Écriture du
droit ? Les poètes comiques écrivent le droit. Les comédies posent dans
leur argument des problèmes juridiques, mais les résolvent selon quel
droit ? Je voudrais montrer, dans un premier point qu’il s’agit d’un droit
imaginaire – évoquant certes les législations positives athéniennes ou
romaines – mais sans les reproduire exactement. En second lieu, si ce droit
fictif fournit en partie ses grandes lignes à l’intrigue, des allusions à des
procédures, des emprunts à la terminologie juridique sont créateurs d’effets
comiques.
L’intrigue consiste,
normalement, avec de nombreuses variantes, en une histoire d’amour, contrarié,
puis satisfait. Les obstacles qui séparent les deux partenaires mettent en jeu
le droit des personnes et celui des choses, à l’occasion le droit sacral et le
droit des gens.
Le droit des personnes
intervient constamment dans la mesure où le statut juridique des personnages
distribue leur rôle et motive leur action. Pour aboutir à la fin heureuse, les
personnages doivent par obligation agir, aider, s’opposer dans la logique de
leur condition légale toujours précisée. Le jeune homme, l’amoureux, se trouve,
la plupart du temps en puissance, soumis à la patria potestas ou à ce
qui équivaut en Grèce. L’obstacle réside, au moins une fois sur deux, dans le
père, détenteur de cette puissance et du patrimoine. L’objet de cet amour, la
fille, libre ou esclave, est, la plupart du temps soit, dans le premier cas, en
puissance, dans le second, res mancipi, en mainprise : pour elle,
l’enjeu de la comédie consistera parfois en un changement de statut, d’esclave,
de se faire affranchir (Lemnisélénis dans le Persa ; Philematium
dans la mostellaria) ou
reconnaître ingénue (Planesium du Curculion, Telestis de l’Epidicus,
les deux filles d’Hannon dans le Poenulus, Palaestra dans le Rudens,
je dois en oublier…), de métèque ou de pérégrine, citoyenne comme Glycerium
dans l’Andrienne ou encore Palaestra, de fille adoptive de pauvre, fille
légitime d’un couple riche, ce qui est encore juridique : c’est toujours
le cas de Glycerium-Pasibula dans l’Andrienne, et celui de Selenium dans
la Cistellaria. L’esclave, de par sa définition juridique, restera
constamment en service commandé, mais le vieux maître, en le plaçant auprès de
son fils, a partiellement délégué à celui-ci son autorité sur le serviteur,
lequel se voit dans l’obligation de satisfaire deux volontés contradictoires. Epidicus,
ou encore Geta du Phormion ou Dauos dans l’Andrienne, ne manquent
pas de s’en plaindre ; ils vivent dans un perpétuel dilemme : la
punition qui les menace quel que soit celui des deux partis qu’ils auront suivi[1],
mais ils ne peuvent pas ne rien faire. Les jeux sur l’esclavage ou la liberté,
le faux esclavage ou la fausse liberté permettent encore d’échafauder des ruses
qui fonctionnent comme des pièges à leno : vendre sans garantie à
un proxénète une citoyenne ingénue pour ensuite la revendiquer en liberté paraît
un moyen infaillible de faire rendre gorge au marchand de filles et de
plaisirs : c’est ce qui se passe dans le Persa. Inversement, amener
dans une maison close un esclave pourvu d’une forte somme et qui se fait passer
pour un homme libre, ensuite, avec des témoins, l’y surprendre permet de
poursuivre le tenancier pour corruption d’esclave et vol et d’obtenir de lui
gratuitement ce qu’autrement il aurait vendu fort cher : c’est ce que fait
Agorastoclès dans le Poenulus.
Le droit des
choses : le droit des choses intervient également, essentiellement dans
des contestations de propriété. Dans le Rudens, naît un débat sur la
possession d’un objet trouvé : l’esclave Gripus a pris dans ses filets une
valise pleine d’or et prétend la garder en vertu du droit de pêche qui garantit
la propriété du poisson pris au pêcheur, mais l’esclave Trachalion nie qu’une
valise puisse être considérée comme un poisson, qu’il existe un uidulus
piscis. La Vidularia semble avoir présenté des développements
similaires, mais celui du Rudens aboutit à une procédure d’arbitrage,
dont l’objet dévie avec le cas particulier de petits bijoux laissés sur une
enfant et susceptibles d’établir son identité. Les Ἐπιτρέποντες de
Ménandre posent une question semblable : celui qui a trouvé un enfant
abandonné et le donne lui-même à un couple d’esclaves peut-il garder ces petits
bijoux qui étaient sur le bébé ou doit-il les remettre également, au cas où ils
permettraient d’identifier cet enfant ? Là encore, une procédure
d’arbitrage occupe une partie de la pièce qui lui doit son titre.
D’autres
développements concernent le droit sacral, le droit pénal ou encore le droit
des gens. Droit sacral : caractère inviolable des temples, en particulier
de celui de vénus dans le Rudens,
asile dans les temples et sur les autels, les pénalités renforcées pour les
vols d’objets sacrés. L’esclave Scéparnion est terrorisé à l’idée d’être
poursuivi pour vol sacrilège, parce qu’il se retrouve avec dans les mains un
récipient appartenant au temple de Vénus. Droit pénal : celui qui
s’exerce dans le cadre de la juridiction domestique. Dans le Miles,
Scélédrus et Palestrion, en un sens complices des escapades de Philocomasium,
la compagne de leur maître, qu’ils n’ont pas su garder, ont de bonnes raisons
de craindre la croix. Si Scélédrus avait, ce qu’on arrive à lui faire
croire, confondu en fait Philocomasium avec sa sœur jumelle, surprise dans le
bras de son amant lors d’une incursion sur le toit du voisin, il se serait
rendu coupable de violation de domicile, de dommages en cassant des tuiles, de
violence sur une femme libre en tentant d’amener par la force chez le militaire
celle qu’il prenait pour Philocomasium. Tels sont les griefs, les items de la
plainte que détaille le voisin en menaçant Scélédrus de réclamer son châtiment
à son maître[2]. Droit
des gens : les Captifs, où un père a risqué de mettre à mort sans
le savoir un fils, mettent en cause le droit de prise à la guerre, qui fait que
Philocrate et Tyndare, le maître et l’esclave, tous deux prisonniers dans les Captifs,
peuvent être vendus par l’État étolien et devenir tous deux esclaves chez
Hégion ; de même, dans le Miles la légitimité de la servitude de
Palestrion auprès du militaire à qui il a été donné par des pirates qui l’avaient
capturé reste douteuse et l’on conçoit qu’il continue à servir son ancien
maître.
Ainsi l’intrigue se
nourrit-elle de donnée juridique et la pièce tend à se transformer en une sorte
de procès ou de suite de procès où sont examinés les droits et les prétentions
de chacun.
Je ne l’illustrerai
que par un seul exemple, que je ne prétendrai pas avoir pris au hasard, celui
du Rudens. Près de Cyrène, Démonès, un vieux clérouque athénien, dont la
ferme jouxte le temple de Vénus, constate avec son esclave Scéparnion les
dégâts dus à la tempête de la nuit précédente : ils voient au loin, dans
la mer deux filles qui luttent contre la noyade. Passent par là, entre autres,
Pleusidippe, un jeune Athénien, puis son esclave, tous deux à la recherche d’un
leno qui devait livrer à Pleusidippe, devant le temple de Vénus, une
fille pour laquelle il avait touché une partie du prix. Première donnée
juridique : l’obligation de mettre à la disposition du client une
marchandise pour laquelle des arrhes ont été versés. Manifestement Labrax, le leno
n’y satisfait pas. Les deux filles qui se débattaient dans la mer y ont
échappé, l’une d’elles, Palestra, est la maîtresse de Pleusidippe. Le leno
a voulu s’enfuir avec ses filles et tous ses biens durant la nuit, la tempête a
fait couler son vaisseau. Les deux filles sont recueillies dans le temple de
Vénus. La prêtresse envoie Ampélisca, la compagne de Palestra, avec une urne
demander de l’eau au voisin. Scéparnion prend l’urne pour aller l’emplir dans la
ferme ; quand il ressort, Ampélisca a disparu. Scéparnion craint d’être
victime d’une machination : on le trouvera avec l’urne sacrée, on
l’accusera de vol et on le mettra en prison ; il se précipite dans le
temple pour se débarrasser de son fardeau compromettant. En réalité, Ampélisca
s’était enfuie dans le temple parce qu’elle avait aperçu le leno et son
complice échappés eux aussi à la mer. Ils font irruption dans le temple pour y
enlever par la force les filles. Elles s’enfuient et se réfugient sur l’autel.
Démonès fait assurer leur protection par ses esclaves et chasser Labrax du
temple. Démonès l’accuse de sacrilège. Labrax revendique la propriété des
filles, Trachalion le défie d’aller devant un juge, la contestation se
prolonge, même si les gourdins des esclaves de Démonès tiennent en respect le leno,
tandis que Trachalion affirme que palaestra
est de naissance libre et athénienne. C’est l’amorce d’une uindicatio in
libertatem ou d’une ἀφαίρεσις εἰς ἐλευθερίαν. Pleusidippe survient, énonce les manquements aux
accords de vente à Labrax, qui les nie et, par une ἀπαγωγή ou manus iniectio, le proxénète est emmené
devant les juges. Un esclave de Démonès, Gripus, pendant ses heures de liberté,
est allé pêcher en haute mer malgré le gros temps ; il n’a pris aucun
poisson, mais traîne dans ses filets une lourde valise. Trachalion, qui a
reconnu la valise du leno et sait qu’elle contient les bijoux, signes de
reconnaissance de Palaestra, veut l’ôter à Gripus. Gripus invoque son droit de
pêche, les poissons appartiennent à qui les attrape, Trachalion rétorque qu’une
valise n’est pas un poisson : finalement, après un long échange
d’arguments, les deux parties décident de recourir à un arbitre. Gripus croit
astucieux de faire nommer arbitre Démonès, dont il cache que c’est son maître.
Commence une longue scène d’arbitrage, qui dévie de son objectif premier. De la
possession légitime ou non de toute la valise par Gripus, on passe seulement à
celle d’une cassette contenant les signes de reconnaissance. C’est en fait la
seconde phase de la uindicatio in libertatem. Palaestra décrit sans les
voir les objets qui doivent s’y trouver et Démonès vérifie la conformité de la
description et du contenu. Il découvre avec bonheur que Palaestra est sa propre
fille, qui lui avait été enlevée en bas âge. La pièce ne s’arrête pas là, car
le sort de la valise n’est pas réglé, Démonès entend la rendre à son légitime
propriétaire et pour calmer les appétits de Gripus, provisoirement, il rappelle
que tout ce qui est acquis par un esclave est acquis à son maître. Gripus va
trouver Labrax, de retour, et propose de lui révéler qui a sa valise si l’autre
lui promet, après marchandage, un talent. Le leno accepte, mais quand
Démonès la lui rend, il refuse de tenir sa promesse. Redevenu juge arbitre,
Démonès oblige Labrax à verser un talent dont il lui rétrocède la moitié pour
payer la liberté d’Ampélisca ; Démonès garde l’autre moitié pour se payer
de l’affranchissement de Gripus, puis il invite à dîner Labrax et Gripus :
c’est la fin de la comédie. Le droit y était presque toujours présent, dans
d’autres pièces, peut-être de façon moins marquée sa présence ne se dément
pas.
Cette présence de
données juridiques a amené les historiens et les historiens du droit à vouloir
les utiliser comme sources pour la connaissance du droit antique, et pour la palliata,
essentiellement du droit romain, comme on peut le constater par exemple chez
T. Mommsen. Ce qui a posé la question de savoir si ce droit était attique
ou romain, question âprement débattue à la fin du xixe et au début du xxe siècles.
La redécouverte de Ménandre a périodiquement ravivé le débat. Je n’entrerai pas
ici dans le détail des discussions entre les O. Frederhausen,
E. Costa, R. Dareste, L. Pernard et autres[3].
Je dirai simplement que leur méthode, comme l’a bien vu U. E. Paoli
est en général fondamentalement fausse et que les arguments tiennent souvent
plus du préjugé que de la lucidité[4].
L’erreur de méthode a consisté à vouloir donner une réponse globale sans
procéder au cas par cas – voir pour chaque donnée si elle ne pouvait être
que grecque ou que romaine. Quand L. Pernard ou O. Frederhausen
écrivent que, chez Plaute, les allusions aux sévices à l’égard des esclaves
sont un gage de romanité et que l’on compare, par exemple, à ce passage de
Ménandre où un maître met le feu autour d’un autel pour asphyxier l’esclave qui
s’y est réfugié et dont les plaintes traduisent la suffocation progressive, on
conclut qu’une idéalisation mal placée des Athéniens a aveuglé les chercheurs[5].
Pour aller vite, j’indiquerai tout de suite ma position : le fond juridique
réel dont s’inspire la palliata est plus grec que romain, si toutefois
il y a une différence discriminante, mais il s’agit, à la limite, d’un droit de
nulle part.
Plaute, de façon
volontairement incongrue, place de temps à autre, dans les cités grecques où il
situe son action des monuments romains et c’est ainsi qu’un parasite de Calydon
ou de Naupacte en Étolie envisage se faire débardeur près de la porte
Trigemina. Il use parfois du même procédé avec des détails légaux, il cite la lex
Laetoria ou ses conséquences, l’impossibilité de contracter des dettes aux
mineurs de vingt-cinq ans. Pour le reste la société représentée par les
personnages de la palliata, ce qu’on sait de leurs activités et de leur
mode de vie est parfaitement homogène de celle que dépeignent les orateurs
attiques dans leurs plaidoyers civils ; certaines ruses et pratiques
délictueuses ou immorales dont s’amuse la palliata ont leur pendant
exact dans des affaires judiciaires réelles[6].
Les règles d’organisation de cette société attique, c’est-à-dire leur droit,
auraient-elles pu être profondément modifiées par les adaptateurs ? Il ne
faut pas prêter trop d’importance à la romanisation superficielle qu’entraîne
le simple fait de s’exprimer en latin, il est sans conséquence que l’archonte
ou le stratège devienne un préteur, ces traductions semblent aussi consacrées
par l’usage diplomatique. Trouvera-t-on, moins superficiellement, des éléments
qui ne peuvent être que grecs ou que romains ?
J’envisagerai deux cas
particuliers l’épiclérat et la patria potestas.
L’épiclérat est une
particularité grecque, largement utilisée par Térence pour l’intrigue du Phormion.
Plaute ne mentionne jamais d’épiclère et Cécilius Statius, de son côté, a
transformé une épiclère ménandréenne en une épouse bien dotée[7].
Le montant des dots à Athènes est relativement bas et semble insuffisant pour
autoriser l’épouse à exercer un chantage tyrannique sur son mari. On a émis
l’hypothèse qu’Artémone de l’Asinaria, qui se qualifie elle-même
d’épouse bien dotée, était peut-être une épiclère dans le modèle grec, de même
la femme de Simon dans la Mostellaria, qui fait fuir autant qu’il peut
son mari de la maison : il y aurait alors chez l’auteur latin désir de
transformer une donnée juridique trop exotique pour la rendre compréhensible à
son public. Cependant la femme de Ménechme I est également dite uxor dotata
et ne peut être épiclère pour deux raisons : son père est vivant, et son
époux, né dans une autre cité, ne saurait appartenir à sa famille
paternelle ; un fragment de Ménandre mentionne tout de même une dot de dix
talents[8],
il n’est pas sûr que Plaute ait recouru à cette romanisation.
La patria potestas
est revendiquée par les juristes romains comme une particularité nationale.
Contrairement au Romain, qui n’est majeur qu’à la mort de son père, l’Athénien
atteint sa majorité à dix-huit ans lors de son inscription dans son dème. Ceci
ne vaut que pour les hommes, l’Athénienne doit toujours avoir un κύριος, son père ou
son mari, ce point comportant une difficulté. Le jeune homme du Mercator
peut menacer de s’exiler ou de s’enrôler comme mercenaire si on ne lui rend pas
sa maîtresse, le fils de Ménédème dans l’Heautontimoroumenos l’a
réellement fait, ils en auraient été empêchés à Rome. On ne comprend pas
pourquoi Alcésimarque dans la Cistellaria ou Pamphile de l’Andria
que leur père veut arracher à leur maîtresse en leur arrangeant contre leur
volonté un mariage, n’en font pas autant. La première explication serait bien
que les auteurs latins, cette fois, ont créé une situation juridique
romaine : cette explication ne tient guère pour deux raisons.
Premièrement, sans l’opposition du père et son pouvoir d’imposer un mariage
arrangé par lui on ne voit pas comment l’intrigue pourrait subsister.
Deuxièmement, chez Ménandre lui-même et non plus ses adaptateurs, dans le Georgos
imagine une situation semblable : un père qui veut soudainement imposer à
son fils le jour même et sans l’avoir jamais prévenu des noces avec une fille
autre que celle qu’il aime. Les pères Athéniens ont donc tout autant ce pouvoir
que ceux de Rome, la conduite de Clinias dans l’Heautontimoroumenos est
une transgression exceptionnelle. Plus d’un texte de Platon atteste la
sacralisation du père, qui, par d’autres moyens, met le fils dans l’obligation
d’obéir tout autant qu’à Rome.
Il n’y a pratiquement
pas, dans la palliata, de règles juridiques ayant une influence sur
l’action dramatique qui ne puissent être grecques. Beaucoup, d’ailleurs,
pourraient, être également romaines, car, présentés dans le flou de la comédie,
les systèmes juridiques des deux cités offrent beaucoup d’analogies. Le moment,
par exemple, où un père accorde sa fille et fixe la dot est souvent rendu avec
beaucoup de solennité et des paroles formulaires[9] :
παίδων ἐπ' ἀρότῳ γνησίων
δίδωμί σοὐγὼ τὴν ἐμαυτοῦ θυγατέρα.
Pour le fruit
d’enfants légitimes.
moi, je te donne ma
fille
On remarquera que la formule παίδων ἐπἀρότῳ γνησίων, qui
revient souvent à la fin des comédies de Ménandre et que donnent aussi les Lois
de Platon, se traduit en latin exactement par liberorum procreandorum causa,
formule du contrat de mariage romain.
Le droit grec dans la palliata
ne peut venir que des modèles de la Νέα. Mais ce droit, représenté en scène par Ménandre,
Diphile ou Philémon est-il véritablement et dans toute sa précision le droit
attique ? Je donnerai l’exemple de l’Ἀσπίς, comédie dont l’intrigue
repose tout autant sur le jeu de règles juridiques que celle du Rudens.
La scène comporte trois maisons qui sont habitées ou qui ont été habitées par
trois frères. dans la maison,
disons, de gauche vit l’aîné, Smikrinès, probablement pauvre, en tout cas
antipathique et d’une avarice extrême ; la maison du milieu est habitée
par Chaerestratos, riche et généreux, il a chez lui sa fille et un beau-fils,
Chaereas, né d’un premier mariage de sa femme ; le troisième frère, qui
occupait la maison de gauche, est mort dans la pauvreté ; il a laissé deux
enfants, un fils Cléostrate et une fille. Chaereas aimerait épouser celle-ci
tandis que Cléostrate serait l’époux rêvé pour sa cousine, la fille de
Chaerestratos. Malheureusement Cléostrate, à court d’argent et désireux de
pouvoir doter sa sœur s’est engagé comme mercenaire. Après une bataille, on n’a
plus retrouvé de lui qu’un cadavre défiguré et un bouclier bosselé que ramène
Daos, son esclave dévoué, avec le butin non négligeable que le jeune mercenaire
avait amassé. Intéressé par ce butin Smikrinès décide d’épouser la jeune sœur
du mort, sa nièce, devenue épiclère. Cette décision plonge dans la
consternation toute la famille et ruine les projets matrimoniaux, dont l’un, le
mariage de Chaereas, devait avoir lieu le jour même. Daos, le bon esclave rusé
invente une parade. Avec l’aide d’un faux médecin, Chaerestratos fera semblant
d’être soudainement très malade, puis de mourir. Sa fille, étant donné la
richesse de Chaerestratos, deviendra une épiclère dix fois plus intéressante
que sa cousine. Smikrinès abandonnera cette dernière et s’empressera de la
marier à Chaereas, pour pouvoir réclamer la main et l’héritage de sa nièce la
plus riche. À ce moment, le faux mort pourra ressusciter. La ruse fonctionne
très bien, si ce n’est que le retour du jeune soldat, qu’on avait cru mort à
tort la rend inutile.
On le voit,
l’institution de l’épiclérat est le moteur de l’intrigue, assortie de toutes
sortes de considérations juridiques énoncées par Smikrinès pour justifier ses
prétentions, en particulier sa position d’aîné. Smikrinès hypocritement feint
aussi de pleurer la mort de son neveu, regrettant, dit-il, de n’être pas parti
le premier, pour que Cléostrate hérite de ses biens. J. E. Karnezis, un historien du
droit grec, dans plusieurs articles, a montré qu’à peu près toutes les données
juridiques de la pièce étaient faussées[10].
La primogéniture à Athènes ne donne aucun avantage sur les collatéraux,
Chaerestratos pouvait tout autant se faire attribuer sa nièce que Smikrinès. En
cas de mort de Smikrinès, ses biens auraient été partagés également entre les
frères homopatriques ou leurs ayants droit et Cléostrate n’en aurait obtenu que
la moitié. Smikrinès s’adjuge immédiatement le butin de Cléostrate, qui pour
l’instant, doit rester entre les mains de la sœur de celui-ci, c’est-à-dire de
Chaerestratos, κύριος provisoire de sa nièce en l’absence de Cléostrate.
Sans doute pourrait-on considérer que c’est volontairement que Ménandre prête
de mauvais arguments légaux à Smikrinès, mais, dans ce cas, la partie adverse,
Chaerestratos conseillé par Daos, aurait beau jeu de les réfuter. Et il y a
plus important. Tout se passe comme si la prétention de Smikrinès sur sa nièce,
sur chacune de ses nièces successivement était exécutoire immédiatement. Il
n’en est absolument rien. Ce n’est pas parce qu’un proche parent masculin
réclame l’attribution d’une héritière qu’il en entre immédiatement en
possession ; la procédure d’ἐπιδικασία veut qu’il dépose sa demande auprès de l’archonte, qui l’instruira et la
décision d’envoi en possession sera prise par un conseil ou peut-être le
tribunal de l’Héliée. En tout cas, il s’agit d’une procédure longue, qu’on ne
peut représenter sur la scène et qui excède l’unité de temps d’un jour. En
réalité, la marche normale du droit et des procédures est incompatible avec le
cadre spatial et temporel d’une comédie de la Νέα ou de la palliata.
Prenons les
controverses de Sénèque le père. Avant la transcription des meilleurs moments
des déclamations, l’auteur a fait figurer le sujet, en général une histoire
abracadabrante, par exemple une vestale, condamnée pour avoir failli à ses
vœux, est jetée du haut de la roche Tarpéienne et atterrit vivante. La divinité
l’a-t-elle sauvée pour prouver son innocence ou faut-il la précipiter de
nouveau ? L’énoncé du problème est précédé du point de droit : incasta
deiciatur saxo, « que la vestale impure soit jetée du haut de la
roche »[11]. Nous
sommes bien renseignés sur le supplice réservé aux vestales fautives et elles
n’ont jamais été jetées de la roche Tarpéienne, mais enterrées vivantes. Le
maître de déclamation invente un droit fictif qui permettra des développements
intéressants. Le théâtre fait de même, invente le droit qui motivera les phases
de la narration dramatique, un droit en trompe-l’œil, qui a des analogies
fortesavecledroit réel, mais qui ne lui est nullement identique.
La comédie assure son
intrigue en recourant à des données juridiques, mais la tragédie aussi et
l’intrigue en elle-même pourrait n’être ni tragique ni comique : certes la
comédie connaît une fin heureuse, mais parfois la tragédie également et l’on a
pu montrer que la comédie reprenait souvent des schémas d’action ou des motifs
inventés par les auteurs tragiques. En revanche, la comédie fait un usage
spécifique du juridique comme source de comique : effet d’hypotypose,
comique de situation, de caractère, de parodie. Je me limiterai à quelques
exemples qu’on pourrait multiplier.
Lydus des Bacchides
dénonce la violence des élèves envers leur professeur et l’impossibilité
nouvelle pour l’éducateur d’appliquer les châtiments corporels
d’autrefois : il communique à sa récrimination toute sa vivacité en
imaginant une saynète où le précepteur blessé comparaît devant le tribunal domesticum :
prouocatur paedagogus[…] Itur iure dicto, « on assigne le
pédagogue[…] On se sépare après proclamation de la sentence ».
J’ai cité la liste des
griefs retenus, dans les Miles, par Périplectomène à l’encontre de
Scélédrus. Cette caractérisation juridique des méfaits reprochés à l’esclave
procure un effet de renversement comique, de retour de bâton. Scélédrus
risquait de causer une catastrophe en dénonçant la rencontre des amants qu’il
avait surprise : c’est lui qui maintenant se trouve en danger d’être poursuivi,
de devenir le dénonciateur dénoncé.
Labrax, le leno
du Rudens, tente d’échapper aux conséquences du serment qu’il a fait de
donner un talent à Gripus[12] :[Plaut.Rud.1380-1382]
Cedo quicum habeam iudicem,
ni dolo malo
instipulatus sis niue etiamdum < haud > siem
quinque et uiginti
annos natus.
Présenter quelqu’un
avec qui je puisse plaider :
je soutiens que ta
stipulation est de mauvaise foi,
et que je n’ai pas
encore ving-cinq ans.
On notera
l’enchaînement des mots techniques et l’allusion cocasse à la lex Laetoria,
par laquelle le vieux leno se prétend âgé de moins de vingt-cinq ans, ce
qui frapperait de nullité tous ses engagements. On songe à ces plaidoiries
parodiques imaginées par Rabelais où la suite des termes juridiques empilés au
hasard tient lieu de raisonnement. Hors l’énormité du mensonge, les paroles de
Labrax n’ont pas vraiment de sens, mais leur obscurité permet au chicaneur de
couvrir par un rideau de fumée ses délits, à l’auteur de parfaire la caricature
de son personnage.
L’emploi de termes
juridiques peut ressortir à la parodie. La parodie ajoute un degré à la mise en
abîme. Par le biais de la ruse, fondée sur l’illusion et qui introduit le
théâtre dans le théâtre, les acteurs incarnent des personnages qui, eux-mêmes,
au second degré, se donnent des rôles d’acteurs et se mettent, dans la parodie,
à tenir un discours encore différent de celui de leur rôle. En même temps, la
parodie, en décalage avec le contexte, introduit une incongruité, source de
comique. Les exemples de parodie juridique abondent : ils sont parfois
très développés, telle la loi qu’édictent les jeunes gens à la fin du mercator et qui interdit l’amour
aux vieillards[13], ou
encore, dans l’Asinaria, le contrat de location rédigé par le parasite
de Diabolus pour lui assurer l’exclusivité de Philénie, la fille louée à
l’année[14].
Sur une cinquantaine de vers, au subjonctif ou à l’impératif futur, modes de la
loi, se suivent les clauses (leges) à l’exagération bouffonne :
interdiction d’introduire dans la maison aucun autre homme que ceux qu’aura
invités le locataire ; interdiction de communiquer à l’extérieur, de
détenir tablettes et stylet, destruction des tableaux, qui pourraient
remplacer ; même vis-à-vis des invités de Diabolus, Philénie ne devra pas
les regarder sous peine d’être aveuglée, ne devra pas se moucher de peur que
son geste ne déguise un envoi de baiser, etc. La rigueur du juridisme en contraste avec
la futilité de l’objet accentue l’effet caricatural de la jalousie qui anime
Diabolus : c’est l’effet de la parodie, qu’accompagne un comique de
situation, puisque le spectateur sait déjà que Diabolus est évincé et le
contrat inutile.
Comme la tragédie et
peut-être plus souvent qu’elle, la comédie bâtit son intrigue sur des données
juridiques ou qui se donnent pour telles tandis que, dans le détail, métaphores
et parodies juridiques assurent des effets proprement comiques. On le constate.
Les explications sont-elles à chercher dans les affinités du droit et du
théâtre, constatables dans de nombreuses cultures ?