Deux faits permettent
de mettre en perspective la question d’une « écriture juridique »
chez l’auteur des Métamorphoses. Tout d’abord la connaissance que nous
avons – au contraire de la plupart des poètes latins classiques – de
sa formation et de sa carrière par le biais de deux documents, d’une part, son
élégie autobiographique des Tristes (4, 10)[Ov.Tr.4,10]
et le témoignage de Sénèque le Père ou le Rhéteur sur sa présence parmi les
déclamateurs qu’il a entendus, d’autre part, la mutation du droit dans son
moment d’activité poétique. L’élégie autobiographique 4,10[Ov.Tr.4,10] des Tristes résume sa
carrière : en revêtant le laticlave de pourpre (v. 29)[Ov.Tr.4,10,29], « Nason » se destine
initialement comme son frère à la carrière politique, mais son choix s’oriente
finalement et définitivement vers la poésie et il se contente de l’angusticlave
(v. 35)[Ov.Tr.4,10,35] qui distingue l’ordre
équestre ; sa carrière s’achève par la magistrature des triumviri
capitales (v. 33-34)[Ov.Tr.4,10,33-34][1].
J. André spécifie en note dans son édition de la CUF[2]
que ces magistrats sont « chargés de la surveillance des prisons et des
exécutions ». R. Monier cite leur tribunal parmi les tribunaux
permanents : « Ils interviennent, dit-il, dans le sacramentum »[3],
ou « action par ‘ enjeu sacré ’ »[4],
ainsi que dans certains cas de manus iniectio[5]
dont nous reparlerons plus loin. Ovide indique donc là les limites de son
exercice des matières juridiques dans la réalité qu’il a vécue. On sait que
Sénèque le Rhéteur témoigne d’un autre type d’application de sa connaissance du
droit. Dans cinq passages de ses Controverses et Suasoires[6],
probablement de 34 après J.-C., il fait allusion à l’influence des
déclamateurs sur le poète et à l’influence de celui-ci, en retour, sur les
déclamateurs : Controverses 2, 2, 8-12[Sen.Contr.2,2,8-12] ; 9, 5, 17[Sen.Contr.9,5,17] ; 10, 4, 25[Sen.Contr.10,4,25] ; exc. Contr. 3, 7[Sen.exc.Contr.3,7] ; Suas. 3, 7[Sen.Suas.3,7]. Si la suasoire se définit comme discours
de persuasion adressé à un personnage, historique ou mythique, l’engageant à
telle action, la controverse est une cause fictive. Dans la présentation de
Sénèque le Rhéteur, en tête de chaque controverse, sont posées la situation
juridique des protagonistes et la ou les lois sous le coup de laquelle /
desquelles tombe l’acte de l’accusé. Sont mentionnés alors
successivement : les arguments des différents déclamateurs étayant soit la
culpabilité soit l’innocence de l’accusé, la diuisio,
l’« organisation », de ces arguments choisie par eux, enfin leurs colores,
c’est-à-dire les motifs particuliers qui confèrent une « tonalité »
propre aux actes de l’accusé.
Seules les Controverses
mettent en jeu le juridique de manière explicite. Or, Sénèque le Rhéteur
commence par rapporter qu’« Ovide traitait rarement des controverses et
seulement quand elles étaient éthiques ; il traitait plus volontiers des
suasoires, car toute argumentation lui pesait »[7][Sen.Contr.2,2,9-12].
D’autre part, comme
l’avait montré M. Ducos à propos du romanesque des situations mises en
place dans ce type d’exercices[8],
si la loi romaine, une loi précise, peut servir de point de départ à
l’élaboration de telle d’entre elles ‑ c’était par exemple le cas dans la Controverse 4,
excerpt. 8[Sen.Exc.Contr.4,8] :
« Le patron qui réclame à l’un de ses affranchis des services auxquels il
a renoncé », « Au cours de la guerre civile, un patron vaincu et
proscrit se réfugia chez son affranchi. Celui-ci l’accueillit et lui demanda de
le tenir quitte de ses services Le patron y consentit par écrit. Rétabli dans
ses biens, il exige ses services. L’affranchi fait objection. », où la loi
invoquée était tirée de l’Édit du préteur, Per uim metumque gesta
irrita sint[9] ‑,
il pouvait tout aussi bien s’agir de lois grecques ou de lois fantaisistes. Par
conséquent, si Ovide n’était pas tenté par l’exercice du droit, il allait aussi
spontanément vers ce qui, de ses exercices de formation, était le moins
juridique, et ces exercices eux-mêmes, renvoyant relativement peu au fond
juridique romain, privilégiaient en quelque sorte le débat sans s’astreindre à
la référence juridique en vigueur[10].
En second préalable,
un rappel peut être fait de ce qu’il en est de cette référence juridique au
moment où compose le poète, à partir de ce qu’il en inscrit lui-même dans ses Métamorphoses.
À l’issue du poème épique, au livre 15, Jupiter vient
« réciter » – au sens classique du terme recitare –
pour sa fille Vénus inquiète du sort fatal de son descendant César, le contenu
qu’il a lu sur les ex aere et solido rerum tabularia ferro, sur
« les archives du monde, d’airain et de fer massif »[Ov.Met.15,810;813-814] : « Gravés d’une
pointe de diamant éternel les destins de [s]a race[11]. »
Ces destins, ce sont l’apothéose de César, la vengeance qu’Octave tire de ses
assassins, les guerres civiles, la conquête universelle du Prince. Enfin,
passant de la guerre à la paix, Jupiter célèbre celui qui[Ov.Met.15,832-834]
Pace data terris animum ad ciuilia uertet / iura suum legesque feret
iustissimus auctor / exemploque suo mores reget […][12].Ovide
loue ainsi dans son poème, en termes techniques : leges feret […]
auctor, l’activité législatrice du Prince qu’il ne dissocie pas de son
œuvre morale : « Ayant donné la paix au monde, il tournera ses
pensées vers la juridiction de la cité et il proposera des lois en rapporteur
plein de justice, il règlera les mœurs sur son propre modèle. » Cette
prophétie mérite d’être rapprochée du tout début du livre 1. Deux métaphores
y sont choisies pour caractériser le rapport des éléments dans le chaos
originel[13] ;
d’abord une métaphore guerrière, les éléments sont en lutte : obstabat
aliis aliud, pugnabant[Ov.Met.1,17-20][14] ;
puis, au moment où l’intervention du deus associé à la melior natura
amène une issue, à la métaphore guerrière Ovide vient en substituer une
nouvelle[Ov.Met.1,21] [15] :
Hanc deus et melior
litem natura diremit.
Ce débat[16],
le dieu, avec la nature la meilleure, le trancha ».
Les Métamorphoses
s’ouvrent donc sur une représentation métaphorique juridique de la mise en
ordre du chaos en cosmos. Au dieu originel qui joue le rôle de juge en
tranchant fait pendant l’activité législatrice d’Auguste, Pater patriae,
assimilé aussi dans les Tristes à Jupiter Optimus Maximus[17].
Cette activité législatrice est rapportée par lui-même dans ses Res Gestae[August.ResGest.2,8][18] :
Legibus nouis latis
complura exempla maiorum exolescentia iam ex nostro usu reuocaui et ipse
multarum rerum exempla imitanda posteris tradidi.
En proposant des lois
nouvelles, j’ai remis en usage maints exemples de nos ancêtres tombés en
désuétude dans nos pratiques et j’ai transmis moi-même à la postérité bien des
conduites exemplaires à imiter.
Suétone rapporte que
les Res gestae devaient être gravées à la mort du Prince sur des tables
d’airain pour être placées devant son mausolée[19].
Les Tabularia lues par Jupiter dans les Métamorphoses incluent en
quelque sorte les écrits même d’Auguste. Proposées par lui devant les comices
tributes, ses lois comprennent, comme le rapporte encore Suétone, des lois
somptuaires, des lois sur l’adultère (17 avant J.-C.), sur les
atteintes à la pudeur (sodomie), sur la brigue et sur le mariage des
ordres ; mais aussi[20]
sur les affranchissements, les actes de violence, les réformes des procédures
civiles et criminelles[21].
Parler de l’écriture
juridique d’Ovide ce sera donc, dans ce double contexte d’une pratique
juridique et d’une formation rhétorique particulières en même temps que d’une
mutation historique du droit à un moment politique charnière, mesurer comment
ses œuvres sont modelées par telle question de droit en fonction d’une
réflexion, exacte ou libre, réaliste ou fictionnelle, à partir d’une loi donnée
ou bien sur la loi en général, comment un lexique et une syntaxe juridique s’y
déploieraient, en s’efforçant d’en expliquer le pourquoi. Sans recherche
d’exhaustivité, seront proposés quelques « coups de sonde » dans les Amours
et dans les Héroïdes « doubles » 20-21, les œuvres les plus
proches des années d’études du poète, puis dans les Tristes où la
résurgence massive du juridique s’organise autour de l’aventure
autobiographique de l’exil qui constitue leur canevas.
Double apologie d’un genre de vie et
d’une écriture
En tant que poète de
l’amour et en tant qu’amoureux, le locuteur des Amours prend une posture
apologétique dans l’élégie conclusive du livre, 1, 15[22][Ov.Am.1,15], se faisant le champion d’un genre de vie
et de l’écriture qui lui correspond. L’accusateur est Liuor, littéralement
« Jaunisse » :
Quid mihi Liuor edax
ignauos obiicis annos ?
Pourquoi, rongeante
Jaunisse, me reprocher d’oisives années ?
Le poème part d’une
accusation où l’apostrophe à Liuor transcrit l’invective à Baskaniè que
l’épigramme 28 de Callimaque écarte[Call.Epigr.28][23] :
Allez à la male
heure, funestes enfants de l’Envie.
L’élégie1, 15[Ov.Am.1,15] s’inscrit donc globalement parmi les
variations élégiaques autour de la recusatio callimachéenne des grands
genres au profit des petits genres. La nequitia[Ov.Am.2,1,2][24]
est déjà un trait du locuteur tibullien qui oppose sa uita iners au labor
guerrier[25],
mais chez ce poète, elle ne fait l’objet d’aucun jugement de valeur porté
explicitement. Chez Properce, il arrive que le héros se montre « traîné
dans l’infamie par toute la ville » et qu’il ait honte d’être « le
jouet d’une maîtresse trompeuse », qu’il se rappelle qu’« un homme
bien né doit avoir de la pudeur ». Il se réjouit de ne mourir peut-être
pas turpi fractus amore, « brisé par un honteux amour». Son élégie
2, 30[Prop.2,30] évoque les critiques « des
vieillards sévères » sur les festins avec Cynthie[26].
Ces formulations sont morales. Elles ne sont pas juridiques, au contraire de
l’amorce citée des Amours, 1, 15[Ov.Am.1,15]
ou encore du début de leur élégie 2, 17[Ov.Am.2,17] :
Siquis erit qui turpe
putet seruire puellae,
illo conuincar iudice
turpis ego,
S’il est quelqu’un
pour trouver honteux de servir une fille,
son jugement me
convaincra, moi, d’infamie,
où les positions de
l’accusateur et du juge anonymes sont d’ailleurs superposées.
Dans les deux passages
rapportés, la métaphore juridique reste ponctuelle, elle ne fait pas l’objet
d’un développement.
Débats amoureux
Ce n’est pas le cas
lorsqu’il s’agit de mettre en scène les relations amoureuses du héros.
Celui-ci s’y retrouve
en effet toujours en position d’accusé, et, partant, d’apologie. Accusé de
tromper sa puella avec la coiffeuse Cypassis, le poète amoureux répond[Ov.Am.2,7,2] :
Ergo ego sufficiam
reus in noua crimina[27]
semper ?
Ainsi donc, moi,
j’encourrai encore et toujours des accusations ?[28]
De son côté, la jeune
fille trompée dolet (v. 4)[Ov.Am.2,7,4], arguit
(v. 6)[Ov.Am.2,7,6],
insimulat (v. 13)[Ov.Am.2,7,13], obiicit (v. 18)[Ov.Am.2,7,18], jusqu’au serment final
du jeune homme[Ov.Am.2,7,27-28] [29] :
Per Venerem iuro […]
me non admissi criminis
esse reum.
Par Vénus, je jure
[…]
que je suis accusé
d’un crime que je n’ai pas commis.
Dans ce contexte, le
héros qualifie sa relation avec la coiffeuse Cypassis de furtum, de
« larcin »[Ov.Am.2,8,3] [30] :
Et mihi iucundo non
rustica cognita furto.
Toi dont un doux
larcin m’a montré l’absence de naïveté.
et parle de furtiuae
ueneris, de « plaisir dérobé ».
Ou bien il se fait
accusateur de la puella qui le trompe, ainsi en 2, 5, 7-9[Ov.Am.2,5,7-9] :
O utinam arguerem sic
ut uincere non possem !
Me miserum quare tam
bona causa mea est ?
Felix qui quod amat
defendere fortiter audit !
Ah ! si
j’argumentais sans pouvoir triompher !
Pourquoi,
malheureusement, ma cause est-elle si bonne ?
Heureux qui ose
courageusement défendre ce qu’il aime !
et 11-12[Ov.Am.2,5,11-12] :
Ferreus est nimiumque
suo fauet ille dolori
cui petitur uicta
palma cruenta rea.
Il est de fer et il
se complaît trop dans son ressentiment
celui qui recherche
une palme sanglante en triomphant d’une accusée.
La métaphore se file
ici quelque peu (arguerem, uicta, causa, defendere), oscillant entre le
juridique et le guerrier (uincere, cruenta), et débouchant, dans
l’emphase, sur les sentences parodiques Felix qui / Ferreus est,
antinomiques, de béatification et d’invective. L’effet produit est
« burlesque » dans l’écart entre le sérieux de la métaphore, le
social, et le ludique du signifié, le privé, qui met en jeu une femme
appartenant au monde interlope.
L’effet est plus net
encore dans l’élégie 2, 2[Ov.Am.2,2]où la puella
est, en revanche, accusée par son uir en titre sur le rapport du
gardien, l’eunuque Bagoüs. Successivement, dans des conseils que le locuteur
amoureux de la puella lui adresse, c’est Bagoüs qui est l’accusateur,
mimant devant le uir de fausses incriminations destinées à cacher la
véritable faute[Ov.Am.2,2,37-38][31] :
Tu contra obiicies
quae tota diluat illa
et ueris falso
crimine deme fidem.
Toi, de ton côté,
dirige contre elle des reproches dont elle puisse aisément se laver
et, par de fausses
accusations, enlève tout crédit à celle qui serait justifiée.
Il est le
dénonciateur, index[32],
apportant des « indices » ; puis le uir apparaît en juge
à travers une sentence :
Culpa nec ex facili
quamuis manifesta probatur
Iudicis illa sui tuta
fauore uenit.
La faute, si évidente
soit-elle, ne se prouve pas facilement.
Elle, elle est
tranquillisée par la faveur de son juge, qui prépare le retournement dans la
pointe finale, épigrammatique :
[…] in gremio iudicis
illa sedet
Elle, elle est assise
sur les genoux du juge.
dans laquelle la lascivité
vient cohabiter avec la gravité des deux côtés de la coupe gremi / iudicis[33].
Cette mise en scène des rapports amoureux entre l’homme et la femme dans
l’élégie des Amours – on remarquera que les mœurs homosexuelles,
présentes chez Tibulle, et sujet central dans la bucolique, n’y entrent
pas – peut être interprétée comme un renouvellement, chez Ovide, de la querela
donnée par Horace comme originelle pour le genre. On se souvient de la formule
qui l’expédie dans l’Art poétique[Hor.A.P.75-76][34] :
Versibus impariter
iunctis querimonia primum
post etiam inclusa
est uoti sententia compos.
Dans le premier volet
de sa formule, Horace renvoie, comme on l’a dit, aux origines sociales des élégoï,
elegi, comme mètre de l’épitaphe plaintive, ainsi dans cette inscription :
« J’ai connu la
lumière qui aussitôt me fut ravie. Mon maître, ainsi, n’a pu faire de moi sa
joie et je n’ai pu savoir, moi, pourquoi j’étais né »[CIL,12,912][35],
mètre de lamentation des vivants sur le mort ou du mort sur lui-même. La querela
– « déploration » – parcourt tant l’œuvre de Tibulle que
celle de Properce et Ovide. Mais querela s’entend aussi, de même que querimonia,
comme « doléance », « réclamation », « grief »[36],
même si ce ne sont pas les termes qu’en droit, à l’époque classique, on utilise
pour désigner l’accusation officielle portée en justice contre quelqu’un. Le
locuteur des Amours est doublement placé en position d’accusé, comme
poète et aussi comme amant. Si la formulation juridique de l’accusation de nequitia
reste seulement esquissée, en revanche, la relation amoureuse ne prend forme,
typique, que comme furtum – acte sanctionné depuis la Loi des
XII Tables comme acte frauduleux visant à priver un propriétaire d’un
bien meuble ou immeuble[37] –,
comme « vol », susceptible de criminari, de susciter un crimen,
une « accusation », d’« être incriminé » : elle place
aussi bien l’homme que la femme en positions réversibles d’accusés et
d’accusateurs[38]. Or,
le recueil des Amours s’ouvre aussi avec le furtum qu’accomplit
le dieu-enfant Cupidon sur le poème en cours d’écriture[Ov.Am.1,1,4][39] :
Dicitur atque unum
surripuisse pedem,
On dit qu’il a
subtilisé un pied,
et sur la plainte
consécutive du poète, questus eram[40][Ov.Am.1,1,21], contre une prise de possession illicite,
et sur son écrit :
Quis tibi saeue puer
dedit hoc in carmine iuris ?
Qui, cruel enfant,
t’a donné ce genre de droit sur mon poème ?
et sur lui-même[Ov.Am.1,1,5-6][41] :
Pieriduum uates non
tua turba sumus.
Nous sommes l’inspiré
des Piérides, pas ta troupe.
Argumentant par une
série d’exemples de vols entre dieux, aux effets incongrus :
Et si Vénus enlevait
ses armes à Minerve la blonde […] ?,
Qui armerait Phébus
de la lance acérée quand Mars jouerait de la lyre ?,
le héros
« lésé » termine sur une question formulée en termes de propriété
d’un territoire spatial aussi bien que d’un attribut, dans la reprise du
possessif tuum / tua en polyptote, avec la paronomase tuta[Ov.Am.1,1,15-16][42] :
An quod ubique tuum
est ? Tua sunt Heliconia Tempe ?
Vix etiam Phoebo iam
lyra tuta sua est !
Est-ce que ce qu’il y
a partout est à toi ? Elle est à toi l’héliconienne Tempè ?
Tout juste si la lyre
de Phébus est encore en sécurité !
Cette ouverture, où
l’interpellation familière est comiquement alliée au registre mythique de
l’inspiration poétique, annonce, comme on l’a souvent remarqué, la scène de
soumission de Phébus au début des Métamorphoses[43].
Cupidon jouant avec l’arc qui vient de servir à Phébus pour terrasser Python
est interpellé par le dieu :
Quidque tibi lasciue
puer cum fortibus armis,
dixerat Ista decent
umeros gestamina nostras.
Qu’as-tu à faire,
enfant joueur, de ces vaillantes armes,
avait-il dit, c’est à
mes épaules que leur port convient.
À quoi l’enfant
rétorque en agissant de la même manière que vis-à-vis du poète des Amours[Ov.M.1,456-457et463-465][44] :
[…] Figat tuus omnia
Phoebe,
te meus arcus ait
quantoque animalia cedunt,
cuncta deo tanto
minor est tua gloria nostra.
[…] Ton arc peut bien
tout transpercer, Phébus,
le mien, c’est toi,
dit-il, et autant tous êtres vivants te cèdent à toi,
dieu, autant ta
gloire est au- dessous de la nôtre.
L’aventure épique de
Phébus est formulée en termes de convenance (decent, v. 456[Ov.M.1,456]) et
de puissance (cedunt, quasi-anagramme de decent ; gloria,
v. 464-465[Ov.M.1,464-465]). Celle du héros
des Amours est coulée dans ceux d’un débat juridique qui avorte, pour
déboucher sur la domination violente de Cupidon.
Dans le premier
recueil élégiaque de ses compositions, Ovide joue donc avec un code de
référence commun aux jeunes gens de sa génération formés à la déclamation pour
en tirer des effets d’incongruité burlesques. À supposer que l’usage de ce code
tende à conférer une reconnaissance sociale à un type de relation jusque-là
inconnu de l’expression poétique, c’est en mettant en évidence le conflit entre
le désir (cupido) et la loi exprimée dans le lexique du droit.
Acontius et Cydippè, une controverse
autour des lois sur le mariage : d’un débat religieux à un débat juridique
Avec l’histoire
d’Acontius et Cydippé dans les Héroïdes 20-21, la délibération juridique
est entée de manière beaucoup plus étroite sur des questions de droit, qui,
tournant toujours autour de la relation entre homme et femme, ne se situent
plus dans le registre de l’adultère mais dans celui du mariage.
Ovide emprunte
l’histoire de ces jeunes gens au livre 2 des Aitia de Callimaque, qui la
donne pour l’un des récits rassemblés par « le vieux Xénomèdès dans ses
archives des mythes » de l’île de Céos[Call.Aet.3,54-55et74-77][45].
Elle s’inscrit dans le temps élégiaque de l’imminence[46]
puisque « les bœufs étaient, dit le narrateur, sur le point de voir se
refléter dans l’eau le coutelas aigu » pour célébrer le mariage de la
jeune fille. Cette imminence provoque la fièvre de celle-ci, à trois reprises.
Son père consulte alors l’oracle d’Apollon qui lui explique « le grave
serment » qu’elle a prêté (v. 27) : « qu’elle aurait pour
époux Acontios et pas un autre » (v. 25-26). Le dieu engage le père à
respecter le serment de sa fille en louant l’équilibre du mariage noble qu’elle
va contracter (Acontios descend des prêtres de Zeus Aristaios) ; ce que
celui-ci exécute après avoir entendu le récit de la bouche de sa fille. Suit la
narration du mariage, accompagnée de l’éloge des Acontiades, « grand nom
de Ioulis ».
On voit donc que chez
le poète hellénistique aucune délibération juridique n’est développée mais une
dimension religieuse autour d’une étiologie. En revanche, chez Ovide, chacun
des deux amants parle de « plaider sa cause » : chacune des Héroïdes
du diptyque peut ainsi apparaître comme un volet d’une controverse. Acontius se
plaint d’être accusé en son absence[Ov.H.20,81et93-94][47] :
Ignoras tua iura.
Voca, cur arguor absens ?
[…]
Nunc reus infelix
absens agor et mea cum sit
optima non ullo causa
tuente perit.
Tu ignores tes
droits. Cite-moi, pourquoi m’accuser absent ?
[...]
Maintenant,
infortuné ! je suis, quoique absent déclaré coupable, et je perds parce
que nul ne la défend la meilleure des causes.
Comme le commente
R. Monier : « Dans la phase in iure, la procédure par
défaut n’était pas admise : par suite, il était indispensable de permettre
au demandeur (ici, Cydippé) de contraindre le défendeur (Acontius) à
comparaître devant le magistrat, en utilisant l’in ius uocatio (citation
devant le magistrat) : quiconque, rencontré hors de son domicile,
n’obéissait pas à l’injonction : in ius te uoco (‘ je
t’appelle devant le magistrat ’), pouvait être saisi en présence de
témoins et conduit devant le magistrat. Dans la phase apud iudicem si
l’une (des parties) ne comparaît pas avant midi et ne s’est pas fait
valablement excuser, le juge doit donner gain de cause à la partie
présente »[48]. Il
cite la Loi des XII Tables 1, 6[Leg.XIITab.1,6] :
Post meridiem praesenti litem addicito.
Ovide fait donc
qu’Acontius se réfère littéralement sur ce point aux termes de la loi romaine,
et la plus ancienne. Cydippè, quant à elle, plaide quasiment in utramque
partem, puisqu’elle conclut aux vers 154-55[Ov.H.21,154-155][49] :
Cum bene promissi
causa peracta mei est,
confiteor : timeo saeuae Latoïdos iram.
Quand la cause de ma
promesse a bien été plaidée,
je l’avoue, je
redoute la colère de la cruelle Létoïde.
C’est-à-dire qu’après
s’être défendue de s’être engagée, elle reconnaît à l’inverse s’être engagée
devant Diane. Mais d’abord, elle se plaint. Acontius dit à son propos : queraris
(20, 36 ; 96)[Ov.H.20,36et 96] ; elle
porte accusation : accuses (20, 81 ; 93-94)[Ov.H.20,81et93-94] de ce que le jeune homme lui cause
du tort : noces (20, 37[Ov.H.20,37] ; 21, 57[Ov.H.21,57]),
d’être la victime d’une iniuria (20, 95)[Ov.H.20,95].
Acontius explicite cela en posant son acte en termes juridiques romains[Ov.H.20,31-34][50] :
Sit fraus huic facto
nomen dicarque dolosus […]
Qu’on donne à mon
acte le nom de fraude et me dise coupable de dol […]
La définition du
« dol » que reprend R. Monier[51]
est donnée par Cicéron[Cic.Off.3,14,60][52] :
Cum ex [Aquillio]
quaereretur quid esset « dolus malus », respondere : « Cum
esset aliud simulatum aliud actum. »
Quand on demandait à
Aquillius ce qu’était le « dolus malus », il répondait :
« Quand est feinte une chose, une autre faite. »
Le dolus malus est
susceptible d’entraîner une action en justice de dolo[53].
Il s’agit, dans le cas d’Acontius, de déterminer si son acte est un bonus
dolus ou un malus dolus, puisque, dans le droit romain le plus ancien,
tromper, par exemple pour obtenir un meilleur prix d’un objet, était considéré
comme bonus dolus.
Dans ce débat,
Acontius campe l’Amour dans le rôle de son jurisconsulte[Ov.H.20,32et113] : Consultoque
fui iuris Amore uafer, et Diane dans le rôle de celui de Cydippé : Consulit
ipsa tibi[54].
Ovide joue en même
temps sur la polysémie du radical dol- puisque Cydippé accuse Acontius
d’être cause qu’elle « souffre » physiquement, dolet : Cui
meus est ulla parte dolere dolor[55],[Ov.H.20,4]au point que la rumeur l’accuserait de ueneficiis[56][Ov.H.21,54], crime évidemment châtié aussi par la loi[57].
Le débat porte donc d’abord sur le procédé d’Acontius. Il porte ensuite sur la
nature et la valeur d’engagement des paroles prononcées par Cydippé. Pour
Acontius, il y aurait eu sponsio[58] :
Verba licet repetas,
Inuenies illic id te
spondere quod opto
te […] meminisse.
Tu peux répéter les
mots,
Tu y trouveras que tu
réponds ce dont je souhaite
que toi tu te
souviennes.
C’est-à-dire que,
selon le jeune homme, le texte l’engage, lui, en tant qu’il en est l’auteur, et
que sa répétition (spondet) par Cydippé, l’engage, elle à son tour, en
tant que réponse. On remarquera l’habileté d’Ovide qui n’inscrit nulle part la
littéralité du texte prononcé. Il n’est évoqué que de manière allusive[59] :
Verba ferens doctis
insidiosa notis.
[Une pomme] portant
des mots-pièges en signes habiles.
Verba […] lecta, les mots lus[60][Ov.H.20,212-216]. Les deux poèmes sont élaborés autour
de ce non-dit – de manière analogue aux Tristes qui voilent la réalité
de la faute commise par « Nason » – Ovide[61].
Selon Acontius, ce sont des fiançailles, sponsalici, qui auraient été
passées entre les deux jeunes gens. Cydippé s’est promise, c’est le point de
départ de sa lettre :
Promissam satis est
te semel esse mihi.
Il suffit que tu te
sois promise une fois à moi.
Acontius revendique
une pacta fides et se pose en debitus coniux (v. 9-10)[Ov.H.20,9-10], en époux « lié par
obligation ». Le débat n’est donc pas posé seulement entre le jeune homme
et la jeune femme autour de la promesse, mais aussi entre le jeune homme et son
rival, chacun étant représenté, dans la lettre d’Acontius, comme défendant sa
cause. Le rival[Ov.H.20,173] [62],
ferus hic pro causa
pugnat iniqua.
ce cruel, combat pour
son inique cause.
Si l’on se repère à ce
qu’écrit R. Monier à propos des fiançailles, sponsalici,
« accompagnées de rites religieux, elles consistaient dans l’ancien droit
en contrats verbaux entre les deux chefs de famille (une sponsio
consistant en l’échange d’une promesse de donner contre une promesse d’épouser)
ou entre le père de la jeune fille et le fiancé, le consentement de la jeune
fille étant tacite. Avant la fin de la République, une action de sponsu pouvait
être engagée en cas de défaillance d’une partie, avec une indemnité »[63].
Varron, note-t-il encore, assimile la promesse de donner sa fille en mariage à
la promesse « d’une somme d’argent »[64].
C’est cette promesse devant témoins[65],
dans les règles du droit ancien, avec laquelle Acontius met en balance la
promesse de Cydippé elle-même, dans les mêmes vers 159-161[Ov.H.20,159-161]de l’élégie 20 :
Haec mihi se pepigit
Pater hanc tibi primus ab illa.
[…]
Promisit pater hanc
Haec et iurauit amanti.
Elle, s’est promise à
moi. À toi, son père l’a promise, tout de suite après elle.
[…]
Son père te l’a
promise. Elle, s’est aussi jurée à son amant.
Le pronom haec
insiste sur la vocation de Cydippé à être un sujet et non un objet.
R. Monier écrit : « Primitivement, lorsque les fiancés étaient alieni
iuris, les chefs de famille pouvaient les contraindre au mariage, mais sous
l’Empire, on requiert, en outre, l’accord des volontés des deux époux[66]. »
Son assertion est toutefois rectifiée par sa note 3, puisqu’il cite un
juriste qui pense que le pater familias pouvait marier la jeune fille
contre son gré. R. Monier répond en citant par deux fois la lex Iulia :
« Le pater ne peut plus marier ses enfants malgré eux, et la lex
Iulia, sous Auguste, avait permis au magistrat de contraindre le père qui
s’opposait sans motif légitime au mariage de sa fille[67]. »
Ainsi, la façon dont Ovide pose le débat entre Acontius et son rival
reflèterait un conflit entre la loi ancienne et la loi nouvelle, absolument
contemporaine (18 avant J.-C.) de la composition des Héroïdes
(15 avant J.-C.), conflit que les vers 159-162 résument en
faisant jouer les pronoms autour des verbes. Au vers 159, Haec mihi se,
l’autonomie de Cydippè, et son engagement à Acontius sont détachés devant la
trihémimère, avant le verbe pepigit, qui est encadré, de l’autre côté,
par le groupe pater hanc tibi, avec un caractère binaire et un
semi-parallélisme organisé autour de lui. Enfin, c’est en termes de propriété
juridique qu’Acontius revendique ses droits sur Cydippè. La première de ses
expressions adressée au rival[Ov.H.20,145-146][68] :
Quis tibi permisit
nostras praecerpere messes ?
Ad segetem alterius quis tibi fecit iter ?,
Qui t’a permis de
récolter avant nous nos moissons ?
Qui t’a donné accès
aux semailles d’un autre ?,
renvoie à l’univers
agraire archaïque romain tel qu’il est codifié dans les XII Tables. On
verra par exemple la Table VII, 9[Leg.XIITab.7,9],
rapportée par Pline[Plin.N.H.18,12][69] :
Frugem quidem aratro
quaesitam furtim noctu pauisse ac secuisse puberi XII Tabulis capital erat […].
Avoir fait paître ou
moissonner une récolte obtenue par labourage, en cachette, de nuit, était
passible selon les XII Tables, pour un adulte, de la peine capitale […].
La seconde expression
insiste sur la possession, sans métaphore, par la reprise de possessifs autour
de la coupe, et sur le refus du geste de prise de possession du rival par la manus[Ov.H.20,147-149][70] :
Iste sinus meus est
Mea turpiter oscula sumis
A mihi promisso
corpore tolle manus
improbe tolle manus
[…].
R. Monier
écrit : « […] à une époque où la langue latine ne possédait pas encore
d’expression technique et abstraite pour désigner cette puissance (potestas),
le pater familias indiquait ‘ par l’emploi du possessif ’ le
rapport qui existait entre lui et la personne ou la chose placée sous son
autorité »[71].
S’agit-il en outre de référence au mariage cum manu[72]
où la jeune fille entre dans la famille du mari et est entièrement soumise à
son autorité ? La formule du vers 152 (20)[Ov.H.20,152]
n’est en tout cas pas ambiguë :
dominum res habet
ista suum.
ce bien a son
possesseur.
À travers la métaphore
rurale, agricole, messes-seges, à travers les possessifs, Cydippè
apparaît comme une res qui peut faire l’objet d’une réclamation
judiciaire entre deux parties, Acontius et son rival, un litige qui aurait,
selon le droit, à se dérouler devant le préteur. C’est ce litige que dessine le
vers 151[Ov.H.20,151] :
Elige de uacuis quam
non sibi uindicet alter.
Choisis-t’en une
parmi les disponibles, qu’un autre ne revendique pas.
Ovide insère un verbe
technique qu’explique R. Monier à partir de Gaius, 4, 16,[Gai.4,16]et Valerius Probus, 4, 6[Val.Prob.4,6],
en donnant l’exemple d’un esclave : les deux plaideurs vont d’abord faire
le geste de s’emparer de l’esclave litigieux, en affirmant solennellement qu’il
leur appartient. Celui qui prenait l’initiative du procès (qui uindicabat)
saisissait l’esclave et le touchait avec une baguette, et il déclarait : hunc
ego hominem ex iure Quiritum meum esse aio […][73].
L’élégie 1, 4[Ov.Am.1,4] des Amours où la puella
désirée par le poète dîne, érotiquement étendue près de son uir en
titre, suppose le même schéma juridique. Le poète, jaloux, réclame ses droits
en ces termes[Ov.Am.1,4,39-41][74]:
Oscula si dederis
fiam manifestus amator
et dicam « Mea
sunt » iniiciamque manum.
Si tu lui donnes des
baisers, je me déclarerai publiquement l’amant
et je dirai :
« [Ces baisers] m’appartiennent », et je poserai la main dessus.
Et encore en Amours
2, 5[Ov.Am.2,5,29-30][75] :
Quid facis exclamo
Quo nunc mea gaudia differs ?
Iniiciam dominas in mea iura manus;
Que fais-tu,
m’écriai-je, où emportes-tu là mes plaisirs ?
Je poserai une main
de maître sur ce qui est mon droit.
La main devient
l’instrument de la prise de possession du dominus sur ces biens aussi
abstraits que concrets que sont baisers et plaisirs. Acontius demande d’ailleurs
à frui, à « jouir », de Cydippè[Ov.H.20,74][76] :
Irata liceat dum mihi
posse frui,
Pourvu que, toute
colère que tu sois, je puisse jouir de toi,
tout aussi bien
qu’Orphée, réclamant Eurydice aux Enfers dans les Métamorphoses,
argumente son droit d’usage sur elle auprès de Pluton et de Proserpine[Ov.M.10,37][77] :
Pro munere poscimus
usum.
Plutôt qu’un don, je
réclame une jouissance.
L’histoire d’Acontius
et Cydippé prend donc, chez Ovide, la forme d’un débat juridique : débat
entre Cydippé, plaignante, et Acontius, accusé, absent, autour de la décision à
faire entre dolus bonus et dolus malus pour caractériser l’action
du jeune homme ; débat entre Acontius et son rival pour faire triompher
l’ancien droit matrimonial ou le nouveau, codifié naguère par le Prince.
Cydippè apparaît là tantôt comme objet, par référence au droit de propriété
et / ou à la potestas, tantôt comme sujet, quand Acontius
revendique la validité de son engagement verbal comme sponsio, comme
acte juridique à part entière. Ainsi, ce qui semblait s’inscrire dans un
registre religieux chez Callimaque, une promesse protégée par la tutelle
d’Artémis dans le temple de laquelle le texte avait été lu à haute voix par
Cydippè, s’inscrit chez Ovide dans ce contexte juridique laïc, très
contemporain. Diane est invoquée comme témoin[Ov.H.20,20][Ov.H.21,136][78] :
Non potes hoc factum
teste negare dea
[…]
lingua […] praesentem
testifica deam.
Tu ne peux nier ce
fait qui a une déesse pour témoin
[...]
que ne languirait
pris à témoin une déesse qui m’écoutait.
Si elle est bien à
l’origine de la maladie de la jeune fille, on a vu aussi que l’accusation
d’empoisonnement est suggérée contre Acontius. Le motif de la maladie d’amour,
élégiaque, se profile en même temps. Il se met en place un style où la mise en
relief des pronoms par répétition, rapprochement, détachement par des coupes
diverses, parallélismes, etc., prend appui sur les rapports juridiques et vient
les formuler plus fortement : Ovide créant ainsi ce que l’on peut appeler,
avec Jakobson, « une poétique de la grammaire » du droit.
Les Tristes ou Ovide en proie au droit nouveau
Avec les Tristes,
c’est sous la pression d’événements personnels qu’Ovide renoue, explicitement
cette fois, avec la posture apologétique du locuteur élégiaque telle qu’elle a
été mise en évidence plus haut dans les Amours. Tenue continuellement au
long du recueil, cette posture est un des axes qui en forment l’armature. Sans
remettre en cause sa culpabilité, le héros exilé argumente sur la nature de sa
faute et sur la forme de châtiment qu’elle a entraîné ; son plaidoyer vise
par là à la fois l’allègement de sa peine (un exil plus proche) et qu’elle soit
rapportée (le retour).
Ovide instaure un
débat sur la nature de sa faute. Il distingue et conjoint alternativement deux
fautes : une faute « de papier », si l’on peut se permettre cet
anachronisme, la composition immorale de l’Art d’aimer, et une faute
indicible dont il n’indique jamais ni les circonstances, ni les protagonistes,
ni la réalité exacte. En revanche, il travaille à en discerner la nature
juridique. On fera ici une brève reprise des éléments avancés à ce propos par
G. Focardi dans son article « Difesa, preghiera, ironia nel II Iibro
dei Tristia di Ovidio »[79].
Y sont soumis à l’examen les termes de crimen, d’error, de scelus,
de facinus et de culpa. Crimen ne réfère à l’indicible
faute qu’en 3, 5 et 6[Ov.Tr.3,5et6] : son
sens reste intermédiaire, indiscernable, entre « chef d’accusation »
et « faute » dont la réalité a été établie. L’acte est clairement
distingué du facinus et du scelus qui impliquent l’intention de
nuire. Ovide choisit le terme d’error et tantôt fait de la fortuna
l’origine de cet error[Ov.Tr.2,107-108][80] :
Scilicet in Superis
etiam fortuna luenda est nec ueniam laeso numine casus habet.
C’est qu’ à
l’égard des dieux d’en haut, même la fortune s’expie et quand une divinité est
blessée le hasard n’a pas d’excuse.
tantôt du fatum[Ov.Tr.3,6;15;18][81] :
Me mea fata trahebant.
Mes destins
m’entraînaient.
Seu ratio fatum
uincere nulla ualet […].
Soit qu’aucune rationalité
n’ait pouvoir de vaincre le destin […].
Fortuna, casus,
fatum viennent
successivement, moins excuser l’acte du héros que susciter l’apitoiement sur sa
relégation. Ovide inscrit alternativement, voire simultanément, sa
représentation dans un contexte tragique et religieux et/ou dans une réflexion
laïque, philosophico-juridique. Quand il écrit[Ov.Tr.3,5,49][82] :
Inscia quod crimen
uiderunt lumina plector,
Je suis frappé parce
que mes yeux ont inconsciemment vu un acte délictueux,
il place son
personnage dans la lignée mythique des héros inconscients voyeurs qu’il met en
scène au livre 3 des Métamorphoses, tout ce livre étant parcouru par une
interrogation sur le degré de responsabilité dans les fautes de chacun des
personnages principaux : regard inconscient d’Actéon sur Diane,
inconsciente hybris de Sémélé (ignara), mépris conscient de ses
amoureux chez Narcisse, haine consciente de Penthée à l’égard de Dionysos et
persévérance dans l’erreur[83].
À propos d’Actéon, le narrateur ovidien parle de Fortunae crimen (3,
176)[Ov.Met.3,176] mais dit aussi : sic
illum fata ferebant, il reprend l’expression error non scelus[84].
En même temps, la présentation de sa faute est débattue rationnellement. Nason
parle de sa stultitia, et se plaint[Ov.Tr.2,104][85] :
Cur imprudenti cognita
culpa mihi ?
Pourquoi ai-je senti
ma faute sans pouvoir la prévenir ?
G. Focardi
rapproche de cet emploi la définition de la culpa dans le Digeste
(9, 2, 31)[Dig.9,2,31] :
Culpam autem esse
quod cum a diligente poterit non esse prouisum.
Quant à la culpa, c’est le fait de n’avoir pas su prévenir ce que
l’attention aurait pu prévenir.
L’élégie 3, 6,[Ov.Tr.3,6,15-18et21] organise plus précisément encore
le raisonnement dans ses vers 15-18 et 21, oscillant entre ratio et
soumission au fatum :
Sed mea me in poenam nimirum fata trahebant
Omne bonae claudunt
utilitatis iter
siue malum potui
tamen hoc uitare cauendo
seu ratio fatum
uincere nulla ualet.
Mais mes destins
m’entraînaient à l’évidence vers mon châtiment :
ils ferment tout
accès à ce qui peut servir au bien,
que j’aie pu éviter
ce malheur par la prudence
ou qu’aucune
rationalité n’ait force de vaincre le destin, [aie souvenir de moi].
Dans la première
hypothétique, cauendo signifie que la « prudence », capacité
de prévoir et de prévenir, aurait eu sa place dans les actes du protagoniste.
La seconde dénie tout pouvoir aux calculs et aux raisonnements. Nason, surpris
par la Fortune ou entraîné aveuglément par les destins, n’a pas su prévoir ce
qu’il aurait pu prévoir peut-être. Sa faute n’est ni délit volontaire : facinus / scelus,
adikèma, ni pur accident peut-être, casus, error, atuchèma,
mais peut-être amartèma, culpa-iniuria.
À la nature
intermédiaire, voire indécidable, de sa faute correspond un châtiment ambigu et
inouï. D’une part, il est décrit en des termes politiques et juridiques précis.
Nason indique qu’il n’a pas été condamné par un tribunal ordinaire ni par le
Sénat mais par un « édit »[Ov.Tr.2,135-136][86] :
Adde quod edictum
quamuis immite minaxque,
attamen in poenae
nomine lene fuit.
Ajoute que l’Édit si
impitoyable et menaçant qu’il fût,
a été doux pourtant
dans la dénomination de la peine.
Dans la relégation
(assignation à résidence avec interdiction de s’éloigner), Nason énumère tout
ce qu’il n’a pas perdu : ses biens (2, 129-130)[Ov.Tr.2,129-130],
ses droits (4, 9, 11 : Caesar mihi iura reliquit)[Ov.Tr.4,9,11], sa citoyenneté (5, 4, 21)[Ov.Tr.4,21], la vie (!) (1, 2, 61)[Ov.Tr.1,2,61], témoignant ainsi que ce qui était encore
vrai au moment des Amours[Ov.Am.1,10,37-42][87],
At si pulsassem
minimum de plebe Quiritem
plecterer […],
Mais si j’avais
frappé le moindre petit Quirite plébéien,
je serais châtié […],
qu’un citoyen frappe
(tue ?) un citoyen, ne l’est plus sous Auguste.
Les Tristes
semblent témoigner donc ainsi autour de leur auteur de l’évolution du droit
pénal. Auguste blessé (laesus) l’a blessé en retour (2, 131-134)[Ov.Tr.2,131-134] ; à une offense supposée
personnelle, il a répondu par une sanction personnelle. R. Monier précise
à propos du terme d’« édit » : « Ce terme s’applique à des
dispositions générales prises par l’Empereur comme magistrat suprême. Les decreta
seront des décisions rendues par l’Empereur et le conseil impérial dans des
affaires judiciaires[88]. »
La relégation, que
l’exilé des Tristes situe au carrefour de la colère et de la clémence du
Prince, mitissima Caesaris ira, est en même temps décrite comme la
sanction émanée d’une personnalité divine, celle d’un Jupiter sur terre, par
exemple au livre 2, vers 179[Ov.Tr.2,179] :
Parce precor
fulmenque tuum fera tela reconde.
Épargne-moi, je t’en
prie, et remise les traits cruels de ta foudre.
Cette représentation
est également omniprésente, la puissance de ce Jupiter se déployant dans les
éléments des paysages marins puis terrestres de l’exil[89].
L’expansion de la déclamation dans les armées de formation du poète autorise
donc le jeu fictif avec les représentations juridiques. Celles-ci se déploient
dans l’élégie ovidienne. En y recourant dans les Amours, Ovide rénove la
querela élégiaque dans une parodie audacieuse où il rapproche la liberté
du demi-monde (pour parler à la Paul Veyne) de la codification sérieuse du
droit. Il transpose le registre du deuil dans celui de la doléance, au cœur
d’un univers de tromperie, de furtum.
Les Héroïdes
qui mettent toujours en scène les rapports entre homme et femme offrent, avec
le diptyque épistolaire en forme de controverse Acontius – Cydippè, une autre
réflexion sur la tromperie, mais sous des auspices plus sérieux. Elle semble
marquée par un débat de société contemporain sur la femme comme sujet ou objet,
porter la trace de la rénovation du droit conjugal. Ovide emprunte parfois des
réflexions au droit, plus souvent invente une grammaire poétique qui rende
compte de situations juridiques. En romanisant la cosmogonie des Métamorphoses,
en faisant du deus des origines le juge qui tranche une lis,
n’attire-t-il pas l’attention sur ce Prince qui, non content de se faire le
rapporteur de toutes les lois, se fait le juge de tous les conflits et se
confond avec la loi en tranchant jusque quand il est lui-même en cause :
Ovide ne devient-il pas ainsi la proie réelle de la figure juridique que ses
écrits modélisent ?