Épique et romanesque : l’exemple de deux épopées tardives, l’Enlèvement de Proserpine de Claudien et la Tragédie d’Oreste de Dracontius
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᾿Αλλά μοι
ἐς ἀγώνισιν ἑτέραν
ἰόντι χαλεπήν
τινα καὶ δεινῶς
ἄμαχον τῶν ᾿Ιουστινιανῷ
τε καὶ Θεοδώρᾳ
βεβιωμένων βαμβαίνειν
τε καὶ ἀναποδίζειν
ἐπὶ πλεῖστον ἐκεῖνο
διαριθμουμένῳ
ξυμβαίνει, ὅτι
δή μοι ταῦτα ἐν
τῷ παρόντι γεγράψεται
τὰ μήτε πιστὰ μήτε
εἰκότα φανησόμενα
τοῖς ὄπισθεν γενησομένοις,
ἄλλως τε ὁπηνίκα
ἐπὶ μέγα ῥεύσας
ὁ χρόνος παλαιοτέραν
τὴν ἀκοὴν ἀπεργάζεται,
δέδοικα μὴ καὶ
μυθολογίας ἀποίσομαι
δόξαν κἀν τοῖς
τραγῳδοδιδασκάλοις
τετάξομαι. (Procope,
Histoire secrète, I, 4 [Procop.Anecd.1,4] )
Au moment pourtant où je me mets à cette nouvelle besogne,
ardue et terriblement difficile – la vie de Justinien et Théodora –, me voici
à trembler et à hésiter au plus haut point en me rendant compte que ce que
j'écrirai en paraîtra ni vrai, ni digne de foi à la postérité. Je crains en
particulier, quand le long temps qui se sera écoulé aura fait de mon récit
quelque chose d'un peu antique, de gagner la réputation de conteur d'histoires
et d'être rangé parmi les poètes tragiques[1].
La question de la continuité des formes littéraires héritées
des périodes classique et impériale de la littérature latine dans l'époque tardive n'a cessé, depuis les années 1960[2], de préoccuper les critiques. En
effet, par-delà l'affirmation par les auteurs de leur respect de la tradition
hellénistique et romaine, et leurs hommages appuyés aux grands Anciens, les
textes eux-mêmes donnent le plus souvent à observer des mutations profondes
qui ne sont pas toutes dues à l'événement socio-culturel et politique majeur
que constitue la christianisation progressive du monde romain. Des synthèses
récentes ont bien mis en évidence que l'étude de l'évolution des genres pouvait,
jusqu'à un certain point, faire abstraction de l'appartenance religieuse des
auteurs et être abordée sous l'angle de l'évolution sociale et culturelle
de la cité romaine aux IVe et Ve siècles, dans la période
qui va du redressement de l'empire, à la fin du IIIe siècle, à
la prise progressive de contrôle de la pars occidentalis par des royaumes
romano-germaniques[3].
En choisissant pour notre étude deux textes, l'Enlèvement
de Proserpine et la Tragédie d'Oreste, appartenant à la production païenne,
même si le second est l'œuvre d'un chrétien, nous nous situons bien dans cette
logique : observer comment, indépendamment de l'orientation religieuse
des auteurs – au moins au départ –, évolue l'épopée à sujet mythologique. Mais
d'autres éléments invitent à rapprocher ces deux textes. Parmi eux, l'appartenance
supposée par certains au genre de l'épyllion n'est pas sans importance[4].
On définit en effet traditionnellement l'épyllion comme une forme particulère
de l'épopée qui, en un sens, en serait comme un reflet privé de sa dimension
à la fois métaphysique et nationale et limité à la mise en forme poétique
d'une aventure personnelle.
Or, il nous semble que le fait de situer ces deux poèmes
dans le genre de l'épyllion pose plus de questions qu'il n'apporte de solutions.
Car si ce rattachement entérine dans nos deux textes l'apparition indéniable
d'éléments qui n'appartiennent pas à la grande épopée, le regroupement dans
cette catégorie aboutit à masquer en réalité les différences extrêmement profondes
dans l'usage de ces éléments nouveaux.
C'est à ce point, croyons-nous, que le recours à la catégorie
du romanesque peut jouer un rôle utile, voire peut-être décisif. Entendons-nous
d'abord sur les termes : par romanesque, il n'est pas question ici seulement
des romans, roman latin d'Apulée ou Pétrone, ou romans d'amour et d'aventures
grecs, mais plutôt du ton propre aux romans, de la tonalité romanesque, qu'apporte
– mais déjà chez Ovide, A. Videau
l'a montré dans le présent numéro d'Interférences Ars Scribendi – le recours à des
thématiques, des épisodes, des caractères que l'on retrouve de préférence
dans les romans ou, avant l'apparition pour nous du roman proprement dit,
dans d'autres formes qui se rattachent à la littérature romanesque, comme
les sujets de controuersiae, dont le caractère à la fois hautement fantaisiste
et largement romanesque n'est plus à prouver.
C'est ainsi que nous partirons dans l'étude qui suit de ces
éléments étrangers au monde traditionnel de l'épopée que nous rencontrons
immédiatement dans les deux poèmes pour définir l'impact repérable des thèmes
romanesques sur ces récits. Mais, évidemment, constater que ni Claudien, ni
Dracontius ne sont Virgile ou Lucain, n'est qu'exposer un truisme si la part
de ces éléments romanesques est disjointe de la fonction que ces poètes assignent
à leur récit. Or, c'est à ce point qu'interviennent à nouveau, selon nous les
données sociales et religieuses. Car peut-on dire les mythes sous Honorius
ou à la fin du Ve siècle comme on les disait à l'époque d'Auguste ou même
des Flaviens ? Le discours mythique a-t-il encore une fonction autre
que purement érudite dans une société qui, de plus en plus, tourne le dos
au paganisme et à ses « fictions de poètes » ? L'enjeu, on
le voit, impose alors d'une façon toute particulière la catégorie du romanesque
comme lieu privilégié de l'investigation. Parce qu'il est purement humain,
purement contingent et, peut-être, purement ancré dans l'expérience courante,
le romanesque peut être certes une manière de subvertir le mythe, de le faire
descendre du cothurne pour lui faire chausser les socques, mais aussi une
manière de rapprocher ces histoires venues du fond des âges d'une expérience
quotidienne et donc d'en renouveler la force. Que l'on se trouve dans un cas
ou dans l'autre et la fonction du discours mythique en est radicalement modifiée :
dans un cas le mythe devient jeu d'esprit, pastiche et divertissement savant,
dans l'autre les héros du passé nous sont donnés comme des compagnons toujours
actuels, porteurs de nos propres angoisses, mais aussi vecteur de nos propres
espérances.
1. Inflexions de l'épique dans l'Enlèvement de Proserpine et la Tragédie
d'Oreste
Tels qu'ils se présentent à nous, les deux poèmes paraissent
à première vue reprendre largement à leur compte les codes de l'épopée, que
transmettent les définitions les plus traditionnelles comme celles de Diomède [Diom.GLK,1,483-484] [5]. Il s'agit bien d'actes grands
accomplis par des dieux, des héros ou des hommes de quelque valeur, dans un
poème qui mêle étroitement narration et dialogue [Diom.GLK,1,482] [6]. En apparence donc, ces textes
témoignent d'une tradition dans le genre épique qui se prolonge, sous sa forme
païenne, jusqu'à une époque assez tardive (fin du Ve siècle).
Pourtant, à y bien regarder, ces deux textes diffèrent profondément
à la fois du modèle virgilien de l'épopée, et, bien que dans une mesure plus
subtile sans doute, des épopées flaviennes, dont ils représentent à bien des
égards un aboutissement logique : on trouvait, en effet, dans celles-ci,
des poèmes où les données homériques puis virgiliennes subissaient une relecture
qui en infléchissait largement le sens[7]. On parlera donc ici d'inflexions
pour tenter d'évaluer les modifications que les deux poèmes font subir à la
manière épique de raconter un mythe. Par chance, la tradition de ces deux
mythes est largement connue, ce qui rend moins aventureuse une réflexion sur
les rapports de ces textes avec les versions antérieures des mêmes mythes.
1.1. L'Enlèvement de Proserpine une lecture romanesque du mythe éleusinien ?
Le poème de Claudien ne peut en aucun cas prétendre à l'originalité
dans le choix d'un sujet qui, pour nous limiter aux œuvres intégralement conservées,
avait déjà été traité (deux fois) par Ovide, mais illustré aussi en grec par
l'Hymne homérique à Déméter[8]. Son récit se coule donc très nettement
dans la matrice mythique obligée de cette histoire. Au livre 1, Pluton qui
désire une épouse demande à Jupiter de lui en procurer une. Celui-ci propose
Proserpine, la fille qu'il a eue avec Cérès et organise son enlèvement en
s'appuyant sur la complicité de Vénus, assistée de Minerve et Diane. Le livre
2 montre l'enlèvement de la jeune fille et sa descente dans le royaume des
morts où s'apprête son mariage avec Pluton. Au livre 3, le dernier que Claudien
ait écrit puisque le poème est inachevé[9],
Cérès découvre le rapt et part en quête de sa fille, commençant ainsi le voyage
qui va donner au monde les semences et l'agriculture. Sur ce canevas imposé,
Claudien brode en un sens qui me paraît relever très nettement d'une volonté
d'infléchir le mythe vers une présentation plus humaine de ses ressorts essentiels.
Une comparaison avec les versions antérieures conservées permet de mettre
clairement en évidence chez Claudien une part prépondérante donnée à la psychologie,
qui renforce le rôle de l'amour et conduit à ajouter aux ressorts proprement
mythique une causalité fondée sur la vraisemblance humaine et non des seules
données mythographiques[10].
1.1.1. La part de la psychologie : l'exemple de Cérès et Proserpine
Claudien paraît tenir de façon tout à fait essentielle à
ce que le comportement de ses dieux soit fondé sur la plus grande vraisemblance
psychologique possible[11]. Deux exemples sont particulièrement
révélateurs de ce travail : il s'agit de la recomposition des deux personnages
féminins principaux, Cérès et Proserpine[12].
Évidemment tous les éléments que nous allons rencontrer ont leurs correspondances
dans les antécédents de Claudien, mais la manière dont le poète les ajoute
les uns aux autres lui est très personnelle.
Cérès tout d'abord fournit au poète un personnage à la psychologie
extrêmement tourmentée et complexe qu'il se plaît à peindre dans ses moindres
détails. Ainsi, le fait que la déesse soit restée stérile après la naissance
de Proserpine est une donnée du mythe sur lequel le poète ne pouvait guère intervenir
[Claud.Rapt.Pros.1,123-126] [13],
mais il tire de ce passage obligé l'idée d'un amour exclusif et captateur
de la déesse pour cette fille si belle et dont elle sait qu'elle sera l'unique [Claud.Rapt.Pros.1,127-129] [14].
À partir de cette donnée psychologique fondamentale, le poète peut introduire
divers éléments qu'il puise ça et là, mais qui entrent parfaitement dans cette
cohérence : par exemple, au livre 1, les prétendants qui entourent la
jeune fille [Claud.Rapt.Pros.1,133-137] [15]
et que Claudien peint avec des traits satiriques[16], accompagnés de leurs mères, déesses
douairières en quête de partis, provoquent chez Cérès une forme d'anxiété
maladive [Claud.Rapt.Pros.1,142] [17] qui la conduit à reléguer sa fille
dans un séjour bien peu en rapport avec sa jeunesse et sa condition, une sorte
de palais-prison dont on souligne à l'envi la nature effrayante qui l'écarte
du locus amoenus où l'on s'attendrait à voir loger la jeune et innocente déesse
[Claud.Rapt.Pros.1,237-245] [18].
Cet amour exclusif de Cérès pour Proserpine explique ensuite
la violence incroyable de sa réaction devant le rapt de sa fille et rend compréhensible
la manière impie et scandaleuse en tout autre contexte dont elle s'en prend
aux [Claud.Rapt.Pros.3,270-275] [Claud.Rapt.Pros.3,358]
dieux[19]. Mais il y a plus, et l'étude
psychologique aboutit à approfondir les enjeux du conflit qui l'oppose désormais
à Jupiter. Au moment où elle s'affronte ouvertement à lui, en exigeant que
lui ou quelque olympien dise où est sa fille, Cérès se détache de tous les
autres dieux en s'affirmant comme l'héritière légitime de Saturne, donc l'égale
de Jupiter l'usurpateur [Claud.Rapt.Pros.3,270-272] [20].
On voit bien comment ce thème, dont nous verrons plus loin l'importance, se
loge parfaitement dans la cohérence humaine du personnage : la psychologie
troublée de la déesse peut en effet se rattacher à son origine même, qui,
au fond est la même que celle de Jupiter, mais qu'elle vit de façon différente.
Pour elle, Jupiter demeure un roi à la légitimité fragile à la cour duquel
elle vit dans un semi-exil et qu'elle évite pour se complaire dans des lieux
marqués par l'ancien régime que Jupiter a aboli[21]. On voit bien que, lorsqu'il
a construit le personnage de sa déesse, Claudien ne s'est pas contenté de relier
entre elles des données mythologiques, y compris lorsque, narrativement, elles
étaient parfaitement efficaces telles quelles, mais qu'il les a en quelque
sorte fédérées par la construction d'un véritable personnage humain, et par
là-même faillible et touchant.
Le même procédé se reproduit avec la jeune fille, mais le
poète dispose ici d'un matériau plus brut car les poètes qui l'ont précédé
n'avaient guère accordé de soin à la peinture de ce caractère, qui, au fond,
est surtout une utilité avant de devenir la terrible reine des Enfers[22].
Claudien prend visiblement un plaisir certain à creuser ce portrait de jeune
fille et l'habille de traits à la fois naïfs et charmants qui lui donnent
un relief inouï dans cette partie du mythe. Là aussi les maître mots de la
peinture sont logique, cohérence et vraisemblance. Les rapports de Proserpine
avec sa mère sont un premier lieu où le don de peintre des caractères de Claudien
peut s'exercer. Le poète se plaît d'abord à souligner l'éveil timide de la
sensualité de la jeune fille [Claud.Rapt.Pros.1,130-132]
[23], provoquant ainsi la mesure d'isolement
prise par Cérès. Cet exil, s'il préserve pour un temps ce que Cérès croit
être l'honneur de sa fille, aboutit à une mise en scène qui rend en réalité
le rapt inévitable : toute imprégnée du souvenir de sa mère pour qui elle
tisse le fameux tissu qui, nous le verrons, est un des coups de génie les
plus éclatants de Claudien, la jeune fille n'est pas heureuse ; agitée
de noirs pressentiments, elle pleure [Claud.Rapt.Pros.1,268] [24] et nous comprendrons par le récit
d'Électre au livre 3 que non seulement la malheureuse s'ennuie de sa mère,
mais qu'elle s'ennuie tout court [Claud.Rapt.Pros.3,202-206] [25].
Ainsi, quand apparaissent les déesses, la psychologie encore permet de comprendre
pourquoi, malgré les avertissement réitérés de Cérès et d'Électre, Proserpine
cède aux instances de ses jeunes amies. Tout cela, joyeux repas et déguisements,
que nous connaîtrons grâce au récit terrifié de la nourrice [Claud.Rapt.Pros.3,212-219][26],
est évidemment de la libre adaptation par Claudien de données éparses qu'il
complète par des motifs puisés ailleurs, comme le travestissement en prélude
à l'anthologie[27],
et ces motifs apparaissent alors comme la revanche de la jeunesse sur la froide
austérité de Cérès, revanche bien courte et marquée dès le début de signes
annonciateurs de la catastrophe[28]. [Claud.Rapt.Pros.1,267] [Claud.Rapt.Pros.2,1-10]
Enfin, dans les derniers vers où Claudien nous la montre, un autre
aspect psychologique de la jeune déesse est mis en avant, celui de sa profonde
ressemblance avec sa mère : ses cris dans le char de Pluton, sa revendication
farouche sont le même motif que celui qui présidera plus loin aux imprécations
et aux supplications de Cérès, mais en mode atténué dans la virulence[Claud.Rapt.Pros.1,251-262][Claud.Rapt.Pros.3,283-291][29], comme il sied pour ce personnage
à la fois fort et fragile qui a pris, par le simple creusement de sa psychologie,
sa propre place dans une part du mythe où sa présence antérieure n'avait guère
de relief.
L'apport essentiel de la psychologie ici éloigne considérablement
Claudien des personnages tels qu'ils apparaissaient dans la lecture homérique
du mythe et la poétique des emprunts souligne clairement que le poète va chercher
chez Ovide des éléments plus humains, mais dépasse même largement sur ce plan
ce poète pourtant réputé comme faisant la part belle à l'humanité dans sa
peinture des dieux. En accentuant encore cet aspect d'emprunts post-ovidiens
ou d'inventions personnelles, Claudien crée ce qu'il faut bien appeler une
logique romanesque du mythe qui apparaît plus clairement encore dans le rôle
qu'il fait jouer à l'amour.
1.1.2. Pluton et Cérès, figures complémentaires de l'amour
L'amour et les sentiments qui s'y rattachent ne font pas
partie de l'épopée. Ils s'en tiennent à distance ou s'ils y interviennent,
c'est dans un cadre bien précis, amour conjugal des couples héroïques célèbres,
amour paternel ou filial dans le cadre d'une émulation héroïque possible,
ou comme illustration de l'amour conjugal. L'amour passion, le désir, le monde
d'Éros n'a pas sa place dans la grande épopée, sauf s'il s'agit de présenter
le héros devant une tentation qu'il repousse. C'est ainsi par exemple que
Servius voit l'insertion par Virgile de ce que l'on a pu nommer, à tort d'ailleurs,
le roman de Didon et Énée, dans la trame des exploits héroïques du père des
Romains [Serv.Aen.4,1] [30].
Or, dans le rapt, l'amour joue un grand rôle, et non, malgré
les apparences, sous les formes de l'amour codifié des épopées[31].
En effet, c'est l'amour qui est le centre du rapt et dont le poète explore
là aussi les diverses facettes avec des moyens et des résultats tout à fait
étonnants.
Au commencement du poème se trouve le désir, désir de Pluton,
désir sans objet concret puisqu'il n'existe encore aucune déesse susceptible
de le combler, mais désir de mariage et de famille rendu impossible par la
situation même du dieu des Enfers [Claud.Rapt.Pros.1,33-36]
[32]. Cette vision du mythe est en
soi déjà troublante par rapport à la tradition[33],
mais elle se double d'une sensibilité (pour ne pas dire une sensiblerie) que
l'on peut juger peu compatible avec l'image terrible que donne de lui le roi
des Enfers jusqu'au moment où on la rapproche de certains personnages romanesques,
dont le caractère violent et parfois criminel trouve en réalité son explication,
et en même temps d'ailleurs le plus souvent son antidote, dans une impossibilité
à être aimé, soit pour des raisons sociales, parce qu'il est réduit à l'état
de brigand par exemple, soit pour des raisons purement factuelles
[X.Eph.3,2,14] [34]. Que paraisse une jeune femme digne de leur affection et nos brutes épaisses
se transforment en amants attentifs, même s'ils sont souvent mal payés de
retour par l'irréductible fidélité des héroïnes romanesques au fiancé qu'elles
mettront plusieurs livres à retrouver. D'ailleurs, c'est exactement ce qui
paraîtra au moment même de l'acte de violence qu'est le rapt (violence d'ailleurs
euphémisée par le poète dans les aspects qui touchent Proserpine et réduite
à un affrontement plus verbal que vraiment physique de Diane et Minerve avec
Pluton)[Claud.Rapt.Pros.2,204][Claud.Rapt.Pros.2,247][35] par la délicatesse en tous points
chevaleresque du ravisseur[Claud.Rapt.Pros.2,273-276][36],
subjugué par la beauté d'une captive qu'il n'enlève d'ailleurs que pour la
conduire vers de justes et saintes noces [Claud.Rapt.Pros.2,277-279]
[37].
Cette tension entre violence et sensibilité qui anime le
dieu, Claudien l'a de toute évidence voulue comme telle, comme élément déterminant
de sa vision du mythe, en croisant des modèles parfaitement opposés au risque
de détruire la cohérence de son Pluton, ce qui n'advient pas en raison là
encore de la cohérence psychologique que le poète donne à son dieu. Violent
par jalousie, dépit et tristesse, non par méchanceté, il est prêt d'ailleurs
à se laisser fléchir dans sa terrible colère, signe d'une bonté fondamentale
du personnage, qui, mieux que toutes les explications fournies (ou souvent
laissées de côté) par les autres versions, accrédite la vraisemblance d'un
séjour volontaire de la jeune femme auprès de son époux pendant six mois de
l'année. De toute évidence, le travail de Claudien sur la psychologie n'est
pas exempt ici d'une volonté de substituer une forme d'idéalisation morale
à la grauitas, qu'il contourne par ces développements sur les
subtilitates qui faisaient sourciller Servius dans l'épopée virgilienne :
Pluton est certes ravisseur, mais il prend aussi les traits d'un amant modèle.
On peut alors être surpris de voir réunis sous une même tête
de chapitres deux amours aussi apparemment opposés dans leur nature que l'amour
conjugal de Pluton pour Proserpine et l'amour maternel que Cérès lui porte,
ἔρος voisin de φίλια. Pourtant, un des enjeux de la peinture psychologiques des
personnages par Claudien me paraît être d'inverser, de manière délibérée et
donc parfaitement subversive dans la logique même de la lecture la plus traditionnelle
du mythe, les deux éléments. En effet, deux schémas de violence liée à l'amour
se répondent dans le poème : d'un coté celui de Pluton réclamant le droit
à aimer, ἔρος, de l'autre celui de Cérès réclamant
celle qu'elle aime de sa féilia maternelle.
L'identification de ces deux schémas est suffisamment poussée par Claudien
pour que le lecteur en conçoive quelque trouble : dans les deux cas,
le personnage annonce qu'il va bouleverser l'ordre du monde[Claud.Rapt.Pros.1,115-116][Claud.Rapt.Pros.3,316sqq.][38] et s'en prendre aux dieux, dans
les deux cas la gigantomachie est l'horizon mythique de cette révolte[Claud.Rapt.Pros.1,43-47][Claud.Rapt.Pros.3,335-343][39],
mais seule Cérès, notons-le, passe à l'acte, en saccageant le bois sacré où
reposent les trophées de géants et en provoquant Jupiter en arrachant les
deux cyprès qui constitueront ses torches [Claud.Rapt.Pros.3,357-360]
[40].
De fait Cérès apparaît, et cela justifie sa quête insensée,
comme une figure ambiguë de mère-amante, mère si possessive qu'elle assume
en sa fille toutes les formes de sa féminité. Les marques de son trouble puis
de sa souffrance sont en effet elles aussi très ambiguës : amens puis [Claud.Rapt.Pros.3,112] [Claud.Rapt.Pros.3,260]
demens[41], elle paraît en proie au trouble
aveuglant qui conduit les amants dans les extrémités les plus folles. Ainsi,
à la fin de la partie écrite par Claudien, une apparente rupture de logique
est pleine de sens dans cette lecture ambiguë : alors qu'elle a tout
fait pour éviter que sa fille se marie, elle évoque le chant d'hyménée et
les torches nuptiales qu'elle aurait aimé brandir, apparente incongruité qui
se lit parfaitement comme le sommet de l'égarement d'une mère pour qui la
passion pour sa fille conduit, dans une sorte d'hallucination, à assimiler sa
quête à la lumière des flambeaux à une forme douloureuse, mais explicite de
procession nuptiale [Claud.Rapt.Pros.3,407-415] [42]. D'autres éléments confirment
cette lecture, comme l'obsession de l'enfermement de la jeune fille, le refus
de la voir s'éloigner d'elle pour aller vers des soupirants pourtant prestigieux,
et jusqu'à la très étrange façon que la déesse a d'abandonner sa fille en
l'enfermant au palais, comme si elle menait en homme sa vie de chef de famille[43]. Le poète se montre donc ici à
la fois particulièrement audacieux dans sa vision et particulièrement adroit.
Car la quête de Cérès ne peut, pour porter ses fruits, qu'être insensible
à toute forme de découragement, elle doit visiter toutes les terres sans en
excepter aucune et sans jamais se lasser [Claud.Rapt.Pros.3,316-319] [44].
Or, n'est-ce pas également ce que fait, au péril de sa fortune, voire de sa
vie, le héros des romans tout possédé qu'il est par l'amour de sa fiancée[45] ?
Mais cette ambiguïté est signifiante en dehors même de sa fonctionnalité dans
le mythe. Elle indique que, dans le poème de Claudien et malgré les multiples
emprunts à la tradition épique dont il émaille son texte, des éléments qui
appartiennent à des genres jugés moins sérieux que l'épopée ont leur place.
Cet enrichissement de l'épopée par des éléments que nous
pouvons qualifier de romanesques, selon nos propres critères, mais aussi selon
ce que l'on trouve dans les romans anciens à défaut de théorie antique du
roman, caractérise donc nettement le poème de Claudien. Puisant dans des sources
diverses, il accentue par le jeu des emprunts ou des inventions personnelles
les aspects les plus romanesques du mythe et surtout place des éléments qui
ne sont pas ouvertement épiques comme les motivations psychologiques ou passionnelles
au cœur même du déroulement du mythe. On a ainsi pu penser que c'était bien
là le projet même du poète, ramener par jeu littéraire un mythe célèbre à
la dimension d'un poème érudit et léger, désacraliser le mythe tantôt en en
faisant ressortir le côté à la fois artificiel et léger, tantôt en jouant
sur les potentialités pathétiques de cette histoire pour en faire un conte
à la fois drôle et émouvant, témoin d'une mythologie vidée de sa substance
philosophique. Montrer les limites et les impossibilités multiples d'une telle
interprétation nous occupera tout à l'heure, mais, comme un premier élément
de comparaison, le traitement romanesque du mythe dans la Tragédie d'Oreste
de Dracontius montre clairement que l'on peut aller beaucoup plus loin que
ne l'avait fait Claudien dans le traitement romanesque d'un mythe.
1.2. La Tragédie d'Oreste, un mythe devenu purement humain ?
L'ambition de la Tragédie d'Oreste – et c'est sans doute cela
qui explique le mot tragédie dans le titre de ce qui est un poème de forme
épique[46] –
est de raconter la totalité du matériau tragique d'une Orestie : retour
et mort d'Agamemnon frappé par Clytemnestre et Égisthe, fuite et retour d'Oreste,
vengeance de celui-ci, histoire de Pyrrhus et Molossos, procès et acquittement
d'Oreste. Plus encore que chez Claudien, il s'agit ici d'une matière rebattue
et c'est ce qui rend encore plus surprenant le traitement que Dracontius lui
fait subir. En enfermant cette histoire si riche en péripéties et en prolongements
divers en un peu plus de 900 vers, le poète africain ne peut guère qu'esquisser
son récit, même si certains éléments parviennent à donner lieu à des tableaux
où le cours trépidant des événements se ralentit quelque peu. Mais ce caractère
de sommaire n'est pas le plus important pour nous ici, même s'il n'est pas
sans intérêt pour ce qui va suivre. Par rapport à ce que nous avons vu chez
Claudien, le poème de Dracontius marque une progression décisive dans l'intrusion
de données inattendues dans un texte rattaché au genre épique. En effet, ce
récit, loin de l'idéalisation des caractères sensible chez Claudien, utilise
peu les ressorts tragiques ou épiques traditionnels, mais fait la part belle
aux invraisemblances pour peu qu'elles offrent une scène pathétique ou intéressante,
sans jamais reculer devant le sordide ou l'abominable. Mais surtout, l'effort
de rationalisation de la psychologie que nous avons vu à l'œuvre chez Claudien,
et qui caractérisait une sorte de romanesque d'intrigue se heurte chez Dracontius
de façon particulièrement intéressante aux données surnaturelles du mythe
(que le poète ne peut totalement enlever) et qui permettent de mesurer à quel
point il prend ses distances avec le merveilleux épique ou tragique de ses
sources pour aboutir à des résultats qui, pour un lecteur d'Eschyle ou de
Sophocle, sont extrêmement surprenants, beaucoup moins en revanche pour un
lecteur d'Apulée.
1.2.1. La recherche d'un pathétique violent et de situations extrêmes
Le mythe que choisit Dracontius est en lui-même porteur de
scènes hautement pathétiques ou extrêmement violentes. Mais on pourrait s'attendre
à ce que le traitement pour le moins rapide de l'ensemble atténue ces éléments
en les fondant dans la rapidité du récit. C'est exactement l'inverse qui se
produit. Tandis qu'il passe rapidement sur des éléments du mythe pour nous
importants[47], il donne à d'autres un développement
sans commune mesure avec les proportions modestes du poème. Or, le choix de
ces épisodes paraît guidé non par le souci de mettre en évidence le mécanisme
tragique, mais par celui de fournir au lecteur les émotions les plus fortes
possibles.
La violence, certes, est constitutive de ce mythe, et la
montrer est une façon simple de souligner la monstruosité de cette histoire.
Seulement, le goût pour le sanguinolent atteint chez Dracontius une intensité
inouïe et dont on peut douter de la motivation morale, en particulier dans
la scène même du meurtre d'Égisthe, puis de Clytemnestre où le poète se complaît
à des détails répugnants et surtout à une mise en scène d'un sadisme qui va
bien au-delà des modèles tragiques et qui est le fait de Pylade puis d'Oreste
lui-même. Le premier n'hésite pas à promettre « plusieurs morts »
à ses victimes, ce qui offre au poète la possibilité d'un raffinement dans
l'horreur [Dracont.Orest.713-723] [48].
Dracontius s'attarde sur le spectacle du démembrement d'Égisthe, qu'il paraît
avoir inventé [Dracont.Orest.727-728] [49],
et souligne le goût du sang qui habite l'autre jeune meurtrier [Dracont.Orest.731] [50]. Mais ce n'est rien en comparaison
des tourments qui accompagneront la mort de Clytemnestre, traînée par les cheveux
[Dracont.Orest.733] [51]
et impitoyablement massacrée malgré ses supplications
[Dracont.Orest.775-779] [52], avant que nous n'observions jusqu'aux
spasmes de son agonie et la souffrance qui l'accompagne
[Dracont.Orest.786-794] [53].
On pourrait accepter l'idée que cette tuerie traduit, en
la punissant de façon horrible, l'horreur du crime, mais d'autres éléments
participent de la même esthétique sanglante sans être le moins du monde motivés
par quelque souci moral. Ainsi, plusieurs vers sont consacrés à décrire par
le menu la profondeur de la blessure d'Agamemnon et le jaillissement de la
cervelle hors du crâne [Dracont.Orest.258-262] [54],
image qui visiblement ravit Dracontius puisqu'il nous en fait à nouveau profiter
lors de l'apparition de l'ombre d'Agamemnon qui paraît le front fendu et versant
abondamment son sang [Dracont.Orest.522-526] [55].
Tous ces éléments, comme chez Claudien, ont un certain appui dans la tragédie[56],
mais leur insistance, le caractère visuel d'éléments qu'on n'aurait jamais
montré au théâtre, imposent l'idée d'une esthétique de la violence tournée
vers une littérature qui fait de l'observation de la violence un de ses éléments
clés. On pense aux passions romancées des martyrs devenant de plus en plus
horribles au fur et à mesure de l'amplification des données originelles ou
à certaines formes du roman, il est vrai relativement marginales pour nous,
mais dont la conservation d'au moins un exemplaire indique qu'elles avaient
pu acquérir un lectorat[57].
La question du sens de ces déferlements de violence n'est
ni sans importance, ni sans difficulté. À défaut d'y voir seulement un penchant
qu'auraient peut-être partagé Dracontius et ses lecteurs pour les spectacles
sanglants, et qui n'est pas si aisé à démontrer qu'on pourrait le croire,
il faut sans doute rapprocher cette violence paroxystique du désir du poète
de créer une forme de pathétique reposant sur la production d'émotions fortes
dans tous les éléments du texte qui en peuvent porter, fût-ce au prix de la
perte totale de la vraisemblance.
Le cas du culte barbare de Tauride, évoqué à deux reprises,
est particulièrement révélateur sur ce plan d'un souci davantage porté sur
la création d'effets que sur la cohérence rationnelle de l'ensemble. Le lecteur
visite deux fois ce lieu terrifiant, une fois au début en compagnie d'Agamemnon
qui y fait relâche, une autre fois avec Oreste qui y aborde on ne sait comment [Dracont.Orest.867] [58], mais sans que le poète invoque
quelque fatalité qui aurait pu donner à cette arrivée un semblant de vraisemblance
ou une profondeur tragique. C'est bien un signe supplémentaire que la vraisemblance
n'est pas son souci majeur dans ces épisodes qui – que cela provienne d'une
inadvertance du poète ou bien plutôt d'un choix de privilégier l'émotion sur
le rationnel – se contredisent gravement entre eux.
Au début, en effet, Agamemnon entre dans le temple de la
Diane de Tauride sans être inquiété, fait ses dévotions à la déesse comme
il le ferait dans n'importe quel temple [Dracont.Orest.48-49]
[59].
Pourtant quelques centaines de vers plus loin, Dracontius fait état des modalités
particulières du culte dans ce temple : on y égorge les visiteurs étrangers
en offrande à la déesse [Dracont.Orest.868-869] [60]. Visiblement le poète avait « oublié »
ce détail dans la première visite, mais Oreste sera moins chanceux que son
père et devra satisfaire à cette désagréable obligation. D'ailleurs, pour
épicer l'affaire, Dracontius imagine que c'est Iphigénie elle-même qui fait
office de sacrificatrice, contre toute vraisemblance évidemment, mais cela
lui permet de construire la rocambolesque scène de reconnaissance entre le
frère et la sœur qui constitue un nouveau sommet de pathétique invraisemblable.
En effet, Oreste est fou à ce moment de l'histoire, mais il recouvre la raison
pour s'apercevoir qu'il va mourir et crier le nom d'Agamemnon – ce qui le sauve
en le faisant reconnaître – avant de la reperdre immédiatement au point de
ne plus émettre devant sa sœur que des paroles inintelligibles. Il faudra
les dons magiques d'Iphigénie pour que le jeune homme, dont un providentiel
éclair de lucidité a sauvé la vie, puisse être en état de fuir avec elle[Dracont.Orest.870-886][61].
Ce goût pour le sensationnel est d'autant plus étonnant que
le poète avait traité de façon beaucoup plus vraisemblable la première rencontre
dans le temple, celle d'Agamemnon et Iphigénie. Dans cette version du même
lieu, Iphigénie est préposée à l'encens, ce qui est très vraisemblable, et
la scène de reconnaissance passe par des étapes, certes bien conventionnelles,
mais cohérentes [Dracont.Orest.49-64] [62].
On notera même qu'Agamemnon commence par imaginer une version romanesque de
ce qu'il voit – ce serait un sosie de sa fille – avant que la jeune princesse
ne se fasse reconnaître [Dracont.Orest.55-56] [63]
et donne l'explication attendue de la substitution de la victime, élément
commun et bien connu du mythe et qui, de ce fait, produit un effet accru de
vraisemblance [Dracont.Orest.83-84] [64].
Face à de tels épisodes, il faut admettre que le poète ne
peut avoir en vue les mêmes finalités que les poètes tragiques. Ce qui l'intéresse
dans cette histoire ce n'est nullement le processus qui conduit d'une vengeance
personnelle à l'affirmation d'un droit, le conflit moral qui déchire Oreste
ou encore la question de la piété filiale, mais c'est précisément son caractère
paroxystique, la forme délirante, criminelle ou ignoble qu'y prennent les
passions. Pour lui, de toute évidence, le mythe d'Oreste est une façon simple
de mettre en scène de manière frappante les aspects les plus noirs de la nature
humaine, et donc de faire entrer en poésie, avec une crudité étonnante, des
sentiments et des mouvements intérieurs que, loin d'atténuer par l'euphémisme
ou la litote, il n'a de cesse de mettre en lumière.
Ainsi, dans les motivations qui font agir Clytemnestre et
Égisthe, comme dans toute la peinture de ces deux criminels, Dracontius ne
reculera devant aucune surenchère dans le sordide ou le répugnant. Dès le
début, après la prophétie de Cassandre, la liberté que prend le poète pour
noircir les éléments tragiques apparaît clairement. Comme on pouvait s'y attendre,
la prophétie de Cassandre provoque l'effroi de Clytemnestre, mais très rapidement
il apparaît que la seule obsession de la reine, loin d'être comme dans d'autres
versions la haine (légitime) que lui inspire ce qu'elle croit être le meurtre
de sa fille par son mari, est la possibilité de continuer ses amours coupables
avec Égisthe[Dracont.Orest.153-156][65].
C'est la principale justification qu'elle trouve à l'élimination d'Agamemnon,
et, dès qu'elle a obtenu la décision de son amant, elle plonge à nouveau dans
ses jeux érotiques [Dracont.Orest.227-231] [66].
Quant au berger lui-même, sa sordide condition ne reçoit aucune explication[67],
mais se double chez Dracontius d'aspects moraux plus ignobles encore. C'est
un homme-femme face à une femme-homme qu'il attend dans la chambre à coucher [Dracont.Orest.158] [68], théâtre de leurs ébats, et ses
pensées font preuve d'une bassesse qui ne passe pas sans une certaine outrance[Dracont.Orest.206-207][69].
Ici, encore, la surenchère dans les motifs, comme si les anciennes
versions du mythe paraissaient trop fades au poète, apparaît comme la règle,
mais, par un mécanisme de saturation du tragique par le sordide, elle entraîne
le récit vers une forme de fait divers terrible qui tend, malgré les noms
illustres dont sont parés les acteurs, à se rapprocher des modèles romanesques
de récits terrifiants, tels qu'on les trouve chez Apulée. À la lecture des
motivations et des actes de la terrible reine, on pense en particulier à la
non moins terrible nouerca assassine du livre 10 des Métamorphoses : même caractère obsessionnel, même complaisance dans l'érotisme sordide, même
violence sans frein, même asservissement de toute morale, voire de toute humanité
à une passion dominante[Dracont.Orest.7-12][Dracont.Orest.15-21][70].
Mais, le rapprochement va plus loin, et l'influence croisée
des controverses et du roman – qui apparaît dans la proximité possible de Clytemnestre
et de la nouerca – met en évidence un autre élément du traitement que Dracontius
impose au mythe : dans ce qui nous semble être caractéristique d'une
réduction du mythe à une sorte de chronique criminelle, le poète, comme le
romancier, traque des psychologies pathologiques et, de façon paradoxale à
première vue, mais plus que probable, l'enjeu de tant d'exagérations et de
surenchères semble bien être la construction de types psychologiques monstrueux
dont le poète va tenter d'explorer la psychologie troublée[71].
1.2.2. Le paradoxe de la lecture psychologique du mythe : hésitations
entre fantastique et rationalité
Nous avons déjà noté à quel point la dénaturation de tout
sentiment honnête était le fondement de la vision que Dracontius veut donner
de Clytemnestre, mais cela en un sens s'imposait du fait même de son rôle
dans le mythe, même si le poète, nous l'avons dit, n'hésite pas à en rajouter.
Mais, c'est avec Oreste qu'apparaît plus clairement encore la manière originale
dont le poète entend recomposer les personnages du mythe : en effet, la
manière dont il traite cette partie de l'histoire tend à mettre l'accent non
tant sur l'acte même d'Oreste que sur la bascule du jeune homme dans une psychologie
criminelle dont il devra ensuite être purgatus, c'est-à-dire « guéri »,
par divers expédients.
Le thème de la folie possible d'Oreste apparaît dès la première
mention d'un événement surnaturel le concernant, l'apparition d'Agamemnon.
Le jeune homme est peint dubius, ce qui peut ne traduire qu'une perplexité
devant la décision à prendre [Dracont.Orest.580] [72]. Mais, dès qu'il a entendu l'admonestation
de Pylade qui le pousse au double meurtre, les indices d'une perte de raison
se multiplient. Le « feu passionné » qui anime le jeune homme est
immédiatement mis en rapport avec un égarement hallucinatoire encore renforcé
par la comparaison avec le crime suggéré à Pyrrhus par Achille et qui aboutit
au sacrifice de Polyxène[Dracont.Orest.617-625][73].
On se trouve donc devant ce qu'on peut nommer un premier ébranlement psychologique
du personnage. Dans le récit de la rencontre avec Égisthe et Clytemnestre,
le poète reprend cette thématique d'une folie possible en jouant sur les ambiguïtés
de l'attitude d'Oreste, haine ou démence, on ne sait, car les mots utilisés
peuvent se rapporter à l'une ou à l'autre, ou à l'une en tant qu'elle est
révélatrice de l'autre [Dracont.Orest.731] [74].
La dégradation du personnage désormais terribilis se poursuit au fur et à
mesure qu'il verse le sang et que paraît se retirer tout sentiment humain.
En même temps apparaissent des incohérences entre le propos du héros et ce
que nous en savons : tandis qu'il prétend avoir médité cette vengeance
de longue date et n'avoir été arrêté que par son jeune âge, nous savons qu'il
n'a eu cette idée que difficilement et au terme de l'apparition de son père
et de la discussion avec son ami [Dracont.Orest.773-774]
[75].
Cette incohérence pourrait être mise sur le compte du poète si elle ne se
reproduisait plus loin, traduisant à nouveau une certaine schizophrénie du
personnage : lors de son procès, Oreste tient un raisonnement fort compliqué
mais très logique pour se disculper et se montrer comme le bras armé de la
Justice[Dracont.Orest.911-930] [Dracont.Orest.917-918][76] ;
mais le poète remet tout en cause – de toute évidence intentionnellement – quand
le jeune homme, qui a jusqu'ici plaidé le caractère légitime de son acte,
entreprend d'en excuser la gravité par la folie, dont il donne d'ailleurs
une analyse clinique précise, comme résultat d'un surmenage nerveux [Dracont.Orest.932-933] [77].
Devant cet argumentaire, le lecteur peut à juste titre hésiter,
comme le poète paraît hésiter entre des perspectives assez difficilement conciliables :
l'usage du thème de la folie dans ses dimensions tragiques de punition divine
ou dans sa pure dimension romanesque de ressort dramatique. Car, au moment
où il traite à sa manière la célèbre scène de l'apparition de l'Érinye, s'il
choisit sans ambages de frapper son personnage de folie, dans une nouvelle
comparaison, il le rapproche d'autres grands furiosi tragiques et Dracontius
s'appesantit lourdement sur cette folie dans un sens qui n'est plus celui
d'une lecture romanesque, mais qui pourrait au contraire tendre à la pourvoir
à nouveau d'une dimension tragique, qui paraît ici coïncider parfaitement
avec l'irruption du surnaturel [Dracont.Orest.843-849] [78].
Pourtant, l'usage même du surnaturel, absolument attendu
dans l'épopée comme dans la tragédie, n'échappe pas lui-même à des ambiguïtés.
En effet, dans les versions antérieures du mythe, lors de l'apparition des
Érinyes qui poursuivent Oreste, ou de Clytemnestre elle-même en fonction d'Érinye,
le caractère de châtiment divin apparaît de façon tout à fait claire et explicite[79],
et d'abord en ce que l'apparition est considérée comme un élément purement
objectif. Or, dans notre poème il n'en va pas ainsi et la mention astitit ante
oculos demeure extrêmement ambiguë [Dracont.Orest.821]
[80].
Certes astitit semble renvoyer à une réalité objective, mais que remet en
cause immédiatement ante oculos. Finalement, on ne saura jamais si Clytemnestre
est autre chose que la voix de la conscience d'Oreste transformée en hallucination.
Cette hésitation liminaire constitue un exemple particulièrement frappant
de la position extrêmement ambiguë que le poète entretient avec le merveilleux
tragique qu'il tend à transformer en fantastique[81] : d'un merveilleux accepté
(auquel il a recours avec le songe des deux jeunes gens), il glisse vers un
merveilleux questionné et l'usage conjoint de ces deux modalités renvoie par
des voies différentes à la même sensibilité romanesque dans le traitement
du mythe.
Car le songe qui fait apparaître Agamemnon trouve aisément
un répondant dans la tradition épique[82],
certes, mais aussi dans la tradition romanesque comme moteur de l'action[83].
Dans cette fonction, au contraire, la tragédie, le plus souvent, préfère l'oracle,
signe plus patent d'une emprise des dieux sur le destin des individus. Le
songe, nous l'avons vu avec le songe de Cérès chez Claudien, a toujours cette
dimension subjective qui le marque d'une ambiguïté et le rend moins efficace
narratologiquement que l'indiscutable oracle ou l'apparition divine. Même
cet élément, que nous aurions spontanément tendance à rattacher aux éléments
épiques ou tragiques, paraît donc chez Dracontius porteur d'une certaine hésitation.
En somme, la Tragédie d'Oreste révèle une emprise marquée
du romanesque repérable à plusieurs niveaux de la lecture du texte. Dans la
manière dont le poète aborde le mythe tout d'abord, la concentration du matériau
autour du diptyque violence-érotisme, complaisamment développé dans le poème,
conduit à un déplacement important du poids même de la légende : d'un
mythe centré sur la nature de la faute, sur la notion de vengeance légitime
et illégitime, sur le passage d'un ordre de la vendetta à un ordre de la loi,
on en vient à une histoire de sexe et de sang où les passions déchaînées des
personnages les conduisent au bord de la folie et à des crimes monstrueux
dont l'absurdité n'est pas complètement annulée par le simulacre de jugement
qui conclut à la hâte le poème. On a donc l'impression que, plus que le sens
de ces épisodes, ce sont les épisodes eux-mêmes qui intéressent le poète parce
qu'ils sont des situations limites, où il se livre au plaisir de raconter,
plaisir visiblement décuplé par le fait que ce qu'il raconte est fertile en
émotions fortes et, osons le dire, malsaines. Ainsi, si le pur plaisir de
raconter une scène de reconnaissance romanesque lui fait ajouter la rencontre
entre Agamemnon et Iphigénie, un plaisir moins pur sans doute le pousse à
s'arrêter sur les détail des blessures sanglantes, des cris et des spasmes
de souffrance, et des délires violents du héros. Tout cela, dira-t-on, est
déjà chez Sénèque. Nous ne le nierons pas. Mais ce qui change ici, c'est que
la monstruosité est observée pour elle-même, sans vouloir être expliquée ou
rattachée à un système étiologique quelconque. Moins qu'un outil illustratif
pour montrer les mécanismes passionnels, la monstruosité paraît la finalité
même de l'œuvre ; d'une réflexion morale mise en scène, on glisse insensiblement
vers les charmes louches d'un cabinet de curiosité ou d'une parade de monstres.
2. L'enjeu des mutations : absence et présence d'une causalité divine
Si la présence affirmée d'éléments romanesques dans les deux
œuvres est indéniable, elle ne suffit pas à masquer ce qui, de façon extrêmement
profonde, les sépare et qui apparaît même dans la manière dont les deux poètes
usent de ces éléments empruntés à l'esthétique des romans. Car, face à l'entreprise
d'idéalisation humaine des personnages divins que menait Claudien, Dracontius
montre au contraire que l'intrusion du romanesque dans l'épique pouvait au
contraire conduire à un noircissement des personnages et des situations qui
donnait droit de cité en poésie au sordide, au vil et au bas, tradionnellement
exclus de l'épopée et – au moins sous une forme aussi crue – de la tragédie.
La question qui demeure entière après ces observations est celle de la finalité
de ces inflexions de l'épique. Car, même si le plaisir de montrer autrement
des mythes bien connus, peut jouer un rôle important dans ces œuvres, on ne
saurait limiter leur fonction à une littérature de distraction ou à des jeux
d'érudits. Les deux textes se placent, même si c'est à des degrés divers,
sous le patronnage du genre tragique, et revendiquent donc une place dans
les grands genres. On pourrait alors penser que le romanesque présent dans
les textes n'est qu'une forme de l'ornementation sans grande conséquence pour
le sens même de l'œuvre. Or il n'en est rien et, loin de s'opposer à l'intrusion
d'éléments romanesques dans les poèmes, la lecture même que les poètes donnent
de la notion de tragique justifie la présence de ces éléments qui, de ce fait,
deviennent des auxiliaires indispensables à la mise en œuvre du sens.
2.1. Vision tragique et inspiration tragique : deux conceptions opposées
de la tragédie
Par son titre même, l'Oreste invite à un rapprochement avec
la tragédie[84],
dont nous avons vu qu'il aboutissait, sur le plan du traitement des épisodes
à souligner le plus souvent comme Dracontius modifiait profondément les données
tragiques pour aboutir à une forme de dilution des éléments tragiques dans
une narration pathétique ou terrifiante. On se trouve donc en face d'une œuvre
dont le titre nous apparaît, pris au sens propre, largement déceptif. Or, c'est
le phénomène inverse qui se produit chez Claudien : si le poète n'annonce
pas le caractère tragique de sa matière à laquelle il confère au contraire
toutes les caractéristiques de la grande épopée traditionnelle, il n'en utilise
pas moins, et de façon particulièrement importante, la forme tragique. Nous
nous trouvons donc en face de deux textes qui proposent un discours sur le
tragique dans un cadre épique, ce qui n'est pas pour étonner puisque chez
Aristote déjà épique et tragique se trouvent intimement liés
[Arist.Po.1449b] [85].
Ce qui est en revanche plus surprenant, c'est que le texte qui se place sous
le patronnage explicite de la tragédie finisse en dernier ressort par apparaître
comme de loin le moins tragique des deux.
2.1.1. L'Oreste, une tragédie sans tragique ?
Nous avons déjà vu bien des signes de la disparition de la
dimension proprement tragique de l'Orestie dans le traitement qu'en donne
un Dracontius : hésitation marquée entre surnaturel et vision hallucinatoire,
remplacement du mécanisme tragique par une succession de scènes pathétiques
ou sanglantes. Mais l'élément de loin le plus troublant est la modification
complète du statut des dieux.
Dracontius, nous l'avons dit élimine l'oracle présent par
exemple chez Euripide [E.El.1237-1248] [86]
et modifie la scène des Érinyes[87], mais plus largement il paraît
éliminer purement et simplement les dieux du cours du mythe. Il ne peut le
faire totalement, c'est vrai, dans la mesure où il a au moins besoin de Minerve
pour absoudre Oreste, mais il s'arrange durant tout le poème pour que les
dieux s'effacent le plus possible derrière les hommes.
Ainsi, les dieux apparaissent avant tout – et presque exclusivement
jusqu'à l'apparition de Minerve – à travers l'usage qu'en font les hommes,
comme s'ils n'avaient d'existence qu'à travers le culte qu'on leur rend, les
actions de grâces ou les imprécations qu'on leur adresse. Dès le début, Agamemnon,
sur le navire qui le reconduit chez lui, prépare mentalement les offrandes
qu'il fera aux dieux pour les remercier de l'avoir épargné et de lui avoir
donné la victoire [Dracont.Orest.30-34] [88].
Mais il ne s'agit pas tant ici des dieux que de souligner la piété du roi
des rois qui accomplit scrupuleusement les devoirs qu'il pense être les siens.
De même, le très pieux Dorylas invoque les dieux pour assurer la réussite de
son stratagème [Dracont.Orest.357-362] [89],
mais le poète souligne immédiatement que ce ne sont pas tant les dieux qui
font que Clytemnestre croit au naufrage qui a fait périr Oreste que l'excellence
des dons de comédien du serviteur fidèle [Dracont.Orest.363-367]
[90]. De la même façon, Dorylas se
sert adroitement des dieux pour relever le courage de ses concitoyens en leur
proposant un espoir reposant sur la vengeance divine tout à fait conforme
à ce que nous attendons d'une tragédie [Dracont.Orest.462-499] [91], mais Dracontius ici encore jette
le doute sur l'efficacité théologique de cette prière puisqu'avant même que
Dorylas ne prenne la parole, il qualifie le vieux serviteur de sollers, « adroit »[Dracont.Orest.460-461][92],
c'est-à-dire de façon implicite adroit pour dire à chacun les mots qui lui
permettra d'espérer. Rien ici n'indique que le poète s'associe aux propos
de son personnage.
D'ailleurs, dans un des très rares passages où le poète parle
en son nom même des dieux, Dracontius paraît se livrer à un exercice de théologie
anti-tragique où il reprend à son compte des arguments que, dans la tragédie
précisément, utilisent les aveugles qui tentent de se leurrer sur l'inflexible
pouvoir des dieux. En invitant à « ne jamais se fier aux destins »,
il repousse ainsi, comme aurait pu le faire Jocaste, le fondement même de
la tragédie, l'existence de deuotae domus dont l'issue terrible est inscrite
contre toute attente et toute rationalité humaine dans le vouloir même des
dieux. À cette vision proprement tragique, il substitue un relativisme sceptique
qui identifie plus ou moins les dieux à la fortune, voire au hasard, et les
montre mus par des motivations absurdes ou aberrantes.
Or, cela semble bien être l'image des dieux qu'il met en œuvre
lors du célèbre jugement de Minerve. On se souvient que chez Eschyle, devant
l'Aréopage, Apollon puis Athéna discutent pied à pied avec les Euménides,
leur exposent les modalités nouvelles du droit qu'ils entendent instaurer
et situent l'affaire d'Oreste dans le cadre de cette vision renouvelée de
la justice. Les Euménides tiennent bon, et il faudra toute la diplomatie d'Athéna
pour éviter qu'elles ne contestent l'issue du procès. Toute la fin de la pièce
se passe ainsi dans un dialogue entre dieux dont Oreste est étrangement absent.
Chez Dracontius au contraire, les données du procès sont modifiées pour exclure
les dieux : d'un côté, tenant le rôle des Euménides, Molossos plaide
pour la culpabilité d'Oreste, de l'autre Oreste lui-même – et non plus son
patronus Apollon – expose sa propre vision des faits. Nous sommes dans un tribunal
purement humain, ce qui ne rend que plus étrange pour ne pas dire désinvolte
l'arrivée de Minerve, dont l'attitude apparaît totalement dépourvue de motivations.
Autant chez Eschyle, le vote final d'Athéna repose sur la longue et patiente
argumentation d'Apollon, autant chez Dracontius, on a l'impression que la déesse
vote un peu au petit bonheur. D'ailleurs, nouvel élément extrêmement troublant,
Dracontius utilise le temps après le vote pour mettre en scène l'Aréopage
se résignant comme à contrecœur à une issue si inattendue. Chez Eschyle,
Athéna expliquait longuement à la partie adverse, les Euménides, les raisons
de son vote, leur montrait qu'il n'est pas dirigé contre elles, mais seulement
motivé par la justice. On savait clairement pourquoi la déesse votait la vie
et ce que ce vote signifiait pour l'ordre de la cité. Chez Dracontius, on
ne saura rien, si ce n'est une nouvelle affirmation du caractère incompréhensible
de l'action des dieux : les dieux ont agi ainsi peut-être avec raison,
peut-être sans raison ; la « clémence du ciel », ici, loin
de renforcer l'ordre de la justice naturelle, le rend inopérant. Un tel contresens
sur le mythe lui-même ne peut être fortuit et repose bien sur le désir chez
le poète chrétien de refuser aux dieux toute providence, renvoyant ainsi les
hommes à leurs propres interrogations et à leurs propres décisions. Du coup,
le mécanisme justificateur de l'Orestie s'effondre et la justice, divine en
particulier, apparaît comme dangereusement arbitraire, voire nettement absurde.
2.1.2. L'Enlèvement de Proserpine : de l'épopée mythologique à la tragédie
C'est tout le contraire qui se produit dans la fin de l'Enlèvement
de Proserpine, où, pourtant, le choix de la jeune victime et l'attitude de
Jupiter décidant, pour apaiser Pluton d'autoriser un acte criminel sur une
innocente victime pouvaient à bon droit laisser escompter un traitement pour
le moins sceptique de la providence divine.
Le livre 3 du Rapt est presque entièrement occupé par le
personnage de Cérès, sa découverte du rapt et le début de sa quête. Le livre
adopte une structure explicitement tragique : un prologue, constitué
par une assemblée des dieux et le discours de Jupiter interdisant aux Olympiens
de renseigner Cérès, constitue un prologue qui affirme nettement le sens tragique
de la suite [Claud.Rapt.Pros.3,1-66] [93] :
les souffrances imposées à Cérès ne seront pas absurdes, mais prises dans
un plan providentiel qui consiste à contraindre Cérès en lui imposant une
quête douloureuse et longtemps infructueuse à donner aux hommes les fruits
de l'agriculture [Claud.Rapt.Pros.3,48-54] [94].
D'emblée le public comprend que ce qui pouvait paraître comme gratuit ou cynique
dans les deux premiers livres, le choix apparemment arbitraire de la victime,
est en réalité une marque de la sollicitude divine, dont Cérès elle-même devra
bien finir par se rendre compte.
Et, c'est bien cela qui motive la structure ouvertement tragique
du livre 3 : conduire la déesse à cette quête en la plongeant, au fil
des scènes bien marquées d'une tragédie[95], dans la plus cruelle des inquiétudes
pour le bien de tous. On est bien là au cœur d'un mécanisme tragique où un
individu porte le salut de tous dans une mesure qu'il ne peut lui-même comprendre.
Or, c'est ici que les raffinements de l'analyse psychologique que nous avons
notés en commençant peuvent prendre tout leur sens : la personnalité
de Cérès doit être en effet suffisamment complexe pour que le poète puisse
fonder sur elle les ressorts mêmes de l'action, dans un univers où le chœur
des déesses est désormais muet [Claud.Rapt.Pros.3,291-293] [96],
car tout est joué, et les Olympiens n'ont plus qu'à observer du haut du ciel
la réussite parfaite du plan de leur roi.
Le premier épisode révèle ainsi parfaitement le lien ambigu
entre les éléments de psychologie romanesque et les éléments tragiques autour
de la figure, à la fois épique, tragique et romanesque, de la vision prémonitoire.
Proserpine apparaît à sa mère et la supplie de venir la visiter dans un séjour
dont plusieurs éléments rappellent les Enfers[Claud.Rapt.Pros.3,82-90][97]. Il est évident que ce songe peut se rattacher à l'oracle comme élément décisif de l'action tragique, ainsi qu'on le voit dans l'Œdipe-Roi par exemple. Œdipe
reçoit de l'Apollon de Delphes le remède à la peste qui ravage Thèbes et prend
à partir de cet oracle la décision de traquer le coupable du meurtre de Laïos[S.OT.95-98][98].
Mais ici le statut de ce songe demeure ambigu, dans la mesure où il n'est
absolument pas chargé par Claudien de valeur tragique, en tant qu'il figurerait
l'expression d'une volonté divine enserrant le héros, ce qui est le cas pour
Œdipe. On dira certes qu'il fait partie du plan de Jupiter, mais rien d'explicite
ne l'indique. De plus, le poète s'est arrangé pour que le caractère hautement
improbable de ce songe apparaisse clairement au lecteur. En effet, Proserpine
paraît souffrir atrocement dans le songe, alors que nous savons qu'elle est
non seulement bien accueillie aux Enfers, mais qu'elle y trouve les promesses
de beauté, d'harmonie et de bonheur faites par Pluton lors du rapt [Claud.Rapt.Pros.2,363-373] [99]. En un sens donc, ce songe est faux, sans pour autant que Claudien ne l'identifie
à un songe trompeur envoyé par la ruse d'un dieu, ce qui serait encore une
forme de présence de la fatalité divine tragique. Que reste-t-il alors de
ce songe et de son sens, d'autant plus que Claudien a développé largement
un épisode soit absolument ignoré de ses sources, soit traité en quelques
mots[100].
Les structures romanesques fournissent ici un élément extrêmement important.
Dans les Éphésiaques, c'est un oracle qui provoque la totalité de l'intrigue
en poussant, contre toute raison, les parents d'Habrocomès et d'Anthia à faire
partir leurs enfants pour un voyage dont tous les critiques reconnaissent
qu'il est absurde [X.Eph.1,6-7] [101].
Ainsi, l'oracle a une fonction qui n'est pas éloignée de celle du songe de
Cérès : ce n'est pas tant son contenu qui compte que son existence même,
comme signe d'un désordre, d'une menace à partir de laquelle se construit
la réaction du personnage.
Sur le plan dramatique, évidemment, la fonction du songe
est essentielle dans la mesure où elle marque la clôture de Cérès dans son
univers mental, le repli de la déesse sur sa seule psychologie, qui la conduira
ensuite à s'isoler davantage encore devant le silence des dieux. Or, c'est
là évidemment que se trouve le tragique réel, tel qu'il apparaît dans la rencontre
avec Électre. La psychologie de Cérès a tout prévu, pensait tout maîtriser,
mais l'impossible s'est pourtant produit, les dieux ont réussi à vaincre l'arsenal
protecteur que son esprit avait inventé[102]. L'enjeu se pose alors en termes
strictement psychologiques, même si encore une fois le sens même n'est pas
seulement psychologique. La déesse va-t-elle s'avouer vaincue, accepter le
rapt comme volonté divine ? Ce serait le comportement qui s'imposerait,
mais il ferait échouer le plan de Jupiter. De fait, la psychologie complexe
que le poète a donné à la déesse empêche cette solution de pouvoir même être
envisageable et la relance dans une quête romanesque dans bien des aspects
de sa forme, mais fondamentalement tragique dans son sens. En effet, plus
Cérès, se fiant à sa psychologie, se croit libre et défiant les dieux, plus
elle accomplit leur volonté [Claud.Rapt.Pros.3,325-329]
[103].
Nous sommes donc aux antipodes de la Tragédie d'Oreste, mais
dans un véritable mécanisme tragique. Là où Dracontius remettait lourdement
en cause la possibilité d'une action divine cohérente et ne cessait de parler
des dieux sans jamais leur donner le moindre rôle concret, Claudien fait taire
ses dieux, mais ils parlent autrement, par la façon souveraine et providentielle
dont ils organisent, bien malgré l'homme, le cours des événements en vue d'un
plus grand bien de tous.
2.2. Le héros agent ou agi : causalité divine et causalité personnelle
On se trouve donc bien à ce stade de notre réflexion devant
la fondamentale question de la représentation de la liberté dans ces textes.
Or, la question des héros libres ou contraints est extrêmement importante dans
la manière dont le mécanisme romanesque peut s'opposer au mécanisme épique
ou tragique qui ici se rejoignent en grande partie. Car le monde épique est
aussi celui de héros téléguidés par un destin ou un projet divin, soit vers
le plus grand bien de la communauté qu'ils représentent, comme Énée, ou vers
sa perte irrémédiable comme les frères criminels de la Thébaïde que leurs pères [Stat.Theb.1,84-87] [104], Tisiphone et Jupiter, vouent
successivement[Stat.Theb.1,124-130][Stat.Theb.1,241-243][105]
à détruire leur cité et la malheureuse Argos qui a prêté son aide à Polynice.
Le lien entre mécanisme tragique et épopée est d'ailleurs si nettement senti
que l'auteur du Sublime peut s'en servir pour opposer les deux poèmes homériques,
voyant dans l'Iliade le modèle parfait de l'épopée tragique, qui dans son
esprit se confond avec l'épopée tout court, et dans l'Odyssée une autre forme
de poésie, moins portée sur le sublime tragique et qui le séduit moins pour
cela [Subl.9,13] [106].
De même, les critiques modernes de la théorie du roman, totalement
absente dans l'Antiquité, se plaisent à souligner que c'est précisément ce
glissement vers la mise en scène d'une liberté individuelle qui ne serait
plus contrôlée ou annihilée par les dieux qui caractérise précisément, avec
le recours au bas dont nous avons déjà parlé, le processus de romanisation
des genres narratifs[107].
Or dans nos deux textes, cette question est absolument centrale :
nous nous trouvons avec le poème de Claudien dans un cadre strictement traditionnel
d'épopée tragique où la causalité divine, représentée par Jupiter, exerce un
pouvoir tout puissant et incontesté. Dans la Tragédie d'Oreste au contraire,
la question de la liberté se pose de façon beaucoup plus complexe, et, encore
une fois, beaucoup plus trouble, signe d'un nouveau questionnement des conventions
de la grande poésie narrative par le poète africain.
2.2.1. La question de la liberté chez Claudien : la tradition réaffirmée
Nous avons déjà vu que le livre 3 de l'Enlèvement de Proserpine
était tout entier marqué par l'autorité absolue de Jupiter qui se présentait,
dans le prologue de la tragédie de Cérès, comme le seul arbitre des faits
et gestes de la déesse et la seule autorité sur le monde, le dieu dont la
volonté fait découler l'ordre même des destins. L'absence absolue de contradiction
que rencontre le dieu est sans nul doute sur ce point l'élément le plus frappant.
En effet, l'épopée a habitué ses lecteurs à des discussions
souvent houleuses entre dieux sur le sort à réserver aux personnages, la voix
finissant par l'emporter, assumant alors la fonction de destin pour le héros.
Ainsi, dans le début de la Thébaïde, Junon bataille pour exclure de la terrible
punition de Jupiter sa ville chérie, Argos, et faire tomber le courroux de
l'Olympien sur la seule Thèbes[Stat.Theb.1,259-265][108].
C'est en pure perte, mais l'affrontement est vif [Stat.Theb.1,284-285]
[109] et surtout oppose deux puissances
de rang comparable. De même, dans les Punica de Silius Italicus, Jupiter,
Vénus et Junon ferraillent longuement pour donner la victoire à leurs champions,
voulant sauver la race d'Énée pour Vénus, venger Didon pour la reine des dieux
[Sil.1,21-37] [110].
Dans le poème de Claudien, il y a bien mise en scène d'une
opposition, celle de Natura, mais le statut que lui réserve le poète contribue
très largement à ne donner qu'au seul Jupiter la réalité du pouvoir. En effet,
au lieu de mettre en scène lui-même le débat, comme le faisaient ses devanciers,
Claudien laisse faire le récit de cette discussion assez violente …par Jupiter
lui-même, qui, évidemment, se donne le beau rôle [Claud.Rapt.Pros.3,33-41] [111].
Ainsi présentée, la requête de Natura n'apparaît plus comme la contre-proposition
d'une représentante de l'opposition au roi des dieux, une sorte de motion
alternative menaçant de mettre Jupiter, dont le pouvoir apparaît récent et
encore assez mal établi, dans une posture délicate, mais comme la très humble
remontrance d'une inférieure, qui, certes, sait ce qu'elle veut, mais qui
ne trouble nullement la parfaite sérénité de l'exercice jovien de la toute-puissance.
Devant les querellae de la Nature, Jupiter se montre grand prince : il
laisse parler l'opposante avec une condescendante bienveillance et va même
jusqu'à faire droit à une partie de sa requête [Claud.Rapt.Pros.3,45-47] [112],
mais une partie seulement, car, fondamentalement, il a déjà fait le bon choix
et il a la grandeur d'âme d'accepter d'en corriger quelques détails. D'ailleurs,
aucun dieu ne prend la parole dans ce consistoire divin et la peine promise
au récalcitrant ne laisse aucun doute sur l'exercice très limité de la liberté
individuelle au royaume de Jupiter : qu'un seul dieu ose enfreindre la
loi et il sera tout simplement renvoyé dans le monde des mortels [Claud.Rapt.Pros.3,55-65] [113].
Le modèle politique mis en scène ici est de toute évidence
celui de la clementia principis, cette forme de douceur qui laisse même s'exprimer
l'opposition, mais dans une mesure que le prince lui-même délimite et qui,
de ce fait, dépend entièrement de son bon plaisir, illusion de liberté de
parole qui n'est que l'expression de la licence que permet le souverain à
ses loyaux sujets. Ce modèle qui était celui que l'on prêtait aux meilleurs
des anciens princes, Auguste, Vespasien, Trajan, demeure extrêmement vivace
dans l'esprit romain pour décrire le bon usage d'un pouvoir désormais parfaitement
absolu au moins en théorie. Soixante ans environ après la rédaction du poème
de Claudien, c'est ce même modèle que Sidoine Apollinaire propose à l'admiration
du public dans la figure débonnaire de l'empereur Majorien, dont le caractère
redoutable perce sous les sourires et les amabilités.
Cette mise en scène d'un pouvoir calqué sur la clémence impériale
pourrait sembler contredite par les données des deux premiers livres où Pluton
apparaît comme une incarnation possible d'une liberté concurrente à celle
de Jupiter, dans sa revendication d'une part égale avec ses frères. D'ailleurs,
le lien horizontal de fraternité le qualifie parfaitement pour exercer cette
fonction de contrepoids, créer un deuxième camp dont l'affrontement avec le
camp jovien pourrait être le lieu de l'affirmation d'une liberté possible
en dehors du cadre olympien. Mais Claudien s'arrange pour que cet élément
soit immédiatement désamorcé au profit d'une emprise de Jupiter y compris
sur cet élément du mythe.
Dès l'apparition du roi des dieux, à l'arrivée de Mercure,
la question de la valeur accordée à la liberté de Pluton se pose, mais aboutit
très rapidement à une réponse négative : finalement la requête même de
Pluton n'est pas une remise en cause du pouvoir jovien, mais bien une affirmation
de celui-ci. En effet, c'est Jupiter et nul autre qui donnera à Pluton son
épouse [Claud.Rapt.Pros.1,216-218] [114]
– et sur ce point Claudien modifie très substantiellement les données les plus
traditionnelles de l'Hymne à Déméter où le dieu laissait simplement faire
son frère [h.Hom.Dem.3] [115] – et d'ailleurs, la seule question
qui se pose est de savoir qui sera l'élue, car, comme le dit ensuite Jupiter
à sa fille, la décision de donner une épouse à Pluton n'a pas attendu la requête
du dieu d'en-bas. Tout était déjà décidé, dit le roi des dieux, et le temps
qu'il s'est accordé est uniquement celui de la réflexion, l'attente nécessaire
pour que la jeune Proserpine soit mariable et que les circonstances lui permettent
de servir de parfaite victime[116].
[Claud.Rapt.Pros.1,219-220]
D'ailleurs, la structure même du passage où le roi des dieux
prend sa décision est extrêmement révélatrice de cette force unique qui régit
le mythe : assis au sommet de l'Olympe, Jupiter observe, calcule et organise
son plan, en parcourant du regard la Sicile, observant, de son œil infaillible
et tout puissant, les manigances de Cérès et ses allées et venues propres
à l'organisation matérielle du rapt [Claud.Rapt.Pros.1,214]
[117].
Même dans la partie où le dieu paraît le plus chahuté par les siens, il n'en
demeure pas moins l'arbiter mundi, celui à qui on demande l'autorisation de
se marier (même si Pluton n'y met guère les formes protocolaires) et celui
qui décide qui sera l'élue de ce mariage de raison dont nous comprendrons
au livre 3 que, comme bien des mariages princiers, il est guidé par le seul
intérêt politique.
Il ne demeure donc dans le poème de Claudien aucun élément
qui s'oppose ouvertement à l'ordre jovien. Même le monde saturnien, que Pluton
invoque comme soutien de sa révolte, et auquel Cérès se rattache, dans son
défi contre les Olympiens au moment où elle entame sa quête, même ce monde
de l'ancien régime mis à mal par le coup de force de Jupiter ne parvient jamais
à constituer un véritable contrepoids à l'ordre jovien. Au livre 1, il apparaît
dans une succession de troubles possibles que pourrait déclencher Pluton pour
faire plier son frère, mais en aucune manière il ne constitue un horizon pour
une possible restauration, c'est-à-dire une solution d'alternance contre l'ordre
jovien[Claud.Rapt.Pros.1,114][118].
Dans le discours de Natura, il est plus présent comme un regret de certains
sujets de Jupiter qui vivaient mieux sous l'ancien pouvoir, mais la manière
même dont Claudien introduit le discours de l'opposante en réduit, nous l'avons
vu, considérablement la portée. Il n'est guère que Cérès qui revendique ouvertement
et de façon véritablement belliqueuse son ascendance saturnienne pour s'opposer
à Jupiter [Claud.Rapt.Pros.3,272] [119],
mais, précisément, – et de façon qui en dit long sur l'absence de liberté qui
marque tous les personnages du poème qui ne sont pas Jupiter – cette revendication
même fait partie du plan de Jupiter que la déesse, se croyant libre, réalise
cependant en tous points.
Tout converge donc vers l'image d'un monde centré sur la
volonté d'un summus deus qui en régit en toute autorité tous les éléments.
Dans cet univers exclusivement jovien, il n'est de marge de manœuvre pour
les personnages que dans les limites étroites de leur adhésion au projet princier.
Malgré toute la recherche psychologique qui anime la peinture des personnages,
l'univers de l'Enlèvement de Proserpine demeure un univers fermé, sans véritable
liberté possible, sinon précisément la liberté intérieure des émotions qui,
dans une illusoire liberté, facilite l'accomplissement du dessein divin providentiel.
Le poème apparaît donc, malgré ses innovations dans la peinture des personnages,
parfaitement représentatif de la vision la plus étroitement déterministe de
la matière épique.
2.2.2. Les ambiguïtés de l'absence de causalité divine chez Dracontius
En apparence, le retrait des dieux de la Tragédie d'Oreste
paraît donner aux actes des personnages une authentique liberté, puisque rien,
sinon leur propre psychologie, ne vient interférer dans leur prise de décision.
Pourtant, des éléments déjà vus montrent clairement que la situation n'est
pas aussi claire que l'on pourrait s'y attendre et, une fois encore, les choix
de Dracontius sont plus d'une fois déroutants.
De tous les personnages de l'œuvre, celui qui est le plus
près d'une liberté au sens moderne du mot est sans contexte Clytemnestre,
et le choix de donner à une telle femme le rôle d'emblème de la liberté humaine
est déjà en lui-même lourd de sens. En effet, contrairement à d'autres versions
du mythe, Dracontius élimine tout ce qui pourrait constituer une forme de
conditionnement tragique de la reine, la poussant vers son acte criminel.
Dans les versions où Clytemnestre décide de tuer Agamemnon par vengeance pour
le sacrifice d'Iphigénie, il demeure quelque chose de la fatalité tragique
de la punition et la reine peut apparaître comme l'Érinye de ce crime monstrueux[120],
et donc s'insérer dans une causalité transcendante, dont Oreste sera ensuite
le modèle, avant que la reproduction infinie du sang prix du sang ne cesse
avec le jugement athénien.
En éliminant totalement cet épisode, Dracontius, nous l'avons
dit, livre Clytemnestre à ses propres passions, qui, certes, la dominent et
la privent donc de toute liberté raisonnable, mais qui, en même temps soulignent
que l'homme peut obéir à d'autres motifs qu'un destin transcendant et se laisser
guider par exemple par sa passion sexuelle ou son goût du pouvoir.
Mais, premier élément troublant, Clytemnestre apparaît, dans
le début du poème dans une position de manipulatrice qui n'est pas sans lien
avec le système mis au point par Claudien. En effet, si elle obtient à grand
peine le consentement de la nullité parfaite que Dracontius a pourvu du nom
d'Égisthe, elle ne parvient à ses fins qu'au terme d'une adroite manipulation
des pensées, uniformément viles et ignobles, du berger. Tuer le roi répugne
à sa lâcheté, qu'à cela ne tienne, on immobilisera le héros
[Dracont.Orest.209-214] [121] ; si c'est à un reste de
vague sens moral que ce projet fait tort, on montrera au rustre que c'est
la seule façon de continuer à jouir de ses charmes [Dracont.Orest.178-179] [122] et que, point non négligeable
pour ce rustaud qui rêve de grandeurs [Dracont.Orest.305-306] [123], il pourra ainsi à moindre frais
réaliser une ascension sociale fulgurante [Dracont.Orest.199] [124]. Pour le berger, qui certes n'est
pas à son avantage dans la version de Dracontius, mais qui est plus ridicule
que vraiment méchant, Clytemnestre joue le rôle de ce grand ordonnateur tragique
qui, pour parvenir à ses fins ici ignobles, est prêt à conduire le destin
de personages qui seront autant de marionnettes entre ses mains. Plus que
le mécanisme, qui ici demeure tragique, c'est la bassesse des sentiments et
des mobiles qui écarte le couple Égisthe-Clytemnestre de la tragédie.
Mais, si Clytemnestre peut parvenir à un degré d'autonomie
tel qu'elle puisse assumer le rôle de manipulatrice d'autres personnages,
cela implique que le poète africain redéfinit les rôles dans son drame :
ce ne sont plus seulement des dieux qui peuvent imposer leur volonté et faire
agir, des hommes – particulièrement pervers dans le cas qui nous occupe – peuvent
également y parvenir.
Pourtant, et de manière cette fois véritablement étrange,
Oreste, dont on pourrait attendre la belle liberté du héros romanesque qu'il
est par tant d'aspects, est peint par Dracontius comme un être fondamentalement
agi par les autres et non véritablement acteur de son destin. C'est d'abord
Agamemnon qui jette le trouble dans son esprit [Dracont.Orest.527-551]
[125], puis Pylade qui lui arrache
sa décision [Dracont.Orest.583-615] [126], ce sera ensuite Pyrrhus qui
le poussera à un crime aussi absurde qu'invraisemblable
[Dracont.Orest.807-815] [127],
avant qu'il ne sombre dans cette étrange folie où il devient totalement incapable
de toute volonté propre. Ce n'est que dans son procès que le personnage reprend
véritablement le contrôle de lui-même, mais c'est pour affirmer qu'il a été
poussé par des forces extérieures et non acteur conscient de son destin
[Dracont.Orest.932-933] [128].
Peut-on pour autant parler de tragique ? Non, car les forces qui poussent,
et, dans une certaine mesure, manipulent Oreste sont purement immanentes.
Même l'apparition du roi dans le double songe n'a pas le moindre mot pour
un ordre transcendant : elle n'est que le sang d'Agamemnon qui crie vengeance
et rien ne permet de voir dans ce fantôme le signe d'un quelconque mécanisme
divin régissant la punition des fautes [Dracont.Orest.527sqq.]
[129].
Il faut donc admettre que si Dracontius renonce à la transcendance
de la causalité tragique c'est en grande partie pour lui substituer une causalité
immanente, mais qui n'offre guère au héros plus de liberté. Si, au lieu d'être
soumis aux dieux, il est soumis à ses propres passions, cela ne change fondamentalement
pas grand-chose à son état de dépendance.
Pourtant deux personnages de l'œuvre, autres que Clytemnestre,
paraissent cependant agir librement, Dorylas et Électre, et ce au prix d'une
nouvelle surprise du poète : le plus important des deux en effet est
Dorylas, le vieux serviteur, pleins d'initiatives toutes heureuses que lui
dicte son affection pour les Atrides. Si c'est Électre qui imagine le stratagème
qui fait fuir Oreste et Pylade [Dracont.Orest.284-290]
[130], c'est bien Dorylas qui invente
le mensonge qui persuade Clytemnestre d'arrêter les recherches
[Dracont.Orest.352-381] [131],
soutient ses concitoyens dans l'épreuve en obtenant par sa piété la réponse
encourageante de l'ombre d'Agamemnon devant le tombeau où il prie [Dracont.Orest.462-514] [132], lui enfin qui guide les deux
jeunes gens sur le chemin du palais et leur donne les conseils indispensables
à la réussite de leur mission [Dracont.Orest.639-663]
[133]. Guidé uniquement par des sentiments
nobles et désintéressés[Dracont.Orest.379][Dracont.Orest.461][Dracont.Orest.644][134] ce personnage, qui sous des noms
divers apparaît dans d'autres versions du mythe[135],
atteint ici à une dimension nouvelle, à la fois profondément humaine et hautement
romanesque au sens moderne de ce terme.
Or, le fait qu'il soit le seul à obtenir ainsi une liberté
totale avec la terrible reine[136] invite à émettre l'hypothèse
que Dracontius a cherché en réalité à modifier non pas la nature tragique
du mythe, mais la nature de son tragique : il s'agit plus pour lui de
peindre des situations morales typiques où certains personnages se décident
eux-mêmes mus soit par des sentiments élevés et nobles, soit par des passions
qui les rendent monstrueux tandis que d'autres se débattent dans les conséquences
des passions d'autrui, peinent à s'en affranchir ou à les assumer pleinement.
En ce sens, l'Oreste de Dracontius pourrait passer pour un anti-héros, faible,
cruel et déséquilibré, mais il manifeste surtout la difficulté de l'humanité
à se frayer un chemin dans les devoirs complexes et parfois inconciliables
qu'impose la vertu. Plus donc qu'une métaphysique tragique, c'est à un tragique
moral que conduit la lecture romanesque de Dracontius, posant par la même
occasion la question, essentielle dans toute œuvre marquée par le romanesque,
des fondements moraux des actes posés par les personnages.
2.3. Éthique romanesque, éthique héroïco-tragique : deux approches
opposées, mais non irréductibles
Au terme de ces lectures des deux mythes apparaît effectivement
la question de la morale à l'œuvre dans ces textes et des valeurs qu'ils véhiculent
ou questionnent. Car nous nous trouvons bien en face de deux modèles opposés
l'un à l'autre : d'un côté, chez Claudien, les dieux se servent des hommes
(même si par convention mythique ce sont aussi des déesses) pour réaliser
leurs desseins qui témoignent d'une prouidentia deorum salutaire et rassurante,
tandis que de l'autre, chez Dracontius, ce sont les hommes qui prennent appui
sur une prétendue volonté des dieux pour justifier des actes dont on voit
immédiatement que la justification n'est pas dans la conformation à une loi
divine muette ou refusée, mais dans une cohérence morale dont il reste à définir
les cadres.
Car le problème est bien là : si dans l'Enlèvement de
Proserpine, la norme morale est perceptible sans la moindre difficulté dans
la volonté absolue et, finalement, bienfaisante de Jupiter, dans la Tragédie
d'Oreste, diverses morales s'affrontent, se neutralisent et parfois se contredisent,
comme si le poète faisait de la maison des Atrides une sorte de poste d'observation
des divers positionnement moraux possibles pour les hommes.
Dans l'Enlèvement de Proserpine, il apparaît très rapidement
que ce qui constitue un personnage en héros c'est sa conformation immédiate
ou progressive à la volonté jovienne. Tout l'enjeu est bien là, dans cette
forme de pietas qui consiste à adhérer aux codes et aux valeurs qu'impose
la loi divine. Cérès l'apprend à ses dépens et le tragique propre qui l'anime
est bien celui d'un personnage qui essaie d'échapper aux obligations de la
pietas, comme un Énée qui tenterait de demeurer à Carthage au lieu de plier
devant l'avertissement de Mercure. Car, à force de s'isoler et de repousser
le monde du nouveau maître de l'univers, Cérès en est venue au point culminant
de la révolte tragique [Claud.Rapt.Pros.270-311] [137] :
pourra-t-elle par la seule force de sa volonté s'opposer à la loi ou devra-t-elle
accepter finalement une loi qui en apparence la brise, et entrer malgré elle
dans la pietas ? Ce dilemme est véritablement tragique au sens le plus
aristotélicien de ce terme [Arist.Po.1453a] [138],
car en réalité le personnage est le seul à croire encore qu'il a le choix,
c'est-à-dire à croire encore qu'il peut exister deux camps, celui de Jupiter
et celui de Saturne[Claud.Rapt.Pros.3,271-272][139]. En réalité, nous savons qu'il
n'en existe plus qu'un et que le combat de la déesse est perdu d'avance. Mais
en même temps, comme dans le mythe d'Œdipe finalement apaisé et absous à Colonne,
l'ordre de la pietas qui pourrait apparaître comme la pire des tyrannies est
très largement valorisé : ordre de l'harmonie entre les aspirations contraires,
de la providence divine et de la réconciliation des forces antagonistes de
l'univers, il ne vise qu'au bien suprême de tous, y compris de ceux qu'il
paraît briser [Claud.Rapt.Pros.3,19-65] [140]. Proserpine jouira d'une place
dans la hiérarchie des dieux bien plus éminente que toutes celles dont sa
mère pouvait rêver pour elle[Claud.Rapt.Pros.1,27][Claud.Rapt.Pros.2,280-306][141], et Cérès trouvera dans son errance
et sa quête son rôle de déesse-mère des récoltes et la reconnaissance éternelle
du genre humain marquée par la perpétuation des mystères.
Dans cette représentation du monde, extrêmement traditionnelle
pour ne pas dire conservatrice, l'ordre des dieux assure seul la conservation
du monde et ne tend qu'à son bonheur. Il existe donc un ordre bénéfique porteur
d'espoir et de salut et le poème encourage l'homme à s'y conformer, à reconnaître
la bienfaisance des dieux et à aimer cet ordre absolu, dont l'absolutisme
serait effrayant s'il n'avait pour corollaire la clementia et la benignitas
des divins princes. Nul besoin donc pour Claudien de questionner l'ordre épique
le plus traditionnel, que certains poètes avant lui avaient pu remettre en
cause ou discuter. Il peut se couler dans le modèle le plus classique de représentation
précisément parce qu'il sert à merveille ses intentions édifiantes :
prouver qu'il existe bien un ordre qui assure au monde, malgré toutes les
vicissitudes du temps, un bonheur éternel et montre aux hommes une constante
sollicitude.
Or, c'est tout cela qui vole en éclats dans la Tragédie d'Oreste,
toute cette vision apaisante du monde qui croule sous la folie sanguinaire
des Atrides. Car, dans l'univers que construit Dracontius, c'est une morale
purement humaine et sociale qui est à l'œuvre. Et, de ce fait, des actes qui
sont acceptables dans l'ordre de l'épopée, parce qu'ils peuvent être référés
à une morale plus haute et ainsi réinterprétés à la lumière d'autres critères,
sont-ils ici laissés dans une pure indétermination qui les rend odieux.
Le traitement que Dracontius fait subir à Oreste après la
mort de sa mère est à cet égard extrêmement révélateur. Ce qui dans une logique
tragique pouvait passer pour l'affrontement de deux formes de pietas[142][E.El.966-987], où le choix fait par Oreste parvenait
à un bien plus grand, dans l'obtention de lois qui permettent d'interrompre
le cycle de la vengeance brutale[143], apparaît ici comme un choix
mauvais puisque l'Érinye vengeresse de Clytemnestre se voit dotée par Dracontius
d'arguments parfaitement recevables qui manifestent toute l'horreur des crimes
perpétrés par le jeune homme[Dracont.Orest.817-819][Dracont.Orest.830-832][144]. Ainsi, tous les signes moraux
peuvent, dans cet univers ambivalent devenir réversibles, sans que le poète
ne choisisse d'explication qui permettrait de surmonter ces contradictions
de point de vue : certes, du point de vue de Pylade, Agamemnon et Dorylas,
Oreste est un justicier, mais du point de vue de Clytemnestre c'est un parricide
et un sacrilège. Bien-sûr, dira-t-on, la reine est mal placée pour donner
des leçons de vertu, mais précisément, Dracontius ne réfute pas les allégations
de l'ombre de Clytemnestre et les laisse se glisser dans le texte comme autre
explication valable du geste d'Oreste. D'ailleurs, lorsque le jeune homme
est sauvé in extremis par la main de Minerve, la réaction très partagée
de l'Aréopage devant cet acquittement est extrêmement importante
[Dracont.Orest.947-957] [145]. Dans cet univers purement humain,
Oreste devrait expier pour les crimes qu'il a commis. Lui qui dans le mythe
est un vengeur promoteur involontaire certes, mais bien réel d'un ordre nouveau,
est, dans la lecture que donne Dracontius un personnage extrêmement ambigu,
dont la morale héroïque paraît largement dévalorisée par la coexistence permanente
d'une morale plus « moderne », plus conforme en tout cas aux règles
de l'humanité ordinaire[146].
D'ailleurs, le poète paraît avoir fait son choix en faveur
de cette morale strictement humaine, ce qui est un nouveau paradoxe dans son
traitement de cette histoire. En un sens, Oreste représente en effet l'humanité
ordinaire qui réagit avec des réactions en tous points compréhensibles dans
la logique sociale habituelle : si Égisthe doit mourir à la fois en tant
qu'amant de sa mère et en tant qu'usurpateur, la piété filiale impose au jeune
héros d'épargner sa mère [Dracont.Orest.575-579] [147].
Il ne cède finalement que lorsque la voix d'Agamemnon est relayée et amplifiée
par Pylade. Les deux personnages, le père mort et le compagnon vivant, apparaissent
donc comme la voix de la tragédie face à la voix plus romanesque, plus « bourgeoise »
dirait-on d'Oreste. Survivants de l'âge tragique, ils placent Oreste devant
un choix moral entre la violence tragique, qui paraît du coup marquée par
une violence déchaînée [Dracont.Orest.549-551] [Dracont.Orest.605-608]
[148],
et la violence légitime, celle qui punit le coupable tout en respectant la
pietas. Or, la décision que prend Oreste ne recueille pas l'assentiment du
poète qui en souligne le caractère abominable, par la mise en scène horrible
du meurtre, puis par les remords qui torturent le meurtrier. Il se crée donc
un hiatus entre l'histoire racontée et la voix du narrateur qui souligne à
l'envi combien ce mythe s'éloigne de la véritable morale.
On en arrive donc, dans les deux poèmes à une situation totalement
contradictoire de la morale : chez Claudien, la fin justifiant les moyens
dans une vision providentialiste, est bon l'acte qui permet la réalisation
de cette fin divine, même si, à courte vue – la vue humaine que prend Cérès –
l'acte est condamnable[149]. Chez Dracontius, au contraire,
les actes sont bons ou mauvais en fonction de normes morales en usage dans
la société de son temps, et le poème s'efforce de montrer que les écarts par
rapport à cette morale aboutissent à une prolifération incroyable des crimes
les plus affreux. Ainsi, un acte qui serait bon chez Claudien peut-il être
mauvais chez Dracontius et inversement. Parallèlement à ce glissement, il
est évident qu'on a glissé de l'univers qu'illustre l'épopée, univers idéal
et régi par d'autres codes que l'univers du temps de la lecture, plongé dans
un passé absolu qui lui donne sa valeur exemplaire, vers l'univers quotidien,
« normal », du roman, où la norme est sociale plus que transcendante
et où la transgression n'est jamais justifiable par un ordre supérieur, la
morale ne s'ancrant que dans l'immanence des rapports familiaux et sociaux.
Ce faisant, on a dénié au mythe sa valeur constitutive marquée précisément
par ce passé absolu[150] :
celui d'être un monde où nos règles sont questionnées par des modèles à l'étrangeté
à la fois déroutante et fascinante, isolés de nous dans un passé lointain
et pourtant proches de nos interrogations les plus profondes sur le sens de
l'univers et de nos lois.
3. Épopée et romanesque : le changement de statut du mythe
Si, comme nous le suggérons, c'est bien la nature même du
discours mythique qui est en jeu, cela signifie donc que l'évolution formelle
dans le traitement de cette matière traditionnelle accompagne l'évolution
même du statut du mythe comme outil de connaissance. On entre là dans un problème
aussi crucial qu'il est difficile, celui de l'exacte appréciation de l'influence
qu'exerce sur les poètes leur appartenance religieuse.
Cette question est en apparence assez simple : Claudien
est païen, Dracontius chrétien. En réalité, elle est beaucoup plus complexe
qu'il n'y paraît, car la notion même d'appartenance religieuse apparaît comme
singulièrement compliquée dans le contexte de l'Antiquité tardive. D'importants
travaux récents le soulignent : l'appartenance religieuse, si l'on met
de côté les croyants les plus convaincus et militants de chaque camp, est
une réalité aux contours extrêmement flous et qui met en jeu des éléments
sociologiques, culturels voire politiques extrêmement difficiles à ordonner
sans les caricaturer[151]. Ainsi, ce n'est pas tant le paganisme
personnel de Claudien ou le christianisme personnel de Dracontius qui importent
que la manière dont ces convictions sont vécues dans les rapports avec l'autre
parti. D'un autre côté, la « victoire » du christianisme qui se
dessine à l'époque de Claudien n'est pas celle d'une religion qui se serait
imposée par la cohérence de son dogme face à une foule de superstitions plus
ou moins fantaisistes. Car le paganisme des élites du IVe siècle
se constitue, on le voit bien avec Julien, Salloustios, Thémistios et Libanios,
comme une véritable alternative conceptuelle et théologique au christianisme[152],
et il en va sans doute de même des religions à mystères dont le mythe éleusinien.
Ainsi l'atteste par exemple la cohabitation sur des tombes d'Alexandrie de
deux registres picturaux très révélateurs de la profondeur même que conserve,
et ce, universellement, puisqu'on est à plusieurs centaines de kilomètres
du sanctuaire, la mystique éleusinienne : au registre supérieur, dans
le style caractéristique de la peinture égyptienne, le décorateur représente
une scène du cycle d'Isis, Osiris et Seth, tandis qu'au registre inférieur,
il inscrit, comme correspondant hellénistique à ce mythe de mort, de résurrection
et de fécondité, la scène même de l'enlèvement de Proserpine tel que Claudien
le décrit : les déesses tentent de s'opposer à Pluton tandis que Proserpine
éperdue leur tend les bras et que Pluton, le regard déjà tourné vers la route,
stimule ses quatre chevaux aux couleurs sombres. On est donc bien là en présence
d'un mythe qui conserve toute sa valeur de mythe de salut personnel, et non
dans le cadre un peu trop facilement supposé de la fiction littéraire. De
fait, être fidèle des deux déesses comme le célèbre Vettius Agorius Praetextatus
et sans doute aussi le commanditaire de Claudien, Florentinus, témoigne fondamentalement
du même engagement personnel dans une croyance que l'appartenance au christianisme[153].
3.1. L'épopée comme chant sacré : parentés formelles du prologue de
Claudien et de celui des Louanges de Dieu de Dracontius
Si l'on serait bien en peine de retrouver dans le prologue
de la Tragédie d'Oreste le ton mystique qui caractérise le prologue de Claudien [Claud.Rapt.Pros.1,20-26] [154],
la parenté du prologue du grand poème chrétien de Dracontius [Dracont.Laud.1,1-11] [155] avec celui de l'Enlèvement de Proserpine demeure
frappante.
Par-delà les différences stylistiques considérables entre
les deux textes, il s'agit bien de la même chose : d'un poème qui dit
les secrets du monde et qui rapporte expressément la nature au gouvernement
d'une force divine. Mais, de façon sans doute plus intéressante encore, il
s'agit dans les deux cas d'un discours qui exclut le profane, selon deux modes
certes différents, mais tout aussi réels. Dracontius s'adresse non pas à tous
les hommes, mais aux proficientes, à ceux qui, venant sans doute du paganisme
ou d'une foi chrétienne routinière et mal éclairée, ont le désir de mieux
connaître le Dieu en qui ils mettent leur foi. Le désir, cupit, est en réalité
la première étape de la foi, et le poème n'est pas seulement un jeu formel
que l'on lirait pour la beauté du son : uoce. C'est surtout une leçon,
une traduction par les images de la création et les exemples de l'Histoire
de la nature même de ce Dieu invisible et tout puissant. Ainsi, au désir du
lecteur répondent les images poétiques du poète. Fondamentalement, il en va
de même dans le prologue de Claudien. Car l'expression « arrière !
profanes »[156][Claud.Rapt.Pros.1,4] ne doit pas être comprise comme
une limitation du public espéré aux seuls initiés, sinon le poème n'existerait
pas puisque, précisément, le contenu de l'initation est secret. Les profanes
ne sont donc pas ceux qui ne sont pas initiés, mais bien ceux que la religion
éleusinienne n'intéresse pas, les « esprits forts ». Pour ceux-là,
le mythe est grotesque et leur sarcasmes en pollueraient le caractère sacré.
Peuvent lire en revanche, ceux qui sont curieux de savoir les mystères du
monde et de la nature, ceux qui sont des proficientes, des sympathisants dirait-on
aujourd'hui. Ainsi, connaissant le fondement mythique du culte et sa profondeur
théologique et philosophique, ils en verront toute la valeur pour eux et pour
le monde et ainsi pourront librement y adhérer.
Autrement dit, dans ces deux textes la poésie hexamétrique
rejoint l'une de ses valeurs les plus anciennes, celle de l'hymne narratif,
sur le modèle des Hymnes homériques. Le titre même de Louanges que Dracontius
donne à son œuvre ne laisse à ce sujet aucun doute. Mais, ce faisant, les
deux poèmes renouent avec une tradition qui n'est pas vraiment celle de l'épopée
romaine « classique » : celle du chant sacré[157].
Or on sait que, lors de la renaissance du genre épique à Rome au IVe
siècle, renaissance qui s'effectue – et ce n'est pas un hasard – en contexte
chrétien, le genre est immédiatement donné comme genre sacré dont la prétention
hymnique est absolument explicite. Il y a donc, dans le recours par Claudien
à une tradition qui n'est pas celle de l'épopée païenne romaine, bien qu'il
soit possible qu'elle soit demeurée plus vivante dans le monde grec où le
poète a grandi, comme un contrepoint à l'appropriation par les chrétiens de
la forme épique pour dire leurs propres mystères. On aurait donc ainsi une
œuvre non pas polémique, mais apologétique et cet élément est nettement confirmé
par l'allusion d'autant plus transparente qu'elle est répétée à un passage
du rapport remis par Symmaque aux princes en 384 et leur demandant de bien
vouloir protéger et restaurer les cultes païens, même si eux-mêmes sont, à
titre personnel dirait-on, chrétiens, en tant que ces cultes sont les garants
mêmes de l'ordre du monde et de l'empire [Symm.Rel.15-16]
[158].
Ainsi, les deux versants du mythe éleusinien , l'élément
chthonien de l'enlèvement et de la descente aux Enfers de Proserpine et l'élément
agraire constitué par la quête de Cérès, trouvent-ils dans la valorisation
du rôle unificateur du summus deus l'unité qui les constitue comme deux éléments
étiologique et mystiques indissociables. Au-delà même de cette présentation
cohérente du mythe, le poète n'hésite pas à présenter de hautes spéculations
métaphysiques sur la nature du monde des morts où la transmigration des âmes
que l'insertion dans la trame mythique permet de replacer dans la logique
même de la religion éleusinienne[159].
Par-dessus tout, il corrige la lecture poétique de l'âge d'or comme âge de
bonheur par une conception extrêmement élevée de la raison humaine source
de l'ingenium et de l'ars qui a pour mission la plus haute la créativité des
techniques et la prise en mains par l'agriculture de son propre destin [Claud.Rapt.Pros.3,38-47] [160].
Tout cela, paré des couleurs à la fois chatoyantes et émouvantes d'un mythe
où le romanesque décuple le pathétique donc l'intérêt du lecteur, acquiert
en même temps qu'une puissante force de conviction un charme et une séduction
certains. Or, c'est exactement ainsi que trente ans environ après Claudien,
le chrétien Sedulius justifiera sa mise en vers épique des miracles du Christ
et de l'Ancien Testament [Sedul.Maced.1,5] [161].
On se trouve donc bien dans une fraternité littéraire qui dépasse et transcende
les croyances religieuses dans une même foi dans la grande poésie comme vecteur
par l'image et l'émotion des plus hautes vérités.
Par là-même, sur le plan littéraire, il devient évident que
l'Enlèvement de Proserpine ne peut plus se classer parmi les epyllia en tant que cela signifierait
ou impliquerait un traitement peu sérieux et une fonction ludique. Mais le
texte ne peut pas non plus se ranger aux côtés des épopées de Virgile, Lucain
ou Stace, dont il diffère par le but prioritairement religieux, même si cet aspect inclut de façon obligatoire des éléments civiques et politiques. Il
demeure donc un objet isolé dans la littérature latine païenne, mais qui trouve
sans mal des demi-frères dans les épopées chrétiennes contemporaines ou postérieures.
Si l'on veut donc replacer l'Enlèvement de Proserpine dans son contexte littéraire, il faut
plutôt se tourner vers Juvencus, Prudence, Paulin de Nole ou Sedulius avec
lesquels il présente à des degrés divers, étant clairement posée la différence
radicale d'appartenance religieuse, de troublantes parentés[162].
3.2. La Tragédie d'Oreste : du mythe ancien aux « histoires tragiques »
Mais la pseudo-tragédie d'Oreste peut également s'éclairer
par comparaison avec les Louanges de Dieu et l'évolution possible de la perception
du mythe apparaître clairement. Toute la dimension proprement métaphysique
qui constituait l'un des ressorts du traitement traditionnel de ce mythe par
la tragédie, ayant été évacuée. Il ne reste donc à proprement parler qu'un
canevas narratif, sur lequel le poète introduit son angle particulier qui
est celui de l'analyse psychologique et de l'enseignement moral. En effet,
comme le montre sa conclusion qui cherche à tirer en quelque sorte la morale
de l'histoire, ce récit bien peu édifiant a pour but de faire naître chez
le lecteur un ardent désir de voir éradiqués de tels comportements [Dracont.Orest.963-974] [163]. Sous la forme d'une prière à
un Tonnant qui, chez Dracontius, peut aussi bien être le Dieu des chrétiens,
le poète introduit diverses personnifications de vertus qui sont invitées
à veiller sur les « Grecs », c'est-à-dire nous autres lecteurs,
et à nous protéger de la reproduction de telles abominations.
Le passage du mythe à l'histoire romanesque est donc bien
motivé chez Dracontius et repose précisément sur le fait que ces histoires
mythologiques ne peuvent plus, pour un chrétien, porter d'autre signification
qu'une signification morale, et ce même si, d'ailleurs, les chrétiens sont
loin d'être les premiers à avoir ainsi porté un regard distancié sur la mythologie
traditionnelle. Pourtant, le phénomène n'est pas anodin sur le plan de l'histoire
littéraire, car il situe, et ce bien qu'elle soit en vers, la Tragédie d'Oreste
dans l'univers du conte moral où plus exactement de ce que l'on nommait au
XVIIe siècle les histoires tragiques, genre où s'est particulièrement illustré
François de Rosset. De fait, on trouve chez lui plusieurs types d'histoires
dont la parenté avec ce que nous lisons chez Dracontius est évidente et jette
sur l'étrange poème de l'Africain une lumière particulièrement vive. Dans
certains cas, il s'agit de faits divers sordides mis en nouvelle par le romancier[164], dans d'autres d'histoires « typiques »
où les personnages sous des noms d'emprunts propres aux romans illustrent
sans doute des personnages réels sous la forme d'un texte à clés[165]. Enfin, pour certains autres récits,
tout paraît avoir été inventé à partir d'un canevas d'intrigue qui permet
à Rosset de forger son discours moral dont d'ailleurs il n'est guère avare[166]. Dans le cas des faits divers
romancés, on est très proche de Dracontius et de son traitement du mythe qui
est en réalité une succession de faits divers. L'auteur saute d'abomination
en abomination et s'attarde longuement sur l'étude des mentalités héroïques
ou criminelles afin sans nul doute, du moins si on le croit, de nous édifier
par la contemplation horrifiée des plus grands désordres. Là où Rosset se
sert dans la chronique judiciaire, Dracontius se sert dans un autre type de
ce qu'il faut bien appeler un réservoir de faits divers typiques et intéressants :
la mythologie vidée de ses dieux. « Ce ne sont pas, écrivait Rosset dans
sa préface de 1615, des contes de l'Antiquité fabuleuse que je te donne, ô
France, mère de tant de beaux esprits qui font rougir de honte la Grèce et
l'Italie. Ce sont des histoires autant véritables que tristes et funestes.
Les noms de la plupart des personnages sont seulement déguisés en ce Théâtre…
Mon dessein n'est pas de publier les hommes afin de les rendre déshonorés
par leurs défauts, mais bien plutôt de faire paraître les défauts, afin que
les hommes les corrigent et que, par ce moyen, l'exercice de la vertu les
rende dignes d'honneur et de louange. » Cette dimension essentielle de théâtre
du monde me paraît également parfaitement adéquate pour qualifier les poèmes
narratifs profanes de Dracontius. Si les personnages portent des noms célèbres
et si les histoires racontées ont le même degré de notoriété que pouvait avoir
par exemple l'affaire Goffridi pour Rosset, l'art même du poète consiste à
dégager de ces récits un intérêt proprement narratif qui fasse apparaître
la substance morale qui les compose. L'image du théâtre de mime, explicite
dans le prologue de la Médée de Dracontius, conduit la transposition en vers
narratifs de ces mythes [Dracont.Med.16-18] [167] :
il faut montrer, créer à partir de la scène un spectacle aussi fascinant et
émouvant que celui de la scène. Mais en même temps, signe que la laïcisation
du mythe en conte moral va bien de pair avec une prise de position ouvertement
opposée aux dieux de la mythologie, Dracontius, plus nettement que dans l'Oreste,
utilise en conclusion de sa Médée le mythe comme moyen de révéler la perversion
morale qui naissait du culte des faux dieux [Dracont.Med.598-601]
[168].
On retrouve donc, dans le choix d'un traitement romanesque
– et pourrait-on dire exclusivement romanesque – du mythe chez Dracontius un
indice très clair de la valeur religieuse que conserve la parole épique même
à une date extrêmement tardive eu égard à ce que nous considérons comme l'Antiquité.
De ce fait, on comprend mieux pourquoi l'existence de ces textes dans la production
du poète africain a pu souffrir précisément de la comparaison avec les Louanges
de Dieu et se voir qualifiés d'œuvres mineures, voire d'essais de jeunesse.
En réalité, il ne s'agit absolument pas, même si le mètre est trompeur, du
même type de poésie que Dracontius pratiquerait une fois par conviction, une
fois par amusement. Il s'agit bien au contraire de deux manières radicalement
différentes de regarder le monde, un regard mystique qui est aussi celui de
Claudien et qui anime les Louanges de Dieu, et un regard purement moral, dont on pourrait
à tort penser qu'il esquive la question métaphysique, mais dont la conclusion
de la Médée nous montre qu'il ne l'exclut pas, mais la présuppose tranchée
par l'impossibilité affirmée par le poète de parvenir à une quelconque justice
en se référant uniquement au culte des faux dieux.
Ainsi, les deux poètes recourent-ils au mythe dans des optiques
radicalement opposées qui conduit à juger également contraire l'usage qu'ils
font l'un et l'autre des éléments romanesques dont ils usent avec un goût
certain. Claudien utilise le romanesque pour rendre plus touchant le mythe
et le rendre ainsi plus attrayant. Loin de détruire la part sérieuse et porteuse
de sens mystique du mythe, les éléments romanesques, en soulignant les lignes
de force de l'action mythique, en font apparaître plus immédiatement les enjeux
et la richesse humaine avant d'être philosophique ou mystique. Jamais en revanche,
ils ne remettent en question les modalités mythiques d'explication du monde
et l'affirmation d'un ordre divin qui gouverne le monde et la nature en vue
de la réalisation d'un plan providentiel qui permet à l'homme et au monde
de vivre en bonne intelligence et de s'enrichir mutuellement. Œuvre pieuse,
au sens classique du terme, la poésie de Claudien célèbre précisément cet
accord du monde, de l'homme et des dieux, cette concordia fragile qui assure
la prospérité du monde depuis ses origines et que certains veulent remettre
en cause. Pour Claudien le romanesque donne au mythe toute sa saveur et trouve
son utilité finale dans l'entreprise poétique d'affirmation de la validité
et de la pérennité de cet ordre mythique. Pour Dracontius au contraire, si
le mythe est exemplaire c'est parce qu'il témoigne d'une époque obscure de
l'humanité où la vérité chrétienne ne venait pas éclairer les esprits, d'un
monde où les faux dieux sont muets, comme les idoles des nations qu'ils sont,
et où le vrai Dieu ne parle pas encore, un passé axiologique plutôt que temporel,
un monde sans la lumière divine où l'homme réduit à ses seules forces montre
sa cruauté, sa folie, son dérèglement. Dans cet univers entièrement noir et
fait de crimes monstrueux, le romanesque donne précisément à voir cet abandon
de l'humain à l'humain, cet aveuglement des passions, des sens et des esprits,
un monde où tout signe est réversible car aucun élément ne peut être porteur
de vérité, monde aussi sombre que celui où règne la Fortuna caeca d'Apulée[Ap.Met.3,18][Ap.Met.7,2] [169],
mais sans que l'humour du romancier de Madaure ne vienne l'éclairer, image
d'une humanité damnée que le poète prie pour ne jamais voir revenir à la surface
de la terre, passé absolu et désiré tel. Le monde du mythe apparaît ainsi,
relu à travers le filtre de l'histoire tragique comme un monde parfaitement
haïssable dont le lecteur doit rendre grâces d'être sorti. Pourtant, le moraliste
chez Dracontius n'est pas sans failles qui révèlent un autre élément du romanesque :
le plaisir que l'on trouve à lire des abominations : le lecteur peut
sans frais et sans risque se délecter du plaisir trouble de la transgression,
tout en se pinçant le nez devant ce qu'il découvre. La même ambiguïté, un
rien hyprocrite, anime le raisonneur Rosset et son lointain parent africain.
Dracontius, qui ne croit plus en la valeur métaphysique de mythes issus d'une
conception du monde qu'il rejette, s'en sert cependant encore comme éléments
didactiques, mais en les subvertissant au moins autant que le nouvelliste
français malmène l'histoire ou la chronique judiciaire. Entre Claudien et
Dracontius, c'est aussi toute la distance qui sépare le Procope des Bâtiments
qui n'a pas assez d'éloges pour célébrer Justinien et Théodora[170] [Procop.Aed.1,6] et celui de l'Histoire secrète qui n'a
plus assez d'ignominies pour les flétrir, mais qui demeure assez lucide pour
se trahir lui-même en avouant que c'est le romancier qui a pris le pas sur
le panégyriste malgré le même déguisement d'historien fidèle et scrupuleux.
[1] Traduction (très légèrement modifiée) de P. Maraval, 1990, p. 27.
[2] Pionnier à cet égard – et toujours utile même si
certaines analyses ont été depuis dépassées – est l'article de K. Thraede (1962).
[3] On trouvera à ce sujet une réflexion particulièrement
stimulante chez W. Kirsch
(1989). Même si le point de vue adopté, strictement marxiste, ne permet
pas d'éviter certaines dérives interprétatives, les analyses de l'auteur
sur les échos que l'on rencontre dans l'épopée latine du IVe siècle de l'évolution
des mentalités au sens le plus large fournissent à la réflexion des perspectives
extrêmement stimulantes. Plus récemment, T. Duc (1994) a proposé une lecture politico-sociale
de l'Enlèvement de Proserpine, que l'on peut contester, mais qui présente
l'insigne mérite de mettre en dialogue le poème et la situation contemporaine.
Le magnifique livre de J. Harries
(1994) montre parfaitement, pour la seconde moitié du Vesiècle, comment
la représentation sociale et politique du monde influe chez un homme comme
Sidoine Apollinaire sur ses conceptions littéraires.
[4] J. Bouquet
et E. Wolff dans
leur introduction au volume des poèmes profanes de Dracontius dans la CUF
reprennent à leur compte la définition la plus généralement acceptée de
l'épyllion qu'ils expriment en ces termes (p. 37-38) : « né à l'époque alexandrine
en réaction contre la grande épopée, l'épyllion ne chante pas comme elle
un héros associé à une fonction fondatrice collective ; cette fonction de
célébration a disparu, ne serait-ce que parce que le thème fréquent du crime
l'exclut. Il relate une aventure arrivée à un individu, non pas en tant
qu'il porte le destin d'un peuple, mais comme être susceptible d'éprouver
différents sentiments. L'accent mis sur l'individu écarte aussi la notion
de merveilleux qui limiterait la pleine liberté du héros. En revanche, les
monologues, les développements sur les émotions ou les passions des personnages
prennent une place importante. Dans la littérature latine, on qualifie généralement
d'epyllia – pour ne parler que des œuvres qui nous ont été conservées – le
poème 64 de Catulle, la Ciris et le Culex pseudo-virgiliens, le De concubitu Martis et Veneris
(Anth. lat., 253), le De raptu Proserpinae de Claudien,
l'anonyme Aegritudo Perdicae et certains poèmes de Dracontius. »
[5] GLK, 1, 483-484 :
Epos dicitur Graece carmine hexametro diuinarum rerum
et heroicarum humanarumque comprehensio.
En Grec on parle d'epos pour un poème qui traite de manière
complète en hexamètres d'actions divines héroïques et humaines.
[6] Diomède, GLK, I, 482.
[7] On trouvera dans le présent numéro d'Interférences Ars Scribendi
une approche de ces mutations dans la contribution de F. Delarue. Voir
pour ces aspects dans la bibliographie française F. Delarue (2000),
et sur les aspect moraux que nous aborderons plus loin au cours de ces pages
F. Ripoll (1998). Une mise au point particulièrement importante
et riche a été donnée par P. Hardie (1993).
[8] Un inventaire poussé des sources du poème a été
mené par T. Duc
(1994), p. 3-100, que nous pouvons compléter par les imitations signalées
par le commentaire de l'édition de la CUF (J. L. Charlet, 1991, p. XXXVI-XLVII).
[9] Sur les raisons de cet inachèvement diverses hypothèses
ont été avancées ; cf. l'introduction de la CUF (J. L. Charlet, 1991),
p. XXXII-XXXIII, qui évoque la disgrâce du protecteur de Claudien, Florentinus,
le travail demandé au poète par ses œuvres politiques, mais surtout ce qui
nous paraît la plus vraisemblable des raisons : en 396, Alaric saccage
le sanctuaire d'Éleusis et détruit les édifices où se célébraient les mystères. Claudien
pouvait-il dans ces conditions aller jusqu'au bout de son poème, célébrer
Déméter Thesmophoros et les rites d'initiation, lui le poète officiel de
la cour chrétienne de Milan ? À un moment où les chrétiens s'installaient
sur le sanctuaire ruiné pour en empêcher la restauration… une telle célébration
n'aurait-elle pas été interprétée comme une incitation à restaurer un culte
qui, entre tous, symbolisait le paganisme.
[10] Ici se pose le problème de l'unité fondamentale
de ce texte et de ses apparentes contradictions, soulignées par exemple
par T. Duc (1994),
p. 98-99, qui note : « d'autant plus étonnant est le fait que, en essayant
d'assimiler les différentes traditions, Claudien ne sait pas éviter des
contradictions et des écarts pourtant évidents… » On peut supposer que les
raisons en résident dans certaines préférences de l'auteur plutôt que dans
ses faiblesses, position sage dans le jugement final qui invite à chercher
l'unité du poème ailleurs que dans sa dimension purement discursive. Voir
à ce sujet, pour la structure du texte et ses incidences sur le sens de
l'œuvre, B. Bureau
(1999), pour la vision même des personnages T. Kellner (1997). Sur les mutations de la notion de cohérence en littérature narrative,
voir M. J. Roberts (1988),
qui note p. 185 : to the late antique mind the unity of discrete elements
in an event or text resides at a level of abstraction that transcends
the historical or literal level of the text. [...] It is... this radical discontinuity
that invites a reading which transcends the literal level of the narrative
by positing an alternative thematic connection between apparently disparate
compositionnal units.
[11] T. Kellner (1997),
p. 61-62, présente très exactement la situation de cet aspect de l'étude
du poème : die Beschäftigung mit des Charakterzeichnung der « dramatis
personae » in ihrem erzählerischen Gesamtzusammenhang erscheint… als ein Desiderat.
Or, il souligne bien dans la suite de son étude que cet aspect est
fondamental pour une juste appréciation du travail de Claudien. Quelques
éléments apparaissent chez C. Gruzelier (1988), mais il a fallu attendre ce travail
pour que la question soit véritablement posée comme un tout. On s'y reportera
donc de préférence.
[12] Analyse complète dans T. Kellner (1997), p. 139-204.
[13] DRP, 1, 123-126 :
nec tribuit subolem Lucina secundam
fessaque post primos haeserunt uiscera partus;
infecunda quidem, sed cunctis altior extat
matribus et numeri damnum Proserpina pensat.
Et Lucine ne lui a pas donné de seconde descendance et
son sein après son premier enfantement est resté scellé, mais elle a plus
haut rang que toutes les autres mères et Proserpine compense le dommage
du nombre.
Cf. T. Kellner
(1997), p. 139 sur les sentiments maternels de Cérès, p. 211 sur le lien
que cette peinture peut établir avec la violence de ses réactions au livre
3 : doch wird durch die Schilderung der engen Mutter-Tochterbeziehung
auch die übergrosse Schmerz der Ceres nach ihrer Rückkehr aus Phrygien und
somit ihr Opfercharakter betont. Sur le caractère de fille unique de Proserpine, voir
Hymn.Orph., Perséph., 2, [Orph.H.Perseph.2] où
elle est dite μουνογένεια
θεά.
[14] DRP, 1, 127-129. Voir T. Kellner (1997), p. 243, note 1007,
pour l'analyse des métaphores animales qui décrivent l'amour de Cérès pour
sa fille, vache ici, tigresse au livre 3 :
Hanc fouet, hanc sequitur: uitulum non blandius ambit
torua parens, pedibus qui nondum proterit arua
nec noua lunatae curuauit germina frontis.
C'est elle qu'elle couvre de tendresse elle qu'elle suit
partout : non moins caressante autour de son veau est la mère au regard
torve, quand il n'a pas encore foulé de ses sabots la glèbe, quand son front
ne s'est pas encore courbé du croissant des deux cornes.
Cette comparaison est empruntée à Ovide, Fast., 4, 459-461 [Ov.F.4,459-461] , mais le poète augustéen la plaçait
au moment où Cérès hurlait de douleur en découvrant le rapt. Il la rattachait
donc à un état émotif particulier alors que Claudien en fait un qualificatif
de nature.
[15] DRP, 1, 133-137 :
Personat aula procis: pariter pro uirgine certant
Mars clipeo melior, Phoebus praestantior arcu.
Mars donat Rhodopen, Phoebus largitur Amyclas
et Delon Clariosque lares. Hinc aemula Iuno,
hinc poscit Latona nurum.
La cour résonne du bruit des prétendants : d'une
même ardeur ils luttent pour la jeune fille. Son bouclier donne l'avantage
à Mars, mais Phébus se distingue par l'arc. Mars offre Rhodope, Phébus propose
Amyclées et Délos et son séjour de Claros. D'un côté la rivale pour l'avoir
comme bru s'appelle Junon, de l'autre Latone.
[16] Remarques pertinentes à ce sujet chez C. Gruzelier (1988), p. 67-71, qui note en particulier (p. 69) :
Claudian is very successful at portraying such tiny details of general human
psychology, albeit in somewhat loud colours – especially the catiness of
women at courts, where such grand ladies regard themselves as important
but don't have anything to do except intrigue against one another.
[17] DRP, 1, 142 :
aethera deseruit Siculasque relegat in
oras
elle abandonne le ciel et la relègue en Sicile
[18] DRP, 1, 237-245 :
Deuenere locum, Cereris quo tecta nitebant
Cyclopum firmata manu: stant ardua ferro
moenia, ferrati postes, inmensaque nectit
claustra chalybs. Nullum tanto sudore Pyragmon
nec Steropes construxit opus; non talibus umquam
spirauere Notis animae nec flumine tanto
incoctum maduit lassa ceruice metallum.
Atria cingit ebur; trabibus solidatur aenis
culmen et in celsas surgunt electra columnas.
Elles arrivent au lieu où resplendissait le palais de
Cérès, solidement bâti de la main des Cyclopes : se dressent des remparts
que le fer rend solides, des jambages de fer, et l'acier enchaîne l'immense
enceinte. Nul ouvrage n'a coûté plus de sueur à Pyragmon et Stérope ;
jamais de tels souffles, de vrais Notus, ne s'exhalèrent de leurs soufflets,
jamais un si grand fleuve de métal en fusion ne coula en épuisant leur nuque.
Le palais est ceint d'ivoire ; des poutres de bronze renforcent son
faîte et l'électrum se dresse en hautes colonnes.
T. Duc (1994), p. 40-41, fait très justement
le lien entre ce palais destiné à accueillir une jeune princesse et ses
modèles qui conviennent mieux à la nature terrible des habitants du lieu,
le palais des Enfers chez Virgile (Én., 6, 630-631) [Verg.Aen.6,630-631] et palais de Mars chez Stace (Théb.,
7, 43-44) [Stat.Theb.7,43-44] . Même si ces
éléments paraissent provenir de sources orphiques (T. Duc (1994),
p. 41), il est très révélateur que Claudien choisisse cet élément plus qu'un
autre.
[19] DRP, 3, 270-275 ; et surtout 3, 358 : ipsum feritura
Iouem.
[20] DRP, 3, 270-272 :
"non me uagus edidit amnis;
non Dryadum de plebe sumus; turrita Cybele
me quoque Saturno genuit.
Moi, ce n'est pas un fleuve vagabond qui m'a fait naître ;
nous ne sommes pas quelque Dryade plébéienne ; c'est Cybèle, la déesse
coiffée de tours, qui m'engendra pour Saturne.
Avec ce commentaire de T. Kellner (1997), p. 159 : mit dieser
Abgrenzung hinsichtlich ihrer Abstammung und komischen Stellung korrespondiert
auch eine Trennlinie in Charakter und Persönlichkeit. Im Gegensatz zu den
geistig unbedeutenden, oberflächlichen, verspielten, unschuldigen und ungefestigen
Mädchen versteht sich Ceres als erwachsene Frau, Mutter und ausgeprägte
Persönlichkeit. In verhältnis zu Jupiter wird nicht in seine vielen
unbedeutenden Liebeleien…eingeordnet. Pourtant il faut, à mon sens, aller
plus loin dans la revendication politique à cause de la mention du souverain
privé de pouvoir par son fils révolté, Saturne.
[21] Voir à ce sujet B. Bureau (1999). La description de R. Duffey (1983), p. 107-108, s'efforce
de rendre compte de cette partition dans les représentations topographiques,
mais elle paraît trop simpliste pour être acceptée sans réserve : the
narrative begins with the description of the three camps of the gods after
the overthrow of Saturn and the suppressed rebellion of the Titans. The fisrt camp is that of the new winter order under the rule of Saturnés
first-born son, Jupiter. All the Olympian deities, including the goddess
of love, Venus, belong to this group ; the second camp of a winter
cohort is located in the underworld of Dis ; only ceres and her daughterh
Proserpine, along with the Nymphs and Sirens (before they turn to man's
destruction) occupy the terrestrial level : the have resettled on Sicily.
Blessed by the presence of these goddesses, Sicily alone is spared the ravages
of endless winter that has dominated the earth since Jupiter's possession
of throne. Hence, Sicily holds the last members maintaining allegiance
to Saturn's original fecund summer order. Certes ce clivage entre
les anciens camps demeure, mais le camp saturnien est plus nettement limité
que le prétend Duffey. C'est exclusivement Cérès et les divinités qui la
servent. Pluton, venu au pouvoir par la révolution jovienne ne peut être
assimilé à ce groupe, même s'il apparaît comme moins hostile à l'univers
saturnien que son frère et semble avoir réussi une transition plus harmonieuse
entre l'ancien et le nouveau pouvoir. Voir ci-dessous.
[22] Dans l'Hymne à Déméter, par exemple, elle n'apparaît
guère avant le rapt, le texte s'ouvrant sur l'anthologie (4-6)
[h.Hom.Dem.4-6] :
νόσφιν
Δήμητρος χρυσαόρου
ἀγλαοκάρπου
παίζουσαν
κούρῃσι σὺν ᾿Ωκεανοῦ
βαθυκόλποις,
ἄνθεά τ'
αἰνυμένην
Loin de Déméter au glaive d'or et aux splendides récoltes
elle jouait avec des jeunes filles, les Océanides à l'ample poitrine, cueillant
des fleurs…
Les motifs essentiels de la tristesse de la jeune fille,
et surtout le tissage de la jeune déesse ne trouvent aucun correspondant
antérieur et apparaissent donc comme des éléments voulus par Claudien pour
son propre portrait. Ovide n'en dit mot, et il faut remonter, si l'on en
croit J. L. Charlet
(1991) à un fragment orphique (192 Kern) [Orph.Frg.192Kern]
pour trouver ce thème.
[23] DRP, 1, 130-132 :
Iam uicina t[h]oro plenis adoleuerat annis
uirginitas, tenerum iam pronuba flamma pudorem
sollicitat mixtaque tremit formidine uotum.
Déjà proche de l'hymen sa jeunesse avait atteint sa plénitude
et sa jeune pudeur s'inquiète déjà de la flamme nuptiale et la peut mêle
un frisson à ce que pourtant elle désire
[24] DRP, 1, 268 : subitis maduerunt fletibus ora
, qui est ici rattaché à une sorte de prescience de son destin tragique,
mais qui s'éclaire des propos d'Électre.
[25] Évidemment la vieille nourrice trouve tout cela
parfait et se fait une gloire d'avoir si bien exécuté les ordre de Cérès,
DRP, 3, 202-206 :
Florebat tranquilla domus; nec limina uirgo
linquere nec uirides audebat uisere saltus,
praeceptis obstricta tuis. Telae labor illi,
Sirenes requies; sermonum gratia mecum,
mecum somnus erat cautique per atria ludi,
La maison en paix était florissante ; la jeune fille
ne franchissait pas le seuil et n'avait pas l'audace d'aller visiter les
verts bosquets, tenue qu'elle était par tes ordres. Elle s'occupait à sa
toile, les sirènes faisaient sa distraction ; elle aimait à bavarder
avec moi, elle dormait près de moi et s'amusait à des jeux inoffensifs dans
le palais.
[26] DRP, 3, 212-219, où la première phrase est essentielle
car elle éveille chez la jeune fille la conscience de l'injustice de son
sort :
et dura de matre queri, quae tale recessu
maluerit damnare decus uetitamque dearum
colloquio patriis procul amandauerat astris.
Nostra rudis gaudere malis et nectare largo
instaurare dapes. Nunc arma habitumque Dianae
induitur digitisque attemptat mollibus arcum;
nunc crinita iubis galeam laudante Minerua
inpiet et ingentem clipeum gestare laborat.
…et se plaindre de la dureté d'une mère capable de condamner
une telle beauté à s'enfermer, de lui interdire la conversation des déesses
et de la reléguer loin des astres qui sont le domaine de ses pères. Notre
protégée, l'innocente, se réjouit de la compagnie de ces mauvaises et, avec
de pleines coupes de nectar, elle dresse la table pour festoyer. Tantôt
elle prend les armes et la tenue de Diane et de ses doigts délicats elle
essaie l'arc, tantôt elle emplit de sa chevelure le casque à aigrette et
Minerve applaudit et elle peine à manier l'énorme bouclier.
[27] Le rôle de Vénus peut provenir d'Ov. Met.,
5, 363 sqq. [Ov.Met.5,363sqq.] (J. L. Charlet (1991),
p. XLI-XLII) où elle inspire l'amour à Pluton ; Diane et Minerve sont
avec Proserpine dans la scène du rapt de l'Hymne homérique, [h.Hom.Dem.424] 424 : Παλλάς τ'
ἐγρεμάχη
καὶ ῎Αρτεμις ἰοχέαιρα
/ παίζομεν ἠδ' ἄνθεα δρέπομεν
χείρεσσ' ἐρόεντα (Pallas qui pousse à la bataille
et Artémis l'Archère, nous jouions et cueillions des fleurs aimables de
nos mains), mais elles ne jouent pas un rôle particulier. Cette position
de compagnes se retrouve chez Diodore, avec mention d'un possible tissage,
en [D.S.5,3,4] 5, 3, 4 : μυθολογοῦσι
δὲ μετὰ τῆς Κόρης
τὰς τῆς ὁμοίας
παρθενίας ἠξιωμένας
᾿Αθηνᾶν τε καὶ
῎Αρτεμιν συντρεφομένας
συνάγειν μετ' αὐτῆς τὰ
ἄνθη καὶ κατασκευάζειν
κοινῇ τῷ πατρὶ
Διὶ τὸν πέπλον (la légende raconte qu'avec
Korè vinrent à la cueillette Athéna et Artémis qui avaient fait le même
choix de virginité que Korè et qui avaient été élevées avec elle, et qu'elles
préparèrent ensemble un vêtement pour le Père des dieux), Stace [Stat.Ach.1,825]
(Ach., 1, 825) et Valerius Flaccus ( [Val.Fl..5,343sqq.] 5, 343 sqq.). Nulle part, il n'est
question de banquet ou de déguisements. Pour ces travestissements, Claudien
se souvient de Stace ( [Stat.Theb.8,291] Théb.,
8, 291) pour un enfant qui manie des armes d'adulte ou [Stat.Ach.1,41]
Ach., 1, 41, où Achille enfant essaie une lance et de Virgile pour
les premiers pas de l'enfant Camille dans la carrière des armes (Én., 11,
575-578) [Virg.Aen.11,575-578] . Dans tous
les cas, l'image renvoie à des jeux enfantins peu en rapport avec l'âge
supposé de la jeune fille, et la replacent artificiellement dans le cadre
de l'enfance.
[28] Nous avons déjà noté le sombre pressentiment de
la jeune fille en DRP, 1, 267, avant même l'arrivée des déesses, et tout le
début du livre 2 est tissé de présages de mort ou de malheur (DRP, 2, 1-10).
L'anthologie elle-même porte en elle-même le drame ainsi que l'a montré
J. L. Charlet (1987).
[29] DRP, 2, 251-262 :
"cur non torsisti manibus fabricata Cyclopum
in nos tela, pater? Sic me crudelibus umbris
tradere, sic toto placuit depellere mundo?
Nullane te flectit pietas ni[c]hilumque paternae
mentis inest? Tantas quo crimine mouimus iras?
Non ego, cum rapide saeuiret Phlegra tumultu,
signa deis aduersa tuli; nec robore nostro
Ossa pruinosum uexit glacialis Olympum.
Quod conata nefas aut cuius conscia culpae
exul ad inmanes [h]Erebi detrudor hiatus?
O fortunatas alii quascumque tulere
raptores: saltem communi sole fruuntur!
Pourquoi n'as-tu pas lancé contre nous les traits que
fabriquent les Cyclopes ? Me livrer ainsi aux ombres cruelles, me chasser
ainsi de la totalité du monde, voilà ce qui t'a plu ? Tu n'as donc
aucune pitié, plus rien d'un cœur de père ? Quel crime a mis en branle
de si grandes fureurs ? Je n'étais pas là quand le Phlégra se déchaînait
en un tumulte furieux, je n'ai pas porté les enseignes ennemies des dieux ;
ce n'est pas par notre vigueur que l'Ossa glacé a servi de support à l'Olympe
et à ses frimas. Quel sacrilège ai-je ourdi, de quelle faute suis-je complice
pour être exilée ainsi et expulsée dans les gouffres affreux de l'Érèbe ?
Oh ! bienheureuses celles qu'enlevèrent d'autres ravisseurs :
au moins elles jouissent du bien commun qu'est le soleil !
Que l'on peut comparer avec DRP, 3, 283-291, où Cérès s'en
prend aux dieux, mais en soulignant, plus que leur injustice leur fondamentale
méchanceté :
…….Tanti quae causa furoris? –
Quam mea uel dicto tenui Proserpina laesit?
Scilicet aut caris pepulit te, Delia, siluis,
Aut tibi commissas rapuit, Tritonia, pugnas?
Aut grauis eloquio? Vestros an forte petebat
inportuna choros? Atqui Trinacria longe,
esset ne uobis oneri, deserta colebat.
Quid latuisse iuuat? Rabiem liuoris acerbi
nulla potest placare quies."
À une si grande fureur quelle raison ? Laquelle,
même d'un mot, ma Proserpine a-t-elle offensée ? Sans doute elle t'a
chassée, Délie, de ton royaume, les forêts, ou elle t'a enlevé, Tritonie,
quelque combat à toi destiné ? Sa conversation vous fut-elle pénible ?
Peut-être était-elle importune en vous demandant de prendre part à vos chœurs ?
Pourtant loin, en Trinacrie, pour ne pas vous gêner, elle habitait un désert.
À quoi bon l'avoir cachée ? La rage d'une jalousie acerbe, rien ne
peut l'apaiser.
[30]
Servius, Aen., 4, 1 :
est autem paene totus in affectione, licet in fine pathos
habeat, ubi abscessus Aeneae gignit dolorem. sane totus in consiliis et
subtilitatibus est; nam paene comicus stilus est: nec mirum, ubi de amore
tractatur
le livre est pour ainsi dire tout entier occupé d'une
intrigue sentimentale, bien qu'à la fin il possède du pathétique quand le
départ d'Énée est cause de douleur. Il est du moins presque tout entier
fait de délibérations et de raffinements d'analyse ; de fait, son style
s'apparente au ton de la comédie et il n'y a pas à s'en étonner puisqu'on
traite ici d'amour.
[31] On a certes le droit d'aimer dans l'épopée, mais
dans le cadre strict du couple héroïque dont Hector et Andromaque, ou Ulysse
et Pénélope donnent le modèle. Les amours ancillaires des héros avec leurs
captives n'ont pas vraiment le statut d'intrigues amoureuses. Servius prend
d'ailleurs bien soin de souligner que Virgile a pris l'idée de son livre
4 chez un poète qui a considérablement modifié l'épopée en y introduisant
l'élément amoureux Apollonios de Rhodes.
[32] DRP, 1, 33-36 :
proelia moturus superis quod solus egeret
conubiis sterilesque diu consumeret annos,
ispatiens nescire torum nullasque mariti
illecebras nec dulce patris cognoscere nomen.
prêt à mettre en branle une guerre contre les dieux d'en-haut
car seul il n'était pas marié et consumait depuis longtemps ses années dans
la stérilité, ne supportant plus d'ignorer l'hymen et les douceurs de la
condition d'époux et le doux nom de père.
[33] T. Duc
(1994), p. 78-79, note que cet élément manque d'une intertextualité plausible,
mais on ne peut souscrire au jugement sévère qu'il fait de ce passage :
la juxtaposition quelque peu maladroite d'une intention épique et d'une
exécution vaudevillesque rend probable un certain « dérangement d'ordre
extra-littéraire ». Rien n'est moins vaudevillesque que la plainte
du dieu, même si ce dieu-là ne nous a guère habitué à se comporter ainsi.
T. Kellner
(1997), p. 118, voit aussi un aspect troublant et peut-être comique dans cet
élément, mais il note cependant avec une extrême prudence : doch verraten die Drohungen am Ende von Plutos Rede in ihrem selbstzerstörischen
Pathos des mit einer kosmischen Katastrophe einhergehenden « Liebestodes »
ein gewissen Hang zur tragischen Mythologisierung seines Daseins, so dass
ein ironischer Unterton Claudians nicht ausgeschlossen werden kann.
[34] Ainsi, dans les Éphésiaques de Xénophon d'Éphèse
(3, 2, 14), le personnage d'Hippothoos explique qu'il est devenu brigand
par amour déçu, et se montre un personnage tout à fait chevaleresque en
aidant le héros Habrocomès du mieux qu'il peut.
[35] DRP, 2, 204 : rapitur Proserpina curru (Proserpine
est emportée par le char) ; repris en 2, 247 : uolucri fertur Proserpina curru (le char vole emportant Proserpine), où le tour passif à chaque fois dégage
la responsabilité du ravisseur. On comparera avec le tour actif de l'Hymne
à Déméter (19-20), [h.Hom.Dem.19-20] qui insiste sur la violence subie : ἁρπάξας
δ' ἀέκουσαν
ἐπὶ χρυσέοισιν
ὄχοισιν / ἦγ' ὀλοφυρομένην· ἰάχησε
δ' ἄρ' ὄρθια φωνῇ (
l'enlevant malgré sa résistance, il l'emporta sur son char d'or tandis qu'elle
pleurait).Tous ces éléments se retrouvent chez Claudien, mais le poète prend
soin d'en réduire l'importance en les diluant ou en les annulant par le
discours fort aimable du dieu en réponse aux pleurs de la déesse. Quant
à l'affrontement avec les déesses, thème iconograhique bien connu et déjà
présent chez Euripide [E.Hel.1301sqq.] (Hel.,
1301 sqq.), il se transforme en [Claud.Rapt.Pros.2,214-246] 2, 214-246, en représentation
de deux modalités du pathétique face à l'enlèvement, indignation et révolte
chez Minerve, résignation et déploration chez Diane. La fonction ici est
plus proche de celle d'un chœur tragique que d'une véritable entrave au
ravisseur puisque la foudre de Jupiter
[Claud.Rapt.Pros.2,228] (DRP, 2, 228), qui intervient au milieu de
la scène, annule toute velléité de résistance.
[36] DRP, 2, 273-276 :
talibus ille ferox dictis fletuque decoro
uincitur et primi suspiria sentit amoris.
Tunc ferrugineo lacrimas detergit amictu
et placida maestum solatur uoce dolorem.
Et le cruel devant de telles paroles et de si beaux pleurs
est vaincu et sent les premiers soupirs de l'amour. Alors, de son manteau
couleur de rouille, il essuie ses larmes et console d'une voix pleine de
douceur sa triste douleur.
[37] DRP, 2, 277-279 :
desine funestis animum, Proserpina, curis
et uano uexare metu : maiora dabuntur
sceptra nec indigni taedas patiere mariti.
Cesse, Proserpine, de blesser ton cœur de sombres soucis
et de vaines craintes : le sceptre qui te sera donné est plus grand
et tu ne souffriras pas l'hymen d'un indigne époux.
[38] DRP, 1, 115-116, pour Pluton : obducam tenebris solem,
conpage soluta / lucidus umbroso miscebitur axis Auerno (je couvrirai
de ténèbres le soleil, je dénouerai l'assemblage du monde et le ciel lumineux
se fondra dans l'Averne ombreux), auquel répond DRP, 3, 316 sqq., où
les voyages que prévoit Cérès aboutissent de manière parallèle à mélanger
des lieux aussi divers que, dans l'ordre d'apparition, l'Hibérie, la Mer Rouge,
le Rhin, le Riphée, les Syrtes, le pays du Notus, puis du Borée et
l'Atlas, en une sorte de tourbillon qui annule les distances.
[39] DRP, 1, 43-47, pour Pluton qui, sans l'intervention
de Lachèsis, était prêt à mener une seconde guerre des Géants qu'il serait
aller délivrer, et DRP, 3, 335-343, où le poète décrit le bois interdit que
traverse Cérès comme le lieu des trophées de Jupiter sur les Géants.
[40] Son intention est claire dès DRP, 3, 357-360 :
non tamen hoc tardata Ceres : accenditur ultro
religione loci uibrat infesta securim,
ipsum etiam feritura Iouem. Succidere pinus
aut magis enodes dubitat prosternere cedros.
Mais cela n'arrête pas Cérès : plus enflammée encore
par le caractère sacré de l'endroit, elle agite sa hache, la haine au cœur,
prête à frapper même Jupiter en personne. Couper les pins ou plutôt jeter
à bas les cèdres sans nœuds, elle hésite.
[41] En même place dans le vers en DRP, 3, 112 et 260,
ces deux adjectifs décrivent une plongée de Cérès dans la folie de l'amour
absolu qui conduit jusqu'au risque même d'autodestruction. De même par exemple
la passion de la Phèdre de Sénèque emprunte les mêmes termes : demens en
202 et 1193, amens en 702 et 1180) [Sen.Phaedr.202] [Sen.Phaedr.1193]
[Sen.Phaedr.702] [Sen.Phaedr.1180]
[42] DRP, 3, 407-415, où le deuil de Proserpine tend à
s'identifier par un procédé d'accaparement psychologique au deuil que Cérès
mène d'elle-même :
"Non tales gestare tibi, Proserpina, taedas
sperabam, sed uota mihi communia matrum,
et thalami festaeque faces caeloque canendus
ante oculos hymenaeus erat. Sic numina fatis
uoluimur et nullo Lachesis discrimine saeuit!
Quam nuper sublimis eram quantisque procorum
cingebar studiis! Quae non mihi pignus ob unum
cedebat numerosa parens? Tu prima uoluptas,
tu postrema mihi : per te fecunda uidebar.
Ce n'était pas ces torches que j'espérais brandir pour
toi, Proserpine, mais j'avais le désir qu'ont toutes les mères, et j'avais
devant les yeux chambre nuptiale, fêtes et chant d'hyménée entonné par le
ciel. C'est ainsi que nous, puissances divines, nous sommes entraînées à
la ruine, et c'est sans discrimination que sévit Lachèsis ! Que j'étais
grande alors et combien de zélés prétendants m'entouraient ! Devant
quelle mère d'une nombreuse postérité devais-je céder la place moi avec
ma seule fille ? Tu étais mon premier plaisir et mon dernier :
par toi je semblais fertile.
[43] L'effondrement de cet univers est marqué par Cérès
dans la suite de sa déploration finale du livre 3 ; elle a été mère,
certes, mais pas suffisamment ou très mal ; DRP, 3, 420-424
[Claud.Rapt.Pros.3,420-424] :
Ego te, fateor, crudelis ademi,
quae te deserui solamque instantibus ultro
hostibus exposui. Raucis secura fruebar
nimirum thiasis et laeta sonantibus armis
iungebam Phrygios, cum tu raperere, leones.
C'est moi, je le confesse, qui, cruelle, t'ai perdue,
qui t'ai abandonnée et exposée seule aux menaces continues de nos ennemis.
Trop confiante que j'étais, je jouissais des chants rauques des thiases,
et, toute heureuse, alors qu'on t'enlevait j'attelais au bruit des armes
les lions phrygiens.
[44] DRP, 3, 316-319 :
Accingar lustrare diem, per deuia rerum
indefessa ferar. Nulla cessabitur hora,
non requies, non somnus erit, dum pignus ademptum
inueniam
Je vais me préparer à parcourir ce qu'éclaire le jour,
par les replis inacessibles du monde, sans me lasser, je passerai. Pas une
heure ne me verra cesser, je n'aurai ni repos ni sommeil, jusqu'à ce que
je trouve mon enfant.
[45] C'est le cas en particulier dans les Éthiopiques
d'Héliodore où l'essentiel de l'intrigue consiste dans la quête de Chariclée
par Théagène.
[46] Sur l'explication de ce titre voir l'introduction
de la CUF (J. Bouquet - E.Wolff (1995)
p. 28) qui soulignent que le mot est très fréquent au sens d'« histoires
tragiques » dans la langue tardive, idée dont nous verrons l'importance
à la fin de notre réflexion. Effectivement, le mot se trouve ainsi employé
dès Pétrone [Petr.Sat.108,11] (108, 11 et
[Petr.Sat.140,6] 140, 6) où il s'agit d'histoires,
où le sordide le dispute à la pornographie. L'alliance du sang et du sexe
paraît donc marquer dès le début cet emploi dérivé du mot, et lui demeurer
attaché.
[47] S'il évoque par exemple le sacrifice d'Iphigénie,
[Drac.Orest.75-83] (75-83) c'est pour en
tirer un récit de la jeune fille, et non pour le poids de faute que cet
acte fait peser sur le roi des rois contrairement à ce qui se produit
chez Eschyle, où la mort d'Iphigénie est un motif essentiel du meurtre du
roi par Clytemnestre [A.A.1524-1528] (1524-1528) :
ἀλλ' ἐμὸν ἐκ τοῦδ' ἔρνος ἀερθέν,
τὴν πολύκλαυτόν
τ' ᾿Ιφιγενείαν,
ἄξια δράσας, ἄξια πάσχων,
μηδὲν
ἐν ῞Αιδου μεγαλαυχείτω,
ξιφοδηλήτῳ
θανάτῳ τείσας ἅπερ ἔρξεν.
Mais le beau fruit que j'avais de lui, Iphigénie tant
pleurée, le sort qu'il a fait subir méritait bien le sort qu'il a subi lui-même.
Qu'il ne montre pas trop de superbe dans l'Hadès : sa mort sous le
fer a payé ce qu'il a fait.
[48] Orest., 713-723 :
………..Modo saeua luetis
supplicia scelerum non una morte perempti. »
Dixit et ad famulos ultricia uerba retorsit :
« Praecipitate nefas solio de principis ictum
et pede tractus eat fera uictima regis Atridis.
Carnifices frangant durissima membra secures
et pereat pastor qua regem morte peremit ;
ante tamen nostram perfundat sanguine dextram. »
Dixit et exertum costis immerserat ensem.
« Bientôt vous paierez vos crimes de supplices cruels
et vous passerez par plus d'une mort ». Il dit et retourne ces paroles
vengeresses aux serviteurs : « Jetez ce sacrilège après l'avoir
frappé à bas du trône du prince, traînez-le par les pieds et qu'il soit
une victime farouche offerte au roi Atride. Que les bourreaux brisent de
leur hache ses membres calleux et que le berger meure de la mort dont il
fit périr le roi ; mais qu'auparavant il arrose de son sang notre bras. »
Il dit et, tirant son épée, la plonge dans ses côtes.
[49] Orest., 727-728, dans les Choéphores, Égisthe est
seulement frappé avant Clytemnestre ; chez Sophocle (Élect., [S.El.1503sqq.]
1503 sqq.), il meurt après Clytemnestre, à la toute fin de la
pièce, sans aucune précision sur la manière dont il est tué ; c'est
chez Euripide (Élect., 839-843) [E.El.839-843] que
le description atteint un certain réalisme, mais qui n'a rien à voir avec
la boucherie que nous trouvons ici :
[...] τοῦ δὲ
νεύοντος κάτω
ὄνυχας
ἐπ' ἄκρους στὰς
κασίγνητος σέθεν
ἐς σφονδύλους
ἔπαισε, νωτιαῖα
δὲ
ἔρρηξεν
ἄρθρα· πᾶν δὲ σῶμ'
ἄνω κάτω
ἤσπαιρεν
ἠλάλαζε δυσθνῄσκων
φόνῳ.
[...] Égisthe se penche vers le sol ; se dressant sur la
pointe des pieds ton frère le frappe sur les vertèbres et brise l'articulation
du dos. Tout son corps palpite de haut en bas, il hurle en mourant comme
un chien.
[50] Orest., 731 : truculentus adest immanior hoste
(il est là terrible plus cruel qu'un ennemi).
[52] Orest., 775-779 :
« Sol, pietas, elementa, poli, mare, flumina, tellus
et rerum natura parens, tuque atra uorago,
expectate uices nato redhibente parenti
quod genitus fuerit, mercedem cernite lactis. »
Dixerat haec genetrix, surdis tamen auribus inquit.
« Soleil, piété, éléments du monde, ciel, mer, fleuves,
terre, et toi nature mère du monde, et toi, noir tourbillon, attendez pour
voir le fils rendre à sa mère le salaire de son enfantement, voyez le prix
du lait. » La mère avait ainsi parlé, mais c'est à une oreille sourde
qu'elle l'a dit.
[53] Orest., 786-794 :
Pallia purpureo praestricto dente momordit,
concidit et tunicam manibus tendebat ad imos
usque pedes, metuens ne mortua nuda iaceret :
maesta uerecundo uoluebat lumina uisu,
uix semel, infelix, extrema in morte pudica,
quod non ante fuit, metuens in funere famam.
Candida puniceo rutilantur membra cruore,
uerbere corporeo pressas quatiebat harenas,
tandem iussa mori uitam cum sanguine fudit.
Elle mordit son manteau de pourpre à pleines dents et,
en tombant, elle tendait de ses mains sa tunique vers le bas jusqu'aux pieds,
craignant de rester à terre nue et morte : elle tournait çà et là ses
yeux désolés, l'air plein de honte, pour une fois, l'infortunée, presque
pudique dans la mort, ce qu'elle n'avait guère été auparavant, craignant
pour sa renommée au moment de périr. Le sang pourpre brille sur son corps
blanc et des spasmes de son corps elle frappait le sable qu'elle écrasait ;
enfin, il lui fallut mourir et elle cracha sa vie avec son sang.
[54] Orest., 258-262 :
Erigit ille trucem dextra uibrante bipennem
et ferit incautum caput impius impete mortis
ac diademalem frangit cum uertice frontem
in partes hinc inde duas; geminantur et ictus,
terque quaterque ferit, diffundit testa cerebrum.
Celui-ci lève sa hache terrible, et son bras l'agite,
et l'impie frappe en un élan mortel le roi qui ne s'y attend pas à la tête,
il brise le front qui porte le diadème par son sommet et en fait deux parties ;
il frappe à nouveau, puis trois et quatre fois et la tête laisse se répandre
le cerveau.
[56] Voir par exemple Eschyle [A.A.1384-1392]
(Agam.,1384-1392) où Clytemnestre raconte son acte, mais le sang
versé n'aboutit pas à la vision du crâne fendu du roi. Chez Sénèque (Agam.,
44-46), [Sen.Agam.44-46] c'est l'ombre de Thyeste
qui évoque de façon fugace, mais déjà repoussante, la mort du roi :
Iam iam natabit sanguine alterno domus:
enses secures tela, diuisum graui
ictu bipennis regium uideo caput;
Bientôt la maison nagera dans un sang alternativement
versé : je vois des épées, des haches, des épieux et la tête du roi
coupée en deux par un lourd coup de cognée.
[57] La violence est omniprésente chez Apulée, mais
elle l'est aussi, et sous des formes volontiers sadiques dans le roman de
Jamblique, Histoires babyloniennes, dont nous n'avons que des fragments,
mais qui va beaucoup plus loin que les autres romans grecs conservés dans
l'étalage de la violence.
[58] Orest., 867 : litora contigerat fuerant ubi
templa Dianae (il avait touché le rivage où était le temple de Diane).
[59] Orest., 48-49 :
ingreditur templum supplex, ueneranter
adorat
numina casta deae.
Il entre dans le temple en suppliant et adore dévotement
la puissance de la chaste déesse.
[60] Orest., 868-869 :
mos ibi saeuus erat : miser aduena uictima ferri
ducitur.
La coutume là-bas était barbare : le malheureux étranger
est emmené pour être la victime du fer.
[63] Orest., 55-56 :
agmine pro Danaum cultro feriente litatam
nouerat et similem nasci potuisse putabat.
Il savait qu'elle avait été sacrifiée d'un coup de couteau
pour l'armée des Danaens et coyait que quelque sosie d'elle avait pu naître.
[65] Orest., 153-156 :
Prouida terruerant reginam dicta nefandam :
it pallor super ora redux facinusque parare
disponit sub corde truci, furor urget amoris
sollicitusque timor grassatur mente pauenti.
Ces paroles prophétiques avaient frappé de terreur l'abominable
reine : la pâleur passe et revient sur son visage et elle se prépare
à commettre son crime dans son cœur cruel, la folie de l'amour la presse
et une peur anxieuse rode dans son esprit terrifié.
[66] Orest., 227-231 :
Motibus his mulier melius gauisa resumpsit
turpiter infames animos : redit illa uoluptas.
Impete plectibili per rustica colla pependit
dulcia lasciuis defigens basia labris ;
ille uicem redhibens dabat oscula crebra per artus.
Devant ces mouvements la femme retrouve le sourire et
revient – quelle honte ! – à ses pensées ignobles : voici que le
désir lui revient. Dans un élan criminel, elle se pend au cou du rustre et
le couvre de doux baisers de ses lèvres lascives. Et lui, en retour, couvrait
son corps de nombreux baisers.
[67] Dracontius le nomme constamment pastor (139, 184,
205, 235, 270 par exemple) [Dracont.Orest.139] [Dracont.Orest.184]
[Dracont.Orest.205] [Dracont.Orest.235]
[Dracont.Orest.270] , mais il « oublie »
le plus souvent que ce berger n'est tel que parce que son père Thyeste a
été banni par son frère Atrée (sauf en Orest., 203 et 308, où il ne rappelle
ce fait que pour le rapprocher de Thyeste)[Dracont.Orest.203]
[Dracont.Orest.308]. Certes, il est
le fils que le roi criminel a eu avec sa propre fille qu'il a violée, Dracontius
n'en dit rien, mais il est aussi roi de Mycènes, sur laquelle il a régné
avec son père Thyeste après s'être défait d'Atrée. Eschyle (Agam., 1577-1611)
[A.A.1577-1611] se fait l'écho des prétentions
royales du personnage, même si le chœur le remet vertement à sa place. Pour
Dracontius, il n'est qu'une sorte de minable lâche et cruel.
[68] Orest., 158 : thalamos qui désigne bien le lieu du
plaisir où Égisthe paraît passer le plus clair de son temps.
[69] Par exemple, la seule chose qu'il trouve à dire
quand Clytemnestre l'invite à tuer le roi est : labor est extinguere regem / atque triumphantem quod plus
in principis aula (c'est bien du travail de tuer un roi et qui plus est quand il triomphe dans la cour princière), (Orest., 206-207) .
[70] Apulée, Mét., 10, 2-12, où le conte enchâssé est
assimilé à une tragédie : [Apu.Met.10,2,4] iam ergo, lector optime, scito te tragoediam, non fabulam legere et
a socco ad coturnum ascendere (et désormais sache, excellent lecteur,
que tu ne lis plus un roman, mais une tragédie et que tu as délaissé les
socques pour t'élever sur le cothurne), (10, 2, 4). La même hésitation que chez Dracontius
est placée comme raison possible des agissements de cette terrible tueuse : seu naturaliter impudica, seu fato(10, 2). On retrouve une délibération
criminelle où la terrible femme utilise un être abject et totalement
affranchi pour le crime (10, 4) [Apu.Met.10,4]
).
[71] Un indice de cela est fourni par le prologue où
Dracontius accumule les énoncés paradoxaux pour souligner le caractère monstrueux
de sa matière (7-12) :
matris in exitium memorem oblitumque parentis,
impietate pium, reprobae probitatis Orestem,
iniustos, sed iure, deos ratione feroci
insontemque reum, purgantia templa sororum
Thracia, uirginitas quo dat de clade salutem,
fraude pia mendax melior germana sacerdos.
Se souvenant de sa mère pour la tuer et oublieux de qui
l'avait fait naître, pieux par impiété, Oreste dont la probité manqua de
probité, des dieux injustes, mais avec justice, mus par une raison cruelle,
un coupable innocent et la Thrace et ses temples délivrant des Sœurs, une
vierge qui du désastre fait sortir le salut, menteuse dans sa pieuse tromperie,
prêtresse qui plus que tout fut sœur.
puis du personnage même d'Oreste dont il souligne les contradictions
(15-21) :
da ualeam memorare nefas laudabile nati
et purgare foro quem <damnauere sorores,>
quem dolor accendit, pudor excitat, erigit ira,
mens leuat, attollunt animi, bonus impetus urget
(dat furor arma pius, pietas dat noxia ferrum),
et medicinales quatiunt sanare furores
extinctos titulos uictriciaque arma sepulta :
fais que j'aie la force de rappeler le sacrilège digne
de louange d'un fils et sur la place publique de disculper celui que les
Sœurs condamnèrent, que la douleur enflamme, que la pudeur entraîne, la
colère soulève, le courage soulage, les qualités de cœur élèvent, un sain
élan presse (c'est une pieuse folie qui lui donne des armes, une piété coupable
qui lui donne un glaive) et des transports de folie salutaire l'agitent
pour qu'il rétablisse les titres de gloire éteints et les armes victorieuses
ensevelies.
L'éloge d'un tel personnage, lieu obligé de l'épopée, ne
peut donc qu'être paradoxal et la suite dément cette pétition de principe.
Certes, Dracontius défend Oreste, mais il en montre aussi l'abominable noirceur.
[72] Orest., 580, où le discours d'Oreste se conclut par
ces mots : dixerat haec dubius (il avait dit cela en proie au doute).
[73] Orest., 617-625 :
Talibus alloquiis accensus felle doloris
erigitur iuuenale fremens, mortemque minatus,
(dentibus illisis frangebat murmura morsus)
et, quasi adulterium caperet pastoris Egisti
matris in amplexus infamia membra ligare,
percutit absentes nullo moriente reorum :
qualiter infremuit post somnia Pyrrhus Achillis,
quae sensus monuere suos cum nocte sopora
Aeacide stimulante truci, cum posceret heros
uirginis inferias in Pergama saeuior umbra.
Enflammé par de telles paroles du fiel de la douleur,
son jeune cœur frémit et il se dresse, proférant des menaces de mort (il
se mordait les lèvres de ses dents pour étouffer ses murmures), et comme
s'il surprenait l'adultère qu'est le berger Égisthe liant dans son étreinte
le corps ignoble de sa mère, il frappe les absents sans que nul des coupables
ne meure : c'est ainsi que gronda Pyrrhus après avoir vu en songe Achille,
songe qui encouragea sa décision, quand, durant le sommeil de la nuit, l'Éacide
cruel le stimula, quand le héros, ombre à Pergame cruelle, exigea le sacrifice
expiatoire d'une vierge.
[74] Orest., 731, Voir ci-dessus.
[75] Orest., 773-774 :
aetatis mora iusta fuit quod tardius hoc fit ;
olim uelle fuit.
C'est à l'âge que l'on doit le juste retard dans l'exécution
de ce projet : la volonté est là depuis longtemps.
On peut, à la limite, considérer qu'il s'agit là de la
volonté d'Agamemnon, ce qui en soi serait possible, mais l'énoncé du poète
est si vague que tout doute reste permis, y compris ceux qui remettent en
cause la santé mentale du personnage.
[76] Orest., 911-930, où le héros revient sur sa folie
pour la décrire comme un état qui aurait pu l'empêcher de se défendre, 917-918 :
dis superis grates, quod post tot funera mentis / arguor assistens inter
subsellia sospes (merci aux dieux d'en-haut : après tant de morts
de ma raison, je suis accusé, mais me présente sain d'esprit devant la cour).
Évidemment, le fait de faire plaider Oreste lui-même interdit à Dracontius
de le laisser furiosus à ce moment. On ne pourrait alors le juger.
[77] Orest., 932-933 :
cura doloris erat, proceres, nec poena reatus :
taedia sollicitant animos mentemque fatigant
c'était un souci lié à la douleur, messeigneurs, et non
le châtiment de ma culpabilité. Les dégoûts harcèlent le cœur et épuisent
la raison.
[78] Orest., 843-849 :
Dixit et agnoscens gladium grauis umbra fugatur / aera
per tenerum, tamen, heu, remanente furore. / Perfurit Inachius uindex, Agamemnonis
heres, / ut furit ex Baccho male sobrius ille Lycurgus, / ut furit Alcides
saeua terrente Megaera, / ut quondam furuit Danaum fortissimus Aiax. / Infremit
impatiens, tota discurrit in aula.
Il dit, et reconnaissant le glaive, l'ombre farouche s'enfuit
à travers le vide des airs, mais, hélas, la folie furieuse demeure. Le vengeur
inachien délire, lui l'héritier d'Agamemnon, comme délira jadis, sous l'effet
de Bacchus, Lycurgue dans son ivresse, comme délira Alcide quand le terrifiait
la cruelle Mégère, comme autrefois délira le très vaillant Ajax. Il frémit,
ne tient plus en place et court en tout sens dans le palais.
[79] Voir par exemple comment, d'un possible songe,
le poète tire une image absolument objective chez Eschyle, Choéph., 1047-1054
[A.Ch.1047-1054] :
Or. ἆ, ἆ,
δμωαὶ
γυναῖκες· αἵδε,
Γοργόνων δίκην,
φαιοχίτωνες
καὶ πεπλεκτανημέναι
πυκνοῖς
δράκουσιν· οὐκέτ' ἂνμείναιμ' ἐγώ.
Co.
τίνες σ ε δόξαι, φίλτατ' ἀνθρώπων πατρί,
στροβοῦσιν; ἴσχε, μὴ φοβοῦ, νικῶν πολύ.
Or.
οὐκ εἰσὶ δόξαι τῶνδε πημάτων ἐμοί·
σαφῶς γὰρ αἵδε μητρὸς ἔγκοτοι κύνες.
Ah ! Ah ! des captives, là !, comme des
Gorgones, manteaux noirs, entourées de serpents nombreux ; je ne peux
pas rester… – Quelles vaines images, ô être le plus cher à son père, t'agitent-elles ?
Courage, ne crains pas après une telle victoire. – Ce ne sont pas de vaines
images, que ces choses qui me tourmentent : c'est clair, ce sont les
chiennes irritées de ma mère.
Ainsi, même si le chœur ne les voit pas, le caractère imaginaire
des Érinyes est totalement et explicitement nié.
[81] Nous reprenons ici la définition classique du fantastique
donnée par T. Todorov
(1970), p. 29 : « dans un monde qui est bien le nôtre, celui que nous
connaissons, sans diables, sylphides, ni vampires, se produit un événement
qui ne peut s'expliquer par les lois de ce même monde familier. […] Le fantastique
occupe le temps de cette incertitude… c'est l'hésitation éprouvée par un
être qui ne connaît que les lois naturelles, face à un événement en apparence
surnaturel. » Ainsi, l'Oreste d'Eschyle ne peut pas connaître le fantastique,
puisqu'il vit dans un monde empreint de merveilleux qu'il identifie immédiatement.
L'Oreste de Dracontius nous ressemble trop pour adhérer sans réserves aux
manifestations bizarres auxquelles il est confronté.
[82] On se souviendra d'abord du songe d'Achille voyant
apparaître son ami Patrocle qui réclame de justes funérailles (
[Hom.Il.23,65-92] Il., 23, 65-92), chez Virgile l'apparition de l'ombre
d'Hector remplit un rôle différent, mais utilise les mêmes éléments (
[Virg.Aen.2,268-297] Én., 2, 268-297), chez Lucain on voit ainsi apparaître
Julie qui admoneste et menace Pompée ( [Luc.3,1-35]
3, 1-35) en s'identifiant à une Érinye (3, 11) [Luc.3,11] . Dans la Thébaïde, livre 2, apparaît l'ombre
de Laios, etc.
[83] Éphes., 1, 12, 4, [X.Eph1,12,4]
par exemple ou 2, 8, 2, [X.Eph2,8,2] (songes
d'Habrocomès), [X.Eph5,8,5] 5, 8, 5, (songe
d'Anthia). Chez Héliodore, voir [Hld1,18] 1,
18, entre multiples autres exemples.
[84] Le titre est-il de Dracontius ? La discussion
de cette question est menée par les éditeurs de la CUF, p. 161-162, pour
aboutir à donner à Dracontius la paternité du titre tel que nous le lisons.
[85] Voir par exemple Poét., 1449b
[AristPo1449b] :
ἡ μὲν οὖν
ἐποποιία τῇ τραγῳδίᾳ
μέχρι μὲν τοῦ
μετὰ μέτρου λόγῳ
μίμησις εἶναι
σπουδαίων ἠκολούθησεν·
τῷ δὲ τὸ μέτρον
ἁπλοῦν ἔχειν καὶ
ἀπαγγελίαν εἶναι,
ταύτῃ διαφέρουσιν·
ἔτι δὲ τῷ μήκει·
L'épopée va de pair avec la tragédie en ce qu'elles sont
en vers l'imitation d'hommes de haute valeur morale, mais elles diffèrent
par le fait que l'épopée n'a qu'un seul mètre et est narrative ; et
aussi par l'étendue.
[86] Él., 1237-1248, [E.El.1237-1248]
où les Dioscures contestent la bonne moralité de l'oracle et sa
sagesse, ce qui est sans doute une pique contre le rôle positif que lui
fait jouer Eschyle, Choeph., 269-305. [A.Ch269-305]
[87] Au lieu des Érinyes, c'est Clytemnestre elle-même
qui poursuit Oreste et c'est Molossos et non les déesses qui l'accusera
à Athènes : les déesses n'apparaissent qu'au prologue (Orest., 10 et
16), comme passage obligé sans doute sous le nom de sorores, mais elles
ne joueront aucun rôle. [Dracont.Orest.10] [Dracont.Orest.16]
[88] Orest., 30-34 :
Diuitias Asiae rex censens corde silenti
maxima fulmineo dictabat dona Tonanti,
optima Iunoni scribebat munera magnae
atque Mineruali dono addicebat Athenae,
omnibus et superis, Danais quicunque fauebant.
Le roi comptant dans le silence de son cœur les richesses
de l'Asie dédiait les dons les plus grands au Tonnant porteur de foudre,
il inscrivait pour la grande Junon les plus beaux présents, en ajoutait
en offrande pour Minerve à Athènes, et pour tous les dieux d'en-haut, eux
tous qui favorisaient les Danaens.
[89] Orest., 357-362 :
Di maris et terrae, pietas et origo polorum,
naturae caelestis amor, mendacibus ausis
uos, precor, annuite <et> fallacia uota iuuate :
credar et aduertar mendax assertor Orestis.
Tollere nam insontes cupio de sorte paterna,
quam mater plectenda parat uel uitricus hostis.
Dieux de la mer et de la terre, piété et origine du ciel,
amour céleste de la nature, à mes audacieux mensonges, je vous en prie,
prêtez votre concours et secondez mes prières trompeuses : faites que
l'on me croie et que l'on me prête l'oreille lorsque je ferai pour Oreste
mon faux témoignage. Car je désire arracher des innocents au sort de leur
père, que leur mère coupable et un beau-père ennemi leur préparent.
[90] Orest., 363-367, s'attachent à montrer la perfection
de la mise en scène et de la comédie que joue le vieil homme :
Dixit et undiuagis uestitus fluctibus intrat
et mare caeruleo tumide spumantibus undis
mersus ad usque caput; tunc litora sicca petiuit.
Turbidus et plangens funestam currit ad urbem
et querula sic uoce boat
Il dit et tout habillé entre dans les flots vagabonds
de la mer et se plonge jusqu'à la tête dans la mer bleutée et ses eaux écumantes ;
alors il regagne la terre ferme. Tout bouleversé et se lamentant il court
vers la ville funeste et s'écrie d'une voix plaintive…
[92] Orest., 460-461, qui est la formule introductrice
de la prière :
Tunc ibi libertus sollers, nutritor Orestis
euomit in gemitus uoces et uerba doloris
Alors à cet endroit l'habile affranchi, le pédagogue d'Oreste,
se répand en paroles de déploration et en mots de douleur…
[94] DRP, 3, 48-54 :
atque ideo Cererem, quae nunc ignara malorum
uerberat Idaeos torua cum matre leones,
per mare, per terras auido discurrere luctu
decretum, natae donec laetata repertae
indicio tribuat fruges, currusque feratur
nubibus ignotas populis sparsurus aristas
et iuga caerulei subeant Actaea dracones.
Et pour cela que Cérès, qui à présent, sans connaître
ses maux, fouette ses lions de l'Ida en compagnie de sa mère au regard torve,
parcoure dans un chagrin avide mer, terres, tel est mon bon plaisir, jusqu'à
ce que dans la joie, en signe des retrouvailles de sa fille, elle accorde
les moissons, et qu'elle soit emportée sur les nuées pour répandre les céréales
inconnues sur les peuples et que ses dragons bleutés passent le joug attique.
[95] Le texte se laisse ainsi aisément diviser (voir
B. Bureau (1999)) :
on trouve d'abord le rêve de Cérès, puis le dialogue avec Cybèle, le retour
au palais, le récit de la nourrice Électre, une longue scène lyrique où
la déesse apostrophe puis supplie les dieux, chœur muet, avant de prendre
sa décision ; enfin la préparation des torches et la déploration finale
terminent la tragédie.
[96] Quand Cérès les invective, Claudien se contente
de cette réponse, DRP, 3, 291-293 :
Ast illae (prohibet reuerentia patris)
aut reticent aut nosse negant responsaque matri
dant lacrimas.
Mais elles (le respect dû au Père les en empêche) soit
se taisent soit disent qu'elles ne savent rien et en réponse à cette mère
elles donnent des larmes.
Puis quand elle supplie Latone (DRP, 3, 311) [Claud.Rapt.Pros.3,311] : largis tunc imbribus ora madescunt
(les joues de cette déesse se baignent d'une pluie de larmes).
[97] DRP, 3, 82-90 :
namque uidebatur tenebroso obtecta recessu
carceris et saeuis Proserpina uincta catenis,
non qualem Siculis olim mandauerat aruis
non qualem roseis nuper conuallibus Aetnae
suspexere deae: squalebat pulchrior auro
caesaries et nox oculorum infecerat ignes;
exhaustusque gelu pallet rubor, ille superbi
flammeus oris honos, et non cessura pruinis
membra colorantur picei caligine regni.
En effet, Proserpine paraissait cachée dans la retraite
ténébreuse d'une prison et liée de brutales chaînes, et non telle qu'elle
l'avait jadis confiée aux campagnes sicules, ni telle que naguère dans les
vallons de l'Etna couverts de roses l'avaient aperçue les déesses :
sa chevelure plus belle que l'or avait une teinte poussiéreuse et la nuit
avait troublé le feu de ses yeux ; une pâle langueur la glace, la beauté
fulgurante de son visage altier et son corps aussi blanc que le givre ont
pris la couleur embuée du royaume aux teintes de poix.
[98] Soph., O. R., 95-98.
[99] Le livre 2 se termine sur la fête nuptiale et sur
une vision apaisée d'un épithalame aux nouveaux époux, DRP, 2, 363-373 :
ducitur in thalamum uirgo. Stat pronuba
iuxta
stellantes Nox picta sinus tangensque cubile
omina perpetuo genitalia foedere sancit.
Exultant cum uoce pii Ditisque sub aula
talia peruigili sumunt exordia plausu :
« Nostra potens Iuno, tuque, o germane Tonantis
et gener, unanimi consortia discite somni
mutuaque alternis innectite uota lacertis.
Iam felix oritur proles; iam laeta futuros
expectat Natura deos. Noua numina rebus
addite et optatos Cereri proferte nepotes ».
On conduit la jeune fille à la chambre nuptiale. Se tient
près d'elle pour l'assister Nuit à la robe constellée et, touchant le lit,
elle sanctionne par un pacte éternel la promesse d'une postérité. Les justes
exultent à grands cris et dans le palais de Dis, pour les féliciter tout
au long de la nuit, ils commencent ainsi : « ô notre puissante
Junon, et toi, frère du Tonnant, qui es aussi son gendre, apprenez à partager
le sommeil qui unit vos cœurs et que vos bras à chacun enlace ce que l'un
et l'autre désire. Bientôt voici une heureuse descendance ; car Nature
attend dans la joie les dieux à naître. Ajoutez au monde de nouvelles puissances
et donnez à Cérès les petits-enfants qu'elle espère. »
[100] L'intertexte le plus sûr n'a rien à voir avec
le mythe éleusinien, il s'agit comme l'a bien montré T. Duc (1994), p. 63-66, de passages virgiliens
( [Virg.Aen.4,452-463] Én., 4, 452-463 et 2,
271-293 [Virg.Aen.2,271-293] ) bien que, selon
cet auteur, Claudien n'a peut-être pas inventé de toutes pièces cet élément,
mais a pu s'inspirer d'éléments mystérieux de théologie éleusinienne. Cela
dit, la référence qu'il donne à Artémidore [Atrtem.2,39] (2, 39) va dans notre sens : mais
au non-initiés ils font subir d'abord des scènes d'effroi et de danger,
ensuite, ils finissent quand même par apporter le bien, ce qui est exactement
ce qui va se produire ici. Si donc ce songe a valeur divine, c'est parce
qu'il est faux et qu'il prépare à l'initiation.
[101] Éphes., 1, 6-7, prédit des malheurs épouvantables
qui font qu'on ne comprend ni pourquoi les parents marient ces deux êtres
visiblement marqués par le malheur, ni surtout les font partir pour un voyage
périlleux et parfaitement inutile.
[102] Électre se défend d'ailleurs d'avoir laissé prise
à quelque négligence ; elle a veillé sur la jeune fille et tout fait
pour l'empêcher d'aller gambader avec ses amies. DRP, 3, 228-229 :
Quos ego nequiquam planctus, quas irrita fudi
ore preces
Et moi quelles plaintes pour rien, quelles prières inutiles
a versées ma bouche !
[103] En DRP, 3, 325-329, l'ironie tragique est cinglante
dans ce que Cérès croit être des sarcasmes et qui n'est que la stricte vérité :
Inpius errantem uideat per rura, per urbes
Iup<p>iter; extincta satietur paelice luno.
Insultate mihi, caelo regnate superbi,
ducite praeclarum Cereris de stirpe triumphum.
Que l'impie, Jupiter, me voie errer par les campagnes
et les villes ; que Junon se repaisse du spectacle de sa rivale anéantie.
Insultez-moi, régnez au ciel, orgueilleux, célébrez un triomphe insigne
sur Cérès et sa race.
[105] Théb., 1, 124-130, pour la Furie et 1, 241-243, pour
le roi des dieux.
[106] Subl., 9, 13 :
ἀπὸ δὲ
τῆς αὐτῆς αἰτίας,
οἶμαι, τῆς μὲν
᾿Ιλιάδος γραφομένης
ἐν ἀκμῇ πνεύματος
ὅλον τὸ σωμάτιον
δραματικὸν ὑπεστήσατο
καὶ ἐναγώνιον,
τῆς δὲ ᾿Οδυσσείας
τὸ πλέον διηγηματικόν,
ὅπερ ἴδιον γήρως.
C'est pour la même raison qu'à mon sens Homère, ayant
composé l'Iliade dans la plénitude de l'inspiration, tout le corps de son
ouvrage respire l'action et le combat, et que l'Odyssée, au contraire, est
constituée en très grande partie de narrations, ce qui est le propre de
la vieillesse.
[107] M. Bakhtine
(1941), p. 457 et, sur la fusion de genres apparemment inconciliables dans
le roman antique, D. Van Mal-Maeder (2001), p. 59, qui écrit :
« Le roman antique se caractérise par sa nature profondément polyphonique.
Ouvert à toutes les influences, il est le lieu où s'entremêlent divers genres
littéraires et sublittéraires accumulés par la tradition. En particulier,
on a montré que sa texture est faite d'un bon brin d'épopée sur une toile
d'histoire, et d'un lacis de tragédie, de comédie et de mime. »
[109] 1, 284-285 :
at non ille grauis dictis quanquam aspera motu
reddidit haec…
mais le maître sans dureté, malgré les paroles dures qu'avait
à Junon inspirées la colère, répliqua...
[110] Dès le début, le poète rapproche Junon des Carthaginois
en souvenir de Didon (1, 21-37) et les dieux interviennent ensuite de façon
récurrente soulignant que le conflit humain a une dimension qui excède la
pure contingence historique.
[111] DRP, 3, 33-41 :
Nunc mihi cum magnis instat Natura querellis
humanum releuare genus, durumque tyrannum
inmitemque uocat regnataque saecula patri
commemorat parcumque Iouem se diuite clamat,
qui campos horrere situ dumisque repleri
rura uelim, nullis exornem fructibus annum;
se iam, quae genetrix mortalibus ante fuisset,
in dirae subito mores transisse nouercae.
Maintenant que Natura me presse de force plaintes pour
que je relève le genre humain, m'appelant tyran sans cœur et sans pitié,
rappelant les époques du règne de mon père et criant que Jupiter est un
avare alors qu'elle est riche, parce que, selon elle, je voudrais que les
campagnes soient négligées et les champs hérissés de buissons épineux, et
je n'ornerais pas l'année de ses fruits ; quant à elle qui auparavant
était une mère pour les mortels, elle aurait adopté soudain, à l'en croire,
les façons d'un terrible marâtre.
[112] DRP, 3, 45-47 :
………Tales cum saepe parentis
pertulerim questus, tandem clementior orbi
Chaonio statui gentes auertere uictu;
Après avoir souvent enduré de telles plaintes de cette
mère, enfin, plus clément pour le monde,
j'ai décidé de détourner les peuples de f.
[113] DRP, 3, 55-65 :
Quod si quis Cereri raptorem prodere diuum
audeat, imperii molem pacemque profundam
obtestor rerum, natus licet ille sororue
uel coniunx fuerit natarumque agminis una,
se licet illa meo conceptam uertice iactet,
sentiet iratum procul aegide, sentiet ictum
fulminis et genitum diuina sorte pigebit
optabitque mori. Tum uulnere languidus ipsi
tradetur genero, passurus prodita regna,
et sciet an propriae conspirent Tartara causae.
Hoc sanctum; mansura fluant hoc ordine fata.
Et si quelque dieu ose dévoiler à Cérès le ravisseur,
j'en atteste le poids de mon pouvoir et la paix profonde du monde, quand
bien même ce serait mon fils ou ma sœur, ou mon épouse ou l'une de la troupe
de mes filles, quand bien même elle se vanterait d'avoir été conçue du sommet
de mon crâne, il sentira la colère de mon égide au loin, il sentira le coup
de mon foudre et il se repentira d'être né divin et voudra mourir. Alors,
affaibli par sa blessure je le livrerai à mon gendre lui-même, pour souffrir
de la trahison de mon royaume, et il saura si le Tartare appuie sa cause.
Voilà l'arrêt de ma sainte volonté ; que les destins pérennes coulent
selon cet ordre.
[114] DRP, 1, 216-218, où le dieu rappelle certes que
c'est le destin qui impose cette union (sic Atropos urget) mais son adhésion
à ce destin se traduit par l'affirmation de son pouvoir : iam pridem
decreta dari.
[116] DRP, 1, 219-220 : nunc matre remota / rem
peragi tempus (maintenant sa mère est loin, il est temps de
conclure l'affaire).
[118] En DRP, 1, 114, Pluton menace de libérer Saturne,
mais il n'envisage pas de le remettre sur le trône. Pour lui, cette libération
n'a d'autre but que de jeter la confusion dans l'univers.
[119] DRP, 3, 272 : me quoque Saturno genuit.
[120] C'est explicite chez Eschyle, nous l'avons vu
ci-dessus.
[121] Orest., 209-214 :
Bellorum maculis et crasso sanguine uestem
rex ferus imbutus ueniet ; mutare necesse est
indumenta duci : tunicam dabo uertice clauso.
Dum caput indutum cupit exertare tyrannus,
egredere praeuentor atrox, uiolentus Atridis
finde secure caput, ceruicem, colla, cerebrum.
C'est un vêtement couvert de taches et de l'épais sang
des guerres que portera le roi quand il viendra ; il faut que le chef
change sa tenue : je lui donnerai une tunique dont le haut sera clos.
Pendant que ce tyran voudra sortir la tête de ce vêtement, sors à sa rencontre
par surprise, terrible, et avec force fends la tête de l'Atride d'un coup de hache et sa nuque et son cou et son cerveau.
[122] Orest., 178-179 :
per te casta negor, per te fero damna pudoris
nec uolo tam multi sceleris reperdere fructum.
Par ta faute, on ne me dit plus chaste, par ta faute je
déplore la perte de ma pudeur et je ne veux pas perdre le fruit d'un si
grand crime.
[123] Quand il accède au pouvoir, Égisthe devient un
tyran ridicule, Orest., 305-306 :
uestibus induitur Tyriis homicida et adulter
et poenale caput cingit diadema coruscum
il se pare de vêtements tyriens, l'adultère meurtrier,
et sa tête qui mériterait le bourreau il la ceint d'un diadème éclatant.
[124] Orest., 199 : Agamemnonio regno potieris et
aula (tu règneras sur le royaume d'Agamemnon et sur son palais).
[127] Orest., 807-815 :
nuntius Hermione uenit de uirgine rapta,
stirpis Achilleae Pyrrhi praedante rapina.
Mox furit Atrides, qui sic est orsus amico :
« Nos alius uocat ecce labor, nouus ignis amoris.
Quid faciam? Scelus est, passim rapiatur adulta
sponsa toris promissa meis. Tu regna guberna;
ibo ego per gladios, flammas et mille cohortes,
(nam decet ultorem patris sibi quoque mereri),
dum tamen eripiam clamantem nomen Orestis. »
un messager arrive annonçant le rapt de la vierge Hermione,
enlevée par vol par Pyrrhus de la race d'Achille. Aussitôt l'Atride entre
en fureur et il s'adresse ainsi à son ami : « voici qu'une autre
peine nous appelle, une nouveau feu d'amour. Que faire ? C'est un crime :
témérairement la jeune fille promise à ma couche est enlevée. Toi, gouverne
mon royaume ; j'irai moi au milieu des glaives, des flammes et de mille
cohortes (car il est convenable qu'un vengeur de son père doive aussi quelque
chose à son mérite) jusqu'au moment où je la reprendrai enfin, hurlant le
nom d'Oreste. »
[128] Orest., 932-933, traduit supra.
[129] Orest., 527 sqq. : Agamemnon rappelle
le ridicule de voir Égisthe sur le trône d'Oreste, puis donne de nombreux
exemples justifiant la mort de Clytemnestre, et termine par une constatation
politique, les Danaens sont fatigués du berger ridicule et ils suivront
Oreste. Les mots « dieu » ou « destin » n'apparaissent même pas.
[134] Il parle uoce pia (Orest., 379), il pleure la mort
du roi gemitus et se répand en uerba doloris (461), il se jette au cou d'Oreste
(644) quand il revient. En un sens, il est le seul personnage vraiment sympathique
de cette histoire ; or, c'est un personnage non-tragique.
[135] Il s'agit le plus souvent du pédagogue, mais Dracontius
hésite sur la fonction exacte de ce personnage, entre pédagogue et vieux
serviteur.
[136] Je laisse de côté Électre qui ne joue pratiquement
aucun rôle chez Dracontius.
[137] Cela s'exprime dans le discours en deux parties
qu'elle tient aux Olympiens en DRP, 3, 270-311. Dans un premier temps, c'est
la révolte qui domine [Claud.Rapt.Pros.3,270-291] (270-291), puis elle paraît
plier et se fait suppliante [Claud.Rapt.Pros.3,295-311]
(295-311). Cette alternance en soi met en scène les deux voies qui
s'ouvrent à Cérès, de manière d'ailleurs purement théorique puisque les
dieux qu'elle interroge n'ont pas le pouvoir de prendre la décision d'entériner
sa soumission. Or, c'est précisément cette absence de réponse – qui maintient
la déesse dans l'incertitude – qui en fait tout le tragique.
[138] Aristote définit ainsi le bon héros tragique (Poét.,
1453a) :
ὁ μεταξὺ
ἄρα τούτων λοιπός.
ἔστι δὲ τοιοῦτος
ὁ μήτε ἀρετῇ διαφέρων
καὶ δικαιοσύνῃ
μήτε διὰ κακίαν
καὶ μοχθηρίαν
μεταβάλλων εἰς
τὴν δυστυχίαν
ἀλλὰ δι' ἁμαρτίαν
τινά
Reste le cas de l'homme situé entre les deux. C'est l'homme
qui sans être particulièrement vertueux ou juste ne tombe pas dans le malheur
à cause de sa méchanceté et de sa perversité, mais par quelque erreur…
[139] Voir DRP, 3, 271-272, cité ci-dessus.
[140] Dans le discours de Jupiter (DRP, 3, 19-65), le
dieu répond au reproche d'inuidia que pourraient lui faire ses opposants
en peignant sa rude, mais formatrice sollicitude pour les hommes. Voir, par
exemple, son exorde aux vers 19-23 :
Abduxere meas iterum mortalia curas,
iam pridem neglecta mihi, Saturnia postquam
otia et ignaui senium cognouimus aeui,
sopitosque diu populos torpore paterno
sollicitae placuit stimulis inpellere uitae…
Une seconde fois ont éveillé mes soucis les choses mortelles
que j'ai depuis longtemps négligées, après avoir connu l'inaction du temps
de Saturne et la vieillesse d'un âge de paresse et décidé de pousser les
peuples longtemps assoupis par la torpeur de mon père en les aiguillonnant
des inquiétudes de la vie.
[141] Claudien l'a annoncé dès le prologue (DRP, 1,
27), Pluton y revient longuement dans la description des fastes de son royaume
(DRP, 2, 280-306).
[142] Ce conflit apparaît de façon extrêmement claire
par exemple chez Euripide, Élec., 966-987 :
Or. τί δῆτα
δρῶμεν μητέρ';
ἦ φονεύσομεν;
/ El. -μῶν σ' οἶκτος
εἷλε, μητρὸς ὡς
εἶδες δέμας; /
Or. φεῦ· πῶς γὰρ κτάνω
νιν, ἥ μ' ἔθρεψε
κἄτεκεν; / El. -ὥσπερ
πατέρα σὸν ἥδε
κἀμὸν ὤλεσεν.
/ Or. ὦ Φοῖβε, πολλήν
γ' ἀμαθίαν ἐθέσπισας
. . . / El. -ὅπου δ' ᾿Απόλλων
σκαιὸς ᾖ, τίνες
σοφοί; / Or. ὅστις
μ' ἔχρησας μητέρ',
ἣν οὐ χρῆν, κτανεῖν.
/ El. -βλάπτῃ δὲ δὴ
τί πατρὶ τιμωρῶν
σέθεν; / Or. μητροκτόνος
νῦν φεύξομαι, τόθ'
ἁγνὸς ὤν. / El. -καὶ
μή γ' ἀμύνων πατρὶ
δυσσεβὴς ἔσῃ.
/ Or. ἐγὼ δὲ μητρὸς-;
τῷ φόνου δώσω
δίκας; / El. - τῷ δ' ἢν
πατρῴαν διαμεθῇς
τιμωρίαν; / Or. ἆρ'
αὔτ' ἀλάστωρ εἶπ'
ἀπεικασθεὶς θεῷ;
/ El. - ἱερὸν καθίζων
τρίποδ'; ἐγὼ μὲν
οὐ δοκῶ. / Or. οὐδ' ἂν
πιθοίμην εὖ μεμαντεῦσθαι
τάδε. / El. -οὐ μὴ κακισθεὶς
εἰς ἀνανδρίαν
πεσῇ. / Or. ἀλλ' ἦ τὸν
αὐτὸν τῇδ' ὑποστήσω
δόλον; / El. -ᾧ καὶ
πόσιν καθεῖλες,
Αἴγισθον κτανών.
/ Or. ἔσειμι· δεινοῦ
δ' ἄρχομαι προβλήματος
/ καὶ δεινὰ δράσω
γε-εἰ θεοῖς δοκεῖ
τάδε, / ἔστω· πικρὸν
δὲ χἡδὺ τἀγώνισμά
μοι.
Qu'allons nous donc faire, c'est ma mère ? Allons-nous
la tuer ? – Est-ce la pitié qui te prends, quand tu vois le visage de
ta mère ? – Ah ! comment pourrai-je la tuer, c'est elle qui m'a
nourri et fait naître ? – Comme elle a fait périr et ton père et le
mien. – Phébus, quelle folie fut ton oracle… – Si Apollon est un sot quels
hommes sont les sages ? – C'est de lui que me vient le devoir de tuer
une mère que je ne dois pas tuer. – En quoi venger ton père te nuirait-il
à toi ? – Je serai sous le coup d'un parricide, moi qui étais innocent.
– Mais en ne défendant pas ton père tu seras un impie. – Mais moi pour le
meurtre de ma mère, qui me punira ?
[143] C'est le sens qu'on donne généralement à la trilogie
d'Eschyle et qui est largement confirmé par le texte lui-même.
[144] Orest., 830-832, où Dracontius peint sobrement,
mais de manière redoutablement efficace une autre lecture possible des actes
du jeune homme :
[...] crudelior, inquit
impie non sat erat pietatis uulnus acerbum,
ut scelerata manus macularet sacra deorum ?
[...] monstre de cruauté, dit-elle, ce n'était pas assez d'impiété
que de blesser gravement la piété filiale, il fallait que ta main scélérate
souillât les autels sacrés des dieux ?
De fait, le reproche de Clytemnestre paraît extrêmement
justifié par le poète lui-même qui souligne qu'encore une fois Oreste en
punissant Pyrrhus a agi de façon téméraire et criminelle, croyant agir selon
le droit, dont, décidément, il n'a aucune idée (817-819) :
Repperit Aeacidem subientem templa deorum
aggreditur iuuenem, securum obtruncat ad aram
et redit ad Danaos elatus caede secunda
Il trouva l'Éacide entrant dans un temple des dieux, il
se jette sur le jeune homme, lui tranche par surprise la gorge près de l'autel
et revient chez les Danaens en se glorifiant de son second crime.
[145] Orest., 947-957 :
« Si decreta deum homini tractare liceret,
posset Orestis opus legali tramite quaeri ;
sed quia praescripto capimur, clementia caeli
non sinit audiri, iuris censura quiescat.
Quis temerator erit caelestia iura mouere?
Non erat impunis Paris arbiter ille dearum,
Tiresias nec erat iudex impune Tonanti.
Raptor obit Pyrrhus, iusto mucrone peremptus.
Quod per ternpla ruit, fuit et perfecta potestas,
si uellent, punire deis. Securus Orestes
sitque redux patriae nullo damnante reatu. »
S'il était permis à un homme de discuter les décrets des
dieux, on pourrait par la voie légale enquêter sur les actes d'Oreste ;
mais puisque nous sommes tenus par la prescription divine et que la clémence
céleste ne permet pas que nous l'entendions, que la censure légale s'apaise.
Qui aura la témérité de toucher aux droits du ciel ? Il n'a pas été
impuni, Pâris, qui fut juge des déesses, et Tirésias ne jugea pas impunément
le Tonnant. C'est en ravisseur que Pyrrhus est mort, tué par le poignard
de cet homme. Qu'il fût au milieu d'un temple, cela donnait la parfaite
occasion, s'ils le voulaient, aux dieux de le punir. Qu'Oreste ne redoute
plus rien et regagne son pays : personne ne le condamne.
[146] Le plus important dans le discours des Sages d'Athènes,
c'est en un sens leur résignation devant des dieux injustes, et leur manière
de se laver les mains d'un jugement qui les gêne : les dieux sont capables
de se défendre tout seuls signifie que le droit humain n'est pas affirmé
comme chez Eschyle, mais soumis, par une pirouette pleine de lâcheté, à
un arbitraire qui n'est accepté que parce qu'il fait peur.
[147] Dans la délibération qu'il fait après le songe,
Oreste s'en tient spontanément à une juste punition. C'est le signe que
le jeune homme, s'il n'est pas poussé au crime par de mauvais conseillers,
est naturellement porté vers la bonne solution. Orest., 575-579 :
Facta luat pastor solusque superstite matre
corruat, et patrios manes satiabo cruore.
Poena sit haec matri, ut prostrato uiuat Egisto,
ante oculos recidente suos ; muliercula tristis
aspiciat moechum, quae garrula uidit Atriden.
Que le berger paie ses crimes, qu'il tombe seul et que
ma mère vive ; ainsi je rassasierai de sang les Mânes paternels. Voici
ce que sera le châtiment de ma mère : elle vivra, après avoir vu tomber
Égisthe sous ses yeux ; c'est en pauvre femme affligée qu'elle verra
son amant, elle qui a vu l'Atride mort en continuant ses bavardages.
[148] Cela est particulièrement net dans le discours
de Pylade, Orest., 605-608 :
Surge iuuentutis melior spes indole regni,
excitet ingenium uirtus et gloria mentem,
armentur pietate manus, crudelior ensis
truncet in extremo gemitu fera colla duorum.
Debout, jeune cœur, meilleur espoir de royaume, que la
valeur élève ton génie, et la gloire tes desseins, que ton bras s'arme de
piété, que ton glaive plus cruel tranche en un dernier gémissement le cou
de ces deux fauves.
Mais Agamemnon représente bien la même violence barbare
(Orest., 549-551) :
ore fremunt famuli, qui carpere dentibus optant
corpus Egisteum uel uiuum, tradere flammis
coniugis infandae crudelia membra cremanda
La bouche des serviteurs en frémit : ils brûlent
de déchirer le corps d'Égisthe, vif s'il se peut, de livrer aux flammes
les membres cruels d'une abominable épouse pour qu'il les consume.
[149] Je rejoins totalement sur ce point l'analyse que
donne de la violence dans le poème S. M. Wheeler (1995), p. 117, qui écrit : I suggest that
Claudian's allusion to the conventions of martial epic are a part of a
programm to epicize his erotic material and conversely eroticize his epic
models. The conflation of two models of epic, martial and erotic, reflects
on a stylistic level the symbolic equivalence between martial and erotic
violence that enables the rape of Proserpina to be a sacrificial substitute
of war.
[150] Remarques fondamentales sur ce point chez M. Bakhtine (1941),
p. 449 : « [l'épopée] cherche son objet dans le passé épique national,
le passé absolu », ce qui signifie dans la logique antique, le passé
commun des lettrés gréco-romains, « la source de l'épopée c'est la
légende nationale (et non une expérience individuelle et la libre invention
qui en découle). Le monde épique est coupé par la distance épique absolue
du temps présent. On ne peut donc parler d'actualité dans le genre
épique que de manière très prudente. Lorsque le poème dépeint un élément
mythique, il lui donne, justement par le fait qu'il appartient à ce passé
absolu, une valeur qui l'arrache en réalité à l'historicité et lui donne
une dimension transhistorique. C'est cette universalité du mythe, où le
passé est si coupé du présent qu'il ne se présente plus comme temps, mais
comme mode propre de la parole épique, qui rend possible son miroitement
dans les données actuelles, comme si elle éclairait celles-ci. Or, le plus
souvent les analyses en ce sens font l'inverse, cherchant comment l'épopée
transpose le réel. Elle ne le transpose pas, c'est au contraireleréel
qui, à un momentdonné de son déroulement contingent,rappellelavérité
intemporelledel'epos.Aristoteneditpasautrechosedeladifférence
entre poésieet histoire en Poét. 1451b [Arist.Po.1451b] :
ὁ γὰρ ἱστορικὸς
καὶ ὁ ποιητὴς
οὐ τῷ ἢ ἔμμετρα
λέγειν ἢ ἄμετρα
διαφέρουσιν (εἴη
γὰρ ἂν τὰ ῾Ηροδότου
εἰς μέτρα τεθῆναι
καὶ οὐδὲν ἧττον
ἂν εἴη ἱστορία
τις μετὰ μέτρου
ἢ ἄνευ μέτρων)· ἀλλὰ
τούτῳ διαφέρει,
τῷ τὸν μὲν τὰ γενόμενα
λέγειν,
τὸν δὲ οἷα ἂν γένοιτο.
διὸ καὶ φιλοσοφώτερον
καὶ σπουδαιότερον
ποίησις ἱστορίας
ἐστίν· ἡ μὲν γὰρ
ποίησις μᾶλλον
τὰ καθόλου, ἡ δ'
ἱστορία τὰ καθ'
ἕκαστον λέγει.
En effet, l'historien et le poète ne diffèrent pas par
le fait que l'un parle en vers et l'autre sans vers (on pourrait, en effet,
mettre en vers l'œuvre d'Hérodote et ce ne serait pas moins de l'histoire
avec des vers que sans les vers). La différence est celle-ci : l'un
dit ce qui s'est passé, l'autre ce qui aurait pu se passer. C'est ce qui
fait que la poésie est plus philosophique et de caractère plus élevé que
l'histoire, car la poésie dit plutôt le général et l'histoire le particulier.
[151] Sur ces questions, voir R. Mac Mullen
(1998) et P. Chuvin (1990) qui, par des voies
différentes parviennent à un tableau très cohérent et le plus souvent concordant
de ces questions.
[152] Voir P. Chuvin (1990), p. 237-264.
[153] Sur Vettius Agorius Praetextatus, voir P. Chuvin (1990),
p. 217-218, qui note que le personnage était augure, pontife de Vesta, pontife
du Soleil, quindecemuir, curiale d'Hercule, initié aux mystères de Dionysos,
d'Éleusis, hiérophante d'Hécate, néocore, taurobolié de Cybèle et père des
prêtres mithriaques.
[154] DRP, 1, 20-26 :
Di, quibus innumerum uacui famulatur Auerni
uulgus iners, opibus quorum donatur auaris
quidquid in orbe perit, quos Styx liuentibus ambit
interfusa uadis, et quos fumantia torquens
aequora gurgitibus Phleget < h > on perlustrat anhelis,
uos, mihi sacrarum penetralia pandite rerum
et uestri secreta poli :
Dieux que sert le peuple engourdi et innombrable du néant
de l'Averne, vous qui, dans votre insatiable richesse, recevez en présent
tout ce qui sur terre périt, que le Styx entoure des barrières de ses eaux
blêmes, que le Phlégéthon, roulant ses eaux fumantes, vient parcourir de
ses tourbillons haletants, vous, révélez-moi les profondeurs cachées des choses
sacrées et les secrets de votre monde.
[155] Laud., 1, 1-11 :
Qui cupit iratum placidumue scire Tonantem,
hoc carmen, sed mente legat, dum uoce recenset.
Agnoscet quem templa poli, quem moenia caeli
auctorem confessa suum ueneranter adorent.
Quinque plagae septemque poli sol luna triones
sidera signa noti nix imber grando pruinae
fulmina nimbus hiems tonitrus lux flamma procellae
caelum terra iubar chaos axis flumina pontus
uel quicquid natura dedit praecepta creare,
hoc agit et sequitur uariis sub casibus iras
et pia uota Dei.
Qui désire connaître le Tonnant dans sa colère ou sa paix,
qu'il lise ce poème, mais que son esprit lise pendant que sa voix parcourt
les mots. Il reconnaîtra celui que les espaces du ciel, les remparts célestes
avouent comme leur créateur et adorent avec respect. Les cinq régions et
les sept cieux, le soleil, la lune, les Ourses, les étoiles, les astres,
les vents, la neige, la pluie, la grêle, les frimas, les foudres, la nuée,
la tempête, le tonnerre, la lumière, la flamme, l'ouragan, le ciel, la terre,
la splendeur des cieux, le chaos, la voûte céleste, les fleuves, la mer
ou tout ce que la nature a donné quand on lui prescrivit d'engendrer, tout
cela agit et suit en ses destins variés les colères ou les desseins bienveillants
de Dieu.
[156] DRP, 1, 4 : gressus remouete, profani.
[157] « Parce que [le] passé épique est séparé
de toutes les époques futures, il est absolu et parfait ; il est fermé
comme un cercle et tout en lui est réalisé et achevé pleinement » ; M.
Bakhtine (1941),
p. 452. Le monde d'Oreste pourrait aussi nous apparaître comme fermé, mais
précisément, Dracontius ne veut pas qu'il en soit ainsi : son monde
est ouvert sur notre époque et sur tout un futur par la prière finale : di,
auibus imperio est facilis concessa Tonantis… / uestro iam parcite mundo
/ atque usum scelerum miseris arcete Pelasgis [Dracont.Orest.963] [Dracont.Orest.973-974]
(963 et 973-974). Or, la formule d'introduction de cette prière est
une formule de prohème, donc d'ouverture, ici totalement déplacée à moins
de considérer précisément ce passage comme une ouverture, une zone de contact
entre le passé épique et le présent. Un procédé assez semblable termine
la Médée, mais Hylas demeure dans le strict code du passé absolu. Quant
à l'Enlèvement d'Hélène, sa fin est si ambiguë qu'il est difficile de dire
quelle solution Dracontius y choisit.
[158] Voir Symmaque, Rel., 15-16 :
[...] nemo me putet tueri solam causam religionum ; ex
huiusmodi facinoribus orta sunt cuncta Romani generis incommoda. Honorauerat
lex parentum Vestales uirgines ac ministros deorum uictu modico iustisque
priuilegiis ; stetit muneris huius integritas usque ad degeneres trapezitas,
qui ad mercedem uilium baiulorum sacra castitatis alimenta uerterunt :
secuta est hoc factum fames publica et spem prouinciarum omnium messis aegra
decepit. Non sunt haec uitia terrarum, nihil imputemus austris, nec robigo
segetibus obfuit, nec auena fruges necauit : sacrilegio annus exaruit.
Necesse enim fuit perire omnibus, quod religionibus negabatur. Certe si
est huius mali aliquod exemplum, imputemus tantam famem uicibus annorum :
grauis hanc sterilitatem causa contraxit. Siluestribus arbustis uita producituret
rursus ad Dodoneas arbores plebis rusticae inopis conuolauit
[...] personne ne saurait penser que je ne veille qu'à la seule
cause des cultes ; des actes de ce genre ont fait naître pour les Romains
tous les inconvénients. Une loi de nos pères avait honoré les vierges Vestales
et les prêtres des dieux en leur accordant une petite subsistance et de
justes privilèges ; ce don demeura intact jusqu'au moment où des banquiers
dégénérés transformèrent les saintes subsistances de leur chasteté en salaire
de vils portefaix : une famine publique suivit cet acte et l'espoir
de toutes les provinces fut trompé par une maladie des blés. Ce ne sont
pas là défauts de la terre, n'imputons rien aux Austers, ni à la rouille
qui aurait contrarié les blés, rien d'étranger n'a tué les récoltes :
l'année est restée stérile à cause du sacrilège. Car il était inévitable
que pérît pour tous ce que l'on refusait aux cultes. Bien sûr s'il est quelque
exemple de ce mal, imputons une si grande famine aux vicissitudes des années :
mais une stérilité de cette sorte n'a pu avoir qu'une cause grave. On tira
sa subsistance des arbustes des forêts et la misère qui frappait la population
des campagnes fit qu'on se précipita à nouveau vers les arbres de Dodone.
Ce texte me paraît trouver un
écho (voir B. Bureau (1999)), dans [Claud.Rapt.Pros.1,29-30]
1, 29-30, par la bouche du poète : unde datae populis fruges et glande
relicta / cesserit inuentis Dodonia quercus aristis (d'où provint
le don des récoltes et d'où le chêne de Dodone laissa place quand on cessa
de manger des glands à la découverte des moissons), et dans [Claud.Rapt.Pros.3,46-54]
3, 46-54, par la voix de Jupiter : tandem clementior orbi / Chaonio
statui gentes auertere (enfin, plus clément pour le monde, j'ai décidé
de détourner les peuples de la nourriture de Chaonie).
[159] Ainsi en DRP, 1, 59-62, dans la bouche, ô
combien sacrée, de la Parque Lachèsis :
(nam quidquid ubique
gignit materies, hoc te donante creatur
debeturque tibi; certis ambagibus aeui
rursus corporeos animae mittuntur in artus)
(car tout ce qui, partout, est engendré de la matière,
est créé par un don de ta main et t'est redevable ; selon des lois
secrètes du temps, les âmes sont renvoyées à nouveau dans des membres corporels)
Sur ce texte très mystérieux, voir les sources proposées
par T. Duc
(1994), p. 59, qui replacent ce texte à la fois dans une logique épique et
dans des spéculations orphiques.
[160] DRP, 3, 38-47, où Jupiter fait droit aux justes
récriminations de Natura :
'Quid mentem traxisse polo, quid profuit altum
erexisse caput, pecudum si more pererrant
auia si frangunt communia pabula glandes?
Haecine uita iuuat, siluestribus addita lustris,
indiscreta feris?' Tales cum saepe parentis
pertulerim questus, tandem clementior orbi
Chaonio statui gentes auertere uictu;
À quoi bon avoir tendu leur esprit vers le ciel, à quoi
bon avoir dressé la tête, si comme du bétail ils errent à l'aventure, s'ils
brisent les glands pour en faire pâture commune avec les animaux ?
Est-ce là la vie qui te plaît pour eux, s'écoulant dans les bauges des bois,
indistincte de celle des bêtes farouches. Après avoir souvent enduré de
telles plaintes de cette mère, enfin, plus
clément pour le monde, j'ai décidé de détourner les peuples de la nourriture
de Chaonie.
[161] Dans sa lettre dédicatoire à Macédonius, il écrit
(1, 5) :
raro, pater optime, sicut uestra quoque peritia lectionis
adsiduitate cognoscit, diuinae munera potestatis stilo quisquam huius modulationis
aptauit,et multi sunt quos studiorum saecularium disciplina per poeticas
magis delicias et carminum uoluptates oblectat. Hi quicquid rhetoricae facundiae
perlegunt, neglegentius adsequuntur, quoniam illud haud diligunt :
quod autem uersuum uiderint blandimento mellitum, tanta cordis auiditate
suscipiunt ut in alta memoria saepius haec iterando constituant et reponant.
Horum itaque mores non repudiandos aestimo sed pro insita consuetudine uel
natura tractandos, ut quisque suo magis ingeniouoluntarius adquiratur Deo.
Il est rare, excellent père, et d'ailleurs vous le savez
grâce à votre science acquise à force de lectures, qu'un auteur ait adapté
les dons de la puissance divine au style poétique, alors que nombreux sont
ceux que la discipline des études séculières charme davantage par la douceur
de la poésie et le plaisir des poèmes. Ces gens suivent sans attention tout
ce qu'ils lisent en fait de rhétorique parce qu'ils n'aiment pas cela ;
mais s'ils voient quelque livre adouci par la suavité des vers, ils s'y
attachent avec une si grande avidité qu'en se le répétant très souvent ils
le fixent et déposent au fond de leur mémoire. Je ne crois pas devoir rejeter
leur habitude, mais les traiter selon leur coutume et selon leur nature,
en sorte que, respectant le génie de chacun, chacun soit de meilleur gré
acquis à Dieu.
[162] L'une de ces parentés troublantes se trouve dans
le fait que, dans la préface au livre 1, Claudien s'octroie une parole fondatrice,
comme le fait Juvencus en contexte chrétien. Entend-il fonder une épopée
du paganisme renouvelé ? C'est sans doute aller trop loin, mais il apparaît
clairement qu'il entend ainsi renouer avec une dimension essentielle de
la parole épique : le primus. Voir M. Bakhtine (1941), p. 451 : le passé absolu c'est une catégorie (une hiérarchie) des
valeurs. Pour la vision du monde épique « commencement », « premier », « fondateur »,
« ancêtre », « prédécesseur », etc., ne sont pas des catégories
purement temporelles, mais également axiologiques ; c'est le degré
superlatif de valeur dans le temps. […]tout ce qui essentiellement bon (premier)
n'est que dans ce passé ». Comme en mise en abyme, c'est aussi le propos
de Natura avec lequel Jupiter doit composer pour ne pas devenir le tyran
ubuesque et sordide que la déesse voit poindre en lui.
[163] Orest., 963-974 :
Di, quibus imperio est facilis concessa Tonantis
aeris et pelagi terrae caelique potestas,
uos Pietas miseranda rogat, uos rnitis Honestas,
uos bona Simplicitas, Affectus sanguinis orat,
uos Genus humanum, Consortia sancta cruoris,
Stemmata uos generis, Cognatio iuncta precatur :
crimina Lemniadurn sat erant, Danaeia facta,
quae thalamos fecere rogos, et facta Thyestis
innumerumque nefas, quod sit narrare pudoris ;
ecce Mycenaea triplex iam scaena profanat
Graiugenum famam : uestro iam parcite mundo
atque usum scelerum miseris arcete Pelasgis.
Dieux, à qui par ordre du Tonnant bienveillant a été donné
le pouvoir sur l'air et la mer, la terre et le ciel, la Piété compatissante
vous prie, la douce Honnêteté, la bonne Simplicité, l'Amour familial, l'Humanité,
les Liens sacrés du sang, les Parentés, la Proximité familiale : c'était
assez du crime des Lemniennes, des méfaits des Danaïdes, qui transformèrent
en bûcher leur chambre nuptiale, et des méfaits de Thyeste et de crime sans
nombre que la pudeur empêche de raconter ; voici qu'en trois actes
Mycènes vient souiller la renommée des Grecs. Épargnez désormais le monde
qui vous appartient et tenez loin des pauvres Pélages la pratique du crime.
[164] Par exemple, 3 : « De l'horrible et épouvantable
sorcellerie de Louis Goffredy, prêtre de Marseille », ou 10 : « D'un démon
qui apparaissait en forme de damoiselle au lieutenant du chevalier de guet
de la ville de Lyon. De leur accointance charnelle, et de la fin malheureuse
qui en succéda ».
[165] Ainsi, par exemple, 1 : « Des enchantements et
sortilèges de Dragontine, de sa fortune prodigieuse et de sa fin malheureuse »,
où l'on reconnaît immédiatement l'histoire du Maréchal d'Ancre.
[166] Ainsi 13 : « Des aventures tragiques de Floridan
et de Lydie », qui est un roman noir avant la lettre et que Rosset introduit
par ces mots : « que la race des mortels est sujette à des accidents
divers ! La vie de l'homme est un branle perpétuel, un flot inconstant
et un nuage porté au gré des vents. Rien ne se trouve de durable et la félicité
qu'on s'y propose pour la plus assurée est celle qui est la plus sujette
au changement. »
[167] Méd., 16-18 :
[...] nos illa canemus,
quae solet in lepido Polyhymnia docta theatro
muta loqui
[...] nous chanterons ce que la savante Polyhymnie a coutume
de dire en de muettes scènes sur son gracieux théâtre.
[168] Méd., 598-601 :
Vulcanus Lemno, Iuno spernatur ab Argis
Gorgone terribilis Pallas damnetur Athenis
sitque nefas coluisse deos, quia crimen habetur
religionis honos, cum dat pro laude pericla
Que Vulcain soit dédaigné par Lemnos, Junon par les Argiens,
que Pallas, que sa Gorgone rend terrible, soit condamnée à Athènes, et qu'il
soit sacrilège d'avoir honoré les dieux, car le respect de la religion est
criminel s'il engendre des dangers au lieu des éloges.
[169] Mét., 3, 18, à propos des numina ; 7, 2, à propos
de la Fortune.
[170] 1, 6 :
᾿Εν χρόνῳ
τῷ καθ ἡμᾶς ᾿Ιουστινιανὸς
ὁ βασιλεὺς γέgonen,
ὃς τὴν πολιτείαν
πλημμελῶς κινουμένην
παραλαβὼν μεγέθει
μὲν αὐτὴν μείζω
τε καὶ πολλῷ ἐπιφανεστέραν
εἰργάσατο, ἐξελάσας
ἐνθένδε τοὺς ἐκ
παλαιοῦ βιασαμένους
αὐτὴν βαρβάρους,
ὥσπερ μοι λεπτολογουμένῳ
ἐν τοῖς ὑπὲρ τῶν
πολέμων δεδήλωται
λόγοις.
De notre temps, est né l'empereur Justinien qui, prenant
en main un État épuisé par les désordres, ne s'est pas contenté de le rendre
plus étendu, mais aussi plus éclatant en en chassant les barbares qui depuis
longtemps y exerçaient leur violence, comme je l'ai raconté en détail dans
mes livres sur les guerres.
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