Le romanesque dans l’Achilléide de Stace

   

Fernand Delarue

 

Outre un recueil de pièces de circonstances, les Silves, Stace (45-96 environ) a laissé deux épopées. La Thébaïde, qui raconte en douze chants le conflit entre les fils d'Œdipe, a été écrite entre 80 et 92 environ. De l'Achilléide, mise en chantier ensuite, le poète n'a eu le temps d'écrire que deux chants, soit environ 1100 vers. Ces épopées ont longtemps été d'autant plus méprisées qu'on ne les lisait pas. Il est facile, mais sans intérêt, d'établir un sottisier à partir des jugements portés sur ce poète qui, chronologiquement comme esthétiquement, se situe entre Sénèque et Tacite. La curiosité à son égard s'est réveillée, en même temps qu'on rendait enfin justice aux autres chefs-d'œuvre de ce qu'on a longtemps appelé Silver age – en fait l'époque la plus originale de la littérature latine – et qu'on redécouvrait toute la richesse du domaine de la rhétorique. En France, l'édition de la Thébaïde dans la CUF, par R. Lesueur, date seulement de 1990-1994. La dernière décennie a vu sortir sur cette épopée une série de livres importants, en général issus de thèses. L'Achilléide, bien que publiée dans la même collection dès 1971, par J. Méheust, a été moins étudiée chez nous : les travaux récents ont été publiés en Italie.

C'est à propos de cette seconde épopée que le terme de « romanesque » s'est en quelque sorte imposé à nous, car il paraissait seul convenir pour définir au-delà des notions répertoriées par les théoriciens antiques le ton particulier de l'œuvre[1]. Nous ne sommes pas parti d'une définition originale du romanesque, mais nous avons été conduit à utiliser cette notion, qui constituait un moyen, non une fin, de façon « naïve », en nous contentant d'une définition assez vague, surtout intuitive. Nos références se rapportent avant tout au XIXe siècle, le temps où l'on interdit aux jeunes filles la lecture délétère de ces romans qui les font rêver : Stendhal d'un côté, Emma Bovary et Frédéric Moreau de l'autre. Plus lointainement pour nous, Mademoiselle de Scudéry, le roman courtois et, bien entendu, le roman grec. La définition de l'adjectif dans le dictionnaire Le Petit Robert, « qui offre les caractères du roman traditionnel (un certain type de roman) : poésie sentimentale, aventures extraordinaires », évoque d'autre part Alexandre Dumas et divers romans populaires. C'est au XIXe siècle encore que renvoient les antonymes : plat, prosaïque, réaliste – la croix d'honneur de M. Homais.

1. Le cadre théorique antique

Dès le début des récits, les différences entre les deux épopées de Stace sont saisissantes. On pénètre dans deux mondes différents. Dans la Thébaïde, Œdipe, les orbites encore ensanglantées, maudit ses fils et appelle sur terre la Furie Tisiphone, afin qu'elle les amène à s'entre-tuer ; des échos précis renvoient à la plus hideuse scène de l'Œdipe de Sénèque ; tout au long du poème, les passions les plus violentes et les plus meurtrières se déchaînent. Dans l'Achilléide au contraire, les familles sont unies, tous les héros sont beaux, aimables, courtois, généreux. On a tenté d'attribuer cette opposition à l'inachèvement de la seconde épopée : il n'est question encore que de l'enfance d'Achille, de son travestissement en fille à Scyros et de son départ pour Troie. Mais la différence n'est pas seulement dans le ton : la technique du récit est également différente[2], et les sombres couleurs sénéquiennes ont fait place à des référence élégiaques[3]. G. Aricò, auteur de travaux essentiels sur l'Achilléide[4], tout en reconnaissant la pertinence de ces analyses, affirme que, si on veut opposer les deux épopées, il faut replacer cette opposition dans un cadre théorique. Nous en proposons un.

Aristote déclare dans la Poétique ([Arist.Po.1451b,12-16]1451 b, 12-16) : « Homère a composé chacun de ses deux poèmes de façon à faire de l'Iliade un poème simple et pathétique, de l'Odyssée un poème complexe… et éthique. » Un rapprochement avec les deux épopées de Stace permet de voir les différences relevées entre celles-ci s'organiser de façon cohérente : la Thébaïde s'inscrit dans la tradition iliadique, l'Achilléide dans la tradition odysséenne. Stace, fils d'un professeur de littérature grec, qui expliquait Homère à ses élèves et qui l'a guidé dans sa carrière poétique, ne pouvait qu'être familier avec la formule bien connue d'Aristote.

Une approche théorique permet, dans un premier temps, de repérer les affinités entre les concepts utilisés par Aristote à propos de l'Odyssée, « éthique » et « complexe », et le romanesque tel qu'il est conçu ici.

Entre l'époque d'Aristote et celle de Stace, l'opposition entre « éthique » et « pathétique », isolée dans la Poétique, a pris un caractère plus systématique[5]. Ces termes servent pour définir certaines œuvres ou certains auteurs : éthiques, de même que l'Odyssée, Hérodote (en face de Thucydide) ou Tite-Live (en face de Salluste), Lysias, Ovide… Il ne s'agit pas là d'abstractions, qu'on peut définir avec rigueur, mais de notions vivantes, riches, complexes. Relève de l'ethos, dit Quintilien, « ce qui se recommandera avant tout par la bonté, ce qui n'est pas seulement doux et paisible, mais généralement charmant, humain, attrayant et agréable pour l'auditeur ; la perfection consiste à l'exprimer, de telle façon que tout paraisse découler de la nature des choses et des hommes »[Quint.Inst.6,2,13] [Cic.Or.128][6]. Soit, dans le récit narratif, ton bienveillant du narrateur, plaisir et sympathie chez l'auditeur ou le lecteur, vraisemblance et naturel dans la psychologie des personnages comme dans l'enchaînement des événements. Aussi bien existe-t-il une affinité entre pathétique et tragédie, entre éthique et comédie[Arist.Po.1453a,30-39] [Subl.9,15] [Quint.Inst.6,2,20][7].

La vraisemblance psychologique se définit par la conformité à la vie ordinaire, aux habitudes (ethos, mores) de l'humanité moyenne. Un tel rapprochement paraît d'abord éloigner du romanesque. Cependant, le fait que l'Odyssée, Hérodote, Tite-Live sont rangés du côté de l'éthique montre assez qu'une certaine familiarité n'est nullement incompatible avec le récit de prouesses, guerrières ou autre. On dira que, dans la narration éthique, le lecteur sympathise avec les héros plus qu'il ne tremble pour eux, qu'il attend, comme dans le romanesque, un dénouement heureux. Ce qui provoque peur, indignation, pitié, relève du pathétique ; le plaisir de lire, de l'éthique (ἠθικόν). Le Traité du Sublime établit un lien entre pathétique et sublime, éthique et agrément (ἡδόνη)[Subl.29,2][8].

Aristote définit l'intrigue « complexe », par la présence de « coups de théâtre » (περιπέτεια) et de reconnaissances : « l'Odyssée est d'un bout à l'autre reconnaissance » (ἀναγνώρισις γὰρ διόλου) [Arist.Po.1459b,15-16](1459 b, 15-16). Pourtant, il est clair que la notion de complexité ne se limite pas à ces ressorts. De même que Jason et ses compagnons dans les Argonautiques, épopée de tradition odysséenne, Ulysse connaît des aventures nombreuses et variées et leur diversité joue un grand rôle dans le plaisir du lecteur. Ce terme même d'aventures, qui ne saurait s'appliquer aux épisodes de l'Iliade, invite à rapprocher l'Odyssée d'un certain type de roman et permet de mieux cerner ce qui, sans avoir été théorisé de façon explicite, en fait l'originalité. « Aventure : ensemble d'activités, d'expériences qui comportent du risque, de la nouveauté, et auxquelles on accorde une valeur humaine » (Le Petit Robert). Retenons « ensemble » et « nouveauté ». Ces mots impliquent diversité et variations surprenantes, c'est-à-dire une complexité, au sens habituel, dont reconnaissance et coup de théâtre, ne constituent qu'un aspect.

Un ouvrage qui se lit avant tout pour le plaisir, où des héros sympathiques connaissent des aventures diverses, dont le lecteur espère que l'issue sera heureuse : ainsi peut-on définir en première approximation l'œuvre « éthique et complexe » d'après les ouvrages théoriques, si on ne se contente pas de définitions abstraites, démarche stérile, mais si on s'appuie sur les exemples que fournissent les théoriciens eux-mêmes. Les traits relevés attestent une parenté avec l'œuvre romanesque. Demeure l'essentiel : dans ces cadres assez larges, définir l'originalité de chaque œuvre.

2. La « préface » de Stace

Seule une petite partie de l'épopée a été écrite. On peut cependant admettre que, comme la Thébaïde (et l'Énéide, avec laquelle Stace déclare explicitement rivaliser dans cette première épopée), l'Achilléide eût compté douze chants. Les premiers vers, début du proœmium, qu'on peut considérer comme une sorte de préface intégrée à l'œuvre, fournissent d'autre part des indications précises sur le projet du poète : [Stat.Ach.1,1-7]

Magnanimum Aeaciden formidatamque Tonanti
progeniem et patrio uetitam succedere caelo,
diua, refer. Quamquam acta uiri multum inclita cantu
Maeonio, sed plura uacant : nos ire per omnem
(sic amor est) heroa uelis Scyroque latentem
Dulichia proferre tuba nec in Hectore tracto
sistere, sed tota iuuenem deducere Troia

L'Éacide magnanime, progéniture redoutée par le Tonnant et qui se vit interdire de succéder à son père dans le ciel, dis-le nous, déesse. Sans doute les prouesses du guerrier ont-elles acquis une haute renommée grâce au chant Méonien ; mais d'autres, plus nombreuses, attendent encore ; permets-moi de parcourir entièrement (telle est mon aspiration) la vie du héros, de lui faire quitter, à l'appel de la trompette dulichienne, son abri de Scyros, de ne pas m'arrêter quand il traîne le corps d'Hector, mais d'accompagner le jeune homme durant toute la guerre de Troie (trad. J. Méheust).

Le Méonien est, chez les poètes latins, Homère, le « chant méonien », l'Iliade. Nulle timidité chez Stace, il le montre ailleurs. Alexandre le Grand se serait écrié, devant le tombeau d'Achille au cap Sigée : « Heureux jeune homme, qui eus pour chantre Homère » (Cic., Arch., 24) [Cic.Arch.24]. Achille aura désormais deux chantres, Homère et Stace.

Le premier mot d'une épopée latine est toujours soigneusement choisi. Celui de l'Achilléide, magnanimum, s'oppose à celui de l'Iliade, μῆνιν, la colère (d'Achille). La colère appartient au registre du pathétique : il est sûr que le premier mot de l'Iliade est apparu comme désignant l'épopée comme telle. Or Achille, dit Aristote, est le type du héros que l'on peut aussi bien blâmer que louer [Arist.Rh.2,1496a] (Rhet., 2, 1496 a).Violence passionnée et générosité, les deux traits caractérisent Achille – les Romains mettant surtout l'accent sur la seconde[9]. Des deux aspects de sa personnalité, Stace choisit, au contraire d'Homère, de mettre en valeur la générosité[10]. D'autre part, reprenant sous un autre nom la distinction d'Aristote, S. Koster a distingué Kriegsepos, où le premier vers comporte une référence à la guerre (ainsi la Pharsale de Lucain ou la Thébaïde) et Personenepos, centré sur un héros (sur le modèle de andra, « homme », premier mot de l'Odyssée)[11] : arma uirumque, au début de l'Énéide, marque chez Virgile la volonté de suivre à la fois la tradition iliadique (les guerres des chants 7-12) et la tradition odysséenne (les aventures de 1-6)[12]. Le projet de Stace est d'écrire une épopée odysséenne sur le protagoniste de l'Iliade, présenté d'emblée comme un héros au grand cœur, sans peur et sans reproches.

Pourtant, le ton emphatique, que Scaliger a critiqué, contraste avec la simplicité d'Homère. Stace reprend une légende grecque post-homérique, mentionnée à Rome par Ovide ([Ov. Met. 11, 221-228]Mét., 11, 221-228) : Jupiter aurait renoncé à épouser Thétis, mère d'Achille parce qu'il lui était prédit que le fils qu'il aurait d'elle serait plus puissant que lui-même. G. Aricò, contestant le caractère « élégiaque » de l'Achilléide, met à juste titre en valeur l'image de grandeur qui apparaît aussitôt avec le thème de la quasi-Jupitersohnschaft[13]. De fait, les traits évoquant élégie ou comédie (y compris le dépit de Thétis en raison de la haute union qui lui a échappé) n'apparaîtront que plus tard. Épopée et tragédie éthiques restent différentes de la comédie parce qu'elles présentent « les rois et les héros ». Il semble que l'emphase des premiers vers vise à compenser le moindre prestige de la lignée odysséenne[14].

Un autre trait atteste à coup sûr le rapport avec l'Odyssée. Chez Homère, [Hom.Od.1,1-4]le terme πολύς, « nombreux », après avoir figuré dans l'épithète d'Ulysse, πολύτροπος, « l'homme aux mille tours », reparaît trois fois dans les vers suivants : Ulysse erra beaucoup (πολλὰ, 1), vit les villes de nombreux (πολλῶν, 3) hommes, passa par beaucoup (πολλὰ, 4) d'angoisses. C'est par là, on l'a dit, que le poème paraît avant tout « complexe » : le poète souligne délibérément cette complexité[15]. Stace renchérit avec plura (plus nombreux que chez Homère) et marque même, avec omnem et tota, comme une volonté d'exhaustivité.

Dans la Thébaïde, les deux premiers mots[Stat.Theb.1,1], fraternas acies, « la guerre entre frères », annoncent le pathétique, à la fois passions contre-nature et violence. Le projet n'est pas moins nettement exposé ici : Achille sera présenté comme un héros supérieur, mais généreux, tendant moins vers la violence que vers le bien[16]. Le poète contera les nombreux épisodes de sa vie laissés de côté par Homère : événements antérieurs (il mentionne l'épisode de Scyros, sujet du chant 1) et événements postérieurs à la mort d'Hector.

3.  Le récit

Le récit lui-même commence au vers [Stat. Ach.1,20-21]20[17]. Aussitôt apparaît la volonté d'écarter l'épopée pathétique et un certain grandiose :

Soluerat Œbalio classem de litore pastor
Dardanus incautas blande populatus Amyclas

Le berger dardanien avait, avec sa flotte, quitté le rivage œbalien, après le doux pillage de l'imprudente Amyclées (trad. J. Méheust).

La périphrase pastor Dardanus, l'obscurité délibérée des noms géographiques relèvent d'une érudition qui, dans la tradition alexandrine[18], établit une distance entre lecteur et événement : le pastor est Pâris, élevé sur le mont Ida, dans cette Troade dont Dardanus est un ancien roi ; Amyclées désigne Sparte, l'Œbalie, la Laconie. L'amour est le premier ressort de l'action. L'oxymore blande populatus associe avec préciosité guerre et galanterie : ce « doux pillage » n'a fait encore qu'une victime, consentante de surcroît, Hélène, et le séducteur ne fait que jouer le jeu des amants élégiaques[19].

Cependant, du fond des eaux limpides[Stat.Ach.1,26] (uitreo sub gurgite, 26), Thétis remarque le mouvement des rames et s'inquiète pour son fils, Achille, qu'elle semble avoir depuis longtemps oublié chez le centaure Chiron qui s'occupe de son éducation : cette nymphe marine, à la fois futile et intrigante, glissant sensuellement sous les eaux, paraît plus gracieuse que pitoyable. Elle est de la race poétique des ondines, fées et autres Dames du Lac[20]. Sa première idée est d'agir comme le font d'ordinaire les divinités épiques : émule de la Junon de l'Énéide[21], elle veut déclencher la tempête. C'est avec ce projet qu'elle se rend auprès de Neptune, qu'elle qualifie flatteusement de « second Jupiter ». Allons-nous assister à cette tempête, ornement obligé, semble-t-il, de toute narration épique ? Pas encore. Neptune revient de chez Océan, où il a bien dîné, il est un peu ivre de nectar. Mais Thétis n'obtiendra pas l'orage désiré. À sa demande, le dieu oppose un affectueux refus. « Les destins s'y opposent » [Stat.Ach.1,81] (fata uetant, 81), déclare-t-il : il ne sera plus question des dieux, sinon de façon allusive, dans ce qui a été écrit. Le destin, écrasant dans la Thébaïde, ne pèse que de loin, dans l'Achilléide sur des héros qui sont certes, comme le veut Aristote, supérieurs à l'humanité ordinaire, mais dont les mobiles psychologiques nous demeurent familiers.

Réduite à ses seules ressources, Thétis va voir un inférieur, Chiron, à qui elle raconte quelques mensonges pour emmener Achille. Chez celui-ci, la valeur n'attend pas le nombre des années : nescio quid magnum [...] uis festina parat tenuesque superuenit annos [Stat.Ach.1,147-148] (sa vigueur précoce annonce je ne sais quoi de grand et surpasse ses tendres années), (147-148). Thétis décide alors de le conduire à Scyros et de le cacher, habillé en fille parmi les filles du roi Lycomède. Dans la « réalité », le déguisement ne trompe guère. Dans l'univers romanesque, il est aussi usuel qu'efficace : Céladon, Vautrin, Lamiel avec le mystérieux vert de houx[22], le Comte de Monte Cristo, Lagardère… tous trompent à plaisir ceux même qui les connaissent le mieux.

L'érotisme n'est pas absent de la description de Thétis. Il apparaît plus nettement dans la scène où elle habille Achille en fille [Stat.Ach.1,325-333 et 335-337]:

Aspicit ambiguum genetrix cogique uolentem
iniecitque sinus ; tum colla rigentia mollit
submittitque graues umeros et fortia laxat
bracchia et inpexos certo domat ordine crines
ac sua dilecta ceruice monile transfert ;
et picturato cohibens uestigia limbo
incessum motumque docet fandique pudorem[...]
Nec luctata diu ; superest nam plurimus illi
inuita uirtute decor, fallitque tuentes
ambiguus tenuique latens discrimine sexus

« Sa mère le voit hésitant et désireux d'être contraint ; elle a jeté sur lui la robe ; puis elle adoucit la raideur de son cou, elle ploie ses puissantes épaules, assouplit ses bras vigoureux, dompte et ordonne avec art le désordre de ses cheveux et elle passe autour du cou chéri son propre collier ; et tandis que la frange brodée entrave ses pas, dans sa démarche, dans ses gestes, dans son langage, elle lui enseigne la modestie... De longs efforts ne lui furent pas nécessaires ; car il conserve toute sa grâce, en dépit de sa virilité, et son sexe ambigu, qu'une trop faible différence dissimule, abuse les regards »[23].

Courbes et frôlements marquent la féminisation du héros. Ambiguus encadre le passage. Le charme de l'équivoque, équivoque de l'aspect, équivoque des sentiments et des désirs, est exploité sous tous ses aspects dans ce jeu shakespearien.

Laisser le jeune homme ainsi travesti parmi des filles de son âge, qui lui font partager innocemment leurs jeux, c'est lâcher le loup dans la bergerie. L'inévitable se produit. Le viol de Déidamie constitue la seule violence de la partie écrite. Douce violence, car Achille était la compagne préférée de la jeune fille, éprise de lui sans le savoir : Astrée ou Jocelyn connaissent ces états ambigus. Le viol est fréquent dans la comédie antique : rien n'y est fait pour en atténuer la brutalité et le mariage, que des événements imprévisibles finissent par rendre possible, paraît suffire pour tout réparer. Il y a ici, on le verra, bien plus de subtilité et de délicatesse.

Le rôle de l'amour et la façon dont il est présenté dans l'Achilléide sont précisément les traits qui ont dérouté les meilleurs critiques. Selon G. Rosati, l'amour élégiaque n'aurait pas sa place « selon le système codifié des genres dans la culture gréco-romaine » (p. 42), il y aurait rupture avec « les schémas narratifs conventionnels de l'épopée » et la «  tradition de l'épopée homérico-virgilienne » (p. 58). Précisons que ce « système codifié » des genres antiques est largement imaginaire : l'affirmation de son existence repose sur un petit nombre de textes, souvent mal interprétés, et si on parle de codification, on est bien en peine de retrouver le « code »[24]. Ni Ulysse ni Jason n'ignorent l'amour ou, si on préfère, les aventures amoureuses. Reste la présentation de l'amour. Le personnage de Briséis dans l'Iliade n'a pas manqué de retenir l'attention et la tradition post-homérique, de la tragédie à l'élégie, a adouci le caractère farouche du héros, multipliant ses aventures sentimentales, heureuses ou malheureuses : chez Properce, le voici le cœur brisé par la perte de Briséis  : tantus in erepto saeuit amore dolor ([Prop.2,8,36]2, 8, 36), tandis que, dans la troisième Héroïde d'Ovide, la même Briséis ne se fait aucune illusion sur sa fidélité. G. Rosati montre bien tout ce que Stace doit à cette tradition[25].

Mais le temps n'est pas aux longues amours. La guerre de Troie s'annonce. Sera-t-elle présentée sous son aspect pathétique, comme dans l'Iliade où, dès le vers 2, sont déplorées les « souffrances sans nombre » des Achéens ? Nullement[Stat.Ach.1,397-399] [Stat.Ach.1,787-788]:

Interea meritos ultrix Europa dolores
dulcibus armorum furiis et supplice regum
conquestu flammata mouet

« Cependant, avide de vengeance, l'Europe, dans sa juste douleur, enflammée par la douce fureur des armes, les supplications et les plaintes des rois, se soulève. » Voir 787-788[26].

Cette guerre, ausitôt proclamée comme juste (meritos), est bien une guerre fraîche et joyeuse. Dans le camp des Grecs règne une effervescence allègre. Tous sont ravis de quitter leur foyer et la routine quotidienne pour aller massacrer les Troyens. Revenons, pour montrer sous quelle couleur est présentée la guerre dans l'Achilléide, sur l'annonce par Neptune des futurs exploits d'Achille [Stat.Ach.1,84-91]:

Quem tu illic natum Sigeo in puluere, quanta
aspicies uictrix Phrygiarum funera matrum,
cum tuus Aeacides tepido modo sanguine Teucros
undabit campos modo crassa exire uetabit
flumina et Hectoreo tardabit funere currus
impelletque manu nostros, opera inrita, muros !
Pelea iam desiste queri thalamosque minores :
crederis peperisse Ioui

« Quel spectacle pour toi que ton fils, là-bas, dans la poussière de Sigée, que de voir, triomphante, le deuil des mères Phrygiennes, quand ton Éacide tantôt inondera d'un sang tiède les plaines troyennes, tantôt interdira aux eaux compactes des fleuves de s'écouler, quand le cadavre d'Hector ralentira son char et quand son bras ébranlera nos murs, inutiles travaux ! Cesse maintenant de gémir à propos de Pélée et de tes noces indignes : on croira que c'est de Jupiter que tu l'as conçu ! »[27].

Les souffrances des victimes ne sont là que pour conférer tout leur éclat aux exploits du vainqueur.

Les Grecs, cependant, attendent avec impatience Achille et envoient Ulysse et Diomède chercher le héros. On verra plus loin en détail la scène de la reconnaissance. Le chant 1 se termine par la séparation des amants. Achille promet fidélité à Déidamie (iuratque fidem, 957[Stat.Ach.1,957]), ce que dément le dernier vers : inirita uentosae rapiebant uerba procellae (vaines paroles qu'emportait le caprice des vents). Autant en emporte le vent... Souvenir transparent de Catulle, certes : inrita uentosae linquens promissa procellae ([Catul.64,59]64, 59). Mais, comme chaque fois que Stace joue aussi clairement de l'intertextualité, l'effet est bien différent. Les thèmes du navire qui s'en va et du vent qui emporte les paroles signifient dans l'élégie souffrance, solitude, malheur. Ici, la place finale du vers marque la clôture d'un épisode juvénile : un vent salubre balaie le passé, promettant au héros et au lecteur d'autres aventures surprenantes.

Dans ce qui a été écrit du chant 2, Achille part avec les deux guerriers pour rejoindre la flotte grecque à Aulis. Il est clair que Stace n'a pu mettre la dernière main à ces 167 vers, qui consistent essentiellement en deux récits : Ulysse explique les origines de la guerre, Achille raconte son enfance. Mais, c'est la mer immense qui s'ouvre devant eux.

4.  La suite de l'épopée

Peut-on, à partir des indications du proœmium, prévoir quels sont ces multiples épisodes de la vie d'Achille non traités par Homère que Stace s'apprêtait à développer ? Amours et aventures en auraient-elles constitué l'essentiel ? On peut l'affirmer, sans prétendre jouer les Cuvier, Stace avait choisi là une matière hautement romanesque.

La Biographie légendaire d'Achille de Monique Roussel, qui présente une vue d'ensemble des données, permet de se faire, sur ce point, une idée précise. Cette critique confirme plura uacant : « Il y avait dans le récit épique de grands vides à combler pour mener le héros de sa naissance à sa mort. »[28]. Certains l'ont été par de grands poètes qui ont su faire foisonner tel détail : ainsi, « Pindare impose Chiron »[29]. D'autres subsistent : Stace aspire à leur conférer une vie littéraire. Aussi bien la Thébaïde que ce qui a été écrit de l'Achilléide attestent que son originalité, pour se déployer, n'a nul besoin de rompre avec la tradition[30].

Deux évocations de ces exploits d'Achille figurent dans la poésie latine, chez deux poètes qui sont les principaux modèles de Stace : Ulysse, chez Ovide ([Ov.Met.13,162-178]Mét., 13, 162-178), énumère ses victoires avant la guerre de Troie ; Sénèque, tout en s'inspirant lui-même d'Ovide, complète la liste. La brève évocation des exploits d'Achille dans le proœmium condense celle qu'en fait le fils du héros, Pyrrhus, dans les Troyennes de Sénèque[31]. Après le rappel du déguisement de Scyros ([Sen.Troad.210-214]210-214), Pyrrhus énumére les hauts faits antérieurs à Troie : blessure et guérison de Télèphe, prise de Thèbes de Mysie, Lyrnèse, ville de Briséis, Chrysé, Ténédos, Scyros, Lesbos, Cilla ([Sen.Troad.215-228]215-228)[32]. Toutes ces légendes, le plus souvent obscures, parfois issues d'un vers mystérieux d'Homère, n'ont jamais connu un traitement épique. Elles semblaient attendre tout naturellement Stace. Les aventures amoureuses que redoute Déidamie, la tradition les fournissait à foison au poète. L'amour d'Achille pour Iphigénie, représenté par la tragédie conservée d'Euripide l'attend. Puis, il va de terre en terre, d'île en île, comme Ulysse et Jason, ou tel le chevalier des romans courtois de château en château, en ramenant des captives. Pyrrhus conclut par une image éclatante de la gloire paternelle, dont le ton évoque la prédiction de Neptune à Thétis [Sen.Troad.229-233] :

Haec tanta clades gentium ac tantus pauor,
sparsae tot urbes turbinis uasti modo
alterius esset gloria ac summum decus ;
iter est Achillis ; sic uenit meus pater
et tanta gessit bella, dum bellum parat

« Tant de peuples écrasés, tant de terreur, tant de villes dispersées comme par une tornade dévastatrice, pour un autre ce serait le comble de la gloire et de l'honneur : ce n'est que le trajet d'Achille. Ainsi vint mon père, et livrer de telles guerres ne fut pour lui que prélude à la guerre. »[33].

Des événements de l'Iliade, comme dans l'Achilléide, seule la mort d'Hector est retenue : ut alia sileam merita, non unus satis / Hector fuisset ? ([Sen.Troad.234-235]234-235). Mais, la suite de l'évocation de Pyrrhus indique ce que Stace entend par tota iuuenem deducere Troia : la rencontre d'adversaires hors du commun, le noir Memnon, l'Éthiopien, fils de l'Aurore, et Penthésilée enfin, l'Amazone, ultimus metus ([Sen.Troad.239-243]239-243). Ces troupes de soldats noirs et de guerrières, issus de contrées lointaines et mystérieuses, promettaient de superbes effets d'exotisme, non sans souvenirs d'Ovide[34], mais avec des accents neufs dans la poésie latine. L'épisode de Penthésilée, dans l'épopée ancienne, précédait celui de Memnon. Il vient en dernier chez Sénèque. Nul doute que Stace eût conservé cette place pour l'éclatante guerrière : cette femme habillée en homme faisait un digne pendant à l'Achille vêtu en fille du début, le coup de foudre pour la morte constituait un épisode particulièrement romanesque, le meurtre de Thersite marquait la revanche sur la bassesse prosaïque.

Ces figures de légende étaient toutes nimbées de ce merveilleux qui a sa place dans la tradition odysséenne comme dans les romans médiévaux. Déjà, avant Troie, la guérison de Télèphe pouvait présenter ce caractère. Les promesses de Neptune à Thétis ne laissent aucun doute sur l'immortalité qui lui était promise, certainement dans la mystérieuse Île Blanche, plusieurs fois évoquée chez Euripide[35]. Dépassement de l'humanité, mysticime et merveilleux : est-ce trop spéculer que de penser aux légendes du Graal ?

Un personnage de fantaisie peut, dans la partie écrite, donner une idée de l'aisance de Stace dans l'imaginaire : le centaure. Moralement, Chiron, précepteur d'Achille, est d'une humanité exemplaire. Mais le poète s'attarde avec insistance et pittoresque sur son aspect animal. Quand il accourt au devant de Thétis, ses sabots résonnent : notaque desueto crepuit senis ungula campo ([Stat.Ach.1,123]1, 123). Senis, « vieillard », terme humain, s'insère, non sans humour, entre crepuit, « sonnèrent » et ungula, « sabot ». Il accueille la déesse avec une parfaite courtoisie, blandus, mais sa révérence, imos demissus in armos ([Stat.Ach.1,124]124), convient à sa double nature. Quand Thétis et Achille s'éloignent, il se cabre pour les voir plus longtemps, erecto prospectat equo, [Stat.Ach.1,235]235. À demi bête, semifer ([Stat.Ach.1,868]868), il habite bien entendu une étable, stabula ([Stat.Ach.1,111]111). Stace nous introduit avec naturel et légèreté, dès le début, dans un monde d'aimable fantaisie. Animant des scènes que la peinture a rendues familières, leur conférant pour la première fois une existence littéraire et les insérant, au contraire de l'Ovide des Métamorphoses, dans une intrigue suivie, il ouvre une voie nouvelle à l'imagination.

5.  La reconnaissance d'Achille

Un exemple plus long permettra de saisir dans le détail l'esprit du poème. Achille vient d'apercevoir, parmi les cadeaux apportés par Ulysse et Diomède, des armes. Excité de surcroît par les conseils que lui murmure Ulysse, il ne peut résister[Stat.Ach.1,874-885] :

Iam pectus amictu
laxabat, cum grande tuba sic iussus Agyrtes
insonuit ; fugiunt disiectis undique donis
inplorantque patrem commotaque proelia credunt.
Illius intactae cecidere a pectore uestes,
iam clipeus breuiorque manu consumitur hasta
(mira fides !) Ithacumque umeris excedere uisus
Aetolumque ducem : tantum subita arma calorque
Martius horrenda confundit luce penates.
Immanisque gradu, ceu protinus Hectora poscens,
stat medius trepidante domo Peleaque uirgo
quaeritur.

« Déjà il libérait sa poitrine du vêtement qui la couvrait, quand Argytès, selon l'ordre reçu, fit résonner vigoureusement la trompette ; c'est la fuite, les présents sont jetés de tous côtés, les filles implorent le secours de leur père, elles croient la guerre engagée. D'eux-mêmes les vêtements tombent de sa poitrine, déjà il s'empare du bouclier et de la lance, trop courte dans sa main (incroyable prodige !), et il semble surpasser des épaules le héros d'Ithaque et le chef étolien, tant le soudain éclat des armes et la flamme guerrière qui l'anime embrasent le palais d'une terrifiante lueur. D'une démarche formidable, comme s'il réclamait sur-le-champ Hector, il se dresse au milieu de la maison bouleversée : en vain cherche-t-on la fille de Pélée. »[36].

Aristote déclare que « la reconnaissance la plus belle est celle qui s'accompagne en même temps d'un coup de théâtre »   ([Arist.Po.1452a,32-33]Poét., 1452 a, 32-33) – celui-ci étant défini comme « le renversement qui inverse l'effet des actions et ce, suivant notre formule, vraisemblablement ou nécessairement » [Arist.Po.1452a,23-29][37]. Ainsi en est-il, au chant 21 de l'Odyssée, de la reconnaissance d'Ulysse qui se continue par le massacre des prétendants, en tous points comparable à celle d'Achille[38]. Il y a « renversement » pour les spectateurs qui, venus voir des jeunes filles, découvrent le jeune héros : c'est leur point de vue (voir uisus) qu'adopte Stace avec l'exclamation mira fides et en présentant le grandissement du héros, en quelque sorte, en « plan subjectif ». Dans l'Odyssée, un coup de tonnerre, signe de Zeus, marque le turning-point ([Hom.Od.21,412-415]21, 412-415) : de façon plus raffinée, lui correspondent ici les éclairs que jettent les armes, cependant qu'est soulignée la rapidité de la transformation (iam, subita).

Pour vaillant qu'il soit, le héros romanesque n'en est pas moins amoureux. Le cœur d'Achille est partagé, quand il entend pleurer Déidamie, mais son émoi n'a rien de doucereux, comme l'est parfois celui de son fils, Pyrrhus, chez Racine : [Stat.Ach.1,885-888]

Ast alia plangebat parte retectos
Deidamia dolos, cuius iam grandia primum
lamenta et notas accepit pectore uoces,
haesit et occulto uirtus infracta calore est

« Cependant, ailleurs dans le palais, Déidamie pleurait la découverte de la ruse : dès qu'il a entendu ses profonds sanglots, que son cœur a distingué la voix bien connue, il demeure interdit et un feu secret ébranle sa vertu. »[39].

Il se ressaisit vite : il se précipite vers le roi frappé de stupeur (attonitum) et épouvanté (pauentem), et c'est un Achille à la fois diplomate et fort direct qu'on découvre [Stat.Ach.1,892-910]:

Sicut erat, nudisque Lycomedem adfatur in armis :
« Me tibi, care pater (dubium dimitte pauorem),
me dedit alma Thetis : te pridem tanta manebat
gloria : quaesitum Danais tu mittis Achillen,
gratior et magno, si fas dixisse, parente
et dulci Chirone mihi. Sed corda parumper
huc aduerte libens atque has bonus accipe uoces :
Peleus te nato socerum et Thetis hospita iungunt
adlegantque suos utroque a sanguine diuos.
Vnam uirgineo natarum ex agmine poscunt :
dasne ? An gens humilis tibi degenerque uidemur ?
Non renuis ? Iunge ergo manus et concipe foedus
atque ignosce tuis. Tacito iam cognita furto
Deidamia mihi : quid enim his obstare lacertis ?
Qua potuit nostras possessa repellere uires ?
Me luere ista iubes : pono arma et reddo Pelasgis
et maneo. Quid triste fremis ? quid lumina mutas ?
Iam socer es – natum ante pedes prostruit et addit – »

« C'est moi que t'a confié, père chéri (renonce à tes alarmes), la bienveillante Thétis : à toi était réservée de longtemps une si grande gloire ; cet Achille que réclament les Danaens, c'est toi qui le leur enverras, toi qui m'es plus cher, s'il m'est permis de le dire, que mon puissant père et que le tendre Chiron. Mais, si tu le veux bien, accorde-moi un moment d'attention, pour écouter avec bienveillance mes paroles : Pélée et cette Thétis que tu as reçue font de toi le beau-père de leur fils et allèguent des deux côtés un sang divin. Dans la foule de tes filles, ils en réclament une : l'accordes-tu ? ou bien notre race te paraît-elle obscure et indigne de son origine ? Tu ne refuses pas ? Joins donc nos mains, scelle l'alliance, pardonne à tes enfants. Déjà, dans le secret, Déidamie m'est connue : quel obstacle en effet pouvait arrêter mon bras ? comment, en mon pouvoir, eût-elle repoussé mes assauts ? Fais-moi payer : je dépose les armes, je les rends aux Pélasges, je reste. Pourquoi ces sombres murmures ? Pourquoi changes-tu de regard ? Maintenant, tu es beau-père » – et, déposant son fils aux pieds du roi, il ajoute – « et maintenant aïeul. Chaque fois qu'il faudra reprendre la rude épée, nous sommes en nombre. »[40].

L'exorde est assez long ([Stat.Ach.1,891-897]891-897), comme il est naturel dans une situation aussi délicate, où la beneuolentia du destinataire, fût-il un rex placidissimus ([Stat.Ach.1,845] 845), va être mise à rude épreuve : il associe, comme fréquemment, première (me deux fois, Achillen, mihi, huc, has) et deuxième personne (tibi, te, tu), réunies d'emblée, pour évoquer les liens qui les unissent. Mais, la première est singulièrement mise en valeur par la place des mots, soulignant tour à tour l'honneur (gloria) que fait à Lycomède la présence chez lui d'Achille, qui peut ainsi faire retentir son nom, et l'affection (gratior) qui lui est déjà portée. Fierté et autorité : la présence de l'impératif dans l'exorde (dimitte, aduerte, accipe), rare, manifeste aussitôt une belle autorité qui, de la part d'un si jeune homme, frôle l'insolence.

La « demande en mariage » ([Stat.Ach.1,898-903] 898-903) commence avec le passage d'ego à nos : le héros n'hésite pas à prendre la parole au nom de ses parents, mentionnés ainsi pour la seconde fois. Le mariage est présenté d'abord comme accompli (iungunt). Mais l'aspect formel n'est pas négligé : adlego est un terme juridique, rare en vers : « les parents sont imaginés comme récitant leur illustre généalogie devant le futur beau-père et fondant leur demande sur cette liste »[41], et c'est bien eux qui sont censés faire cette demande (poscunt). Interrogations pressantes, qui ne laissent aucune place pour une réponse, impératifs non moins pressants : l'affaire est promptement menée par un héros qui se sait irrésistible. Tuis unit déjà Achille et Déidamie, mais la demande de pardon (ignosce) prépare l'aveu.

Cet aveu de la faute, présentée comme telle avec une ingénuité désarmante (tacito furto), intervient seulement alors. Mais Achille est un galant homme. Il s'attribue toute la responsabilité, il est prêt à « réparer », à sacrifier son destin de gloire – sachant bien qu'il ne risque pas d'être pris au mot. Le chagrin et la colère qu'il lit sur le visage du père ne le troublent nullement et le geste théâtral qui achève le discours porte le coup de grâce à un Lycomède abasourdi par cette succession de coups. Tout au long ont triomphé l'ardeur juvénile et la désinvolture.

Les Grecs et Ulysse « aux flatteuses prières », blandus precum [Stat.Ach.1,911] (911), se joignent à lui. Les sentiments qui se mêlent dans le cœur du roi sont finement analysés : colère de voir sa fille déshonorée et souvenir des promesses faites à Thétis d'un côté, peur d'aller contre les destins, sentiment d'impuissance en face de la volonté d'Achille, fierté d'avoir un tel héros pour gendre de l'autre ([Stat.Ach.1,912-917] 1, 912-917). Qui en aurait douté ? Il cède (uincitur, [Stat.Ach.1,918] 918). La jeune première peut alors revenir en scène, effarouchée et charmante[Stat.Ach.1,918-920] :

Arcanis effert pudibunda tenebris
Deidamia gradum, ueniae nec protinus amens
credit, et opposito genitorem placat Achille

« De l'ombre où elle se cachait Déidamie, toute confuse, s'avance ; hors d'elle et ne pouvant toujours se croire pardonnée, elle se cache derrière Achille pour tenter d'apaiser son père. »[42]

Bref tout finit « comme dans les romans ».

Et c'est bien dans ce monde romanesque que nous a conduit Stace tout du long. Des procédés qui n'ont guère leur place dans notre monde « réaliste »: reconnaissance et coup  de  théâtre (nous pensons à la fleur de lys sur la blanche épaule de Milady), déguisement. Une psychologie familière, « proche de la comédie », des protagonistes au charme juvénile et surtout un héros chevaleresque à l'audace contagieuse : on sait déjà qu'il va traîner tous les cœurs après lui, qu'il sortira aisément des aventures et des épreuves et que son héroïsme n'exclura jamais le sourire.

6. Situation de l'Achilléide

Le point de vue adopté ici a été tantôt rétrospectif, comme dans notre livre, tantôt prospectif, proposant des rapprochements avec des œuvres plus récentes ordinairement qualifiées de romanesques. Dans le premiercas,on a considéré une parenté génériqueetsurtout génétique entre l'Odysséeetl'épopée de Stace, le poète s'inscrivant très consciemment dans une tradition. Dans le second, le romanesque a été évoqué comme un « universel » de l'esprit humain – et, si on considère le plaisir d'imagination éprouvé par le lecteur, il ne paraît pas douteux qu'il en soit ainsi. Mais un problème plus vaste reste posé : la notion de romanesque peut-elle s'enraciner plus profondément dans l'histoire littéraire ? Est-il possible de parler d'une « généalogie » du romanesque, d'Homère au roman du XIXe siècle (le cinéma prenant pour une large part le relai au XXesiècle) ? Et, s'il en est ainsi, comment situer l'Achilléide ?

Ce serait, évidemment, sortir largement de notre domaine et de nos compétences que de vouloir répondre. Deux pistes de recherche méritent pourtant d'être au moins signalées.

L'Achilléide est à peu près contemporaine du plus ancien roman grec conservé, celui de Chariton, Chéréas et Callirhoé. D'un côté le vers et un récit puisé dans la mythologie ; de l'autre la prose et une histoire qui est censée se dérouler dans un monde plus proche de celui du lecteur. Si on considère pourtant qu'on place aux origines lointaines du roman l'Odyssée (ainsi qu'Hérodote, historien « éthique »), que l'influence de la comédie y est sensible, que l'aventure et l'amour, souvent pimentés d'exotisme et d'érotisme, en sont les ressorts fondamentaux, on ne peut que s'interroger sur les rapports entre l'Achilléide, œuvre d'un poète d'origine grecque, et le genre qui prend alors son essor. Peut-être découvrirait-on chez Lucien quelques éléments de réponse.

Il manque d'autre part une étude d'ensemble sur l'influence littéraire de l'épopée. Les brèves notices de O.A.W. Dilke (reprise à peu près textuellement par J. Méheust) et de P.-M. Clogan[43] ne fournissent que quelques noms. Or, on sait que l'Achilléide a été très lue au Moyen Âge : redécoupée en cinq chants, elle figure, du XIIe au XIVe siècle, dans ces manuels scolaires de base qu'on appelle les Libri Catoniani[44]. Au-delà des références à la légende d'Achille, son influence n'a-t-elle pas été plus profonde[45]? A-t-elle joué un rôle dans le développement du roman courtois ? Tel chevalier ne doit pas certains traits ou certaines aventures à l'Achille de Stace ? Ce sont là des questions sur lesquelles on aimerait en savoir davantage. Plus près de nous, il est sûr que Stace a compté parmi ses lecteurs assidus Corneille (qui a traduit en vers les deux premiers chants de la Thébaïde) et Racine... L'intérêt actuel pour les épopées de Stace mériterait d'être prolongée par l'étude de son influence sur la littérature universelle.



[1] Delarue (2000), p. 191-231 (ch. VII, « Thébaïde et Achilléide »).

[2] Schetter (1960).

[3] Rosati (1994).

[4] Voir en particulier Aricò (1986) et (1996).

[5] Les termes utilisés par le Traité du Sublime et Quintilien sont ethos (= preuve par l'ethos) et pathos. Sur le détail de l'évolution, Delarue (1996), p. 2-4.

[6] Quod ante omnia bonitate commendabitur, non solum mite ac placidum, sed plerumque blandum et humanum et audientibus amabile et iucundum, in quo exprimendo summa uirtus ea est ut fluere omnia ex natura rerum hominumque uideantur (Quint., 6, 2, 13). Voir Cic., Or., 128.

[7] Quint., 6, 2, 20 ; voir, sur l'Odyssée, Subl., 9, 15, et déjà Aristote (Poét. 1453a, 30-39). Il s'agit bien entendu de la comédie nouvelle (néa), qui passe pour un « miroir de la vie ».

[8] Subl. 29, 2. On date généralement aujourd'hui le traité de la première moitié du Iersiècle : il paraît sûr en tout cas que Sénèque l'a connu.

[9] Sur la fascination admirative qu'exerce Achille sur les Romains, Roussel (1991), p. 464-473. K. Callen King (1987), p. 110-129, ne fournit qu'un survol peu convaincant.

[10] U. Knoche (1935) distingue dans la « grandeur d'âme », telle qu'on la conçoit à Rome, trois éléments: courage, constance et clémence.

[11] Koster (1970), p. 56 et passim.

[12] Voir Pöschl (1979).

[13] Aricò (1996), p. 188 ; 193 sqq. (voir Schetter (1960), p. 129-131).

[14] Les premiers mots des Argonautiques d'Apollonios de Rhodes et de Valérius Flaccus montrent déjà qu'il a paru nécessaire, pour sauvegarder la dignité épique, de hausser d'abord le ton. Il faut ajouter, chez Stace, la présence dans le proœmium de l'éloge du Prince (voir note 18), évidemment comparé à Achille.

[15] En dépit des guslar de l'ex-Yougoslavie, il nous paraît impossible de douter de l'unité d'inspiration au moins de chacun des poèmes homériques.

[16] Roussel (1991), p. 502, parle de l'« admiration inconditionnelle » qui lui est vouée dans l'Achilléide.

[17] La fin du proœmium est constitué par des invocations à Apollon (8-13) et à Domitien (14-19).

[18] Sur la tradition alexandrine, Delarue (2000), 8-15 ; voir p. 117-140 (Callimaque).

[19] Stace s'inspire d'Horace ([Hor.Od.1,15,1-2]Od., 1, 15, 1-2), qui, quant à lui, soulignait vivement la « perfidie » de Pâris.

[20] Sur le personnage de Thétis, Rosati (1994), p. 15-17, 23 sqq. ; Delarue (2000), p. 201-202.

[21] Jamais sans doute on n'a été aussi loin que Stace dans le jeu avec l'intertextualité : voir Delarue (2000), en part. p. 186-187 et p. 425-427.

[22] N'oublions pas la transposition psychologique que constitue « l'hypocrisie » de Julien Sorel (voire les différents pseudonymes de Beyle lui-même).

[23] (Ach., 1, 325-333 ; 335-337).

[24] Delarue (2000), p. 415-417. Les poètes épiques romains conservés que cite Quintilien sont Virgile, Lucrèce, Ennius, Ovide, Valérius Flaccus, Lucain [Quint.Inst.10,1,85-90](X, 1, 85-90) : devant la diversité des œuvres, comment peut-on parler d' « épopée traditionnelle » ?

[25] Rosati (1994), p. 5-61.

[26] (Ach., 1, 397-399). Voir 787-788.

[27] (Ach., 1, 84-91). Achille est l'Éacide, le petit-fils d'Éaque ; c'est Neptune qui, avec Apollon, a construit les remparts de Troie.

[28] Roussel (1991), p. 418.

[29] Id., p. 421.

[30] Stace utilise le plus souvent des « schémas narratifs » fournis par les tragédies d'Euripide : Les Phéniciennes, Hypsipyle, Les Suppliantes dans la Thébaïde, les Skyrioi dans le chant I de l'Achilléide. On doit penser à Iphigénie à Aulis et à plusieurs tragédies perdues pour la suite. Rien n'invite à penser qu'il doive quelque chose aux poèmes cycliques, méprisés aussi bien par Aristote que par Callimaque et ses émules latins. Sur sa méthode, Venini (1969).

[31] Fantham (1979) ; Delarue (2000), p. 169-173.

[32] Sur les échos de ces vers dans l'Achilléide, Delarue (2000), p. 169-170.

[33] (Tro., 229-233).

[34] Sur la dette de Stace envers Ovide et son originalité, Delarue (1988-1989).

[35] Un mariage posthume d'Achille dans l'Élysée est bien attesté, mais il existe plusieurs versions concernant l'identité de l'épouse : G. Rosati 1994, op. cit., p. 56-57.

[36] (Ach., 1, 874-885).

[37] Poét., 1452 a, 23-29. Nous suivons ici l'interprétation de Dupont-Roc, Lallot (1980).

[38] Delarue (2000), p. 223-224, pour une comparaison détaillée.

[39] (1, 885-888).

[40] (1, 892-910).

[41] Dilke (1954), p. 139.

[42] (1, 918-920).

[43] Dilke (1954), p. 18-19 ; Meheust (1971), p. XXXVIII-XXXIX ; Clogan (1968), p. 1-2.

[44] Boas (1914) ; Clogan (1968), p. 2-3 et passim.

[45] C'est le cas de la Thébaïde, par l'intermédiaire du Roman de Thèbes.

 

 

 

 


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