Droit et comédie

   

Jean-Christian Dumont

 

Écriture du droit ? Les poètes comiques écrivent le droit. Les comédies posent dans leur argument des problèmes juridiques, mais les résolvent selon quel droit ? Je voudrais montrer, dans un premier point qu’il s’agit d’un droit imaginaire – évoquant certes les législations positives athéniennes ou romaines – mais sans les reproduire exactement. En second lieu, si ce droit fictif fournit en partie ses grandes lignes à l’intrigue, des allusions à des procédures, des emprunts à la terminologie juridique sont créateurs d’effets comiques.

L’intrigue consiste, normalement, avec de nombreuses variantes, en une histoire d’amour, contrarié, puis satisfait. Les obstacles qui séparent les deux partenaires mettent en jeu le droit des personnes et celui des choses, à l’occasion le droit sacral et le droit des gens.

Le droit des personnes intervient constamment dans la mesure où le statut juridique des personnages distribue leur rôle et motive leur action. Pour aboutir à la fin heureuse, les personnages doivent par obligation agir, aider, s’opposer dans la logique de leur condition légale toujours précisée. Le jeune homme, l’amoureux, se trouve, la plupart du temps en puissance, soumis à la patria potestas ou à ce qui équivaut en Grèce. L’obstacle réside, au moins une fois sur deux, dans le père, détenteur de cette puissance et du patrimoine. L’objet de cet amour, la fille, libre ou esclave, est, la plupart du temps soit, dans le premier cas, en puissance, dans le second, res mancipi, en mainprise : pour elle, l’enjeu de la comédie consistera parfois en un changement de statut, d’esclave, de se faire affranchir (Lemnisélénis dans le Persa ; Philematium dans la mostellaria) ou reconnaître ingénue (Planesium du Curculion, Telestis de l’Epidicus, les deux filles d’Hannon dans le Poenulus, Palaestra dans le Rudens, je dois en oublier…), de métèque ou de pérégrine, citoyenne comme Glycerium dans l’Andrienne ou encore Palaestra, de fille adoptive de pauvre, fille légitime d’un couple riche, ce qui est encore juridique : c’est toujours le cas de Glycerium-Pasibula dans l’Andrienne, et celui de Selenium dans la Cistellaria. L’esclave, de par sa définition juridique, restera constamment en service commandé, mais le vieux maître, en le plaçant auprès de son fils, a partiellement délégué à celui-ci son autorité sur le serviteur, lequel se voit dans l’obligation de satisfaire deux volontés contradictoires. Epidicus, ou encore Geta du Phormion ou Dauos dans l’Andrienne, ne manquent pas de s’en plaindre ; ils vivent dans un perpétuel dilemme : la punition qui les menace quel que soit celui des deux partis qu’ils auront suivi[1], mais ils ne peuvent pas ne rien faire. Les jeux sur l’esclavage ou la liberté, le faux esclavage ou la fausse liberté permettent encore d’échafauder des ruses qui fonctionnent comme des pièges à leno : vendre sans garantie à un proxénète une citoyenne ingénue pour ensuite la revendiquer en liberté paraît un moyen infaillible de faire rendre gorge au marchand de filles et de plaisirs : c’est ce qui se passe dans le Persa. Inversement, amener dans une maison close un esclave pourvu d’une forte somme et qui se fait passer pour un homme libre, ensuite, avec des témoins, l’y surprendre permet de poursuivre le tenancier pour corruption d’esclave et vol et d’obtenir de lui gratuitement ce qu’autrement il aurait vendu fort cher : c’est ce que fait Agorastoclès dans le Poenulus.

Le droit des choses : le droit des choses intervient également, essentiellement dans des contestations de propriété. Dans le Rudens, naît un débat sur la possession d’un objet trouvé : l’esclave Gripus a pris dans ses filets une valise pleine d’or et prétend la garder en vertu du droit de pêche qui garantit la propriété du poisson pris au pêcheur, mais l’esclave Trachalion nie qu’une valise puisse être considérée comme un poisson, qu’il existe un uidulus piscis. La Vidularia semble avoir présenté des développements similaires, mais celui du Rudens aboutit à une procédure d’arbitrage, dont l’objet dévie avec le cas particulier de petits bijoux laissés sur une enfant et susceptibles d’établir son identité. Les Ἐπιτρέποντες de Ménandre posent une question semblable : celui qui a trouvé un enfant abandonné et le donne lui-même à un couple d’esclaves peut-il garder ces petits bijoux qui étaient sur le bébé ou doit-il les remettre également, au cas où ils permettraient d’identifier cet enfant ? Là encore, une procédure d’arbitrage occupe une partie de la pièce qui lui doit son titre.

D’autres développements concernent le droit sacral, le droit pénal ou encore le droit des gens. Droit sacral : caractère inviolable des temples, en particulier de celui de vénus dans le Rudens, asile dans les temples et sur les autels, les pénalités renforcées pour les vols d’objets sacrés. L’esclave Scéparnion est terrorisé à l’idée d’être poursuivi pour vol sacrilège, parce qu’il se retrouve avec dans les mains un récipient appartenant au temple de Vénus. Droit pénal : celui qui s’exerce dans le cadre de la juridiction domestique. Dans le Miles, Scélédrus et Palestrion, en un sens complices des escapades de Philocomasium, la compagne de leur maître, qu’ils n’ont pas su garder, ont de bonnes raisons de craindre la croix. Si Scélédrus avait, ce qu’on arrive à lui faire croire, confondu en fait Philocomasium avec sa sœur jumelle, surprise dans le bras de son amant lors d’une incursion sur le toit du voisin, il se serait rendu coupable de violation de domicile, de dommages en cassant des tuiles, de violence sur une femme libre en tentant d’amener par la force chez le militaire celle qu’il prenait pour Philocomasium. Tels sont les griefs, les items de la plainte que détaille le voisin en menaçant Scélédrus de réclamer son châtiment à son maître[2]. Droit des gens : les Captifs, où un père a risqué de mettre à mort sans le savoir un fils, mettent en cause le droit de prise à la guerre, qui fait que Philocrate et Tyndare, le maître et l’esclave, tous deux prisonniers dans les Captifs, peuvent être vendus par l’État étolien et devenir tous deux esclaves chez Hégion ; de même, dans le Miles la légitimité de la servitude de Palestrion auprès du militaire à qui il a été donné par des pirates qui l’avaient capturé reste douteuse et l’on conçoit qu’il continue à servir son ancien maître.

Ainsi l’intrigue se nourrit-elle de donnée juridique et la pièce tend à se transformer en une sorte de procès ou de suite de procès où sont examinés les droits et les prétentions de chacun.

Je ne l’illustrerai que par un seul exemple, que je ne prétendrai pas avoir pris au hasard, celui du Rudens. Près de Cyrène, Démonès, un vieux clérouque athénien, dont la ferme jouxte le temple de Vénus, constate avec son esclave Scéparnion les dégâts dus à la tempête de la nuit précédente : ils voient au loin, dans la mer deux filles qui luttent contre la noyade. Passent par là, entre autres, Pleusidippe, un jeune Athénien, puis son esclave, tous deux à la recherche d’un leno qui devait livrer à Pleusidippe, devant le temple de Vénus, une fille pour laquelle il avait touché une partie du prix. Première donnée juridique : l’obligation de mettre à la disposition du client une marchandise pour laquelle des arrhes ont été versés. Manifestement Labrax, le leno n’y satisfait pas. Les deux filles qui se débattaient dans la mer y ont échappé, l’une d’elles, Palestra, est la maîtresse de Pleusidippe. Le leno a voulu s’enfuir avec ses filles et tous ses biens durant la nuit, la tempête a fait couler son vaisseau. Les deux filles sont recueillies dans le temple de Vénus. La prêtresse envoie Ampélisca, la compagne de Palestra, avec une urne demander de l’eau au voisin. Scéparnion prend l’urne pour aller l’emplir dans la ferme ; quand il ressort, Ampélisca a disparu. Scéparnion craint d’être victime d’une machination : on le trouvera avec l’urne sacrée, on l’accusera de vol et on le mettra en prison ; il se précipite dans le temple pour se débarrasser de son fardeau compromettant. En réalité, Ampélisca s’était enfuie dans le temple parce qu’elle avait aperçu le leno et son complice échappés eux aussi à la mer. Ils font irruption dans le temple pour y enlever par la force les filles. Elles s’enfuient et se réfugient sur l’autel. Démonès fait assurer leur protection par ses esclaves et chasser Labrax du temple. Démonès l’accuse de sacrilège. Labrax revendique la propriété des filles, Trachalion le défie d’aller devant un juge, la contestation se prolonge, même si les gourdins des esclaves de Démonès tiennent en respect le leno, tandis que Trachalion affirme que palaestra est de naissance libre et athénienne. C’est l’amorce d’une uindicatio in libertatem ou d’une ἀφαίρεσις εἰς ἐλευθερίαν. Pleusidippe survient, énonce les manquements aux accords de vente à Labrax, qui les nie et, par une ἀπαγωγή ou manus iniectio, le proxénète est emmené devant les juges. Un esclave de Démonès, Gripus, pendant ses heures de liberté, est allé pêcher en haute mer malgré le gros temps ; il n’a pris aucun poisson, mais traîne dans ses filets une lourde valise. Trachalion, qui a reconnu la valise du leno et sait qu’elle contient les bijoux, signes de reconnaissance de Palaestra, veut l’ôter à Gripus. Gripus invoque son droit de pêche, les poissons appartiennent à qui les attrape, Trachalion rétorque qu’une valise n’est pas un poisson : finalement, après un long échange d’arguments, les deux parties décident de recourir à un arbitre. Gripus croit astucieux de faire nommer arbitre Démonès, dont il cache que c’est son maître. Commence une longue scène d’arbitrage, qui dévie de son objectif premier. De la possession légitime ou non de toute la valise par Gripus, on passe seulement à celle d’une cassette contenant les signes de reconnaissance. C’est en fait la seconde phase de la uindicatio in libertatem. Palaestra décrit sans les voir les objets qui doivent s’y trouver et Démonès vérifie la conformité de la description et du contenu. Il découvre avec bonheur que Palaestra est sa propre fille, qui lui avait été enlevée en bas âge. La pièce ne s’arrête pas là, car le sort de la valise n’est pas réglé, Démonès entend la rendre à son légitime propriétaire et pour calmer les appétits de Gripus, provisoirement, il rappelle que tout ce qui est acquis par un esclave est acquis à son maître. Gripus va trouver Labrax, de retour, et propose de lui révéler qui a sa valise si l’autre lui promet, après marchandage, un talent. Le leno accepte, mais quand Démonès la lui rend, il refuse de tenir sa promesse. Redevenu juge arbitre, Démonès oblige Labrax à verser un talent dont il lui rétrocède la moitié pour payer la liberté d’Ampélisca ; Démonès garde l’autre moitié pour se payer de l’affranchissement de Gripus, puis il invite à dîner Labrax et Gripus : c’est la fin de la comédie. Le droit y était presque toujours présent, dans d’autres pièces, peut-être de façon moins marquée sa présence ne se dément pas.

Cette présence de données juridiques a amené les historiens et les historiens du droit à vouloir les utiliser comme sources pour la connaissance du droit antique, et pour la palliata, essentiellement du droit romain, comme on peut le constater par exemple chez T. Mommsen. Ce qui a posé la question de savoir si ce droit était attique ou romain, question âprement débattue à la fin du xixe et au début du xxe siècles. La redécouverte de Ménandre a périodiquement ravivé le débat. Je n’entrerai pas ici dans le détail des discussions entre les O. Frederhausen, E. Costa, R. Dareste, L. Pernard et autres[3]. Je dirai simplement que leur méthode, comme l’a bien vu U. E. Paoli est en général fondamentalement fausse et que les arguments tiennent souvent plus du préjugé que de la lucidité[4]. L’erreur de méthode a consisté à vouloir donner une réponse globale sans procéder au cas par cas – voir pour chaque donnée si elle ne pouvait être que grecque ou que romaine. Quand L. Pernard ou O. Frederhausen écrivent que, chez Plaute, les allusions aux sévices à l’égard des esclaves sont un gage de romanité et que l’on compare, par exemple, à ce passage de Ménandre où un maître met le feu autour d’un autel pour asphyxier l’esclave qui s’y est réfugié et dont les plaintes traduisent la suffocation progressive, on conclut qu’une idéalisation mal placée des Athéniens a aveuglé les chercheurs[5]. Pour aller vite, j’indiquerai tout de suite ma position : le fond juridique réel dont s’inspire la palliata est plus grec que romain, si toutefois il y a une différence discriminante, mais il s’agit, à la limite, d’un droit de nulle part.

Plaute, de façon volontairement incongrue, place de temps à autre, dans les cités grecques où il situe son action des monuments romains et c’est ainsi qu’un parasite de Calydon ou de Naupacte en Étolie envisage se faire débardeur près de la porte Trigemina. Il use parfois du même procédé avec des détails légaux, il cite la lex Laetoria ou ses conséquences, l’impossibilité de contracter des dettes aux mineurs de vingt-cinq ans. Pour le reste la société représentée par les personnages de la palliata, ce qu’on sait de leurs activités et de leur mode de vie est parfaitement homogène de celle que dépeignent les orateurs attiques dans leurs plaidoyers civils ; certaines ruses et pratiques délictueuses ou immorales dont s’amuse la palliata ont leur pendant exact dans des affaires judiciaires réelles[6]. Les règles d’organisation de cette société attique, c’est-à-dire leur droit, auraient-elles pu être profondément modifiées par les adaptateurs ? Il ne faut pas prêter trop d’importance à la romanisation superficielle qu’entraîne le simple fait de s’exprimer en latin, il est sans conséquence que l’archonte ou le stratège devienne un préteur, ces traductions semblent aussi consacrées par l’usage diplomatique. Trouvera-t-on, moins superficiellement, des éléments qui ne peuvent être que grecs ou que romains ?

J’envisagerai deux cas particuliers l’épiclérat et la patria potestas.

L’épiclérat est une particularité grecque, largement utilisée par Térence pour l’intrigue du Phormion. Plaute ne mentionne jamais d’épiclère et Cécilius Statius, de son côté, a transformé une épiclère ménandréenne en une épouse bien dotée[7]. Le montant des dots à Athènes est relativement bas et semble insuffisant pour autoriser l’épouse à exercer un chantage tyrannique sur son mari. On a émis l’hypothèse qu’Artémone de l’Asinaria, qui se qualifie elle-même d’épouse bien dotée, était peut-être une épiclère dans le modèle grec, de même la femme de Simon dans la Mostellaria, qui fait fuir autant qu’il peut son mari de la maison : il y aurait alors chez l’auteur latin désir de transformer une donnée juridique trop exotique pour la rendre compréhensible à son public. Cependant la femme de Ménechme I est également dite uxor dotata et ne peut être épiclère pour deux raisons : son père est vivant, et son époux, né dans une autre cité, ne saurait appartenir à sa famille paternelle ; un fragment de Ménandre mentionne tout de même une dot de dix talents[8], il n’est pas sûr que Plaute ait recouru à cette romanisation.

La patria potestas est revendiquée par les juristes romains comme une particularité nationale. Contrairement au Romain, qui n’est majeur qu’à la mort de son père, l’Athénien atteint sa majorité à dix-huit ans lors de son inscription dans son dème. Ceci ne vaut que pour les hommes, l’Athénienne doit toujours avoir un κύριος, son père ou son mari, ce point comportant une difficulté. Le jeune homme du Mercator peut menacer de s’exiler ou de s’enrôler comme mercenaire si on ne lui rend pas sa maîtresse, le fils de Ménédème dans l’Heautontimoroumenos l’a réellement fait, ils en auraient été empêchés à Rome. On ne comprend pas pourquoi Alcésimarque dans la Cistellaria ou Pamphile de l’Andria que leur père veut arracher à leur maîtresse en leur arrangeant contre leur volonté un mariage, n’en font pas autant. La première explication serait bien que les auteurs latins, cette fois, ont créé une situation juridique romaine : cette explication ne tient guère pour deux raisons. Premièrement, sans l’opposition du père et son pouvoir d’imposer un mariage arrangé par lui on ne voit pas comment l’intrigue pourrait subsister. Deuxièmement, chez Ménandre lui-même et non plus ses adaptateurs, dans le Georgos imagine une situation semblable : un père qui veut soudainement imposer à son fils le jour même et sans l’avoir jamais prévenu des noces avec une fille autre que celle qu’il aime. Les pères Athéniens ont donc tout autant ce pouvoir que ceux de Rome, la conduite de Clinias dans l’Heautontimoroumenos est une transgression exceptionnelle. Plus d’un texte de Platon atteste la sacralisation du père, qui, par d’autres moyens, met le fils dans l’obligation d’obéir tout autant qu’à Rome.

Il n’y a pratiquement pas, dans la palliata, de règles juridiques ayant une influence sur l’action dramatique qui ne puissent être grecques. Beaucoup, d’ailleurs, pourraient, être également romaines, car, présentés dans le flou de la comédie, les systèmes juridiques des deux cités offrent beaucoup d’analogies. Le moment, par exemple, où un père accorde sa fille et fixe la dot est souvent rendu avec beaucoup de solennité et des paroles formulaires[9] :

παίδων ἐπ' ἀρότῳ γνησίων

δίδωμί σοὐγὼ τὴν ἐμαυτοῦ θυγατέρα.

Pour le fruit d’enfants légitimes.

moi, je te donne ma fille

On remarquera que la formule  παίδων ἐπἀρότῳ γνησίων, qui revient souvent à la fin des comédies de Ménandre et que donnent aussi les Lois de Platon, se traduit en latin exactement par liberorum procreandorum causa, formule du contrat de mariage romain.

Le droit grec dans la palliata ne peut venir que des modèles de la Νέα. Mais ce droit, représenté en scène par Ménandre, Diphile ou Philémon est-il véritablement et dans toute sa précision le droit attique ? Je donnerai l’exemple de l’Ἀσπίς, comédie dont l’intrigue repose tout autant sur le jeu de règles juridiques que celle du Rudens. La scène comporte trois maisons qui sont habitées ou qui ont été habitées par trois frères. dans la maison, disons, de gauche vit l’aîné, Smikrinès, probablement pauvre, en tout cas antipathique et d’une avarice extrême ; la maison du milieu est habitée par Chaerestratos, riche et généreux, il a chez lui sa fille et un beau-fils, Chaereas, né d’un premier mariage de sa femme ; le troisième frère, qui occupait la maison de gauche, est mort dans la pauvreté ; il a laissé deux enfants, un fils Cléostrate et une fille. Chaereas aimerait épouser celle-ci tandis que Cléostrate serait l’époux rêvé pour sa cousine, la fille de Chaerestratos. Malheureusement Cléostrate, à court d’argent et désireux de pouvoir doter sa sœur s’est engagé comme mercenaire. Après une bataille, on n’a plus retrouvé de lui qu’un cadavre défiguré et un bouclier bosselé que ramène Daos, son esclave dévoué, avec le butin non négligeable que le jeune mercenaire avait amassé. Intéressé par ce butin Smikrinès décide d’épouser la jeune sœur du mort, sa nièce, devenue épiclère. Cette décision plonge dans la consternation toute la famille et ruine les projets matrimoniaux, dont l’un, le mariage de Chaereas, devait avoir lieu le jour même. Daos, le bon esclave rusé invente une parade. Avec l’aide d’un faux médecin, Chaerestratos fera semblant d’être soudainement très malade, puis de mourir. Sa fille, étant donné la richesse de Chaerestratos, deviendra une épiclère dix fois plus intéressante que sa cousine. Smikrinès abandonnera cette dernière et s’empressera de la marier à Chaereas, pour pouvoir réclamer la main et l’héritage de sa nièce la plus riche. À ce moment, le faux mort pourra ressusciter. La ruse fonctionne très bien, si ce n’est que le retour du jeune soldat, qu’on avait cru mort à tort la rend inutile.

On le voit, l’institution de l’épiclérat est le moteur de l’intrigue, assortie de toutes sortes de considérations juridiques énoncées par Smikrinès pour justifier ses prétentions, en particulier sa position d’aîné. Smikrinès hypocritement feint aussi de pleurer la mort de son neveu, regrettant, dit-il, de n’être pas parti le premier, pour que Cléostrate hérite de ses biens. J. E. Karnezis, un historien du droit grec, dans plusieurs articles, a montré qu’à peu près toutes les données juridiques de la pièce étaient faussées[10]. La primogéniture à Athènes ne donne aucun avantage sur les collatéraux, Chaerestratos pouvait tout autant se faire attribuer sa nièce que Smikrinès. En cas de mort de Smikrinès, ses biens auraient été partagés également entre les frères homopatriques ou leurs ayants droit et Cléostrate n’en aurait obtenu que la moitié. Smikrinès s’adjuge immédiatement le butin de Cléostrate, qui pour l’instant, doit rester entre les mains de la sœur de celui-ci, c’est-à-dire de Chaerestratos, κύριος provisoire de sa nièce en l’absence de Cléostrate. Sans doute pourrait-on considérer que c’est volontairement que Ménandre prête de mauvais arguments légaux à Smikrinès, mais, dans ce cas, la partie adverse, Chaerestratos conseillé par Daos, aurait beau jeu de les réfuter. Et il y a plus important. Tout se passe comme si la prétention de Smikrinès sur sa nièce, sur chacune de ses nièces successivement était exécutoire immédiatement. Il n’en est absolument rien. Ce n’est pas parce qu’un proche parent masculin réclame l’attribution d’une héritière qu’il en entre immédiatement en possession ; la procédure d’ἐπιδικασία veut qu’il dépose sa demande auprès de l’archonte, qui l’instruira et la décision d’envoi en possession sera prise par un conseil ou peut-être le tribunal de l’Héliée. En tout cas, il s’agit d’une procédure longue, qu’on ne peut représenter sur la scène et qui excède l’unité de temps d’un jour. En réalité, la marche normale du droit et des procédures est incompatible avec le cadre spatial et temporel d’une comédie de la Νέα ou de la palliata.

Prenons les controverses de Sénèque le père. Avant la transcription des meilleurs moments des déclamations, l’auteur a fait figurer le sujet, en général une histoire abracadabrante, par exemple une vestale, condamnée pour avoir failli à ses vœux, est jetée du haut de la roche Tarpéienne et atterrit vivante. La divinité l’a-t-elle sauvée pour prouver son innocence ou faut-il la précipiter de nouveau ? L’énoncé du problème est précédé du point de droit : incasta deiciatur saxo, « que la vestale impure soit jetée du haut de la roche »[11]. Nous sommes bien renseignés sur le supplice réservé aux vestales fautives et elles n’ont jamais été jetées de la roche Tarpéienne, mais enterrées vivantes. Le maître de déclamation invente un droit fictif qui permettra des développements intéressants. Le théâtre fait de même, invente le droit qui motivera les phases de la narration dramatique, un droit en trompe-l’œil, qui a des analogies fortesavecledroit réel, mais qui ne lui est nullement identique.

La comédie assure son intrigue en recourant à des données juridiques, mais la tragédie aussi et l’intrigue en elle-même pourrait n’être ni tragique ni comique : certes la comédie connaît une fin heureuse, mais parfois la tragédie également et l’on a pu montrer que la comédie reprenait souvent des schémas d’action ou des motifs inventés par les auteurs tragiques. En revanche, la comédie fait un usage spécifique du juridique comme source de comique : effet d’hypotypose, comique de situation, de caractère, de parodie. Je me limiterai à quelques exemples qu’on pourrait multiplier.

Lydus des Bacchides dénonce la violence des élèves envers leur professeur et l’impossibilité nouvelle pour l’éducateur d’appliquer les châtiments corporels d’autrefois : il communique à sa récrimination toute sa vivacité en imaginant une saynète où le précepteur blessé comparaît devant le tribunal domesticum : prouocatur paedagogus[…] Itur iure dicto, « on assigne le pédagogue[…] On se sépare après proclamation de la sentence ».

J’ai cité la liste des griefs retenus, dans les Miles, par Périplectomène à l’encontre de Scélédrus. Cette caractérisation juridique des méfaits reprochés à l’esclave procure un effet de renversement comique, de retour de bâton. Scélédrus risquait de causer une catastrophe en dénonçant la rencontre des amants qu’il avait surprise : c’est lui qui maintenant se trouve en danger d’être poursuivi, de devenir le dénonciateur dénoncé.

Labrax, le leno du Rudens, tente d’échapper aux conséquences du serment qu’il a fait de donner un talent à Gripus[12] :[Plaut.Rud.1380-1382]

Cedo quicum habeam iudicem,

ni dolo malo instipulatus sis niue etiamdum < haud > siem

quinque et uiginti annos natus.

Présenter quelqu’un avec qui je puisse plaider :

je soutiens que ta stipulation est de mauvaise foi,

et que je n’ai pas encore ving-cinq ans.

On notera l’enchaînement des mots techniques et l’allusion cocasse à la lex Laetoria, par laquelle le vieux leno se prétend âgé de moins de vingt-cinq ans, ce qui frapperait de nullité tous ses engagements. On songe à ces plaidoiries parodiques imaginées par Rabelais où la suite des termes juridiques empilés au hasard tient lieu de raisonnement. Hors l’énormité du mensonge, les paroles de Labrax n’ont pas vraiment de sens, mais leur obscurité permet au chicaneur de couvrir par un rideau de fumée ses délits, à l’auteur de parfaire la caricature de son personnage.

L’emploi de termes juridiques peut ressortir à la parodie. La parodie ajoute un degré à la mise en abîme. Par le biais de la ruse, fondée sur l’illusion et qui introduit le théâtre dans le théâtre, les acteurs incarnent des personnages qui, eux-mêmes, au second degré, se donnent des rôles d’acteurs et se mettent, dans la parodie, à tenir un discours encore différent de celui de leur rôle. En même temps, la parodie, en décalage avec le contexte, introduit une incongruité, source de comique. Les exemples de parodie juridique abondent : ils sont parfois très développés, telle la loi qu’édictent les jeunes gens à la fin du mercator et qui interdit l’amour aux vieillards[13], ou encore, dans l’Asinaria, le contrat de location rédigé par le parasite de Diabolus pour lui assurer l’exclusivité de Philénie, la fille louée à l’année[14]. Sur une cinquantaine de vers, au subjonctif ou à l’impératif futur, modes de la loi, se suivent les clauses (leges) à l’exagération bouffonne : interdiction d’introduire dans la maison aucun autre homme que ceux qu’aura invités le locataire ; interdiction de communiquer à l’extérieur, de détenir tablettes et stylet, destruction des tableaux, qui pourraient remplacer ; même vis-à-vis des invités de Diabolus, Philénie ne devra pas les regarder sous peine d’être aveuglée, ne devra pas se moucher de peur que son geste ne déguise un envoi de baiser, etc. La rigueur du juridisme en contraste avec la futilité de l’objet accentue l’effet caricatural de la jalousie qui anime Diabolus : c’est l’effet de la parodie, qu’accompagne un comique de situation, puisque le spectateur sait déjà que Diabolus est évincé et le contrat inutile.

Comme la tragédie et peut-être plus souvent qu’elle, la comédie bâtit son intrigue sur des données juridiques ou qui se donnent pour telles tandis que, dans le détail, métaphores et parodies juridiques assurent des effets proprement comiques. On le constate. Les explications sont-elles à chercher dans les affinités du droit et du théâtre, constatables dans de nombreuses cultures ?



[1] Paroles de Simon, le père à Dauos : Verberibus caesum te in pistrinum, Daue dedam usque ad necem (Andrienne, 200)[Ter. And.200] ; menaces du fils à Dauos : Ei mihi, Cum non habeo spatium ut de te sumam supplicium ut uolo…(Andrienne, 623)[Ter. And.623].

[2] Miles, 501-513.[Plaut.Mil.501-513]

[3] E. Costa, Il diritto privato Romano nelle commedie di Plauto, Turin, 1990 ; L. Pernard, Le droit romain et le droit grec dans le théâtre de Plaute et de Térence, Lyon, université de Lyon, 1900 ; O. Frederhausen, De iure plautino et terentiano, Göttingen, 1906.

[4] U. E. Paoli, Comici Latini e diritto Attico, Milan, A. Giuffre (Quaderni di «  Studi Senesi »), 8, 1962.

[5] J.-J. Tierney, « Some Attic elements in Plautus », PRIA, C, 1945, p. 21-58, spécialement p. 51.

[6] J.-C. Dumont, Servus : Rome et l’esclavage sous la République, Rome, École française de Rome, n° 103, Paris, De Boccard, 1987, p. 493-494.

[7] Aulu-Gelle, 2, 23[Gell.2,23].

[8] Frg. 325-326 Koerte.

[9] Ménandre, frg. 682 Koerte[Mén.Frg.682Koerte] ; voir Dyskolos, 842[Mén.Dys.842], Perikeiromene, 1013[Mén.Pk.1013] ; Samia, 727[Mén.Sam.727] ; Misoumenos, 444[Mén.Mis.444].

[10] J. E. Karnezis « Misrepresentation of Attic laws in Menander’s Aspis », Platon, 29, 1977, p. 152-155. Voir J. E. Karnezis, « Altération des institutions attiques dans le Dyskolos de Ménandre », Athena, 86, 1977, p. 155-165.

[11] Sénèque le Rhéteur, Controuersiae, 1, 3.[Sén.Contr.1,3]

[12] Rudens, 1380-1382.

[13] Mercator, 1015-1024.[Plaut.Merc.1015-1024]

[14] Asinaria, 751-807.[Plaut.Asin.751-807]

 

 

 

 


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