte parfois des réflexions au droit, plus souvent invente une grammaire poétique qui rende compte de situations juridiques. En romanisant la cosmogonie des Métamorphoses, en faisant du deus des origines le juge qui tranche une lis, n’attire-t-il pas l’attention sur ce Prince qui, non content de se faire le rapporteur de toutes les lois, se fait le juge de tous les conflits et se confond avec la loi en tranchant jusque quand il est lui-même en cause : Ovide ne devient-il pas ainsi la proie réelle de la figure juridique que ses écrits modélisent ?



[1]Ov., Tr. 4, 10, 27-40[Ov.Tr.4,10,27-40] :

Interea tacito passu labentibus annis,

liberior fratri sumpta mihique toga est,

induiturque umeris cum lato purpura clauo ;

et studium nobis quod fuit ante manet,

iamque decem, uitæ frater geminauerat annos

cum perit et coepi parte carere mei.

Cepimus et teneræ primos ætatis honores,

eque uiris quondam pars tribus una fui.

Curia restabat claui mensura coacta est,

Maius erat nostris uiribus illud onus ;

nec patiens corpus nec mens fuit apta labor,

Sollicitæ fugax ambitionis eram

et petere Aoniæ suadebant tuta sorores

otia iudicio semper amata meo.

Les années cependant couraient à pas silencieux,

mon frère et moi avions pris la toge des hommes libres,

revêtu nos épaules de pourpre au laticlave ;

et nos goûts demeuraient tels que par le passé,

et mon frère déjà avait multiplié par deux dix ans de vie

quand il mourut, et je perdis alors une part de moi-même.

Je revêtis les premiers honneurs de la jeunesse,

fus un des triumvirs.

Restait la Curie : elle s'est pour moi bornée à l’angusticlave,

la charge en excédait mes forces ;

je n’avais ni le corps endurant ni l’esprit à l’effort,

fuyais l'inquiétude de l’ambition

et les sœurs aoniennes m'invitaient à chercher

les loisirs que, par goût, j’aimai toujours.

[2] Paris, 1966.

[3] R. Monier, Manuel élémentaire de droit romain, Paris, Domat-Monchrestien, t. I, 1947 ; t. II, 1954 ; t. I, p. 135.

[4] M. Ducos, Rome et le droit, Paris (Le livre de poche, Références), 1996, p. 121 : « consignation d’abord en espèces et plus tard par caution faite par les plaideurs entre les mains des tres uiri capitales pour instruire un procès ; la partie qui perdait sa cause perdait en même temps la somme consignée ».

[5] M. Ducos, op. cit., p. 123 : « mainmise », « l’une des actions de la loi, qui concerne le plus souvent la mainmise du créancier sur le débiteur qui ne s’acquitte pas d’une dette reconnue en justice ».

[6] Édité et traduit par H. Bornecque, Paris, Garnier, 1932 ; Paris, Aubier, rééd.1992.

[7] Contr. 2, 2, 9-12.

[8] Il s’agit du séminaire des années 2000-2002 du Groupe de stylistique latine.

[9] Édit perpétuel du préteur urbain, voir M. Ducos, op. cit., p. 17. M. Ducos précise qu’il est le « résultat d’une reconstruction opérée à la fin du siècle dernier par le romaniste allemand Otto Lenel à partir de commentaires conservés par le Digeste ». Voir O. Lenel, Das Edictum perpetuum, ein Versuch zu seiner Wiederherstellung, Leipzig, 1927 (1883) ; trad. franç., 2 vol., Paris, Duchemin, 1975 (1901).

[10] Par opposition, H.-I. Marrou fait remarquer à propos de la Rhétorique à Hérennius (Histoire de l’éducation dans l’Antiquité, t. II, p. 43) que l’auteur y préfère les « questions de droit maritime ou successoral ».

[11] Mét. 15, 810 ; 813-814.

[12] Mét. 15, 832-834.

[13] Mét. 1, 7.[Ov.Met.1,7]

[14] Mét. 1, 17-20 :

[…] nulli sua forma manebat,

obstabatque aliis aliud quia corpore in uno,

frigida pugnabant calidis umentia siccis,

mollia cum duris sine pondere habentia pondus.

[…] aucun élément ne conservait sa forme,

ils se contrecarraient l'un l'autre, car dans ce corps un,

les froids luttaient avec les chauds, les humides avec les secs,

les mous avec les durs, les pesants avec les sans poids.

[15] Mét. 1, 21.

[16] Voir DELL, lis : « débat juridique dans lequel chacune des deux parties produit ses témoins devant le juge ». Voir Cic., De off. 3, 35, 112 : diremere controuersiam.[Cic.Off.3,35,112]

[17] Voir A. Videau (-Delibes), op. cit., p. 257-272.

[18] Res gestae Diui Augusti 2, 8, éd. J. Gagé, Paris, 1977, et Loeb Classical Library, trad. F. W. Shipley, (1955) 1998.

[19] Div. Aug. 101, trad. P. Klossowski, Paris, 1959.[August.Res Gest.101]

[20]VoirR. Monier, t. I, p. 73.

[21] Div. Aug. 34.[August.Res Gest.34]

[22] On lira à ce propos l’article d’A. Deremetz, « Visage des genres dans l’élégie ovidienne », Élégie et épopée dans la poésie ovidienne (Héroïdes et Amours), en hommage à Simone Viarre, Lille, Presses de l’Université Charles de Gaulle-Lille III, 1999, p. 71-84.

[23] Callimaque, Épigrammes, Hymnes, texte ét. et trad. par E. Cahen, Paris, CUF, 1961 (1939).

[24] Am. 2, 1, 2.

[25] Tib., Él. 1, 1, 3 et 5.[Tib.1,1,3et5]

[26] Prop., Él. 2, 24, 7 et 16[Prop.2,24,7et16] ; ibid., 4[Prop.2,16,4] ; 1, 9, 33[Prop.1,9,33], où le héros conseille à Ponticus de renoncer au pudor maintenant qu’il aime et de chanter pour sa belle ; 3, 21, 33[Prop.3,21,33] ; 2, 30, 13-15[Prop.2,10,13-15].

[27] Le sens de crimen, comme dans les Tristes, évolue du sens d’« accusation » à celui de « faute ».

[28] Am. 2, 7, 2.

[29] Am. 2, 7, 27-28[Ov.Am.2,7,27-28] ; voir aussi 2, 8, 9[Ov.Am.2,8,9] : delinqui ; 11[Ov.Am.2,8,11] : peccatum ; v. 19 : peccasse.[Ov.Am.2,8,19]

[30] Am. 2, 8, 3.

[31] Am. 2, 2, 37-38.

[32] Ibid. 41 ; 53.[Ov.Am.2,2,41et53]

[33] Sur les effets produits par les tropes dans les Amours, de l’héroï-comique au burlesque, et sur leur signification, on verra L’élégie érotique romaine de Paul Veyne et son analyse sociologique et poétique.

[34] V. 75-76 : « Dans l’union de deux vers inégaux la plainte d’abord fut enserrée, puis encore l’expression du vœu exaucé. »

[35] CIL XII,  12, et voir supra.

[36] Voir DELL ad loc.

[37] Voir M. Ducos, op. cit., p. 101-103.

[38] Sur cette réversibilité propre à l’élégie, voir plus haut in « Élégie et retournements de fortune ».

[39] Am. 1, 1, 4.

[40] Ibid. 21.

[41] Ibid. 5-6.

[42] Am. 1, 1, 15-16.

[43] Voir par exemple I. Mervaut-Jouteur, Jeux de genre dans les Métamorphoses d’Ovide, Paris , Peeters, 2001, p. 99 sqq.

[44] Mét. 1, 456-457 ; 463-465.

[45] Aïtia 3, 53-55 ; 74-77.

[46] Voir ici même, « Les élégies tibulliennes, une poésie de la limite ».

[47] Hér. 20, 81 ; 93-94.

[48] TI, p. 38 ; puis p. 138-139.

[49] Hér. 21, 154-155.

[50] Hér. 20, 31-34.

[51] T. 2,  69 sqq.

[52] De off. 3, 14, 60.

[53] R. Monier, t. II, 5, 5.

[54] Hér. 20, 32 ; 113.

[55] Hér. 20, 4.

[56] Hér. 21, 54.

[57] Voir Dig. 48, 8 : Ad legem Corneliam de sicariis et ueneficiis.[Dig.48,8]

[58] Voir M. Ducos, op. cit., p. 106-108.

[59] Voir pour une interprétation en termes d’auto-référentialité la lecture d’A. Barchiesi, « Vers une histoire à rebours de l’élégie latine : les Héroïdes ‘ doubles ’ 16-21 », Élégie et épopée dans la poésie ovidienne (Héroïdes et Amours), en hommage à Simone Viarre, Lille, Presses de l’Université Charles de Gaulle-Lille III, 1999, p. 65 : « La menaçante présence / bsence de la formule du serment, souvent évoquée, jamais répétée, est une figure de l’immanence du modèle grec, tandis qu’Ovide hésite à iurare in uerba Callimachi. »

[60] Hér. 20, 212 ; 216.

[61] Voir H. Fugier, « Communication et structures textuelles dans les Tristes d’Ovide », Revue romane, XI, 1976, p. 74-98 et A. Videau (-Delibes), op. cit., p. 483-487.

[62] Hér. 20, 173.

[63] T. 1, p. 275-276.

[64] T. 2, p. 23.

[65] La leçon scripti […] pacti pour le vers 157 ne paraît pas tenable de ce fait.

[66] T. 1, p. 277.

[67] T. 1, p. 254.

[68] Hér. 20, 145-146.

[69] N.H. 18, 12.

[70] Hér. 20, 147-49.

[71] T.I, p. 249.

[72]R. Monier, T.I, p. 284 sqq.

[73] T.I, p. 140.

[74] Am. 1, 4, 39-41.

[75] V. 29-30.

[76] Hér. 20, 74 ; voir 70 : fructus.[Ov.H.20,70]

[77] Mét. 10, 37.

[78] Hér. 20, 20 ; 21, 136.

[79] Studi italiani di filologia classica 47, 1 et 2, 1975, p. 105 sqq. ; voir nos pages citées supra dans Les Tristes et l’élégie romaine.

[80] Tr. 2, 107-108.

[81] Tr. 3, 6, 15 ; 18.

[82] Tr. 3, 5, 49.

[83] Voir infra, in « Pour une sémiotique du livre 3 des Métamorphoses ».

[84] Tr. 3, 141-42, voir M. Drücker, Der verbannte Dichter und der Kaiser-Got. Studien zur Ovids späten Elegien, thèse, Heidelberg, 1975, p. 155.[Ov.Tr.3,141-142]

[85] Tr. 2, 104.

[86] Tr. 2, 135-136.

[87] Am. 1, 10, 37-42.

[88] T. 1, p. 76-77.

[89] Voir Les Tristes et l’élégie romaine, p. 257-268.

 

 

 

 


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